Au-delà de la rhétorique : The Philosophy of Rhetoric de George Campbell
p. 57-71
Texte intégral
1The Philosophy of Rhetoric de George Campbell (1776) est l’un des ouvrages les plus importants publiés au xviiie siècle dans le champ alors fertile de la rhétorique. Il ne s’agit pas d’un manuel pratique, ni d’une réflexion à la charnière de la rhétorique traditionnelle et des belles-lettres comme celle d’Adam Smith ou de Hugh Blair, par exemple ; Campbell n’ambitionnait rien de moins que de fournir à l’art de la communication (c’est là, pour lui, la signification des termes de rhétorique et d’éloquence, qu’il emploie de façon interchangeable) des bases solides sous forme d’une théorie de la connaissance.
2Comment cet homme d’Église écossais en vint-il à s’intéresser à l’épistémologie ? Né en 1719, il obtint en 1746 une licence de prédicateur, et devint en 1757 ministre de l’Église d’Écosse, après des études à l’université d’Aberdeen, où il revint en 1771 pour assumer les fonctions de professeur de théologie. Il mourut en 1796, laissant une traduction des Évangiles, un ouvrage sur les miracles (en réponse à l’essai sceptique de Hume sur ce même thème) et divers recueils de sermons et de cours.
3Aberdeen, pour n’être pas une grande ville, n’en était pas moins au xviiie siècle un centre intellectuel important. En 1758, Campbell fut l’un des fondateurs de la Société philosophique d’Aberdeen, qui comptait parmi ses membres le philosophe du sens commun Thomas Reid, le théologien et philosophe Alexander Gérard ou encore le poète et homme de lettres James Beattie. C’est devant les membres de cette société que Campbell lut, tout au long de vingt-trois ans, diverses communications qui devinrent les chapitres de sa Philosophy of Rhetoric. La longueur de l’élaboration de l’œuvre explique quelques incohérences et quelques redites.
4Les principales influences philosophiques qui s’exercèrent sur Campbell furent Francis Bacon, Thomas Reid et David Hume. On verra combien les catégories humiennes sont omniprésentes dans le traité de Campbell ; l’influence de Hume se manifeste également à un niveau plus général, celui de l’organisation de l'œuvre et de la rigueur des concepts utilisés ; Campbell est loin en effet du désordre élégant des Éléments de critique (1762) de Henry Home, Lord Kames, ou de la prolixité du Cours de rhétorique et de belles-lettres (1783) de Hugh Blair.
5L’ambition du propos de Campbell apparaît également dans sa redéfinition de la rhétorique comme science de tout discours, et pas seulement de certains types de discours, comme c’était le cas de la rhétorique ancienne. On pourrait dire que The Philosophy of Rhetoric propose une théorie de la connaissance, en prolégomène à une poétique qui ne sera jamais écrite (parce que son moment historique n’était pas encore arrivé), et à une rhétorique de la dispositio (de l’arrangement) qui occupe le livre III de l’ouvrage. La catholicité du champ couvert par la rhétorique selon Campbell a pour corollaire une démarche plus descriptive que prescriptive (même s’il édicte aussi des normes). Son empirisme l’amène à rejeter l’inventio traditionnelle, ses syllogismes et ses topoi, car pour Campbell l'argumentation se fonde sur une connaissance de la nature humaine ; plus précisément, c’est l’analyse des facultés humaines, ainsi que des caractéristiques du public auquel on s’adresse, qui dictera ses arguments au rhéteur (le terme, pour Campbell, englobe tout auteur d’un discours écrit ou parlé).
6C’est cela qui permet de dire que The Philosophy of Rhetoric est, dans son esprit, un ouvrage d’épistémologie : en effet, les livres II et III, même s’ils abordent les problèmes pratiques de la mise en forme de la pensée, ont de solides soubassements philosophiques. Campbell s’intéresse aus types de connaissance, et donc de preuves, qui permettent d’asseoir une rhétorique vraie. Pour le dire autrement : comment le rhéteur peut-il avoir la conviction qu’il est en mesure de tenir un discours vrai ?
7On analysera les trois parties de l’ouvrage, en s’éloignant de l’ordre séquentiel lorsque la cohérence de la présentation l’imposera, et en mettant l’accent sur l’originalité de l’apport de Campbell ; on ne propose pas ici un résumé de l’œuvre.1 Le livre I s’intitule « La nature et les fondements de l’éloquence », le second « Les fondements et les propriétés essentielles de l’élocution », le troisième « Les propriétés distinctives de l’élocution ».2 Dans son introduction, Campbell définit l’éloquence comme « l’art de parler, au sens large où j’emploie ce terme » (p. lxxiii). Dans les premières lignes du chapitre I du livre I, il reprend à son compte la définition de Quintilien, qu’il traduit ainsi : « l’art ou le talent grâce auquel le discours est adapté à son but » (p. 1). On l’a dit, il emploie le mot « éloquence » comme synonyme de « rhétorique ». Des remarques dispersées tout au long de l’œuvre ne laissent aucun doute sur le fait que pour lui la rhétorique, art du beau et de l’utile (p. lxxiii), englobe toutes les formes de discours et tous les sujets (relevant du langage naturel, et non de systèmes symboliques tel que le langage mathématique) ; il dit ainsi : « La poésie n’est à proprement parler qu’un mode ou une forme particuliers de certaines branches de l’art oratoire » (p. lxxiii).
8Cet art du beau et de l’utile a son fondement dans la science car, dit Campbell qui ouvre ainsi son introduction : « tout art a son fondement dans la science » (p. lxix). Et c’est bien cette science qui est au cœur des préoccupations de Campbell : il dit du but de son ouvrage, dans la Préface qui précède l’Introduction :
d’une part présenter, sinon une carte exacte, du moins une esquisse acceptable de l’esprit humain ; et, à l’aide des lumières si généreusement dispensées par le Poète et l’Orateur, mettre au jour ses mouvements secrets, en remontant jusqu’à leur origine – dans toute la mesure du possible – les voies de la perception et de l’action ; d’autre part, à partir de la science de la nature humaine, définir avec plus de précision les principes essentiels de cet art dont l’objet est d’agir sur l’âme de l’auditeur, en informant, en convaincant, en plaisant, en émouvant ou en persuadant, (a) (p. lxvii)
9Les principes de la rhétorique sont donc à rechercher dans le fonctionnement de l’esprit humain. Ceci est possible, selon Campbell, puisque la rhétorique a, au xviiie siècle, atteint son quatrième et ultime stade, qui est celui de la philosophie de la rhétorique. Lloyd Bitzer la définit ainsi : « La philosophie de la rhétorique [...] est le domaine des rapports entre, d’une part, l’art – parvenu à la perfection – de la rhétorique et, d’autre part, la nouvelle science de la nature humaine » (p. xxii).
10Au début du livre I, Campbell s’interroge sur les facultés de l’esprit que sollicite l’éloquence. Il en identifie quatre : l’entendement, l’imagination, les passions et la volonté ; un discours s’adressera toujours plus particulièrement à l’une de ces facultés. La vérité est un objet essentiel pour l’orateur, même dans certains types de poésie, même dans le roman, puisque l’auteur vise alors « ces vérités générales qui concernent le caractère, les mœurs, et les incidents» (p. 33). Cela explique que la rhétorique soit une mise en application de l’art de la logique, dont le but même est de mettre la vérité en évidence. Campbell amène de la façon suivante – avec son goût des oppositions binaires – l’articulation entre éloquence, logique et grammaire, qui fait l’objet du chapitre IV du livre I : l’opposition entre sens et expression est homologue de celle entre âme et corps ; cette première opposition est, en d’autres termes, celle de la pensée et du symbole qui sert à la véhiculer ; la logique se préoccupe de la première, la grammaire de la seconde ; la rhétorique tient des deux. La logique est universelle, la grammaire particulière.
11L’orateur qui veut tenir un discours vrai doit connaître les diverses formes de preuve, et savoir quand y avoir recours. Il y a, d’une part, les preuves intuitives, qui prennent trois formes : l’une qui relève de l’intellection (et s’utilise dans le domaine des mathématiques), l’autre qui relève de la connaissance de soi (et porte sur des données que l’on peut percevoir et mémoriser), la troisième qui ressortit au sens commun. Campbell, à la suite d’autres penseurs écossais de son époque – Thomas Reid, James Beattie – mais aussi de Claude Buffier, dont il mentionne le Traité des premières vérités, considère le sens commun comme une source de connaissance. Outre les preuves intuitives, existent des preuves rationnelles ou déductives – soit preuves par démonstration, fondées sur l’intellection (il s’agit des vérités mathématiques), soit preuves morales. La préférence de Campbell pour une philosophie empiriste éclate lorsqu’il explique que ces vérités morales, toutes déductives qu’elles soient, sont fondées « sur les principes que nous fournissent la conscience de soi et le bon sens, enrichis par l’expérience » (p. 43). Il méprise la démonstration, qui consiste en « une série ininterrompue d’axiomes » (p. 43), et dont le champ d’application est étroit. La rhétorique, dit-il, n’a pas grand-chose à voir avec le raisonnement déductif. Son domaine est celui de la preuve morale, dont la source est « les liens réels, quoique peut-être variables, qui existent entre les choses » (p. 43).
12Campbell n’a que peu d’estime pour la pensée abstraite et pour les outils, qu’il juge bien futiles, fournis par le raisonnement syllogistisque. En une dizaine de pages au ton très mordant, il illustre la vacuité de la logique syllogistique. Il commence par reprendre à son compte l’opinion de Locke selon laquelle cet art exhibe l’ingéniosité de l’orateur, et sollicite l’intelligence de l’auditeur, mais ne peut guère servir à qui recherche réellement la vérité. Il rapproche le raisonnement par syllogisme du raisonnement mathématique, qui ne l’intéresse guère. Il s’emploie ensuite à démontrer que les syllogismes expriment des évidences, dans le meilleur des cas, et qu’ils aboutissent souvent à des absurdités ou des banalités. Bref, les syllogismes sont des jeux de langage. Peut-être avaient-ils quelque pertinence à l’époque où l’érudition consistait surtout en la maîtrise d’un langage, mais ils sont inutiles maintenant que le savant se penche sur la nature. Toute connaissance digne de ce nom est fondée sur l’expérience.
13De là Campbell passe tout naturellement aux formations mentales dérivées de l’expérience quotidienne. Quoique sa terminologie diffère légèrement de celle de Hume, ses catégories ne sont pas différentes. Pour Campbell, il existe trois types d’« idées » : des sensations, dont dérivent les « idées de la mémoire », dont sont à leur tour issues les « idées de l’imagination ». Dans la constitution de ces « idées », et dans le passage d’un niveau à un autre, l’association – d’idées, bien sûr – joue un rôle fondamental. Campbell reprend là à son compte une des notions les plus utilisées (et les plus populaires) de la pensée britannique au xviiie siècle. Critiquée par Locke dans son Essai sur l’entendement humain, car il y voyait une façon de mal réfléchir, de ne pas penser de manière raisonnée, l’association d’idées fut longuement théorisée par David Hartley dans ses Observations of Man, his Frame, his Duty, and his Expectations (1749). La spécifité du modèle associatif de Hartley tient à la minutie avec laquelle il décrit la formation des associations et leur complexification, ainsi qu’au fait que sa psychologie se donne un fondement physiologique, par le biais d’une théorie vibratoire qui, de nos jours, apparaît comme à la fois fantaisiste et prémonitoire. Hume, dans son Traité de la nature humaine (1739-1740), avait déjà identifié trois principes d’association – la ressemblance, la contiguïté et la causalité. Dans toute la seconde moitié du xviiie siècle, l’association d’idées fut un des grands principes explicatifs de la psychologie humaine.
14La preuve morale est toujours fondée sur l’expérience, mais de façon plus ou moins directe : soit par expérience effective, soit par analogie, soit par le biais du témoignage. L’expérience directe est le principal agent de la vérité dans les domaines suivants : histoire naturelle, astronomie, géographie, mécanique, optique, hydrostatique, météorologie, médecine, chimie, théologie naturelle et psychologie ! L’analogie ne fournit de preuve forte que lorsqu’il y a un faisceau de ressemblances suffisant. Quant au témoignage, il permet de tirer des conclusions à propos de faits précis ; il est au fondement de l’histoire, qui se préoccupe d’individus, et non de catégories générales (on remarquera que la conception de l’histoire de Campbell n’est guère avancée : il accorde plus de poids à la véracité des témoignages qu’à la recherche et la confrontation des sources) ; le témoignage est également important dans les domaines de la jurisprudence, des sciences du langage et de la religion révélée. En appendice Campbell examine une quatrième forme de preuve, quelque peu marginale pour lui, à savoir le calcul des probabilités.
15Tel est l’essentiel de la théorie de la connaissance de Campbell, exposée surtout dans les six premiers chapitres du livre I. Il faut souligner une fois encore combien elle est proche de celle de Hume (qui est d’ailleurs l’autorité la plus fréquemment citée) : comme Hume, Campbell souligne de façon répétée l’importance de l’observation et de l’expérience dans le domaine de la philosophie morale ; l’un et l’autre avancent l’idée que nous ne connaissons directement que nos formations mentales, même si le sens commun nous assure de l’existence d’objets matériels extérieurs à notre esprit. Par ailleurs, le sensationnalisme que Campbell emprunte à Hume implique que l’esprit n’est pas créateur, du moins pas d’idées simples, puisque celles-ci sont toutes issues des sens. Ceci a pour le rhétoricien empiriste des conséquences importantes que Lloyd Bitzer résume ainsi : « [il doit] discréditer ou abandonner des instruments de nature artistique – tels que certaines stratégies d’invention, de structuration et de style – qui sont producteurs soit de nouveautés authentiques, soit de représentations de la réalité qui ne peuvent être ramenées logiquement à des données sensorielles » (p. xxxi).
16Ayant posé les fondements épistémologiques d’une rhétorique empiriste du vrai, Campbell, dans la seconde partie du livre I (chapitres VII à X, le chapitre XI étant à part) se tourne vers la situation communicationnelle, en général et en particulier. L’orateur doit solliciter les quatre facultés mentales de l’homme, en sachant que les passions ont un rôle prépondérant : l’argumentatif doit s’allier au pathétique, car « c’est la passion qui incite à l’action, et la raison qui sert de guide » (p. 78). Pour agir sur les passions, l’orateur doit avoir recours à sept circonstances principales : la probabilité, la plausibilité, l’importance, la proximité dans le temps, la proximité dans l’espace, les liens qui existent entre orateur et auditeurs, et l’intérêt personnel que portent les auditeurs au discours. « La probabilité est le résultat de preuves et engendre la croyance » (p. 81) ; c’est le mode de l’histoire ; la plausibilité ou vraisemblance, qui « naît surtout de la cohérence de la narration » (p. 82) est le mode de la littérature. Campbell articule clairement son épistémologie au champ d’application (universel) de la rhétorique lorsqu’il écrit, en s’éloignant de son habituelle simplicité stylistique :
Ces deux qualités donc, la probabilité et la plausibilité, (si l’on m’autorise cette incursion dans le style allégorique), je les appellerai les deux grâces sœurs, filles du même père, Expérience, lui-même issu de Mémoire, le premier-né et héritier de Sens. Expérience eut ces filles de mères différentes. La plus âgée est le rejeton de Raison, la plus jeune d’Imagination. (a) (p. 8 5)
17À ce point de l’ouvrage Campbell se tourne vers les figures de rhétorique qui conviennent au pathétique, ne mentionnant que les principales, qui sont pour lui : la correction (ou épanorthose), la gradation (ou climax), la vision (hypotypose), l’exclamation, l’apostrophe, et l’interrogation. Mais bien vite il en revient (au chapitre VIII) au rapport entre orateur et auditoire, en tant que l’un et les autres sont des individus. L’orateur doit connaître, et maîtriser, l’image qu’a de lui son auditoire. Pour modeler cette image, et pour toucher les passions, il doit avoir recours au principe de sympathie. La sympathie est, avec l’association d’idées et le sens commun, un des grands concepts (et modèles explicatifs) de la psychologie britannique au xviiie siècle. Campbell en donne sa définition au chapitre XI du livre I :
La sympathie n’est pas une passion, mais cette qualité de l’âme qui lui permet de ressentir presque toutes les passions émanant du sein d’un autre (p. 131).
18Il avait pu lire une réflexion sur ce mécanisme mental dans le Traité de la nature humaine de Hume (au livre II, première partie, section XI). Par ailleurs Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759) fait de la sympathie la pierre angulaire de sa philosophie morale ; elle sert à juger du bien-fondé des comportements ; accorder sa sympathie à autrui revient à approuver ses passions ou ses opinions. Le concept de sympathie fut opératoire durant de longues décennies, puisque James Beattie y recourait encore dans ses Élements de science morale en 1790. Comme l’association d’idées et le sens commun, la sympathie contribue à saper le primat traditionnel de la raison.
19Ayant considéré l’orateur et son public en tant qu’individus qui interagissent, Campbell les envisage dans des situations communicationnelles diverses : les plaidoiries de l’avocat, les discours de l’homme politique et les sermons du prédicateur. Il ne tente pas de couler sa pensée dans le modèle classique de l’éloquence judiciaire, délibérative et démonstrative, même si des recoupements existent.
20L’ultime chapitre (XI) du livre I est quelque peu « hors d’œuvre » : il examine une question à laquelle les théoriciens de la littérature accordaient beaucoup d’importance au xviiie siècle : pourquoi l’esprit prend-il plaisir à la représentation de la souffrance ? Il examine les hypothèses de l’abbé Du Bos, de Fontenelle, de Hume et de Malmesbury, puis propose la sienne : tout comme les idées, les passions peuvent s’associer l’une à l’autre ; ainsi un ensemble de passions ayant le même objet, les unes agréables, les autres douloureuses, peut susciter un plaisir plus durable et plus grand que les seules passions agréables ; par ailleurs la souffrance laisse une empreinte plus profonde dans la faculté d’imagination que le plaisir. On pourrait dire que l’explication de Campbell est de type mécaniste : elle combine impression psychologique et contamination par association. Campbell complète son dispositif en contestant l’opposition qu’établit Aristote entre terreur et pitié, expliquant que la pitié subsume un ensemble de passions unies par association : la commisération, la bienveillance et l’amour, la seconde étant une passion intermédiaire entre le plaisir et la peine, la troisième pur – et intense – plaisir.
21Si le livre II s’apparente par certains aspects à un manuel de rhétorique pratique, il conserve une forte armature théorique. Au-delà de considérations lexicales qui relèvent de l’elocutio, Campbell examine dans cette partie de l’ouvrage le problème de la norme grammaticale puis, se demandant pourquoi l’auditeur ne détecte pas toujours l’absurdité d’un discours, il est amené en préliminaire à étudier le rapport entre mots et idées.
22Pour ce qui est des interrogations pratiques, elles sont, dans un premier mouvement, centrées sur la notion de « pureté » et sur les diverses infractions à cette norme – barbarismes, solécismes, impropriétés ; dans un second mouvement, c’est la notion de « perspicuité » qui domine, avec un examen des diverses manières de ne pas s’y conformer. Bref, le niveau pragmatique de ce livre II s’attache aux entorses au bon usage, la première partie abordant les problèmes d’usage par rapport à la norme grammaticale, la seconde examinant ce qui n’entre pas dans le cadre de la première et qui fait obstacle à la compréhension – la démarche est là plus sémantique que grammaticale.
23On s’attardera sur l’apport théorique de ce livre II. Campbell affirme d’emblée, au chapitre I, la nature conventionnelle des signes linguistiques (139), et proclame sans ambiguïté que ce ne sont pas aux grammairiens de dicter ce qu’il appelle les « modes » (fashions) linguistiques. La grammaire tire ses règles de l’usage, et non des normes des grammairiens. (Il évoque au chapitre III, page 179, « l’usage, arbitre suprême du langage ».) Campbell n’est pas aussi démocrate qu’il y paraît d’abord, puisqu’il introduit la notion d’« usage respectable » (reputable use) qui est celui des auteurs de réputation ; l’usage du vulgaire n’est pas « respectable », pas plus que les dialectes régionaux ou professionnels. Campbell propose ensuite neuf « canons » qui doivent permettre de choisir entre des versions alternatives de certains mots.
24Dans les pages – nombreuses aux livres II et III – consacrées au bon usage, Campbell fait preuve de rigueur en ne se laissant pas guider par son humeur : il a des principes de choix et de sélection, et il s’y tient. De façon générale, il sanctionne l’usage lorsque celui-ci n’est pas aberrant, c’est-à-dire lorsqu’il ne va pas contre l’étymologie ou la cohérence d’un système au fonctionnement donné. L’intérêt pour le bon usage s’inscrit harmonieusement dans la conception de la rhétorique de Campbell : celle-ci n’est pas un ensemble de procédés mais consiste à faire de bons choix dans le système de la langue (grammaire, syntaxe) et le lexique.
25Au chapitre V, Campbell définit la pureté grammaticale, qu’il inclut dans le cadre plus vaste de sa science de la nature humaine par le biais d’homologies. Tout d’abord il définit la pureté comme vérité grammaticale. Puis il explique qu’« elle consiste en la conformité de l’expression au sentiment que l’orateur ou l’écrivain veut véhiculer grâce à elle » (p. 215). La vérité grammaticale est homologue de la vérité morale, qui « consiste en la conformité du sentiment que l’on veut véhiculer au sentiment qu’éprouve effectivement l’orateur ou l’écrivain » (p. 215). Troisième terme de l’homologie, « la vérité logique », qui consiste « en la conformité du sentiment à la nature des choses » (p. 214). (Au livre I, chapitre V, page 35, Campbell l’avait définie comme « la conformité de nos conceptions à leurs archétypes dans la nature des choses ».) Il ne prétend pas cependant que la rhétorique est uniquement affaire de discours vrai, puisqu’il ajoute immédiatement que le but de l’orateur est de produire un effet sur les auditeurs, plus que la justesse de la pensée et de l’expression. Mais l’homologie qui vient d’être examinée est une manière d’établir un lien avec les préoccupations épistémologiques du livre I.
26La recherche de l’effet doit amener à cultiver cinq qualités (outre la pureté, qui est une caractéristique purement grammaticale) : la perspicuité, la vivacité, l’élégance, l’animation et la musique. La plus importante est la perspicuité ; Campbell reprend ici à son compte une hiérarchie très largement acceptée depuis que la Royal Society avait édicté ses normes pour le discours scientifique au xviie siècle ; la perspicuité avait aussi été présentée comme indispensable par Locke. Cela explique que Campbell consacre tout un chapitre (le VIe) à l’examen des divers obstacles à la perspicuité.
27Au chapitre VII il se demande pourquoi l’écrivain et le lecteur ont souvent du mal à détecter l’absurdité d’un discours ; pour trouver réponse à cette question, il juge nécessaire de s’interroger sur la nature des signes linguistiques. Campbell évoque brièvement les idées de Berkeley, Hume et Burke sur ce point, puis propose sa propre analyse des rapports entre les mots et les choses (ce sont ses propres termes). Dans un premier temps il assimile « signe » et « idée », mais reconnaît bien vite qu’il s’agit d’un procédé simplificateur, car il y a des mots dont le sens ne peut être représenté par une idée ; ils ne renvoient à aucune idée, et donc à aucune chose. Campbell a une formule saisissante – « en réalité nous pensons par signes autant que nous parlons par signes » (p. 260) – qui suggère que pour lui la signification était au moins partiellement indépendante de la représentation, et que la structure du langage n’était pas complètement déterminée par la structure de la pensée. C’est la voie ouverte à la naissance de la philologie.
28Campbell aborde également le problème de l’abstraction, et prend là ses distances par rapport à Hume, en ne le nommant là que par une périphrase, « cet auteur qui divise tous les objets de la pensée en impressions et en idées » (p. 261). Campbell accepte l’idée d’abstraction si elle signifie que « tandis que certaines qualités de l’individu demeurent ignorées, et sont donc abstraites, seules les qualités que l’individu partage avec les groupes retiennent l’attention de l’esprit » (p. 261). Il embrasse les idées de Locke sur ce point.
29Campbell met ensuite en application sa réflexion théorique sur le lien entre mots et idées : il explique que les principales causes de l’impossibilité de comprendre un énoncé (pour l’orateur ou l’auditeur) sont les suivantes : l’usage excessif de la métaphore, de termes abstraits (tels que gouvernement, Église, État, proportion, symétrie) renvoyant à des réalités complexes, ou de termes excessivement abstraits (par ce dernier point il met en cause la métaphysique et la théologie). Campbell ne multiplie pas les exemples : il est clair que pour lui son exposé théorique, beaucoup plus développé que la partie d’application, est un guide suffisant pour son lecteur.
30Assurément dans un souci d’exhaustivité et d’équilibre, il examine, à l’avant-dernier chapitre du livre II, les rares cas où l’orateur gagne à savoir manier l’obscurité, l’ambiguïté et l’inintelligibilité (plutôt que la perspicuité qui est habituellement son but) ; elles seront utiles, par exemple, à qui veut employer l’allégorie, l’énigme et la prophétie.
31Le livre III, comme le second, est centré sur deux questions : d’une part la vivacité, d’autre part les mots de liaison. Campbell examine également leur interaction. La vivacité avait déjà été mentionnée au livre II comme qualité essentielle de tout discours ; cette notion, qui peut paraître banale et vague, est en fait un concept-clé de l’épistémologie humiennne. La vivacité des paroles est ce qui détermine leur crédibilité, l’adhésion de l’auditeur. Si l’on remonte des mots aux idées, Hume distingue d’abord les perceptions, impressions vives et fortes, qui jouissent de la plus grande vivacité ; les impressions qui en sont dérivées ont une moindre vivacité, les impressions de la mémoire étant plus vives que celles de l’imagination. On voit là à quel problème est confronté le rhéteur-orateur, qui a surtout recours à des idées de l’imagination, et qui veut retenir l’attention et obtenir l’adhésion de son auditoire. Cela explique que Campbell consacre de longues pages aux éléments « stylistiques » (pour reprendre le terme qui est le sien) dont il considère qu’ils contribuent le plus à la vivacité : le choix des mots, leur nombre et leur disposition. Sous la première rubrique il examine les mots justes, les tropes, et le lien entre son et sens. Pour lui les tropes ne sont pas des inventions tardives de l’ingéniosité humaine, mais « résultent des principes originels et essentiels de l’esprit humain » (p. 316). Il a une conception organique du développement du langage (problème sur lequel il ne s’exprime pas directement) ; les tropes sont une manifestation de l’imagination, une des quatre facultés de l’esprit.
32À propos de la disposition des mots, Campbell fait une fois de plus montre de son absence de dogmatisme ; il commence par dire que lorsqu’un discours ne sollicite ni l’imagination ni les passions de l’auditeur, il n’y a pas lieu de s’éloigner de la pratique courante dans l’arrangement des mots ; cette pratique, ajoute-t-il, n’a rien d’impératif, car il n’y a pas d’ordre des mots qui soit intrinsèquement « naturel », pas plus qu’il n’y a de langue dont l’ordre des mots soit plus naturel que celui d’une autre. Est naturel ce qui vient le plus naturellement aux lèvres. C’est cela l’ordre rhétorique, qui est donc naturel, par opposition à l’ordre grammatical, qui est conventionnel. La sacralisation de l’ordre artificiel ou conventionnel revient à réduire les pouvoirs de l’élocution, et même à amenuiser la vigueur de l’imagination et de la passion (p. 365). Cette affirmation a pour soubassement l’idée humienne d’une nature humaine dont les processus psychiques sont dominés par les passions. Il y a presque ici une équivalence entre nature, passion et rhétorique.
33D’un point de vue linguistique, qu’est-ce qui fait obstacle à la vivacité et donc, en un sens, à la nature ? Les conjonctions et pronoms relatifs – que Campbell regroupe sous le terme de connecteurs ou mots de liaison – parce qu’ils ne sont pas des signes renvoyant à des objets, des opérations ou des attributs (p. 385), mais ont une fonction purement intralinguistique. Les phrases complexes, pour cette raison, risquent de faire obstacle à la vivacité ; cela peut être compensé par l’usage de l’antithèse, car la symétrie formelle correspond à une tension sémantique. Il y a alors un transfert de vivacité des idées au discours. L’association d’idées est également un véhicule de ce transfert. Parce qu’ils ne font pas usage de ces « connecteurs », le latin et le grec anciens sont supérieurs aux langues modernes.
34Jusqu’au bout de son traité Campbell, qui ne propose pas de conclusion synthétique, sera donc resté fidèle à son projet de « philosophie » de la rhétorique, ancrant ses choix stylistiques dans une épistémologie et une psychologie empiristes.
THE PHILOSOPHY OF RHETORIC
Sommaire
LIVRE I. La nature et les fondements de l’éloquence
I | Éloquence |
II | De l’esprit, de l’humour et du ridicule |
III | Défense de la doctrine présentée au chapitre précédent |
IV | Du rapport que l’éloquence entretient avec la logique et la grammaire |
V | Des différentes formes de preuve, et des sujets auxquels chacune est adaptée |
VI | De la nature et de l’usage de l'art scolastique du syllogisme |
VII | De l’attention que l’orateur doit prêter aux auditeurs en tant qu’hommes en général |
VIII | De l’attention que l’orateur doit prêter aux auditeurs en tant qu’hommes particuliers |
IX | De l’attention que l’orateur doit se prêter à lui-même |
X | Comparaison des diverses formes de parole publique en usage chez les modernes, afin de déterminer leurs avantages au regard de l’éloquence |
XI | De la cause du plaisir que nous procurent des objets ou des représentations qui suscitent la pitié et d’autres sentiments pénibles |
LIVRE II. Les fondements et les propriétés essentielles de l’élocution
I | La nature et les caractéristiques de l’usage qui donne au langage sa loi |
II | La nature et l’usage de la critique stylistique, avec ses principales règles |
III | De la pureté grammaticale |
IV | Présentation et examen de quelques doutes grammaticaux concernant diverses constructions en anglais |
V | Des qualités du style qui sont strictement rhétoriques |
VI | De la perspicuité |
VII | Pourquoi tant l’écrivain que le lecteur souvent ne détectent pas l’absurdité d’un discours |
VIII | L’utilité suprême de la perspicuité |
IX | Ne peut-il y avoir excès de perspicuité ? |
LIVRE III. Les propriétés distinctives de l’élocution
I | De la vivacité en tant qu’elle dépend du choix des mots |
II | De la vivacité en tant qu’elle dépend du nombre des mots |
III | De la vivacité en tant qu’elle dépend de la disposition des mots |
IV | Des connecteurs qui servent à relier les parties d’une phrase |
V | Des connecteurs qui servent à relier les phrases d’un discours |
Notes de bas de page
1 La traduction du sommaire de The Pbilosophy of Rhetoric est donnée à la suite du chapitre.
2 La pagination est celle de l’édition de 1988, préparée par Lloyd Bitzer (Carbondale, Southern Illinois University Press), qui propose également une substantielle introduction à laquelle je suis redevable. Il n’existe pas de traduction française de The Pbilosophy of Rhetoric ; tous les passages traduits le sont par moi-même.
Auteur
Université de Versailles
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L’Autonomie écossaise
Essais critiques sur une nation britannique
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2001
William Dunbar (1460? - 1520?)
Poète de Cour écossais
William Dunbar Jean-Jacques Blanchot (éd.) Jean-Jacques Blanchot (trad.)
2003
La Nouvelle Alliance
Influences francophones sur la littérature écossaise moderne
David Kinloch et Richard Price (dir.)
2000