Introduction
p. 7-22
Texte intégral
1A s’en tenir aux apparences, la signature de l’Acte d’Union en 1707 ouvre non seulement à l’Ecosse des perspectives nouvelles dans le domaine économique, mais aussi dans celui de la philosophie, des arts et des lettres. À la plus vaste zone de libre échange qui existe désormais en Europe, viendrait maintenant s’adjoindre un enrichissement culturel fondé sur un désenclavement, un approfondissement des échanges, une confrontation des idées, et une ouverture sur l’universalisme. Or, pareille vision des choses, qui correspond assez à celle que Walter Scott devait développer le siècle suivant dans ses romans historiques, participe autant d’un optimisme fleurant bon l’euphorie bourgeoise que d’une systématisation un peu trop simplificatrice de l’héritage culturel propre à l’Ecosse au xviiie siècle. Contrairement à une idée souvent répandue, la période de l’Enlightenment n’est pas, au nord de la Clyde, celle d’une rupture avec un passé qui serait désormais jugé comme révolu et provincial. Certes, les gens de lettres et les philosophes écossais, solidement secondés en la matière par les efforts du système éducatif, s’appliquent désormais à « bien écrire » l’anglais ; mais on aurait tort de voir en pareille attitude l’expression d’un quelconque complexe d’infériorité et d’un souci d’intégration dans l’Angleterre. S’il est indéniable que l’Acte d’Union libère l’Ecosse d’un certain provincialisme en maints domaines, on sait aussi aujourd’hui que l’Angleterre trouvait plus qu’amplement son intérêt dans la signature du Traité, et que, par ailleurs, le sentiment identitaire ne s’en est pas pour autant trouvé étouffé en Ecosse. Bien au contraire, le paradoxe, et non des moindres, est de constater que le souci de l’universalisme se nourrit d’une culture propre qui s’ouvre maintenant sur le monde, et apporte une contribution originale et féconde au foisonnement d’idées du siècle des Lumières.
2Aussi bien en littérature qu’en philosophie, un certain nombre de noms sont aujourd’hui mis en exergue dans le xviiie siècle écossais, comme si, à eux seuls, ils pouvaient suffire à le définir. Chose plus curieuse encore, vus de l’Europe continentale, ces noms se confondent souvent avec les diverses histoires et anthologies de la littérature et de la philosophie anglaises dans un amalgame pour le moins hâtif. C’est notamment le cas du romancier Tobias Smollett (1721-1771), dont la majeure partie de la carrière littéraire se déroula certes en Angleterre, mais qui ne renia cependant jamais ses origines écossaises. Il suffit pour s’en convaincre de relire les passages révélateurs de Humphry Clinker consacrés au pays natal : évocation lyrique des décors naturels, vie culturelle et sociale à Edimbourg et à Glasgow, particularités de l’anglais d’Ecosse par rapport à celui de l’Angleterre, le système clanique, la religion, la pauvreté etc. De la même manière, on tend à oublier que le poète James Thomson (1700-1748) commença la composition de The Seasons en Ecosse avec Winter. Première oeuvre poétique entièrement consacrée à la nature, The Seasons s’ouvre à la réflexion morale et fait écho aux travaux des philosophes contemporains écossais. Témoin du développement d’une sensibilité nouvelle, son influence sera déterminante sur la mouvance que par simple commodité on appelle habituellement « pré-romantique ». Or, bien que l’essentiel de la carrière littéraire de Thomson se déroule en Angleterre, c’est à n’en pas douter en Ecosse qu’il a puisé son inspiration originelle et aux penseurs de son pays natal qu’il a emprunté ses méditations morales. Autre figure emblématique, Robert Burns (1759-1796) occupe une place à part dans la création littéraire de la seconde moitié du xviiie siècle. Quoique sa réputation durable ait dépassé les frontières de son pays, sa poésie demeure intimement liée à l’Ecosse autant par son inspiration que par son mode d’expression. Sa culture n’en était pas moins des plus ouvertes : Burns connaissait bien les œuvres de Shakespeare et les poètes de son siècle ; il appréciait aussi la littérature française. Son seul exemple illustre la possibilité pour l’Ecosse de posséder une création littéraire propre et qui sait se dégager des ornières du provincialisme.
3Dans le domaine de la philosophie, trois figures marquantes émergent : Francis Hutcheson (1684-1747), David Hume (1711-1776) et Adam Smith (1723-1790). Particulièrement novateur en esthétique et en morale, Hutcheson inspirera Hume et Kant. De son côté, David Hume, tout en prenant paradoxalement appui sur la théorie réaliste de Locke, reviendra aux sources mêmes de la philosophie avec son idéalisme sceptique qui sera à l’origine de nombreuses controverses. Enfin, Adam Smith consacrera l’entrée de l’économie dans la réflexion philosophique avec sa célèbre Richesse des nations (1776), tout en apportant également sa contribution à l’éthique avec sa Théorie des sentiments moraux (1759).
4Aussi bien dans le domaine de la littérature que dans celui de la philosophie, une bonne connaissance du xviiie en Ecosse et de son originalité requiert que l’on se penche également sur des auteurs souvent cités, mais moins étudiés, et qui ont non seulement influencé les plus grands, mais ont aussi amplement contribué à affirmer la particularité de ce pays. C’est ainsi que le présent ouvrage collectif se propose d’ouvrir des pistes de recherches encore relativement peu explorées. Il apparaît de prime abord que ce qui domine dans l’Enlightenment écossais, c’est la recherche théorique. C’est donc sur cet aspect que se concentrent les études qui suivent et qui n’ont pas la prétention d’être exhaustives. Devant le foisonnement des écrits, force a été d’opérer des choix qui par endroits pourront sembler quelque peu arbitraires. Cependant, s’ils parviennent à éclairer des zones jusques ici demeurées obscures et inspirer de nouveaux travaux, nous pourrons considérer que nous aurons au moins posé quelques premiers jalons.
Littérature, critique, religion
5Dans le domaine de la littérature, c’est délibérément que nous avons écarté l’étude de certains auteurs, soit parce qu’il existe déjà d’excellents travaux les concernant, soit parce qu’ils relèvent d’un domaine autre que celui des études anglophones. Ainsi, c’est pour la première raison qu’on ne trouvera pas ici d’analyses des œuvres poétiques d’Allan Ramsay (mais on a retenu ses fables), de Robert Fergusson, de James Beattie, et de Robert Burns. La célèbre controverse autour des Poèmes d’Ossian présentés par James Macpherson (1736-1796) a également déjà été largement étudiée ailleurs. Si l’origine écossaise de ce chef d’œuvre d’artifice littéraire est indiscutable, l’étude de son impact relève davantage d’une analyse du mouvement des Antiquarians (qui intéresse aussi l’Angleterre), et des prémices du romantisme. De même, le théâtre, malgré l’enthousiasme que manifesta Hume pour la tragédie Douglas (1756) de John Home, présentée à Edimbourg en 1756 et reprise à Londres, ne nous a pas semblé être un secteur suffisamment significatif qui peut rivaliser avec ce qui se produit en Angleterre à la même époque, d’autant plus que l’Ecosse, pour des raisons liées à l’histoire et à la religion, ne possède guère de tradition théâtrale. C’est délibérément encore que notre ouvrage ne traite pas de la poésie gaélique, alors que des auteurs comme Alexander MacDonald, John MacCodrum, Robert Mackay, Dugald Buchanan, William Ross ou encore Duncan Bàn Macintyre mériteraient à eux seuls de faire l’objet d’études spécifiques. Le but du présent ouvrage n’étant pas d’offrir un panorama de la littérature et de la pensée en Écosse au xviiie siècle, l’accent s’est porté sur des auteurs ou sur des problèmes particuliers un peu trop souvent jugés comme mineurs, mais qui néanmoins ont joué un rôle essentiel dans le développement de la philosophie, de la sensibilité, de la rhétorique et des mentalités.
6L’étude de la fable chez William Wilkie et chez Allan Ramsay que présente Sylvie Lafon illustre le glissement qui s’opère entre le xviie siècle et le xviiie. Ce genre littéraire, tout en conservant ses racines dans l’Antiquité, évolue dans sa finalité qui se fait plus éducative que moralisatrice, un peu comme si elle était l’écho du souci des literati qui prônaient la démocratisation de l’enseignement et vantaient les progrès du savoir.
7Une contribution majeure, et relativement peu connue, de l’Ecosse au siècle des Lumières concerne les interrogations sur la notion classique des belles-lettres qui, avec Adam Smith, Henry Home of Kames et Hugh Blair deviennent une véritable réflexion sur l’écriture et sur la modernité. Pierre Carboni montre comment, chez Kames, la rhétorique devient la science qui rassemble les règles essentielles devant présider à la critique du discours, et comment elle est à la fois connaissance de l’homme et culture du cœur. De son côté, Hugh Blair, renversant le principe du classicisme selon lequel une œuvre doit sa beauté à sa conformité aux règles, affirme que les règles procèdent au contraire des œuvres elles-mêmes. Il demeure cependant prudent, et se garde bien de poser le principe d’une perception intuitive et universelle du goût, ainsi que le fera plus tard Kant. Kames, tout en se référant à la notion de « sens interne » mise en avant par Hutcheson, continue de mettre l’accent sur les bienfaits de l’éducation qui permet au bons sens et à la raison de filtrer les élans de la sensibilité. Mais Blair se démarque de la tradition en accordant au génie (produit de la seule nature) et à la correction (résultat de l’éducation) une valeur égale. Ainsi l’esthétique s’ouvre-t-elle à une dimension nouvelle : le Beau demeure une qualité analysable, tandis que le Sublime s’impose par lui-même. Avec Smith, avec Kames et avec Blair le progrès concerne autant la rhétorique que le commerce et l’industrie. Sans renier les canons du classicisme, ils ouvrent à leur tour la littérature sur le monde moderne. Dans son étude de The Philosophy of Rhetoric de George Campbell, Isabelle Bour apporte une illustration supplémentaire au souci maintenant affirmé d’étudier les règles du discours en les faisant procéder de l'étude des textes.
8Le rôle accordé au sensible dans l’appréciation esthétique ne cesse de s’amplifier dans les trente dernières années du siècle dans un mouvement général qui ne concerne pas seulement l’Ecosse, mais aussi l’Angleterre et la France. Pamela de Richardson doit largement son succès à un profond désir de sympathie pour les humbles dans l’oppression et dans la souffrance, ainsi qu’au soulagement de voir la vertu récompensée. De même, la Nouvelle Héloïse de Rousseau sert de repère significatif à la vague sentimentale qui déferle maintenant sur l’Europe. En Ecosse, Henry Mackenzie (1745-1831) qu’étudie ici Horst Drescher apporte sa contribution originale avec la publication de L'Homme sensible en 1771. L’in tendon est de plonger « un homme sensible évoluant dans des décors variés où ses sentiments peuvent s’observer dans leurs effets, et sa perception du monde s’illustrer sans réserve ni retenue habituelle ». Le sentimentalisme sera donc cette dialectique qui va maintenant se développer entre les notions de feeling et de sentiment et sera l’expression par excellence d’une sensibilité bourgeoise caractéristique des dernières années du siècle.
9Si, pour des raisons évidentes, l’histoire de l’Église presbytérienne en Écosse continue à faire l’objet d’études approfondies, il n’en va pas de même de la place des catholiques dans ce pays qui reste profondément calviniste au xviiie siècle. Les déboires de David Hume qui se voit refuser la chaire de philosophie morale à l’université d’Edimbourg parce qu’on l’accuse d’athéisme, ou de Robert Burns condamné à confesser ses fautes en public sur le stool of repentance sont là pour le rappeler. Il faut dire aussi que les idées de l’un et le comportement de l’autre ne pouvaient que heurter une sensibilité encore fortement marquée de rigorisme religieux. Le problème des catholiques est d’un autre ordre. Analysé par Clotilde Prunier, il apparaît à la fois dans son caractère politique et religieux. Au début du siècle, à la suite de l’accession au trône des Hanovre venus chasser la dynastie des Stuarts, ils constituent une Église clandestine située essentiellement dans les Highlands. L’aventure du prince Charles et la défaite de Culloden (1746) ne pouvaient que renforcer l’opprobre dans lequel ils étaient tenus, ainsi que les lois pénales particulièrement sévères qui les mettaient pratiquement au ban de la nation. Or, tout au long du xviiie siècle, on observe une lente évolution de la communauté catholique vers une meilleure intégration dans la société écossaise qui aboutira finalement à l’émergence d’une Église florissante plus particulièrement dans la région industrielle de Glasgow. Aussi nous a-t-il paru utile, dans une analyse d’une autre vision de l’Ecosse au xviiie siècle, d’accorder à la communauté catholique une attention qui jusqu’ici lui a été en général refusée.
10Pour des raisons évoquées plus haut, le présent ouvrage se propose de présenter des auteurs et des problèmes quelque peu négligés par la critique. Cependant, il nous a paru pertinent de soulever aussi ici la question d’un pamphlet dont la paternité pourrait être attribuée à David Hume. En effet, Sister Peg’s Memorial to One of Her Clerks, on the Subject of Some Late and Présent Grievances est un texte anonyme déposé à la National Library d’Edimbourg et qui contient des idées et des positions qui rappellent étrangement celles exposées par Hume dans ses divers traités. Sans considérer nullement qu’une similitude d’idées suffit à déterminer une véritable paternité littéraire, il n’en demeure pas moins que nous avons jugé utile de soumettre à l’analyse de nos lecteurs le texte de ce pamphlet annoté accompagné d’un commentaire de Gilles Robel favorable à la thèse humienne.
La pensée écossaise, des Lumières au néo-classicisme
11Le présent volume s’attache, dans le domaine de l’histoire des idées, à montrer des aspects moins connus d’une période particulièrement féconde et foisonnante et qui fit de l’Ecosse un foyer intellectuel des plus brillants tout au long du xviiie siècle. À côté des noms universellement reconnus tels ceux de David Hume ou d’Adam Smith, dont le poids et l’universalité de la contribution à l’histoire des idées ont souvent fait oublier le caractère particulier d’une origine nationale distincte, vite confondue pour le plus grand nombre avec l’Angleterre, il existe tout un mouvement de pensée qui développe l’héritage de Locke, en accord avec une tradition intellectuelle et universitaire que le voisin du sud, puissant et dominateur au sein de l’union, ne connaît pas. L’Ecosse se trouve ainsi au carrefour de plusieurs courants de pensée, notamment par ses contacts particuliers avec la France des « philosophes » qui font d’elle une sorte de plaque tournante intellectuelle dans laquelle les évolutions et les réactions sont favorisées. Il en va ainsi du sensualisme qui, à force d’approfondissements et de remises en cause de cet héritage commun aux Lumières, abandonne progressivement le rationalisme pour se tourner vers le sentiment tout en se réclamant toujours de la méthode inductive et de l’empirisme, autre héritage éclairé. En fin de compte, c’est bien à l’évolution de la pensée à travers ce siècle si philosophique que nous pouvons assister en découvrant ces penseurs – tous ne sont pas de véritables philosophes – qu’il faudrait pourtant se garder de qualifier d’inintéressants, même si certains sont effectivement d’importance secondaire. En effet, leurs préoccupations sont les mêmes que celles qui agitent la philosophie française de l’époque et les influences sont réciproques. Le sentimentalisme de Rousseau, pour ne prendre que cet exemple, est l’héritier des idées développées par Hutcheson. À Edimbourg, à Glasgow, à Aberdeen comme à Paris, les interrogations sur la dynamique du progrès, sur l’ancrage de la culture dans la nature, sur l’aspect social ou naturel des impératifs de la morale sont débattues, et les auteurs présentés ici ne cessent de proposer des théories novatrices, pour certaines quelque peu farfelues même, qui sont la marque d’une vigueur que seule la pensée française vient égaler. Ainsi, avant l’avènement du kantisme et le triomphe de l’école allemande, c’est en France et en Écosse qu’il faut chercher les deux pôles de la pensée du xviiie siècle et il ne saurait y avoir un tel rayonnement sans cette cohorte de professeurs, de « dilettantes » ou simplement d’aristocrates ou de bourgeois éclairés, bien décidés à faire avancer la science, voire à sauver la philosophie. On aura compris qu’il s’agit dans ce volume non seulement de présenter les aspects ignorés de la pensée écossaise, mais encore d’amorcer la réhabilitation et d’encourager l’étude de certains de ses défenseurs les plus marquants comme Reid, Monboddo ou encore Millar dont certaines théories modernes viennent renforcer le bien-fondé des analyses.
12L’essentiel de la thématique développée par les penseurs écossais étudiés dans les différentes contributions de ce volume se concentre autour des grands axes chers au xviiie siècle, avec une récurrence qui confine parfois à l’obsession. La recherche des principes, des lois, des vérités premières, participe à un fondamentalisme qui se nourrit de la méthodologie empirique héritée de Newton mais qui, en tentant de trouver des généralités qui sous-tendent les phénomènes livrés par l’observation – souvent introspective – se révèlent souvent comme des réactions au sensualisme lui-même. C’est ainsi que la recherche de Hume, qui en fait de vérités sur la nature humaine aboutit à la conclusion de l’inexistence de telles vérités accessibles à la recherche philosophique, déclenche en réaction chez Reid et chez Oswald le rejet complet du système et chez bien d’autres dont Smith et Millar comme l’illustration d'une obstination nouvelle. Ces deux réactions marquent bien pour les héritiers du sensualisme le besoin d’un ancrage ontologique qui ne peut que faire le lit du dogmatisme. Ces vérités premières que le sens commun entend promouvoir, à l’égal des lois de la nature, forment l’armature des fondements découverts par la méthode empirico-inductive au moment où cette dernière butte sur un indépassable. Cette démarche, déjà prônée par Hume, permet de découvrir les lois de la nature humaine qui, une fois définies, rendent possible l’articulation de la nature et de la culture, de la nature extérieure et de la nature de l’homme, dans une perspective de continuité et de complémentarité. Cette complémentarité est à son tour mise à profit pour ériger une théorie naturaliste du progrès défendue par les francs-maçons, par Reid et par la presque totalité des penseurs écossais, à l’exception remarquable et fort remarquée à l’époque de Monboddo. Ce dernier a beau jeu de relever la contradiction grossière qui consiste à associer dans un même mouvement la nature qui est encore la création, la matière, donc fondamentalement statique et passive, avec la culture, le produit de l’activité humaine qui seule, en tant que marque de l’efficience de l’esprit, est capable de progrès. Pour Reid, et d’une manière moins explicite pour Millar et, avant eux pour Hutcheson, la nature humaine visible dans les principes est le prolongement et même l’accomplissement de la nature extérieure, en conformité avec le projet divin qui fait de l’homme l’auxiliaire et le point ultime de la création. Quelle place donner à la raison dans ce projet ? Après la brillante démonstration de Hume qui amorçait le reflux de la rationalité en montrant l’aporie de la démarche épistémologique sur les bases du sensualisme de Locke, et déclarait vouloir s’en tenir au sens commun en opposant ce dernier à la philosophie, Reid et son École du sens commun, à laquelle appartient James Oswald, tentent au contraire de montrer la complémentarité de la raison commune et de la raison philosophique. Les premiers principes sont ainsi des vérités d’autant plus irrésistibles qu’elles sont accessibles à une forme de raison dont on affirme le caractère primaire, original et donc naturel. Il existe alors deux étages à l’édifice rationnel dans une complémentarité qui reprend la continuité nature-culture. Cependant, l’héritage de Hume étant inévitable, la raison – même primaire – ne saurait plus être la seule voix de la nature. La recherche inductive montre l’existence de principes qui ne ressortissent plus uniquement à la rationalité, à l’intellect, mais au sentir. Déjà Hutcheson et à sa suite Hume s’étaient avisés de l’existence de sentiments dont la force est bien supérieure à l’évidence, même naturelle, que Reid défend pour ses principes. Cette intensité qui définit le caractère indépassable des fondements ainsi découverts signale la présence de la voix de la nature. Les passions – surtout celles qui unissent les hommes – sont réhabilitées par l’Écosse des Lumières, par Hutcheson, par Hume puis Smith et enfin Reid. (La filiation est intéressante, trois de ces penseurs ayant successivement occupé la même chaire de philosophie morale à l’université de Glasgow.) La page du cartésianisme et celle du rationalisme lockien semblent effectivement tournées.
13Le glissement ainsi opéré, par l’entremise du sensualisme, du rationalisme au sentimentalisme, est un phénomène central dans l’évolution des idées en Écosse, puis dans l’ensemble de l’Europe des Lumières. Dès 1725, Hutcheson, qui préfigure l’école du sens commun de Reid, met l’accent sur l’existence de sens internes – l’équivalent moral de la sensibilité externe mise en avant par le sensualisme – pour expliquer les fondements psychologiques du sentiment de plaisir procuré par la beauté ou du bien-fondé des impératifs moraux. Par cette manipulation de la théorie des idées de réflexion de Locke, Hutcheson étend le champ de l’investigation épistémologique vers l’intérieur en inférant que contrairement à la doctrine sensualiste toute connaissance ne provient pas uniquement de l’extérieur. Pour autant, la connaissance interne ainsi définie n’est pas le résultat d’une idée innée selon le modèle cartésien dont l’évidence est toute intellectuelle, mais bien d’une entité épistémologique distincte, conçue à l’image des sens externes, bref, d’un sixième sens qui est à la fois source de jugements et de plaisir et ce d’une manière bien plus immédiate que par le biais d’une rationalité dont on ne retient plus que le caractère discursif et déductif. Reid opérera plus tard la synthèse de l’évidence naturelle cartésienne et de l’immédiateté du sens interne en rangeant ce dernier parmi les premiers principes de la nature humaine. Le principal mode d’action de ce sens interne étant le plaisir, on conçoit aisément à quel point une telle doctrine participe à ce qu’il est convenu d’appeler « l’optimisme des Lumières ». Le sentiment, voire la sensation, de plaisir indique, par l’entremise du sens interne, la correspondance et l’accord ontologique entre monde extérieur et monde intérieur. Le plaisir esthétique livre la clé de l’harmonie qui unit le sujet et l’objet au sein du même système holistique de la nature. La beauté réside à la fois dans l’objet et dans le sujet et donne la perception de l’ordre téléologique qui régit l’ensemble de la création. La transcendance de la Providence se mue en immanence naturelle. Le même type de perception régit les impératifs moraux, le sens moral n’est pas à proprement parler un septième sens dans la mesure où il dérive étroitement du sens esthétique. Le plaisir procuré par une belle action provient de la perception de la beauté de cette action. Cette interpénétration de l’esthétique et de la morale est essentielle pour comprendre le tournant du néo-clacissisme apparent chez Hamilton et chez David. Le sens interne procure ainsi des sentiments moraux, immortalisés par Adam Smith, qui sont à la fois des jugements et des passions au premier rang desquelles Hutcheson place la bienveillance en laquelle il voit la manifestation du sens public. La bienveillance, qui fournit le ciment social qui unit l’individu au groupe, est la manifestation originale et sentimentale d’une des préoccupations majeures du siècle des Lumières qui aboutira à la formulation des doctrines politiques de la Révolution en France et à la définition du système économique holistique de Smith qui servira de fondement théorique au libéralisme. A cette bienveillance, produit naturaliste et téléologique du sens interne, s’ajoute la sympathie que Hume, dans son effort tout sensualiste de trouver les fondements psychologiques des « affections sociales », propose pour expliquer d’une manière mécaniste et newtonienne les lois qui régissent la sociabilité. Selon lui, la sympathie est l’équivalent moral et psychologique de la gravitation. Le même associationnisme et la même attraction règnent dans le cosmos et dans la société ainsi que dans l’esprit des hommes. A noter que, dans ce système, ce n’est plus la raison, mais l’imagination, qui fournit la force motrice à ce qu’il faut bien définir comme une passion sociale. La parenté qui unit le sentimentalisme moral et la recherche des principes sociaux menée par Millar et par Reid est donc assez claire si l’on se souvient du caractère irréductible et indépassable que ce dernier leur reconnaît. Là où la recherche empirico-inductive – et par conséquent rationnelle – des philosophes du sens commun est forcée de s’arrêter, commence le domaine du sentir, le domaine d’une nécessité à proprement parler irrationnelle dans laquelle on ne peut que reconnaître un axiome de la raison primaire. D’une certaine manière David et les peintres néo-classiques s’attèlent à la tâche de montrer ce que la raison ne peut se représenter en usant des artifices de la représentation raisonnée lorsqu’ils tentent de rendre visibles les sentiments moraux et les affections ou passions sociales, au premier rang desquelles la vertu et le patriotisme.
14Il est nécessaire de revenir encore sur cette articulation entre individu et société car elle peut fournir un fil conducteur qui court à travers l’ensemble des études proposées ici au point d’apparaître comme un des pôles de la pensée du xviiie siècle en Écosse comme ailleurs. Outre la recherche des principes sociaux qui ressortissent au sens moral chez Hutcheson et servent de fondement à l’explication des systèmes politiques pour Millar, la représentation de ce même sens moral en action chez Hamilton et chez David, et la défense par les francs-maçons d’un rationalisme holistique qui est un autre aspect du dogmatisme de la nature, on trouve aussi dans les écrits de Reid et de Monboddo un intérêt particulier pour le langage et pour la communication. Certes ce sujet n’est pas nouveau dans la pensée des Lumières, mais il permet de mieux saisir la spécificité de l’apport de la philosophie écossaise non seulement aux idées de son siècle mais encore au développement de la pensée en général dans la mesure où les conceptions que ces deux auteurs défendent envisagent le rapport individu-société à la manière de la philosophie du xxe siècle. Les deux penseurs que tout oppose, et en particulier le rapport entre nature et culture, se retrouvent pour considérer dans le langage la primauté du social sur l’individuel et amorcent ainsi le renversement de la précédence de la conscience individuelle que les héritiers même lointains et hérétiques de Descartes ne pouvaient envisager. Reid, qui est un naturaliste, part de l’affirmation des principes sociaux pour voir en eux les conditions de possibilité, et donc les fondements, de cette activité culturelle que constitue le langage. Il ancre la culture dans la nature au point de distinguer langage naturel et langage d’institution, le premier servant de fondement au second. En consacrant le rôle primordial joué par l’apprentissage non seulement du langage mais encore du réel dénoté par ce dernier, et en plaçant les principes sociaux sur le même plan que les principes qui régissent l'expérience du moi, il définit une épistémologie dans laquelle la communication sociale prend le pas sur l’expérience individuelle de la conscience jusqu’à parfois souligner l’origine sociale de la signification. Pour Monboddo, qui est le penseur le plus original – et aussi marginal – présenté ici, nature et culture sont rigoureusement antinomiques. Si cet aristotélicien rejette en bloc le sensualisme, le cartésianisme et toute la philosophie des Lumières, il n’en est pas moins un représentant de son temps. En effet son retour à l'antique est un écho du néo-classicisme qui souligne bien les origines en particulier stoïciennes du fondamentalisme du sens commun et de la doctrine des principes premiers de la nature humaine. Il ne s’affranchit d’ailleurs pas de cette obsession du retour à l’origine qui caractérise la recherche fondamentaliste de son temps. Par ailleurs, chez lui comme chez les autres, il s’agit de s’écarter le plus possible du danger matérialiste qui guette les héritiers de Locke et de maintenir à toute force la doctrine de l’irréductibilité de l’esprit à la matière. En face de la tentative infructueuse du sens commun, Monboddo, qui tourne le dos à la nature où il ne voit que matière et passivité, ne reconnaît l’humanité que dans la culture, dans l’activité de l’esprit qui élève l’homme hors de la nature pour lui conférer son véritable statut. Par la découverte de l’esprit, l’homme se crée pour ainsi dire lui-même et cette auto-création est perpétuée et véhiculée par la société qui n’est elle-même plus un effet de nature, mais un pur artifice.
15Ce voyage à travers l’Écosse des Lumières à l’écart des sentiers battus, qui peut aussi s’entendre comme l’affirmation de l’indépendance et de la vigueur intellectuelles d’une nation au milieu de l’âge d’or de sa pensée, débute avec Francis Hutcheson dont Ann Sommereux analyse le recours au concept de sens interne pour mieux mettre en lumière les enjeux métaphysiques de la doctrine de la bienveillance. Le philosophe de Glasgow apparaît bien ainsi comme le précurseur et peut-être le fondateur de l’école du sens commun et l’initiateur de ces principes ou ces lois de la nature humaine tout orientés vers une harmonie universelle pré-déterminée auxquels John Millar, présenté par Michel Faure, fait à son tour allusion dans sa démarche archéologique de retour à l’origine qui, elle aussi, est commune à nombre d’auteurs présentés ici.
16Dans son étude précise et détaillée ainsi que dans le choix de textes qu’il propose, Michel Faure montre la dette de Millar envers son maître, Adam Smith, lui-même disciple de Hutcheson. On peut dès lors bien saisir la continuité de la pensée politique écossaise et mettre en lumière le mélange d’empirisme et de dogmatisme naturaliste à visée universaliste. Celui-ci s’incarne dans la notion de progrès et permet d’unifier toutes les observations en une Histoire qui associe culture à nature tout en affirmant un relativisme moral très sensualiste qui lie les impératifs moraux au développement culturel des sociétés et amorce ainsi l’inversion du rapport individu et société.
17L’étude extrêmement documentée et riche en saveur de Marie-Cécile Révauger et de David Stevenson sur l’influence et sur le pouvoir de la franc-maçonnerie apporte un éclairage rationaliste au dogmatisme du progrès et montre à quel point les idées de raison et de progrès naturalistes des sectateurs du « Grand Architecte de l’Univers » pouvaient pénétrer la société écossaise du xviiie siècle jusqu’à l’Église elle-même. Toutefois, on notera le refus de la franc-maçonnerie écossaise d’aller jusqu’au bout de la logique du rationalisme progressiste qui s'appuie sur les idées révolutionnaires. On peut y voir l’emprise du nationalisme qui est peut-être une conséquence de la grande diffusion et de l'implication croissante dans la société des organisations maçonniques.
18Un tournant dans la pensée s’opère avec Thomas Reid présenté par Patrick Chézaud. Le maître de l’École écossaise du sens commun tourne résolument le dos au courant sensualiste dans un effort de rétablissement de la philosophie et de la raison après la remise en cause fondamentale opérée par Hume. En coupant les ponts avec le sensualisme des idées représentatives, Reid propose une nouvelle épistémologie qui nie le scepticisme en réconciliant la raison et le sens commun. Les certitudes communes sont ainsi élevées au rang de vérités premières qui fondent une connaissance conçue comme procédant nécessairement de l’accord fondamental de la nature interne avec la nature externe et constituent une nouvelle affirmation du schéma holistique naturel déjà maintes fois cité. Tout en rejetant avec vigueur la métaphysique, Reid, tout en prônant la stricte application de l’empirisme inductif de Newton, propose en fait un dogmatisme de la nature. L’apport original de cette pensée, souligné par Patrick Chézaud, et manifeste dans le choix de textes proposé, consiste en une théorie du langage qui, à la considérer de près, se révèle aussi comme une épistémologie de type transcendental qui se rapproche de certaines des théories du xxe siècle sur la communication.
19Patrick Menneteau propose une analyse personnelle et originale de l’œuvre du penseur et théologien James Oswald, disciple mineur de Reid à l’intérieur de l’École du sens commun et dont la pensée est presqu’entièrement tombée dans l’oubli. Cette étude montre le cheminement commun à l’école écossaise par lequel Oswald tente de réfuter le scepticisme de Hume à l’aide des arguments du sens commun et notamment de la distinction entre vérités premières et vérités secondes. Ce recours aux certitudes communes dont la source selon Patrick Menneteau remonte à Claude Buffier, penseur et théologien rationaliste français du début du siècle, sert de défense aux dogmes de l’Église et constitue ainsi une autorité fondamentale parce que première et qui vient renforcer celle, plus ou moins défaillante en ce siècle, de la Révélation.
20Un autre type d’attaque contre la philosophie des Lumières sensualistes, encore plus radical, est mené par James Burnett, Lord Monboddo, personnage tout à fait à part, dilettante de la philosophie, présenté par Patrick Chézaud. Cette contribution montre un penseur rare et, lui aussi, presque totalement oublié, qui est sans conteste le plus audacieux des pourfendeurs du scepticisme puisqu’il va jusqu’à remettre en cause rien moins que le naturalisme qui forme la toile de fond de toutes les doctrines du xviiie siècle et constitue le fondement même de la philosophie des Lumières, qu’elles soient sensualistes ou autres. L’analyse et les extraits qui nous sont présentés montrent l’accent très moderne mis sur la pré-éminence de la culture sur la nature et sur un humanisme radical qui fait de l’homme le créateur de lui-même et de son monde, conception dans laquelle le langage joue un rôle prépondérant. Ce dualisme fondamental qui ne craint pas de s’attaquer au quasi-monisme de la nature ne se prive pourtant pas de critiquer la seule continuité que son siècle ne pouvait admettre et que Reid avait déjà, mais plus timidement, soulignée : l’identité de nature entre l’animal et l’homme. Monboddo, qui a lu Rousseau, ne va-t-il pas jusqu’à reconnaître l’humanité de l’orang-outan ? En fait l’analyse proposée par Patrick Chézaud met en lumière l’acuité d’une pensée, qui même si elle n’est qu’un retour à un mélange d aristotélisme et de platonisme, défend une des seules, voire la seule voie philosophique, permettant de réfuter à la fois le scepticisme et le matérialisme, les deux avatars, indésirables en ce siècle, du sensualisme. Son unique défaut au demeurant étant d’être tout aussi inacceptable, sinon plus.
21Le retour à l’antique est également le sujet de l’étude présentée par Deidre Dawson qui, dans un article qui sait allier analyse idéologique et démonstration esthétique, montre comment David, sous l’influence de l’Écossais Gavin Hamilton, opère le tournant néo-classique de la peinture d’histoire en incorporant dans son projet la représentation des sentiments moraux. Le mouvement des idées et l’importance intellectuelle de la place de l’Écosse sont mis en relief et permettent de saisir la nature internationale et trans-disciplinaire des apports idéologiques de cette période. L’évolution néo-classique apparaît comme un nouveau signe de l’interpénétration intime de la philosophie, de la morale et de l’esthétique.
22Si l’ambition de ce volume est de porter un regard sur les aspects moins connus ou tout simplement ignorés de la pensée et de la littérature écossaises du xviiie siècle, on aura compris qu’un autre enjeu s’est également fait jour. En effet seule la connaissance de ceux que nous appellerons les petits-maîtres des Lumières écossaises est en mesure de restituer la cohérence de ce mouvement qui se caractérise autant par sa spécificité nationale que par son ouverture et son influence sur l’ensemble de cette vaste nébuleuse idéologique qui embrasse l’Europe entière. La pensée écossaise n’est pas toute contenue dans les écrits de James Thomson, de Tobias Smollett, de David Hume ou d’Adam Smith, si importantes que soient leurs contributions respectives. Les recherches présentées ici montrent au contraire l’ampleur de la dette contractée par ces grands noms auprès de leurs compatriotes et permettent de définir leur insertion au sein d’une littérature et d’une histoire des idées, à la fois particulières et universelles dans un parcours qui va du sensualisme au néo-classicisme pour parfois annoncer, à deux siècles de distance, certaines idées du xxe siècle. Que les chercheurs, qui ont ainsi contribué à dégager une perspective globale et amorcé la réhabilitation de la pensée écossaise du xviiie siècle dans son ensemble, soient ici remerciés.
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L’Autonomie écossaise
Essais critiques sur une nation britannique
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2001
William Dunbar (1460? - 1520?)
Poète de Cour écossais
William Dunbar Jean-Jacques Blanchot (éd.) Jean-Jacques Blanchot (trad.)
2003
La Nouvelle Alliance
Influences francophones sur la littérature écossaise moderne
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2000