Le Sel
p. 93-108
Texte intégral
1Vous voilà assis devant moi, votre cœur pareil à une coupe, et comment pourrais-je refuser de vous donner à boire ? Ce n’est pas que j’en appelle au temps où nous vivions au cœur des vagues, avant que la Slukie ne nous précipite dans les flammes de l’air. Pourtant, j’ai ouï dire qu’au printemps, des milliers de galivènes1 pondaient deux œufs chacune sur la plage. Nous devions nous battre avec les mouettes pour avoir la place de faire nos nichées2, même si, lorsque nous les falaises, les mouettes piquaient encore sur nous pour voler nos œufs, si petits et perlés. Impossible de quitter nos nichées pour aller pêcher ; campées sur nos talons, nous maigrissions à vue d’œil. Du regard, nous suivions les mouettes qui volaient et la lune qui croissait, et qui faisait monter la marée de plus en plus haut. Et quand la lune était bien pleine et bien lumineuse, et la marée bien haute, alors le sel de la semence de Selukilim se déversait sur nos nids, donnant vie à nos œufs.
2Et bien vite, les petites venaient à éclore et à ramper partout comme des vers. Elles avaient les yeux fermés, mais le nez ouvert : celles-là trouvaient le lait maternel. En ce temps-là, les seins d’une femme étaient des fentes, deux fentes pour les jumelles qui s’accrochaient à leur mère et les léchaient jusqu’à ce que, alourdies, elles en tombent ; la mère amaigrie pouvait alors reprendre du poids.
3En ce temps-là, les femmes étaient toutes de grandes faiseuses de rêves et tissaient de longs chants enjôleurs qu’elles entonnaient depuis la mer jusqu’au ciel, même s’il n’y avait alors aucune cassure entre nous et l’azur ; il y avait seulement une nuance, une ombre sur la lumière, comme à la ponte ou à la mort, et la nuit était la même. En ce temps-là, la lune était plus près de nous ; elle avait un visage comme le nôtre, et souriait. Lorsque nous chantions, le nez dressé, poissons, anguilles et huîtres en oubliaient jusqu’à la peur que nos dents leur inspiraient. Quand notre ventre était plein, nous nous peignions les cheveux avec des arêtes de poissons, et garnissions nos nichées de coquillages pour que les mouettes qui y plongeraient s’y cassent le bec.
4À cette époque, bien des femmes se racornissaient à force de veiller sur leurs petites. C’est alors que Turrill la Manchotte imagina en rêve deux mères pour chaque nichée, deux épouses. Tandis que l’une chantait pour nourrir les petites, l’autre surveillait les mouettes ; ensemble, elles attendaient la marée haute. Et le rêve de Turrill devint le chant de notre vie. Pour chaque nichée, deux épouses, et quatre œufs. Il y eut beaucoup plus de jeunes qui grandirent, et beaucoup moins de mères qui moururent de faim. Et la place pour faire des nichées vint à manquer.
5C’est alors que se produisit l’attaque, la toute première. Une épouse affamée tournait le dos à sa nichée pour guetter sa compagne qui revenait avec du poisson, et l’attaquante toute proche cassait les œufs. La mère pouvait bien agiter les bras et hurler, les mouettes plongeaient. Quelquefois, la mère essayait de retenir les coulures d’œuf, de le préserver dans la coquille de ses mains. Mais il s’échappait entre ses doigts, le jaune avec le blanc (car à cette époque les deux ne faisaient qu’un), il s’infiltrait dans le sable par les fentes de la nichée. Quelquefois, la mère attaquée recouvrait l’œuf visqueux de son corps, et c’était elle qui le mangeait.
6Oh ! nous n’avions pas encore de larmes, et ne pleurions donc pas, mais nos chants enjôleurs devinrent des chants de deuil, des cris de douleur pour nos œufs perdus. Et aujourd’hui encore, nous tissons les chants de la mortelle attaque pendant les nuits de tournoi qui viennent après la ponte, nous chantons pour ne pas oublier, même si notre deuil recouvre d’un voile mortuaire les poissons et les anguilles. Mais je parle d’un temps très reculé, quand les œufs brisés salirent nos mentons pour la première fois.
7En ces temps anciens, Longue Jambe fit un rêve. Elle rêva que les nichées n’avaient pas besoin d’être faites en bord de mer. Elle rêva que les galivènes pouvaient aller vivre dans les terres, comme les lapins et les souris. Elle rêva que nous pouvions manger les lapins et les souris. Et elle rêva que les compagnes de nichée pouvaient prendre à la mer de la Slukie sa semence de sel.
8Ayant fourré des pincées de sel dans les poches en os qui contenaient ses yeux, Longue Jambe s’en alla cahincaha sur ses pieds lisses et tendres jusqu’à l’intérieur de son île natale. C’est là qu’elle fit sa nichée, en creusant un trou dans une colline avec Aline, son épouse. Elles creusèrent à mains nues jusqu’à les avoir ensanglantées, puis elles creusèrent avec un bâton jusqu’à en avoir les doigts couverts d’ampoules. Pour finir, elles creusèrent à l’aide d’une pelle faite d’un coquillage attaché à un bâton avec une tige. Oh ! quand on entend les villageois coupeurs de racine dire qu’ils ont été les premiers à fabriquer des pelles, je ne vois pas comment ils peuvent raconter des mensonges aussi flagrants ! C’était Longue Jambe, et elle seule ; même son épouse de nichée Aline n’aurait jamais prétendu que cet exploit était le sien !
9D’autres galivènes suivirent Longue Jambe, avec du sel dans les poches qu’elles avaient sous les yeux. Elles pourchassaient leur proie à travers les herbes, en chantonnant des chants enjôleurs. Et les lapins et les souris s’arrêtaient, les pattes en l’air, et les oreilles dressées, charmées, comme l’étaient auparavant les poissons et les anguilles. Désormais, les galivènes garnissaient leur nichée de fourrure. Elles donnaient vie à leurs œufs dans des flots de larmes qu’elles versaient chacune sur les œufs de l’autre, chacune étant pour l’autre la mer de la Slukie, afin que les petites s’émerveillent du monde étrange toute leur vie, et que leurs charmes soient puissants. Et bientôt, les terres de nos îles natales furent aussi peuplées que nos côtes.
10À nouveau, la place pour faire des nichées vint à manquer ; à nouveau, nous attaquâmes les œufs de nos voisines ; à nouveau, nos chants enjôleurs devinrent des chants de deuil, et nos proies fuirent le chagrin qui recouvrait l’air d’un voile si gris. Désormais, nos filles étaient tristes et apathiques, leurs yeux brumeux et leur langue taciturne. Leurs chants étaient une longue complainte, interminable et bornée comme la mort ; nous aurions mieux aimé qu’elles ne soient jamais nées.
11C’est alors que l’une d’entre elles, Hogil à la Vue Perçante, fit un rêve. Hogil rêva que nous traversions la mer pour atteindre un territoire au-delà du bout du monde. Nul autre qu’Hogil avait jamais vu cette terre. Où était-elle ? Tout le territoire vu par Hogil était très loin. Comment pourrions-nous aller jusque-là ? Nous savions nager dans la mer pour la pêche, mais nous n’aimions pas nager à perte de vue.
12Quand, bien auparavant, nous vivions en mer, Selukilim, à qui la mer appartenait, mangeait nos œufs dès que nous les pondions, et mangeait nos filles. Elle pourchassait les femmes pour dévorer leurs membres, ou même pour avaler en une seule bouchée les plus petites d’entre elles. Désormais, lorsque nos yeux se tournaient vers la mer, nous voyions les yeux de Selukilim, l’onde de sa chevelure couronnée de boucles d’écume, le souffle bouillonnant de ses narines, l’agilité reptilienne de sa langue. Et parfois, la Slukie se dressait sur les esquifs et posait lentement sur les rochers les palmes de ses pattes arrière. Alors, les femmes voyaient son ventre couvert d’écailles et ses minuscules pattes avant. Elles voyaient sa queue cinglante qui sifflait et claquait. Parfois, le bout de sa langue pendait entre ses dents, ce qui lui donnait un air godiche. Mais quand elle rugissait du fond de la gorge, les femmes se recroquevillaient dans leur nichée, rassemblaient leurs enfants dans leurs bras, et n’avaient plus l’effronterie d’espionner la Slukie.
13La compagne de Hogil, Pogitte au Nez Rond, rêva que celles qui, à la nage, parvenaient jusqu’à ce territoire, étaient mangées par Selukilim : leur visage d’abord, puis leurs membres. Et les poissons mangeaient le reste. Pogitte se réveilla en hurlant dans le noir, elle avait senti sur son corps le baiser des poissons. Et Hogil porta en elle, comme une pierre dans la poitrine, le rêve de sa compagne. Elle se tint sous un voile mortuaire tout le lendemain, et s’étendit sous la lune cette nuit-là. Pogitte eut beau lui présenter du poisson qui frétillait encore, tête et queue soigneusement arrachées d’un coup de dents, Hogil laissa l’offrande de poisson aux mouettes. Elle refusait de manger tant qu’aucun rêve n’avait hanté son chant au désir ardent.
14« Je nous vois : nous chevauchons la mer, chantaitelle, nous la chevauchons comme l’écume monte la vague. Nous avons fabriqué nous-mêmes une Slukie, en tendant des peaux de poisson sur des pelles et en attachant les pelles avec des tiges : ce sont les côtes de la Slukie. À l’aide d’autres pelles, nous creusons l’eau et la séparons aussi vite et avec autant de force que Selukilim en personne. Désormais, elle nous redoute ; nous chevauchons une île qui lui ressemble, et, oh ! elle a peur de sa propre personne. »
15Et le rêve de Hogil devint le chant de notre vie. Nous façonnâmes notre Slukie de nos chants et de nos peaux de poisson, de nos pelles et de nos désirs, et c’était pendant l’hiver, quand le vent nous soufflait de la neige au visage.
16Auparavant, nous avions coutume de recouvrir nos nichées d’algues et de sommeil tout au long de l’hiver, jusqu’à ce que notre peau fût aussi pâle que le ventre des poissons, mais l’hiver qui suivit le rêve de Hogil, nous restâmes éveillées. Nous fîmes un tournoi de chants pour décider qui, tandis que la Slukie chevaucherait l’écume, serait celle qui monterait à bord de La Vaillance, ainsi baptisée à cause de la force vive et limpide du rêve de Hogil. Il y avait parmi nous des chanteuses si puissantes qu’elles pouvaient tenir une note du lever au coucher, et encore du coucher au lever du soleil, sans reprendre leur souffle, ni faiblir, ni bleuir du visage. Mais ce n’était pas le cas de Hogil. Et, lorsque sa voix flancha dès le premier coucher du soleil, elle se leva, chagrine. Néanmoins, elle baissa la tête et se rassit, comme promis ; et, bien que d’un cœur lourd, elle raconta aux braves quelles étoiles le rêve avait dit de suivre, à quelles eaux se confier. Quand les jours et les ombres s’allongèrent, et que les œufs grossirent dans les ventres, elle joignit ses mains aux nôtres pour lancer en mer nos voix fortes, car longue était leur route, et infinie leur quête.
17Alors, sous nos yeux, elle s’avança dans la mer ; une mouette la souleva de ses pattes élancées, et s’envola avec elle hors de vue. Elle était bel et bien partie. Pogitte, son épouse de nichée, vit cela, pâlit, et mourut, alors nous l’enveloppâmes d’un linceul, et la confiâmes aux profondeurs marines.
18Le temps qu’il fallut au ventre de La Vaillance pour aller se frotter aux rivages lointains, le soleil avait fait fondre la graisse des os des voyageuses. Leur peau était dure et foncée, comme la chair des poissons séchés au soleil. La Slukie les avait suivies de par les mers, les harcelant au point que celles-ci ne pouvaient user de leurs charmes pour se nourrir. Et pourtant, si le souffle de la Slukie n’avait pas poussé La Vaillance dans sa course, les femmes seraient peut-être encore sur les flots, tel un équipage d’ossements : il en fut ainsi.
19Et dire que les soi-disant sédentaires authentiques prétendent avoir inventé le courage ! Et la voile ! Et la proue ! Et la quille ! Et le gouvernail ! Et la corde ! Et l’aviron ! Mais les sédentaires n’existaient pas encore. Ils n’ont jamais existé, et ne sont pas même tombés dans l’oubli.
20Sur le rivage où elles accostèrent, les voyageuses hurlèrent à gorge déployée, et se baptisèrent les courageuses vaillantes. Et, à force de se gaver de baies et de poisson, les courageuses en oublièrent la naissance difficile de leurs larmes, la faute d’avoir pris pour proie leurs voisines, le stigmate de la guerre des nichées. C’est ainsi que Magine à la Grande Bouche, quand elle n’était encore qu’une petite friture, rêva qu’elle saurait tailler et façonner un roseau pour en faire une flûte. Elle commença par jouer le chant des œufs et des jours plus longs, puis le chant des courageuses ballottées par l’écume, qui crachaient aux yeux de la Slukie. Mais tandis qu’elle jouait, elle ne dressait pas le nez vers le ciel ; son visage était tourné vers celui de Selukilim, car elle ne connaissait pas le pouvoir de la Slukie. Et c’est ainsi que la pauvre Magine fit s’envoler en musique le fléau que la mère de sa mère ne connaissait plus : elle fit disparaître la guerre des nichées, la chasse aux voisines. Et les chants de mort firent s’assombrir le ciel, firent grandir les vagues, et le sel des yeux fut versé. Et les mouettes grinçantes vinrent s’agglutiner au-dessus de Magine, comme si le chant de Magine était pour elles nourriture, alors que nous ne mangions plus rien. Trois jours durant, pas une femme n’émit le moindre poisson ni la moindre anguille de sa bouche.
21« Nous replongeons dans la mer de Selukilim », crièrent certaines. Elles tordirent les bras de Magine derrière son dos. Elles brisèrent sa flûte et la firent sortir des roseaux. Dès que celle-ci ouvrait la bouche, elles la lui recouvraient de leurs mains. Alors, au plus sombre d’une nuit où les autres dormaient, tant de bris de chant lui montèrent à la gorge qu’elle s’étouffa, mordant de ses longues dents les mains qui lui couvraient le visage.
22Les courageuses tissèrent un linceul de roseaux ; et, après avoir lesté Magine de pierres, elles la jetèrent dans les profondeurs marines.
23« Va donc souffler les bulles de tes désirs terrifiants sous l’eau », dirent-elles. Pourtant, elles avaient dans les yeux la vieille douleur salée, cette semence qui venait de chez elles. Comment auraient-elles pu la laisser derrière elles ?
24Peu après le chant de Magine à la Grande Bouche, Hanil au Grand Front rêva qu’elle ensemençait les œufs de son ventre avec le sel de ses yeux. Elle se dressa sur la tête pour faire tomber le rêve de sa cervelle, mais elle fit un autre rêve à marcher sur la tête. Elle rêva qu’elle avait des œufs dans les yeux et que son ventre était ensemencé de sel. Et après ça, éveillée ou endormie, elle resta bizarre.
25Quand son œuf fut prêt, le printemps venu, elle l’arracha de son ventre avant qu’il ne soit temps, sans même le dire à sa compagne de nichée, Kalen. Elle l’aurait enfoui sous le sable et laissé se dessécher, de crainte que son rêve ne soit avéré. Mais les tremblements de ses craintes lui firent tomber des larmes ; l’une d’elles tomba sur l’œuf et l’ensemença.
26Elle le déposa dans la nichée de Mar i Nare et de Houven, deux vieilles épouses qui ne pondaient plus. Pendant plusieurs printemps, elles avaient nourri la petite de leurs rêves, en tapissant leur nichée de plumes. Et la chaleur des plumes enveloppa l’œuf de Hanil. Et bientôt, la petite perça la coquille, bien que ni Mar i Nare ni Houven n’aient de lait ; elles la nourrirent de poisson mâché, comme une petite mouette. Elles l’appelèrent Frela au Cœur d’Oiseau, à cause du battement rapide dans sa poitrine. Et Frela eut bientôt des mains aux doigts longs au bout des ailes. Elle pouvait parler comme nous, mais elle chantait « crri-crri » de sa bouche pointue. Elle avait des plumes sur la tête, sur la poitrine, et jusqu’aux chevilles de ses jolis pieds de femme. Il n’y avait dans son ventre aucun œuf, et Frela était torturée par la faim. Elle dardait ses petits yeux autour d’elle pour voler les œufs des mouettes, mais aussi des galivènes courageuses.
27« Non, s’écria Hanil, il est hors de question que ma fille vole des œufs. » Contre une pierre dure, elle aiguisa une plume qui était tombée de Frela. Elle se creva les yeux.
28Après le sang, elle vit une nuit lumineuse, comme l’intérieur d’un œuf. Et sa compagne de nichée, Kalen, trouva la pauvre Hanil qui errait dans les bancs de sable et qui demandait à la grande Slukie de venir la chercher.
29Kalen ramassa la plume ensanglantée, se cacha dans les rochers qui surplombaient les nichées, et attendit que Frela vienne y chasser en rase-motte. Kalen bondit alors sur Frela et lui enfonça le trait de la plume aiguisée dans le cœur. Sa langue d’oiseau toute tremblante, Frela tomba en piqué : elle tomba sur les algues qui marquaient la limite de la marée. Kalen l’attacha avec des cordes d’algues tressées. Elle retira le trait de la blessure de Frela, et la pansa avec de la boue d’algue fermentée. Puis, après avoir écarté les jambes de Frela, elle remplit sa poche à œufs vide de pelletées de sel marin que le soleil avait séché à la limite de la marée.
30« Et maintenant, tu portes entre les jambes plus de semence que jamais femme n’a portée dans les poches qu’elle a sous les yeux, dit Kalen. Voilà le rêve d’Hanil réalisé. »
31Alors, Kalen détacha Frela. Et Frela s’adoucit, la main du bout de son aile dans celle de Kalen. Et Kalen conduisit Frela auprès d’Hanil, qui était blottie dans les roseaux, essayant vainement de rassembler ses esprits.
32« Voici ton rêve bien campé sur le sol, dit Kalen, en caressant les cheveux d’Hanil.
33– Oh ! est-ce Frela qui produit ce bruissement d’ailes, ce souffle plus doux que celui de la mer ?
34– Le vent de terre me défait et me lisse les plumes, croassa Frela, parlant enfin comme l’une des nôtres.
35– Ô ma fille, soupira Hanil. Pardonne-moi. C’est ma trahison qui enfanta la tienne.
36« Deux fois ma mère, roucoula Frela, ne pleure plus. J’ai dans ma poche à œufs la semence de la mer. »
37Et, malgré sa voix faible et son cœur palpitant, elle entonna son chant d’allégresse d’une gorge vaillante. Elle se disait qu’une béatitude descendait pour l’envelopper, comme un manteau ; c’était sa mort, qui lui engourdissait d’abord les membres, puis le cœur.
38En l’honneur d’Hanil, tout le groupe tourna le dos à la mer de sel maternel.
39« Jamais nous ne nous retournerons », crièrent-elles.
40Et le vent balaya leurs cheveux mouillés de larmes sur leur visage, leur dérobant la semence retenue dans leurs yeux.
41Quand le vent tomba, les vaillantes touchèrent des doigts les traces des larmes qui séchaient sur leur visage et se regardèrent à la dérobée. En l’honneur d’Hanil, il ne fallait pas se retourner vers la mer de Selukilim, mais alors comment ensemencer les œufs si toute leur réserve de sel avait été pleurée dans leur douleur ?
42Oh ! Frela était la force vive du rêve renversant d’Hanil ! Car il suffisait à Frela de rentrer le ventre pour faire couler par sa flûte la semence de sel sur ses œufs. Dès que le mûrissement venait à les faire grossir, les épouses appelaient Frela. Et Frela était la seule à porter la semence, car nulle semblable ne naquit jamais d’elle.
43Les vaillantes firent leurs nichées de plus en plus loin dans les terres. Désormais, elles s’étaient baptisées les sédentaires, et leur poil se lustrait à force de manger lapins et souris. Seule, Frela s’agitait, et poursuivait sa course dans le vent. Loin des nichées, afin que son ombre ne vienne pas faire cesser les cœurs de battre, elle prenait son essor et redescendait au fil des jours. Et les jours filaient. Frela ralentissait, Frela blanchissait, et un jour son cœur rapide s’arrêta. Elle tomba du ciel en plein vol, loin des nichées. Et, avant même que ses compagnes sédentaires n’aient eu le temps de réagir, sa chair avait été nettoyée par les fourmis zélées. Et c’est pourquoi les épouses ne trouvèrent plus que les os de Frela, qui gisaient tels que sa forme s’était abattue dans l’herbe, les plumes voletant alentour. Et maintenant, comment allaient-elles ensemencer leurs œufs ?
44« Oh ! si seulement nous n’avions pas pleuré toutes nos larmes pour Hanil », s’écrièrent les sédentaires. Et elles n’enterrèrent pas les os de Frela, mais s’assirent en cercle tout autour, retinrent leur souffle, et s’amaigrirent.
45Avant que les dents des veilleuses de Frela ne leur tombent de la mâchoire, Brutale aux Six Orteils entonna un rêve de deuil. Elle rêva que chacune jouait d’une flûte façonnée avec les os creux de Frela, et que les brisures de chant tombaient au sol et l’ensemençaient. Et que bientôt, les jeunes sortaient la tête entre les miettes de terre, que leurs mains s’ouvraient comme des feuilles. Elle rêva que, lorsqu’ils avaient poussé plus haut que l’herbe, ils se courbaient pour arracher leurs pieds de la terre, en tranchant de leurs dents les racines puissantes et longues de leurs talons.
46Tous ces jeunes avaient un os creux, comme une flûte, entre les jambes, sur lequel ils jouaient les chants de la graine pour ensemencer les œufs. Ils n’avaient ni fente ni plumes, mais étaient lisses comme une graine.
47« Maintenant, les porteurs de graine de sel sont légion ! », cria Brutale à Hrothal au Genou Tronqué, sa compagne.
48Et le rêve de Brutale devint le chant de vie des galivènes sédentaires. Lorsque le ventre des femmes mûrissait, les porteurs de graine à la racine coupée insufflaient leur sel dans le corps des femmes, sans attendre que les œufs ne tombent, tant leur désir était grand. Et les petits grandissaient dans leurs mères, et à la sortie, ils étaient très grands, et sans coquille, la moitié d’entre eux des galivènes sédentaires, l’autre moitié des porteurs de graine à la racine coupée.
49Dès lors, pendant que les jeunes grossissaient dans leur ventre, les mères sédentaires ralentissaient leur allure et se dandinaient pour marcher. De gros ventres surplombaient des jambes faibles et maigres. Les fentes des mères devenaient des plis, leurs yeux s’agrandissaient, se faisaient plus craintifs et plus sombres, comme les yeux de proies. Pendant tout ce temps, les porteurs de graine se durcissaient, leurs yeux se rétrécissaient.
50« Ils nous ressemblent moins que Frela, chuchota Brutale à l’oreille d’Hrothal. Ils sillonnent l’herbe et ne choisissent pas de compagne. Ils placent leur foi en la meute de leurs semblables, mangent tous en cercle, et ne ferment pas les yeux quand ils dorment. »
51Et les mères insufflèrent aux petits la crainte des porteurs de graine qui paradaient en rangs, le visage fermé, armés de bâtons et de pierres, se proclamant les véritables sédentaires. Ils n’attrapaient pas les lapins et les souris avec les dents, mais leur écrasaient la tête. Quelquefois, ils rapportaient la viande de créatures que nul n’avait encore rêvées, des créatures qui n’avaient pour seul nom que celui de « nourriture », quand bien même les mères attendaient d’apprendre en rêve leur nom de foudroyant, ou de longue-jambe.
52Tandis que les porteurs de graine mangeaient, ils contemplaient dans les airs ceux qui n’étaient pas là. Leurs dents carrées et planes mâchaient sans relâche. Les mères frissonnaient. Les dents des porteurs de graine faisaient un grincement qui remplissait l’air comme le bruit d’un énorme moteur, bien qu’il n’y eût alors aucun moteur nulle part au monde, qu’il n’y eût pas même de pierre taillée. La platitude éhontée de cette mastication effrénée rabattait les oreilles des mères sédentaires, qui se tortillaient dans leur nichée, se recouvraient les oreilles et criaient : « Sonne la fin du monde ! »
53Mais nulle fin du monde ne les recouvrit ; seul un frisson descendit leur échine de ses doux pieds de nouveau-né au moment même où, dans le lointain, une fissure se fit entre terre et ciel, comme si le monde était un œuf à l’éclosion. Et la lune s’éloigna de sa nichée proche de la terre, et tourna vers nous son dos lumineux. Et tous les œufs du monde se séparèrent en deux dans leur coquille, le jaune et le blanc, et l’eau refusa l’étreinte de la terre ; arbres et rochers, ruisseaux et herbes, pics et ravins s’écartèrent les uns des autres, au point d’en être quelque peu à l’étroit dans leur singularité, comme s’ils avaient été conçus chacun séparément dans l’unicité du monde. C’est alors que, tel le retour d’une marée, les mères sentirent à nouveau que l’eau salée remplissait l’orbite qu’elles avaient sous les yeux. Et leurs cris montèrent vers Selukilim, leur complainte de sel, de graine et de mer, mais Selukilim était loin, si loin. Oh ! elle avait disparu aux confins des temps.
Notes de bas de page
1 Le mot « galiven », dans le texte original, n’existant pas en, on a cherché la même étrangeté en français. Il se rapproche de galivant, un lointain cousin de gallant hérité du vocabulaire français (N. D. T.).
2 Le mot « vollow », dans le texte original, n’existe pas en anglais mais sonne comme un mot-valise entre volatile et hollow, sans équivalence précise. La « nichée » reste étrange dans le contexte, mais compréhensible en français pour signifier le creux où se réfugient les oiseaux (N. D. T.).
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