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Philosopher et discuter, est-ce la même chose ?

p. 271-284


Texte intégral

1Cet ouvrage devrait faire date. C’est en effet la première fois qu’autant de chercheurs divers par leurs disciplines, leurs domaines de recherche, leurs choix méthodologiques, travaillent sur un corpus unique, en l’occurrence le verbatim d’une DVDP, pour en effectuer des analyses à la fois convergentes par leur objet et divergentes par les approches et leurs conclusions.

2Le dialogue qui en résulte permet de dégager toutes les dimensions d’une discussion à visée philosophique, y compris celles qui ne sont pas spécifiquement philosophiques : ainsi l’éducation aux valeurs démocratiques et citoyennes, ou l’acquisition de compétences intellectuelles qui caractérisent la pensée en général, qu’elle soit philosophique, scientifique ou simplement argumentative.

3La DVDP déborde ainsi largement le cadre d’un enseignement purement philosophique. Mais du coup, on est amené à s’interroger sur ce qu’est la philosophie à proprement parler : en quoi réside sa spécificité, qu’est-ce qui la caractérise en propre et quel est son intérêt à l’école primaire, à un âge où l’enfant n’a pas encore atteint cette « maturité » dont les autorités officielles régissant l’enseignement de la philosophie en France faisaient et font encore une condition préalable à sa mise en œuvre ?

4Nous examinerons d’abord les dimensions non philosophiques de la DVDP, telles qu’elles apparaissent au travers des différentes contributions de cet ouvrage, avant de tenter de répondre à la question de savoir ce qu’il y a de « proprement philosophique » dans le verbatim soumis à l’analyse des chercheurs.

La DVDP comme éducation aux valeurs démocratiques

5C’est l’objet principal du chapitre de Michel Tozzi intitulé « La boîte à outils d’une animateur de DVDP » (p. 81-97). Les trois dimensions qu’il distingue ont pour visée commune de former un citoyen apte au débat démocratique et capable d’y tenir sa place. Les « processus de dynamique psychique et sociale » tendent à créer un climat de confiance, de sécurité et de respect mutuel qui puisse s’étendre ultérieurement hors de l’espace scolaire ; la mise au point de procédures rigoureuses de discussion revêt directement une signification politique ; et même l’apprentissage des processus de pensée (« analyser à partir d’exemples », « définir des concepts, faire des distinctions conceptuelles », « produire rationnellement des thèses, des arguments, des objections ») s’inscrit encore dans la perspective d’une « citoyenneté réflexive » dont on voit bien aujourd’hui l’importance et l’urgence.

6Michel Tozzi inscrit ces compétences dans ce qu’il appelle « la visée philosophique de la discussion » et cherche à esquisser « une typologie des gestes d’animation philosophique » (page 84). On peut ainsi s’interroger sur ce qu’il y a de spécifiquement philosophique en elles. Assurément les philosophes, quelles que soient leurs orientations, analysent, conceptualisent, problématisent et argumentent. Mais ils ne sont pas les seuls. Si par exemple au lieu de la justice, je me demande ce que c’est que la vie ou la matière, je vais rechercher des éléments de connaissance dans la physique ou la biologie, et à partir d’eux, élaborer une définition provisoire du concept de vie ou de matière. Puis-je dire, pour autant, que je philosophe ? Ou bien ne suis-je pas plutôt dans un travail de réflexion scientifique ou épistémologique ?

7Pareillement, si, dans le débat public, je m’interroge sur la question de savoir s’il faut ou non se battre pour « plus d’Europe », je suis obligé de définir ce que j’entends par Europe et par politique européenne. Ici encore, ce travail de clarification et de conceptualisation est-il pour autant philosophique ? Oui si l’on identifie philosophie et réflexivité : on appellera alors « philosophie » toute démarche visant à prendre du recul par rapport aux opinions spontanées, à rechercher leurs présupposés, leurs fondements, leurs justifications. Non si l’on considère que ce qu’on appelle « philosophie », dans l’histoire de la pensée, ne se caractérise pas seulement par un ensemble de démarches intellectuelles, mais aussi par la préoccupation d’un sens radical et fondateur à dégager à partir d’expériences vécues. Nous verrons plus loin comment cette dimension peut se déceler dans le script même de la discussion étudiée dans cet ouvrage.

8La dimension temporelle de la discussion, telle qu’étudiée par Christine Pierrisnard, permet déjà d’en donner une première idée. Son analyse montre qu’une réflexion, qu’elle soit individuelle ou collective, ne progresse pas selon un schéma linéaire, par une suite d’étapes logiquement ordonnées (par exemple : poser une question ; rechercher des exemples ; conceptualiser ; produire des hypothèses ; argumenter ; conclure). Toute discussion connaît des accélérations, des ralentissements, des régressions, des répétitions. C’est ce qui rend si difficile le travail de l’animateur : il est toujours, peu ou prou, dans un idéal de progression logique, et vit souvent mal ce qui vient perturber le schéma qui guide ses interventions. Dans le cas de la discussion étudiée, on voit bien que Michel a un objectif en tête (dégager les différents critères du « juste » : égalité arithmétique, proportionnalité en fonction du mérite, du besoin, des circonstances, etc.), et que cet objectif détermine largement ses interventions.

9L’animateur pris dans le feu de l’action, est soumis à l’urgence de sollicitations divergentes. Du fait de cette immersion, il court en permanence le risque d’être, sinon débordé, du moins confronté à de petites transgressions ou digressions qui n’entrent pas complètement dans son jeu et poursuivent des cheminements qui n’est pas le sien.

10C’est ce que souligne bien Claire Polo dans sa contribution. Elle montre que l’engagement cognitif des enfants « les amène à enfreindre les règles », à se dérober aux sollicitations de Michel Tozzi pour développer leurs propres « ligne de raisonnement ». Elle va jusqu’à soutenir le paradoxe : « Ne pas répondre aux questions permet de s’engager dans la Question. » Elle suggère ainsi que ce qui rendrait une discussion philosophique, ce serait précisément de se dérober, pour ne pas dire se rebeller aux directives de l’animateur, c’est-à-dire au souci didactique qu’il manifeste dans ses questions comme dans ses consignes. Une discussion philosophique, précisément parce que et en tant qu’elle est philosophique, serait nécessairement foisonnante, désordonnée, subversive vis-à-vis de toute organisation et préoccupation didactique.

11Ce caractère digressif et (jusqu’à un certain point) anarchique de la discussion est-il une marque d’imperfection ? C’est souvent ainsi que le ressentent les maîtres, qui y voient une sorte de désordre intellectuel qu’il leur appartient de réparer, par exemple en proposant une conclusion souvent préparée d’avance. D’où la tentation de se replier sur le terrain sécurisant des compétences intellectuelles.

La DVDP comme apprentissage de compétences cognitives

12C’est l’objet des contributions qui composent la deuxième partie de cet ouvrage. À cet égard, l’analyse de la notion de « pensée critique » que développe Marie-France Daniel est particulièrement éclairante. Le développement de l’esprit critique est souvent invoqué comme une finalité importante non seulement de l’enseignement philosophique, mais de l’éducation scolaire tout entière. Par ailleurs, on sait que le concept de « critique » a une signification importante en philosophie, notamment chez Kant.

13Mais la signification vulgaire ne recouvre pas la signification philosophique. Dans le langage courant, la « pensée critique » est généralement associée à la capacité d’évaluer des énoncés et des croyances, de se détacher des préjugés, de prendre du recul par rapport aux opinions dominantes, ainsi que l’avançaient les philosophes américains cités par Marie-France Daniel.

14Chez Kant en revanche, le concept de critique désigne une démarche qui recherche les fondements de la connaissance ou de l’action, c’est-à-dire ses conditions de possibilité. Il ne s’agit pas seulement de démontrer la vérité ou la fausseté d’une assertion, la bienfaisance ou la nocivité d’une action. Il s’agit aussi et surtout de dégager, derrière elles, la conception du monde qu’elles impliquent, les formes de la pensée qu’elles mettent en œuvre, les principes que le sujet se donne pour se rapporter aux choses et aux personnes. Il s’agit d’une démarche qui n’est pas seulement logique (déterminer les règles du vrai et du faux) mais herméneutique, en ce sens qu’elle vise à éclairer la subjectivité sur elle-même. C’est cette dimension que Marie-France Daniel prend en compte en adjoignant à l’aspect logique de la pensée critique (vrai/faux ; cohérent/contradictoire, etc.), d’autres aspects (créatif, responsable ou métacognitif) qui dépassent la pensée formelle et prennent en compte le « sens personnel » et le « contexte intersubjectif » des énoncés (cf. le tableau de la page 189), autrement dit la signification existentielle que l’enfant donne à ce qu’il dit et non pas seulement sa conformité à ces critères formels.

15Pareillement, Anne Roy distingue les considérations « logiques », « humaines » et « sociales1 ». Elle avance qu’on ne saurait juger de la valeur philosophique d’une assertion uniquement en fonction de sa rigueur logique ou de son degré d’abstraction ou de généralisation, mais aussi en fonction de la profondeur d’analyse du vécu dont elle témoigne. Toute la question est alors de savoir comment apprécier, à défaut de les mesurer, de telles capacités.

16Il nous faut donc maintenant nous intéresser directement au contenu philosophique de la discussion pour tenter d’y répondre.

La DVDP du point de vue philosophique

17De ce point de vue, le chapitre d’Anda Fournel est particulièrement éclairant. Elle distingue deux aspects du doute. D’une part, un aspect discursif : le doute est une modalité logique qui, entre le vrai et le faux, se déploie autour de l’hypothétique, du possible au probable. D’autre part, le doute a un aspect subjectif : d’après Charles Sanders Peirce, il se donne comme « un état de malaise et d’insatisfaction dont on cherche à se libérer2 ».

18Ce double statut – logique et vécu, discursif et subjectif – se retrouve dans l’analyse qu’elle fait de la DVDP. D’un côté elle montre que le doute se déploie dans la co-énonciation, comme contestation d’une proposition émise par un interlocuteur : il débouche alors sur un processus logique d’argumentation et de réfutation. Mais d’un autre côté, il se déploie aussi dans l’intériorité propre du locuteur, comme hésitation, embarras, suspension provisoire du jugement : en ce sens, c’est essentiellement un vécu qui se manifestera non par des énoncés affirmatifs (« je ne suis pas d’accord », « ce n’est pas vrai », « je conteste ce que tu viens de dire parce que ») mais par des « modalisateurs » (« je crois », « je pense » « il me semble que », « peut-être ») voire par des gestes ou des interjections qui ne relèvent plus du discours intentionnel mais de manifestations involontaires, voire inconscientes (« euh », « bah », etc.).

19Cela pose alors la question de savoir quel statut il convient d’accorder à ces manifestations non discursives ou non verbales dans une discussion. Faut-il les considérer comme des phénomènes parasites dont on ne saurait tenir compte, puisqu’ils ne « disent rien » et qu’on ne peut les inclure dans les procédures de reformulation et de synthétisation qui structurent la DVP « canonique » dont Michel Tozzi fournit les règles dans son chapitre inaugural ? Ou bien faut-il trouver d’autres voies, d’autres modes d’expression et de signification pour leur permettre de se développer ?

20Pour prendre un exemple précis, quand un élève dit, à propos du tremblement de terre : « Bah je pense qu’il y a un petit peu de l’injustice » (157), ou, à propos de la différence de traitement entre frère et sœur : « On le pense peut-être, mais pas beaucoup beaucoup » (68), comment appréhender et traiter ces nuances d’ordre quantitatif qui n’ont pas de sens pour une pensée logique ou même dialectique ? On est là dans le « plus ou moins » que l’animateur « argumentatif » s’efforcera de transformer en énoncés distincts et différents (« d’un côté c’est injuste parce que… ; de l’autre ça ne l’est pas parce que… »). Mais cette transformation trahit l’intention profonde du locuteur. Le « un petit peu » n’exprime pas la conjonction de deux affirmations opposées correspondant à deux aspects différents de la réalité. Il manifeste une nuance relevant de ce que Jankélévitch appelait le « je ne sais quoi et le presque rien ».

21L’explicitation de ce « presque rien » ne relève pas d’un travail de conceptualisation ou d’argumentation, mais d’une description phénoménologique dans la lignée ouverte par Husserl, Bergson, Levinas, Jankélévitch (entre autres).

22C’est ce que montre excellemment le chapitre rédigé par Véronique Delille, Nathalie Markevitch Frieden et leurs collègues. En s’attachant à la détection de ce qu’elles appellent les « chemins de traverse » d’une discussion, elles mettent en évidence le fait que les non-dits, les hésitations, les repentirs, les suggestions, les interjections, les énoncés interrompus avant d’avoir été formulés en phrases cohérentes, sont tout autant significatifs que les aspects plus proprement discursifs et logiques : d’où l’intérêt de travailler sur une vidéo (à condition qu’elle soit bien filmée !) plutôt que sur un simple script.

23Une discussion n’est pas seulement – comme le voulait Lipman – une recherche collective menée selon certaines règles, comme celles de la méthode cartésienne. C’est aussi un théâtre plein de « surprises » générateur « d’émotion ». « L’esthétique collective de l’étonnement » à laquelle elles nous invitent (p. 243) pose derechef le problème de savoir comment la prendre en compte. Suffit-il à l’animateur de dire : « c’est fascinant ce que tu dis » pour qu’elle soit reconnue ? Ou bien faut-il inventer des formes d’échange et de réflexion qui dépassent le cadre purement discursif de la DVDP ? Tous les maîtres qui ont pratiqué en classe, à côté du débat philo canonique, des démarches comme le photolangage, le portrait chinois, l’échange autour de tableaux, la production d’aphorismes, de maximes, de poèmes, et surtout de textes libres philosophiques, disent que ces pratiques engendrent un climat affectif et une intensité émotive sans commune mesure avec ce que peut engendrer une simple discussion. L’analyse des « moments opportuns » que font Nathalie Markevitch Frieden et ses collègues dans le script étudié témoigne de ces possibilités de débordement ou d’échappement par lesquelles le contenu proprement philosophique de la DVDP fait irruption et brise les cadres argumentatifs et conceptualisants où l’animateur voudrait l’enfermer. Ainsi, par exemple, elles montrent que les interventions de Benoît (296-311) suggèrent une conception en quelque sorte « qualitative » de la justice, irréductible aux distinctions conceptuelles de la justice commutative et distributive ou du mérite et du besoin auxquelles s’attache Michel Tozzi. Ici encore la méditation collective d’un tableau – par exemple « Le retour du fils prodigue » de Rembrandt – aurait sans doute permis d’approfondir cette intuition de la justice mieux qu’un débat articulé selon la trilogie conceptualiser/ problématiser/ argumenter.

Trois ou quatre objectifs du philosopher ?

24Dans le script qui fait l’objet des études du présent ouvrage, on peut essayer de repérer des éléments qui n’entrent pas dans le cadre de cette trilogie et justifieraient qu’elle soit enrichie d’une quatrième compétence.

25La discussion démarre incontestablement dans une perspective argumentative classique. La question initiale qui la lance, énoncée par Michel – « Pourquoi on dit : c’est pas juste ? » (59) induit une recherche à la fois conceptualisante (donner une définition du juste et/ou de l’injuste) et argumentative (justifier cette réponse avec l’inducteur « parce que »). Elle débouche dans un premier temps sur l’énonciation de deux caractérisations différentes et concurrentes : « plus de droits » (61), « plus de chance » (68). Cette dualité ouvre un questionnement sur le champ de la justice : peut-on parler d’injustice dans le cas d’événements naturels (tremblements de terre, éruption volcanique), ou bien le concept d’injustice (et donc de justice) se limite-t-il strictement à la sphère humaine ? On retrouve bien là à l’œuvre les trois compétences classiques attribuées traditionnellement à la DVDP : conceptualisation (l’injuste, c’est…), argumentation (parce que…), problématisation (quelle extension au concept d’injuste ?).

26Toutefois, certaines interventions des élèves semblent déjà échapper à cette tripartition. Ainsi Candice observe que « il y a [un] c’est pas juste qui peut créer un conflit » (85), et Melvil, à propos de l’interdiction qui lui était faite de regarder des matchs de foot le soir, déclare au tour 107 : « ça m’embêtait énormément et du coup le lendemain je ne pouvais pas parler de ça avec [mes copains] […] ça m’énervait. » De tels énoncés semblent au premier abord se cantonner à une pure description, un constat, ou encore à l’expression de vécus subjectifs (embêtement, irritation, énervement, plaisir des conversations entre copains). On serait tenté de les considérer comme purement anecdotiques et n’apportant rien à la recherche en cours.

27C’est d’ailleurs bien ainsi que l’animateur les appréhende puisqu’il ne voit dans l’exposé de cet exemple que la simple répétition d’un autre exemple (108). Or il y a pourtant une différence essentielle : le premier exemple donné par Melvil (en 61) se bornait à l’exposé de faits objectifs (ma sœur « peut se coucher plus tard que moi parce que son école commence plus tard »), alors que le second introduit une dimension affective et émotionnelle de l’injustice qui n’avait pas été abordée jusque là.

28Que faire de cette dimension ? Faut-il la négliger comme non pertinente, c’est-à-dire non philosophique ? Ou bien pourrait-elle ouvrir sur une autre approche, une autre pratique du philosopher ?

29Un autre moment de la discussion donne des éléments de réponse à cette question. Elle se consacre longuement à la distinction entre égalité et équité, justice arithmétique (la même chose pour chacun) et justice proportionnelle ; et elle s’interroge, à la suite de l’animateur, sur les divers critères possibles de cette proportionnalité (donner à chacun selon ses besoins, ses résultats scolaires ou ses efforts). On est, ici encore, dans la ligne d’une recherche conceptualisante et argumentative (définition et exemplification des concepts de justice commutative et distributive, de mérite et de besoin).

30Mais en 209 intervient un élément qui résiste à ce cadre. Benoît, en mentionnant la possibilité d’un gâteau où « il y a beaucoup de caramel, du chocolat, de la crème chantilly, des fraises », introduit des éléments qui ne sont plus de l’ordre d’un partage géométrique purement quantitatif (découper un volume circulaire en parts égales ou inégales). Le caramel, le chocolat, la crème chantilly n’ont pas la même valeur pour chacun : certains peuvent les aimer beaucoup, d’autres moins ou pas du tout. Ici encore, cette valeur ne relève pas d’une estimation objective comme les parts d’un gâteau « nature », mais d’une appréciation subjective impossible à objectiver. Lorsque je dis que j’aime « beaucoup » le chocolat et qu’un autre dit « moi aussi », est-il possible de déterminer s’il l’aime autant, plus ou moins que moi ? Évidemment non. Pourtant ces préférences ne sont pas forcément égales, et on peut même penser qu’elles sont forcément inégales. La répartition sur le gâteau de ces éléments, qui ne sont pas quantifiables comme le corps même du gâteau, reflète cette impossibilité.

31La suggestion de Melvil de les « donner au chien » exprime cet embarras : on n’est plus là dans le concept juridique ou moral de la justice, à savoir le problème du partage de biens quantifiables et objectivables. On est, ici encore, dans le domaine des préférences subjectives, de goûts, du plaisir et du déplaisir, de l’intérêt et de l’indifférence, c’est-à-dire d’une normativité qui n’a rien à voir avec les normes au sens où on les entend habituellement.

32Kant a reconnu cette différence en distinguant les jugements déterminants, procédant par conceptualisation, problématisation et argumentation (c’est le cas des controverses scientifiques) et les jugements réfléchissants (ou jugements de goût), aussi universalisants que les précédents, mais ne procédant pas par concepts (c’est le cas des contro-verses esthétiques3). Les uns et les autres relèvent du philosopher, mais les seconds, parce qu’ils révèlent un usage de la raison irréductible à la raison logique et scientifique, sont plus « philosophiques » encore que les premiers, qui caractérisent aussi le domaine des sciences et des techniques.

33En 293, cette dimension du philosopher fait une irruption encore plus éclatante. Manon, parlant d’un goûter où il n’y avait qu’une seule crêpe et où elle se trouvait avec sa copine Émilie, déclare : « J’avais envie qu’elle en ait mais moi aussi j’avais envie d’en avoir. » Ici également, ce qui est en cause, ce n’est pas un problème de répartition mais l’affrontement de deux désirs : un désir empathique et un désir propre ; une identification à l’autre (« j’avais envie qu’elle en ait ») confrontée à une affirmation de soi (« mais moi aussi j’avais envie d’en avoir »).

34Par son discours, Manon sous-entend que les deux désirs ont chacun leur légitimité ; de telle sorte que la question d’arbitrer entre eux n’est plus une question de morale (« que dois-je faire ? ») mais une question de relations intersubjectives (« comment m’adresser à elle pour lui faire comprendre mon point de vue sans me fâcher avec elle ? »). En disant à Émilie : « Je suis désolée, j’aimerais bien t’en passer mais je peux pas parce que j’en ai qu’une », Manon ne se place pas sur le terrain de la justice (concept objectif) mais sur celui de la convivialité, d’un lien affectif à préserver malgré la situation embarrassante où elle se trouve. Ou plutôt, elle élargit le champ de la justice à ce domaine subjectif ; pour reprendre un langage kantien, elle passe du jugement déterminant au jugement réfléchissant. Elle suggère qu’on peut être « juste » en mangeant une crêpe que l’autre n’a pas, à condition d’exprimer vis à vis de celui ou celle qui est objectivement lésé(e) une sollicitude, une sympathie, une préoccupation qui rachèteront d’une certaine manière le caractère objectivement inéquitable du comportement.

35Or, l’animateur évacue cette dimension subjective de la réflexion en la ramenant aussitôt à une question conceptualisante (294) : « À ton avis, là, tu as été juste ou injuste ? » Il reste donc dans le cadre d’une logique dichotomique (« ou bien juste/ou bien injuste) alors que précisément Manon suggère l’éventualité d’une situation qui échappe à ce dilemme, c’est-à-dire où l’on pourrait à la fois être injuste et juste, selon une logique qui ne serait plus la logique formelle, conceptuelle et argumentative, mais une logique dialectique apparentée à celle de la philosophie hégélienne. Mais cela supposerait de prendre en compte la description du vécu qu’elle amorce sans l’approfondir ; autrement dit, d’orienter la discussion dans un sens non plus argumentatif (qu’est-ce qui est juste et pourquoi ?), mais herméneutique (que signifient ces paroles, ces marques d’attention adressées à une copine ? Sont-elles pure hypocrisie ou bien témoignent-elles d’un sens de la justice irréductible à la justice objective ?).

36C’est cette dimension herméneutique qui resurgit à l’initiative de Benoît (298). Il avance une hypothèse qu’on pourrait qualifier de « sophistiquée » : prendre exprès une part plus petite que celle à laquelle on aurait droit pour que les autres se sentent favorisés et diminuent spontanément leur propre part pour qu’il puisse, après leur départ, compenser cette infériorité. On voit bien qu’ici on est dans le registre d’une justice qui n’a plus rien à voir avec les distinctions égalité/proportionnalité ou avec les critères objectifs d’une répartition juste. On est dans l’analyse d’intentions, de gestes dont il s’agit d’interpréter le sens pour soi et pour autrui. C’est ce que Candice précise fort bien en mettant en avant le caractère « sacrificiel » de cette approche de la justice (300), rejoignant ainsi sans le savoir les analyses d’un René Girard.

37Mais ici encore, l’animateur néglige cette ligne réflexive et revient obstinément à son approche conceptuelle, dichotomique, logique (« est-ce que tu penses que la solution elle est juste ou injuste ? »). Pourtant, Benoît résiste et entame de son propre chef une véritable analyse herméneutique de la situation qu’il a lui-même introduite (308) : « Tous les invités vont être un peu plus contents parce qu’ils vont penser qu’ils ont eu plus que l’autre qui habitait la maison, mais en fait lui il savait qu’ils allaient faire ça. » On notera la grande subtilité de l’analyse, qui se déploie sur trois degrés : celui du comportement objectif et manifeste de l’hôte (prendre une part plus petite que les autres) ; celui de l’interprétation qu’en donnent les invités (être sensibles au sacrifice de leur hôte et se sentir confusément redevables) ; celui de l’anticipation qu’en fait l’hôte, qui compte sur l’interprétation qu’ils vont faire pour aboutir au résultat qu’il cherche : à la fois obtenir une part égale (sinon même supérieure !) aux autres, et instaurer un climat d’égards, de convivialité, de sollicitude mutuelle qui lui semble infiniment plus important, du point de vue de la justice, que l’égalité objective de la répartition des parts. En précisant, sur la sollicitation de l’animateur : « C’est juste pour tout le monde parce que tout le monde va penser que c’était juste » (310), il montre que pour lui, la justice est d’abord liée à une signification partagée, une compréhension commune de la situation, un accord harmonieux des intentions et des préoccupations de chacun vis-à-vis des autres ; autrement dit, que c’est un phénomène intersubjectif avant d’être une question objective, juridique ou morale.

38Cependant, dès qu’on parle de « signification », de « compréhension », « d’intentions », d’intersubjectivité, on n’est plus dans une analyse de type conceptuel, procédant par induction, généralisation, explication, argumentation, problématisation, etc. On est dans une démarche de type herméneutique et phénoménologique, cherchant à dégager, par description et, selon la méthode husserlienne, par « variation eidétique », le sens non immédiatement évident des relations entre subjectivités. Dès lors, il ne s’agit plus de conceptualiser, ni de problématiser ou d’argumenter, mais bien d’interpréter.

39C’est cette dimension spécifique que Mathéo évoque à son tour lorsqu’il déclare, à propos de son frère en 327 : « Il a moins de plaisir que moi mais il a plus de libertés, donc je pense que là on est revenu à un partout. » Les rires que suscite cette intervention montrent bien qu’elle a, d’un point de vue strictement logique, un aspect cocasse : comparer le degré de plaisir à celui des libertés pour conclure qu’il y a égalité, c’est aussi saugrenu que d’additionner des carottes et des bonbons ! Cet énoncé est donc, selon des critères argumentatifs, sans valeur et même absurde. C’est ce qu’éprouve confusément l’animateur : l’énoncé l’embarrasse, il ne sait pas quoi en faire, et son embarras s’exprime par l’accumulation des circonlocutions (« finalement », « disons ») dans sa réponse au tour 328 : « Et donc tes parents sont finalement disons justes par rapport à vous deux ? » Il l’évacue d’une phrase et revient vite à la question qui l’intéresse : « Donne-t-on la meilleure part à celui qui a le meilleur résultat ou à celui qui travaille le plus » (331), dilemme qui, lui, a le mérite d’être clair et cohérent, c’est-à-dire conceptualisable (le mérite se définit-il par le succès ou par l’effort ?).

40Or si cet énoncé est logiquement absurde, il est subjectivement signifiant : c’est couramment que nous mettons en balance des choses incomparables, que nous arbitrons entre des choix qui relèvent de valeurs incommensurables. Je puis bien énumérer les « raisons » en faveur de l’un ou de l’autre et les inscrire dans deux colonnes (« argument pour la liberté » versus « arguments pour le plaisir ») ; mais je ne saurais, en toute rigueur, évaluer un « degré de liberté » par rapport à un « degré de plaisir » pour dire que l’un dépasse l’autre ou qu’ils sont égaux. Pourtant, je dois choisir, et mon choix, de ce fait, ne sera jamais pleinement rationnel. Il relève de ce qu’on pourrait appeler une « intensité non mesurable » ; il renvoie à un vécu qui doit être moins analysé que décrit ; moins conceptualisé qu’interprété. Il s’agit de se demander ce que signifient la liberté dont jouit son frère et le plaisir qui est le sien ; il s’agit d’expliciter des ressentis plutôt que d’énoncer des arguments.

Conclusion : L’oral et l’écrit en philosophie

41Il est assez surprenant que s’agissant d’analyser une discussion philosophique, seuls deux textes dans cet ouvrage, celui de Anda Fournel et surtout celui de Véronique Dellille, Nathalie Markevitch Frieden, etc., abordent le script quant au fond, c’est-à-dire le contenu philosophique, par le biais des « occasions », du kairos, des détours imprévus, etc. Toutes les autres analyses se concentrent sur les seules habiletés ou capacités intellectuelles qui, on l’a vu, n’ont rien de spécifiquement philosophique.

42Une analyse proprement philosophique aurait montré que la dynamique de la discussion part de situations vécues (ce qu’on appelle les exemples) pour remonter aux circonstances objectives qui les caractérisent : inégalités de droits, de possession, de capacités, de chance.

43À partir de là, deux lignes de réflexion s’ouvrent. La première, qui est nettement dominante dans le script, consiste à préciser et justifier les différentes acceptions conceptuelles de la justice : égalité stricte ou proportionnalité selon divers critères (mérite, effort, besoin, etc.).

44Mais parallèlement à cette ligne dominante, une autre court, comme une rivière souterraine qui remonterait épisodiquement à la surface. Elle met en avant les sentiments subjectifs suscités par les expériences de l’injustice : jalousie, révolte, indignation, frustration, conflit. Elle suggère des remédiations qui ne relèvent plus d’actes objectifs (partage égal ou inégal, tirage au sort) mais plutôt d’attitudes intersubjectives comme la générosité, la politesse, la sollicitude, la convivialité, l’empathie, la confiance, la prévenance, l’anticipation de la réaction de l’autre, etc.

45Cette seconde ligne ne relève pas de compétences argumentatives mais d’une compétence spécifique, que j’ai appelée herméneutique (Galichet, 2008). Elle s’enracine dans toute une tradition philosophique qui passe par la dialectique hégélienne, l’approche généalogique de Nietzsche, la méthode phénoménologique de Husserl à Levinas, sans parler de la démarche bergsonienne (Galichet, 1997). Dans le cas de la justice, elle correspond aux avancées des sciences humaines en ce domaine : la sociologie contemporaine se refuse désormais à rechercher des critères généraux de justice ; elle vise au contraire, comme Patrick Pharo (2001) à expliciter « le sens de la justice » tel qu’il se donne dans des pratiques concrètes, telles que la relation de commandement et d’obéissance, la louange ou l’accueil des étrangers ; ou encore comme Michael Walzer (1997), qui cherche à dégager des « sphères de justice » où le « juste » et l’« injuste » prennent à chaque fois une signification différente. Dans les deux cas (et bien d’autres) l’approche est herméneutique plutôt que conceptualisante ; elle consiste à décrire et expliciter le sens de pratiques quotidiennes plutôt que de développer une conception théorique et abstraite. Et c’est précisément cette démarche herméneutique qui en assure la scientificité.

46Il conviendrait donc d’adjoindre au triptyque classique conceptualiser/ problématiser/argumenter un quatrième volet, qu’on pourrait résumer par le verbe « interpréter ». Mais sans doute la discussion classique n’est-elle pas la démarche la plus appropriée pour cela. Spontanément, la discussion orale collective tend au débat, à l’affrontement de thèses à justifier, bref à des échanges de type argumentatif. Le script qui fait l’objet de cet ouvrage le montre bien : ce ne sont pas seulement les préférences de l’animateur qui orientent la réflexion collective dans ce sens, mais la tendance même de la communication orale, qui fonctionne selon le paradigme accord/désaccord, thèse/antithèse, etc. D’autres démarches, comme le photolangage, le portrait chinois, l’approche littéraire ou poétique, seraient sans doute plus appropriées. Comme le dit Bergson, « il y a des cas où c’est le langage imagé qui parle sciemment au propre, et le langage abstrait qui parle inconsciemment au figuré » (Bergson, 1962).

47Mais c’est surtout l’écriture qui permettrait le mieux le déploiement de cette dimension. Alors que la philosophie se conçoit – depuis son origine jusqu’à aujourd’hui – comme un discipline qui a une relation essentielle avec l’écriture et l’écrit (à part Socrate, tous les philosophes connus ont écrit, et ceux d’aujourd’hui plus que jamais !), le caractère purement oral de la DVDP ne pose-t-il pas problème par rapport à la « philosophicité » à laquelle elle prétend ? Il est dommage que cette question ne soit nulle part abordée dans l’ouvrage. Mais sans doute le sera-t-elle dans une recherche ultérieure…

Bibliographie

Bibliographie

Bergson H., 1962, La pensée et le mouvant, Paris, PUF [1re éd. Paris, Félix Alcan, 1934].

De Landsheere G., 1976, Introduction à la recherche en éducation, Paris, Armand Colin-Bourrelier.

Galichet F., 1997, « Une critique des lieux communs de la philosophie scolaire : Bergson », Cahiers philosophiques de Strasbourg, no 6, p. 95-108.

—, 2003, « Qu’est-ce que le philosopher ? », dans M. Tozzi (dir.), Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, Rennes, SCÉRÉN-CRDP Bretagne, p. 25-31.

—, 2007, « La discussion philosophique et la question de la croyance », dans M. Tozzi (dir.), Apprendre à philosopher par la discussion, Bruxelles, De Boeck, Collection « Perspectives en éducation et formation », p. 149-160.

—, 2008 (avril), « Philosophie pour enfants : modèle argumentatif ou herméneutique ? », Diotime. Revue internationale de didactique de la philosophie no 36 (accessible en ligne : http://www.educ-revues.fr/Diotime/AffichageDocument.aspx?iddoc=32888).

Husserl E., 1954, La philosophie comme science rigoureuse, Paris, PUF.

Kant E., 1951, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin [Titre original : Kritik der Urteilskraft, 1re édition : Berlin/Libau, Lagarde/Friedrich, 1790].

Pharo P., 2001, Le sens de la justice. Essais de sémantique sociologique, Paris, PUF.

Walzer M., 1997, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil.

Notes de bas de page

1 Cf. p. 205-215 du présent ouvrage.

2 C. S. Peirce, Collected Papers of Charles Sanders Peirce, edited by Charles Hartshorne and Paul Weiss, Cambridge, Harvard University Press, 1958, vol. 1, p. 166.

3 Cf. E. Kant, Critique de la faculté de juger (titre original : Kritik der Urteilskraft, 1re éd. Berlin/Libau, Lagarde/Friedrich, 1790), Paris, Vrin, 1951, p. 56-57, et le commentaire que j’en fais (Galichet 2007).

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