Enrichir la didactique de l’apprentissage du philosopher par une approche interdisciplinaire
p. 263-270
Texte intégral
1La didactique de l’apprentissage du philosopher est un nouveau champ de recherche, né dans la décennie 1990-2000, au confluent de la philosophie, de certains acquis des recherches en sciences de l’éducation (théories de l’apprentissage, approche par compétences…) et de didactiques disciplinaires, auxquelles elle emprunte certains concepts. Elle avance notamment une matrice didactique du philosopher, prône une approche par compétences, et définit certaines compétences du philosopher : la problématisation, la conceptualisation, l’argumentation rationnelle. Le chantier fait désormais l’objet de thèses (une quinzaine soutenues1, plusieurs en cours), et donne lieu à plusieurs controverses, philosophiques (s’agit-il bien de philosophie ?) et didactiques (par exemple sur les compétences, la définition de leur spécificité). Pour y faire écho, pensons à la thèse de Gérard Auguet (2003), qui voit dans la DVP « un genre en voie d’institution », ou à celle d’Audrey Destailleur, qui se demande s’il émerge de ces pratiques un « sujet didactique »...
2Plusieurs disciplines convoquées dans cet ouvrage pour analyser une discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) peuvent être envisagées comme « disciplines contributoires » à une didactique de l’apprentissage du philosopher. C’est cette approche que je vais développer en conclusion de cet ouvrage en relevant certains éléments que je retiens, en tant qu’animateur de la DVDP, des contributions réunies ici.
3En étudiant les différentes dimensions de la temporalité dans une DVDP, Christine Pierrisnard met en avant trois dimensions spécifiques d’une discussion à visée philosophique : la spiralité, métaphore de l’approfondissement, qui amène par exemple à poser à quelque temps d’intervalle la même question, sans qu’il y ait pour autant piétinement, mais progression par creusement de la pensée ; la superposition temporelle, processus par lequel la discussion prend de la hauteur par abstraction et généralisation ; et enfin, la saisie du kairos, concernant l’émergence et l’accompagnement de processus de pensée.
4Toute discussion s’inscrit en effet au croisement de la temporalité de l’élaboration de la pensée de chaque participant et de la progression d’un échange collectif ramené au temps didactique de la classe. Il resterait à analyser finement : d’une part la manière dont chaque fonction (président, reformulateur, synthétiseur…) déploie une temporalité spécifique, et comment elles s’articulent dans le « système DVDP » ; d’autre part la façon dont l’animateur gère dans le temps ou simultanément (multiagenda) plusieurs types de temporalité (ex. : mise en relation avec les séances précédente et suivante, mémoire à court et moyen terme pour les reformulations et synthèses, anticipation à court et moyen terme de la suite de la discussion, de la fin de la séance…).
5Certaines contributions sont intéressantes par leur focalisation sur l’animateur, clarifiant ce qu’il en est de ses « gestes professionnels », concept développé par Dominique Bucheton2 et l’éclairant sur sa pratique ; d’autres sur la pensée des élèves, précisant leurs « gestes d’étude » spécifiques à cette activité, dont elles montrent leur degré de « philosophicité ». Certaines s’intéressent aux deux aspects, qui s’articulent dans les interactions.
6La contribution de Claire Polo prend comme outils d’analyse le contrat didactique (ensemble des attendus réciproques, plus ou moins conscients, de l’enseignant et des élèves) et les processus argumentatifs. Sur le premier, si j’avais clairement conscience de ses règles explicites, verbalisées par les élèves et moi-même, la révélation de règles implicites met à jour une position de ma part plus « haute » que je ne l’imaginais. Ce qui m’interroge dans ma visée démocratique : dois-je parler moins souvent ? Moins empiéter sur d’autres fonctions ? Si je ne demande pas la parole au président, pour pouvoir saisir immédiatement tout kairos philosophique qui se présente, je renforce cette position haute qui interroge sur l’aspect vraiment coopératif de la séance. De même, intervenir quasiment après chaque intervention, n’est-ce pas casser une dynamique argumentative entre élèves eux-mêmes ? Par conséquent, comment mieux articuler visée démocratique et philosophique ? Par ailleurs, la distinction entre la grande question sur la justice et les consignes locales est pertinente. Le fait d’attendre trop des élèves ce que j’aimerais qu’ils disent (les trois conceptions de la justice), c’est-à-dire une trop grande préparation et une trop forte attente philosophique, me rend indisponible à certaines idées intéressantes.
7C’est ce qu’ont très bien identifiés Nathalie Markevitch Frieden et ses collègues en relevant dans le verbatim trois kairos ratés. Ma réflexion sur le kairos s’approfondit : il y a certainement plusieurs kairos à saisir dans une DVDP. Des kairos philosophiques (émergence d’une définition, distinction conceptuelle, thèse, objection, etc.) et des kairos démocratiques (nécessité de rappeler une règle oubliée ou transgressée...). Il faudrait aussi hiérarchiser leur importance, car certains sont peut-être plus pertinents que d’autres d’un point de vue philosophique. Une typologie des kairos est donc à construire dans chacune des visées (démocratique et philosophique). Il y a aussi de multiples raisons pour les avoir ratés qui peuvent ou non se conjuguer : pour le troisième raté par exemple, je n’avais tout simplement pas compris ce qu’avait dit le participant (kairos raté par incompréhension). Certains kairos non saisis peuvent d’ailleurs être justifiés. Par exemple faut-il systématiquement prendre une idée intéressante, si elle est hors-sujet ? Et quand une nouvelle piste s’ouvre, mais que le capital temps est épuisé ? Il faut peut-être aussi sursoir au traitement immédiat d’un kairos, compte tenu de la progression d’un débat, quitte à y revenir ensuite, etc.
8L’intérêt de la typologie des modes de pensée et des postures épistémologiques d’une pensée critique dialogique élaborée par Marie-France Daniel est au cœur d’une didactique de l’apprentissage du philosopher, qui travaille sur l’acquisition de compétences et d’habiletés de pensée. En effet, celle-ci permet, du point de vue de la formation de l’animateur, qu’il se clarifie ce qu’est philosophiquement une pensée critique, et à quel degré ses élèves la mettent en œuvre, mais également qu’il parvienne à obtenir suffisamment d’indications pour orienter ses interventions, et le degré de « philosophicité » de celles des élèves. Son analyse du passage en cours de discussion d’interventions simples à d’autres plus complexes, et de l’évolution vers des postures épistémologiques plus travaillées, confirme mon intention et mon impression d’avoir petit à petit « élevé le niveau », de l’exemple à la conceptualisation et à la problématisation de la notion de justice.
9La typologie d’Anne Roy des cinq styles de pensée (« a-réflexif », « non réflexif », « préréflexif », « quasi-réflexif » et « réflexif »), théoriquement fondée sur la didactique des mathématiques, permet aussi de caractériser le degré de réflexivité d’une intervention. Elle analyse de façon rigoureuse huit interventions d’élèves à l’aune de cette classification, par degré croissant de réflexivité.
10Pour accompagner les élèves et situer leurs interventions, j’utilise personnellement une approche par compétences empiriquement tirée de l’expérience collective des correcteurs français pour évaluer une dissertation au baccalauréat, où les capacités philosophiques à développer sont essentiellement la problématisation, la conceptualisation et l’argumentation. Mais je suis très intéressé par d’autres classifications des processus ou d’habiletés de pensée, et ici du degré de réflexivité des interventions, inspirées par d’autres contextes et d’autres référents théoriques (Philosophie pour enfants de Lipman, critical thinking, recherches québécoises de Daniel, Roy, Sasseville et Gagnon, etc.)
11Ces outils valent évidemment ce que vaut la pertinence de ces typologies. Celles de Marie-France Daniel et d’Anne Roy s’inspirent également de la philosophie avec les enfants de Lipman, mais elles n’aboutissent pas à la même analyse du verbatim. Par exemple, là où Marie-France Daniel et Gabriela Fiema voient de nombreuses interventions au premier niveau égocentrique, Anne Roy n’en voit aucune au niveau « a-réflexif », même dans la première partie ; et là ou cette dernière voit une intervention réflexive (le plus haut niveau) dans la première partie, Daniel et Fiema n’en voient aucune dans leurs deux catégories supérieures, même dans la dernière partie, où le niveau monte ! Ceci s’explique en partie par le fait que Daniel a tiré sa typologie empiriquement et inductivement de corpus réels, alors que Roy déduit la sienne du travail théorique d’un didacticien des mathématiques. Le niveau 0 de Roy est hors pensée philosophique, mais le niveau 1 de Daniel l’est déjà… De plus, pour la même grille, les critères de rattachement de telle intervention à telle posture épistémologique peuvent être diversement interprétés selon les analystes. Toute grille est éclairante pour certains aspects dévoilés et repérables, mais doit être relativisée (la mienne comme les autres !) par rapport à d’autres, car elle découpe et schématise la complexité du réel, et pose des problèmes d’interprétation et de classement dans son application.
12Ensuite, Valérie Saint-Dizier de Almeida distingue opportunément dans une DVDP la dimension instrumentale, opérationnelle (relative à la tâche) et la dimension socio-émotionnelle, relationnelle (relative au climat). Cette distinction attire l’attention d’un animateur sur deux éléments qu’il doit chacun prendre en compte – la deuxième facilitant la première –, et simultanément cogérer. L’auteure détermine aussi, par comparaison avec un corpus de discussions « façon Lipman », les « caractéristiques de la méthode Tozzi ». Cela me permet de comprendre la spécificité de ma méthode, très inspirée des pratiques de Sylvain Connac en pédagogie coopérative, par rapport à d’autres. La comparaison des méthodes est éclairante, car elle met en évidence les « effets dispositifs » de chacune.
13Toute méthode en philosophie avec les enfants a ses avantages et ses limites, inconvénients et dérives possibles. Elle donne lieu à interprétation et adaptation selon le public, le contexte et la personnalité de l’animateur. Y compris chez celui qui la promeut, et peut évoluer dans sa propre pratique dans le temps (attention à la routine)… Je m’aperçois par exemple à l’analyse que j’empiète parfois sur les « métiers » d’autres élèves. Cela peut se justifier quand une reformulation est manifestement fausse ; mais on peut demander à l’élève reformulé s’il se reconnaît ou non dans la reformulation, ou demander à un autre élève quelle reformulation il ferait… C’est opportun aussi si une synthèse est incomplète, en la complétant. Il peut également être utile de suppléer le président en cas de défaillance manifeste, ou oubli d’une règle (ex. : il ne tend aucune perche aux élèves jusque-là muets). Mais y a-t-il des empiètements injustifiés, et sur quels critères ? C’est à approfondir.
14De même il est souhaitable de préciser dès le début le rôle de l’animateur pour clarifier au départ toutes les fonctions, repères structurants du fonctionnement pour les élèves, ce que je n’ai pas fait dans cette séance. Il y a en fait un écart entre ce que l’on veut et croit faire et ce que l’on fait, le prévu ou souhaité et le réel. Ce type d’analyse met les pendules à l’heure, et doit accroître la vigilance.
15Anda Fournel analyse la présence dans le corpus d’une compétence ou habileté de pensée fondamentale pour apprendre à philosopher : le doute. Son originalité est de construire un modèle d’analyse du doute en contexte dialogique et interactionnel. Ce modèle est utile au praticien et formateur, car d’une part il distingue et clarifie trois façons de douter, en situation d’énonciation ou de co-énoncation ; d’autre part il s’appuie sur les traces langagières (par exemple les modalisations) des actes de pensée, pour rendre visible ce qui n’est, comme processus intellectuel, que dans la tête. C’est un excellent exemple de contribution des sciences du langage à la didactique de l’apprentissage du philosopher comme outil d’analyse et d’autoanalyse, car on ne peut philosophiquement penser que dans et par le langage.
16Un autre exemple en est donné par la contribution de Mylène Blasco et Lidia Lebas-Fraczak qui montrent comment l’analyse syntaxique articulée à une analyse pragmatique peut ouvrir à une compréhension éclairée de ce qui se dit pour étudier le raisonnement. La mise en grille syntaxique montre « comment progresse le raisonnement des élèves, et comment s’effectue la construction d’une réponse à une question posée », la construction d’une pensée via le discours, les opérations intellectuelles en interaction, et ce d’une manière fine par la mise en espace. Voilà encore une méthode issue des sciences du langage qui rend visibles des processus de pensée abstraits. La grammaire du texte en extrait l’architecture conceptuelle et argumentative.
17Enfin, on accroît encore la technicité de l’analyse avec un outil informatique expérimenté par Philippe Dessus, Jean-Pascal Simon et leurs collègues : Reader Bench. Celui-ci permet d’étudier avec la rapidité d’une machine « les mots-clés et les thèmes abordés (dans la globalité de la DVDP et par locuteur), les proximités thématiques des contributions des différents locuteurs, l’apport de chacun à la discussion et la dimension dialogique » ; par exemple par des visualisations centrées sur les tours de parole ou les participants. Il est bien précisé que l’outil ne se substitue pas à une analyse humaine mais la complète (tout outil a ses limites), et n’a pas pour objectif l’évaluation des élèves.
18Face à ces différentes méthodes, grilles et outils d’analyse, qui apportent une intelligibilité incontestable sur le verbatim, il faudrait examiner et débattre de leur opérationnalité avec les praticiens et ceux qui les forment, pour accompagner l’analyse et l’autoanalyse des pratiques, afin d’orienter et d’infléchir les pratiques vis-à-vis des prises de conscience réalisées.
19J’ai essayé de témoigner de l’effet que ces analyses ont produit sur moi, en tant que praticien, formateur et chercheur en philosophie avec les enfants, en termes de conscience de certains aspects qui m’étaient occultés dans le feu de l’action et même dans l’analyse a posteriori. Je réalise ainsi que ma grille de didacticien n’est qu’une option possible en didactique de la philosophie, car elle présuppose une conception de cette discipline et de l’apprentissage du philosopher, toujours discutable ; et d’une façon plus générale, parce qu’il y a des outils intéressants provenant d’autres champs épistémologiques sur lesquels s’appuyer. Ainsi, la didactique de l’apprentissage du philosopher a tout à gagner à s’en saisir, à titre de disciplines contributoires au labourage du champ.
Bibliographie
Bibliographie
Articles
Tozzi M., 2009, « La didactique de la philosophie en France. Vingt ans de recherche (1989-2009) », Les Cahiers du Cerfee, no 26, p. 73-96.
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Ouvrages
Tozzi M., Gilbert M., 2016, Des ateliers philo à la maison, Paris, Eyrolles.
Tozzi M., 2014, La morale ça se discute, Paris, Albin Michel.
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—, 2008, Soulé Y., Bucheton D., La littérature en débats : discussions à visées littéraire et philosophique à l’école primaire, Montpellier, SCÉRÉN-CRDP.
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— (dir.), 2007, Apprendre à philosopher par la discussion, Bruxelles, De Boeck, Collection « Perspectives en éducation et formation ».
—, 2006, Débattre à partir des mythes à l’école et ailleurs, Lyon, Chronique sociale, collection « Pédagogie/Formation ».
—, 2005, Penser par soi-même : Initiation à la philosophie, Lyon, Chronique sociale, collection « Savoir penser » [1re éd. Lyon, Chronique sociale, 1996].
—, 2004, Étienne R., La discussion en éducation et formation. Un nouveau champ de recherches, Paris, L’Harmattan.
—, 2004, Carraud F., Être parent aujourd’hui, Saint-Maurice (Suisse), Éditions Saint-Augustin.
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— (dir.), 2003, Nouvelles pratiques philosophiques en classe, enjeux et démarches, Rennes, Canopé-CRDP Bretagne.
— (dir.), 2002, La discussion philosophique à l’école primaire – Pratiques, formations, recherches, Montpellier, CRDP Languedoc-Roussillon.
— (dir.), 2001, L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, Paris, CNDP, Hachette éducation, Collection « Ressources formation ».
— (dir.), 2000, Diversifier les formes d’écriture philosophique, Montpellier, CNDP/CRDP Languedoc-Roussillon, Collection « Accompagner au lycée ».
— (dir.), 1999, L’oral argumentatif en philosophie, Montpellier, CRDP Languedoc-Roussillon.
—, Molière G. (dir.), 1998, Lecture et écriture du texte argumentatif en français et en philosophie, Montpellier, CRDP Languedoc-Roussillon.
—, Benoît M., Carré M. (dir.), 1993, Étude philosophique d’une notion, d’un texte, Montpellier, MAFPEN-CRDP.
—, Baranger P., Benoît M., Vincent C. (dir.), 1992, Apprendre à philosopher dans les lycées d’aujourd’hui, Paris, Hachette éducation, collection « Ressources formation ».
Notes de bas de page
1 Thèses soutenues : Auguet (2003), Connac (2004), Pilon (2005), Especier (2006), Go (2006), Usclat (2008), Chirouter (2008), Agomarie (2010), Desault (2011), Le Montagner (2012), Destailleur (2014), Ahouandjinou (2014), Fiema (2014), Fadel (2015), Henrion (2016) et HDR : Auriac (2007), Chirouter (2016).
2 Voir par exemple : J.-C. Chabanne, D. Bucheton, Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire. L’écrit et l’oral réflexifs, Paris, PUF, 2002 ; D. Bucheton, O. Dezutter, Le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français. Un défi pour la recherche et la formation, Bruxelles, De Boeck, collection « Perspectives en éducation et formation », 2008.
Auteur
Professeur émérite en sciences de l’éducation, Université Paul-Valéry de Montpellier, chercheur en didactique de l’apprentissage du philosopher, spécialiste des nouvelles pratiques philosophiques (NPP), expert pour l’UNESCO en philosophie avec les enfants, il est l’auteur de nombreux ouvrages dans ce domaine. michel.tozzi@orange.fr
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