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La pensée à l’œuvre dans une discussion philosophique : l’écouter, l’entendre, l’exploiter. Former à l’animation par l’observation minutieuse d’une discussion philosophique filmée

p. 239-259


Texte intégral

L’usage didactique des films de discussion philosophique

1Nous avons réuni et croisé ici quatre regards de didacticiennes de la philosophie – Gaëlle Jeanmart, Anne Herla, Véronique Delille et Nathalie Nathalie Markevitch Frieden – pour observer, dans sa forme filmée, une discussion philosophique menée par Michel Tozzi. Les didacticiennes forment toutes de futurs animateurs à animer des discussions philosophiques, Gaëlle Jeanmart et Anne Herla notamment dans le cadre d’un certificat en pratiques philosophiques organisé à l’Université de Liège, qui forme chaque année des enseignants à l’animation de discussion philosophique selon quatre méthodes, la DVDP de Michel Tozzi étant l’une d’elles. Véronique Delille intervient quant à elle dans la formation de pédagogues (enseignants, éducateurs spécialisés, personnels de la protection judiciaire de la jeunesse, formateurs en alphabétisation). Elle intervient aussi auprès de futurs ingénieurs à l’École Centrale, dans des centres culturels de rencontres européens, et pour le Mémorial de la Shoah comme animatrice, formatrice et conceptrice pédagogique. Nathalie Markevitch Frieden enseigne la didactique de la philosophie, à l’université de Fribourg, à de futurs professeurs dans les lycées. Le point commun entre ces quatre didacticiennes est le fait d’accompagner des animateurs de discussions dans leur formation pratique, et donc de développer avec leurs étudiants et pour eux, des méthodes d’observation réalistes et pragmatiques, celles-ci devant servir à un progrès.

2Il existe de nombreuses méthodes d’utilisation didactique du film d’une pratique. Nous privilégions ici la méthode suivante : le visionnage de très courtes séquences afin de permettre une observation rapprochée de la discussion ; ces observations sont entrecoupées de pauses destinées à une mise en commun des analyses. Puis, nous reprenons le fil de l’observation ou regardons à nouveau pour repréciser une impression. Nous privilégions le film au verbatim dans la mesure où nous jugeons le non verbal important pour l’analyse et la compréhension des éléments clés d’une séquence de discussion.

3En formation, il nous semble important de développer une compétence et une habitude de l’observation attentive des faits, en dehors du jugement de valeur qui a tendance à les globaliser hâtivement. Nous reprenons ici le résultat d’une observation croisée et minutieuse de la vidéo, de sorte qu’il ne s’agira pas de convoquer un corpus d’auteurs en philosophie de l’éducation ou en didactique de la philosophie, par exemple, ni d’appuyer nos analyses sur des références bibliographiques, mais bien sur les extraits de l’animation et de ce qui s’y donne à voir dans le détail.

4L’avantage du film est qu’on peut l’arrêter encore et encore, ce qu’il n’est jamais possible de faire dans l’action. C’est donc un outil privilégié de construction de l’observation minutieuse. Nous postulons que la rétroaction permet de comprendre les jeux et les enjeux inhérents à la discussion philosophique, et amène à didactiser des compétences et des attitudes nécessaires à l’animation.

5Nous faisons ici un double pari : il est non seulement possible d’observer dans une discussion philosophique un objet particulièrement prompt à se dérober à l’observation que nous nommons ici le « moment opportun », mais nous suggérons aussi que le fait même de s’exercer à l’observer permettrait à l’animateur de mieux le saisir quand il se présente, de lui donner peut-être une place et de l’exploiter en temps voulu, en ayant développé la conscience des choix que l’on pose.

6Enfin, nous attirons l’attention du lecteur sur le fait qu’une telle minutie dans l’analyse nous conduit nécessairement à souligner des détails qui n’ont pas pu être perçus par l’animateur dans le feu de l’animation, et avec la surcharge cognitive de la gestion du groupe et du fond. Nous ne voulons évidemment pas épingler tel animateur en particulier, en l’occurrence Michel Tozzi, mais prendre appui sur une animation en particulier, pour proposer un angle d’approche inédit sur cette notion de « moment opportun », qui est un réel défi pour tout animateur.

Notre objet d’observation

7Nous sommes parties de l’idée qu’il peut y avoir, au cours d’une discussion philosophique, des moments, plutôt rares, où quelque chose de surprenant surgit dans l’intervention d’un participant, quelque chose qui prend au dépourvu l’animateur et parfois le groupe, quelque chose d’un peu miraculeux qui s’invite, comme une grâce ou un cadeau. Il peut s’agir d’un lien inédit (lien entre la réflexion en cours et la réalité ou connexion nouvelle entre des idées) ; d’une question vive qui atteste une pensée en recherche ; d’un pas de côté qui opère un renversement de la perspective (par exemple on dézoome pour voir plus large, ou on ouvre une percée) ; d’une lecture nouvelle du problème sur lequel le groupe travaille depuis un moment ; ou bien d’une nouvelle structuration qui vient cristalliser le processus de réflexion commune. Greffe et brèche à la fois : l’idée nouvelle ne surgit pas de nulle part, elle prend ses racines dans la discussion (pas de hors sujet ici) ; et elle ouvre vers une autre perception du problème, indiquant une ligne souterraine, un chemin de traverse pour la pensée, une issue non encore exploitée (une euporie).

8De telles interventions peuvent provoquer un vif étonnement et agir comme un révélateur, ou décontenancer et ne pas être perçues dans leur puissance novatrice. N’étant pas nécessairement en état de réceptivité, l’animateur ne les voit pas toujours, et comme elles passent furtivement, il laisse alors filer l’occasion. Par ailleurs, il ne suffit pas de voir ces interventions, il faut encore les relever. Et c’est là une question d’audace : il faut oser saisir l’aventure d’une pensée nouvelle, dont on ne peut pas présupposer où elle nous conduit puisqu’elle est précisément surprenante, inédite. Parfois, c’est aussi une question de rythme, car, pour saisir cette occasion furtive, il faut se donner le temps de tout écouter, même ce qu’on s’attend le moins à entendre.

9Cette prise de parole se caractérise par l’effet de surprise qu’elle produit sur celui qui parle, voire sur les autres participants, sur l’animateur lui-même ou sur un observateur. Nous distinguons ce type de moment des opportunités philosophiques « classiques » qui apparaissent dans une discussion lorsque l’animateur reconnaît, dans la pensée encore balbutiante d’un participant, une dimension fondamentale de la philosophie (enjeu majeur, distinction conceptuelle, paradigme…). Il nous semble important de pouvoir reconnaître et souligner ces moments où la pensée propre d’un individu ou d’un groupe se réapproprie une grande question faisant partie du bagage culturel humain. Cependant, ce qui nous intéresse ici ce ne sont pas ces moments où l’animateur conserve une longueur d’avance, mais ceux où il est, au contraire, au moins dans un premier temps, désarçonné, perdu, n’ayant pas encore identifié le problème philosophique auquel il est confronté ; ces moments où il est donc tenté de fuir ou d’oblitérer cette situation d’inconfort et de confusion.

10À égalité avec les participants, l’animateur se trouve pris dans l’aventure d’une pensée qui se fraie un chemin comme à la machette dans une jungle. Le réflexe d’assimiler toute idée neuve à une conception philosophique préexistante, et plus encore le fait de se tenir à un plan de discussion préétabli, revient à s’engager sur une autoroute de la pensée : pré-tracée, balisée, utile, mais susceptible de nous faire manquer les chemins de traverse et les voies souterraines, pourtant bien présentes et pleines de trésors insoupçonnés. C’est à la saisie de ces chemins de traverse un peu surprenants que nous aimerions former les animateurs par des exercices d’observation du type de celui que nous allons mener ici.

11Or, comment les reconnaître ? Peut-être par cet effet résiduel : la surprise devant l’idée qui s’invite presque d’elle-même ? La surprise est vécue initialement par l’enfant qui s’exprime, lorsqu’il découvre une idée dont il savoure la beauté. Dans cette pensée en acte, l’expérience du questionnement s’ancre en profondeur ; la question ou l’idée qui émerge étant complètement « habitée ». Une partie du groupe peut alors s’arrêter, dans un temps de suspension éphémère, sous le coup de cette même émotion esthétique, que l’enfant parvient parfois à propager autour de lui. Et c’est peut-être précisément parce qu’une telle idée est partageable qu’elle se distingue d’une illumination confinant à la folie. Le rôle de l’animateur est alors capital pour soutenir cet embryon d’émotion esthétique à l’égard d’une belle idée. Son rôle n’est pas de susciter ce type de moment surprenant, mais de l’exploiter en propageant l’émotion esthético-philosophique qu’il génère.

12Ces expériences de pensée ne sont pas toutes partagées et propagées de la même manière : certaines d’entre elles ne sont saisies que par quelques-uns ; d’autres sont saisies par tous ; d’autres encore sont saisies par tous et exploitées dans la suite de la recherche. Mais comment faire pour parvenir à ce troisième degré et rendre accessible à tous la nouvelle idée qui surgit ? Pas de réponse miraculeuse ici. Tout au plus une suggestion : c’est peut-être sur le type de phrase d’accueil que cela peut se jouer, et sur le temps laissé à accueillir l’idée. Par exemple, dire « c’est fascinant ce que tu dis » et laisser un temps avant de relancer une question pour approfondir ou faire le tour de l’élément nouveau est une façon plus juste de laisser une place à ce qui surgit que de dire « je n’ai pas compris ». Là où la première formule attire l’attention sur l’idée, la deuxième l’attire plutôt sur l’animateur : la volonté de l’enfant sera alors de lui faire comprendre son idée plutôt que de mesurer lui-même l’ampleur ou l’impact de ce qu’il vient de dire. L’intérêt de la formule « c’est fascinant ce que tu dis » est qu’elle marque la surprise et l’étonnement de l’animateur, dont elle fait une valeur en soi.

13Ce que la « pensée à la machette » permet de vivre, ce serait donc une sorte d’esthétique collective de l’étonnement. La beauté d’une idée qu’un enfant savoure est relayée par l’animateur, qui communique au groupe l’affect de la surprise avant même d’envisager comment l’exploiter ou la prolonger.

14Notre questionnement de didacticiennes consiste alors à nous demander comment se former à la perception de ces « moments opportuns » ? Comment l’animateur peut-il pressentir qu’il y a là, malgré son caractère encore mal défini, un chemin intéressant pour la réflexion commune ? Comment peut-il faire en sorte que cette expérience de pensée parfois tout individuelle qui surgit devant lui ne se perde pas aussitôt dans le néant, mais devienne au contraire un patrimoine commun ? Comment donner à cette nouvelle idée sa valeur, la faire apparaître comme telle aux yeux de celui qui l’émet et permettre sa propagation au reste du groupe ? Comment faire en sorte que l’on creuse ensemble le problème qui vient d’être mis à jour ? Y a-t-il des attitudes de l’animateur (ralentir le rythme, ménager des respirations, demander la répétition de ce qui vient d’être dit, etc.) qui, sans qu’il ait véritablement à agir, favorisent cette propagation ? Peut-on, et si oui comment, s’exercer à saisir ces occasions ? Et quelles seraient les principales résistances à combattre ?

Études de cas

15Pour tester notre hypothèse selon laquelle il serait possible d’observer des instants opportuns, exploités ou pas, dans une discussion philosophique, nous avons visionné, individuellement, le film de l’animation de Michel Tozzi en essayant de pointer les moments qui nous semblaient pouvoir correspondre à notre objet de recherche. Nous avons été attentives aux signes qui sont généralement indicateurs d’un « moment opportun » (dans la structure de la discussion, dans les réactions de l’animateur, dans le rythme de la parole, dans l’expression des visages, dans la posture physique, etc.).

16Nous sommes alors tombées d’accord sur trois moments qui nous apparaissent comme des ruptures dans le fil tranquille de la discussion, comme des pics dans la ligne des battements du pouls de la réflexion.

17Nous avons ensuite décidé d’analyser chacune de notre côté ces trois moments, en nous demandant : à quoi reconnaît-on qu’il s’agit d’un « moment opportun » dans la pensée collective ? Comment l’animateur (ici, Michel Tozzi) réagit-il et quelles pourraient en être les raisons ? Et, plus largement, comment peut-on utiliser ce type de support filmé pour former nos étudiants/animateurs débutants à accueillir la surprise et à oser emprunter ces voies de traverses ?

18Nous allons vous présenter nos regards croisés sur ces trois moments pour donner du corps à notre propos et déterminer en situation quels sont les critères sur lesquels nous nous sommes accordées pour diagnostiquer un « moment opportun » et analyser sa prise en charge, partielle, totale ou absente, par l’animateur. Il est cependant arrivé que nous ne soyons pas d’accord entre nous sur l’interprétation de ce qui se passait dans tel ou tel extrait. Autant que possible, nous avons tenté de faire droit aux différentes lectures. Mais parfois, par souci de concision, nous n’exposons ici que le point de vue de l’une d’entre nous, sans exposer toute la discussion à laquelle cette interprétation a pu donner lieu. La richesse de l’exercice n’apparaît donc que partiellement dans ce qui suit.

Candice (tours de parole 60 à 102)

19On est ici en tout début de discussion. Michel Tozzi a lancé sa question de départ : « Pourquoi on dit : c’est pas juste ? ». Les enfants démarrent en donnant des exemples de situations où l’on prononce ces mots, tout en précisant si c’est justifié (« c’est vraiment pas juste ») ou si c’est un peu exagéré (« on le pense peut-être, mais pas beaucoup beaucoup »). Différentes sources du sentiment d’injustice sont identifiées : inéquité, inégalité, désaccord avec la décision d’un adulte ou avec la réalité telle qu’elle est. Candice prend alors la parole et s’ensuit un échange serré avec Michel (de 85 à 1001) durant lequel celle-ci tente de mettre en forme ce qui précède en distinguant deux types de « c’est pas juste », le premier lié à une inégalité réelle, le second, dit « capricieux », qui ne correspond pas à une injustice véritable, mais qui est fréquente chez le petit enfant pour marquer son désaccord avec une interdiction, surtout quand il ne comprend pas bien les raisons qu’a l’adulte pour l’empêcher de faire ce qu’il désire ou pour imposer certaines règles. Cette idée d’un « c’est pas juste » capricieux est reprise et illustrée par d’autres enfants par la suite.

20On peut relever la démarche collective des enfants à l’œuvre dans cet extrait (et jusqu’au tour 123 au moins) : l’angle sous lequel ils ont pris la question dépasse le cadre fixé par l’animateur, puisqu’il ne s’agit pas tant d’exemples de justice/d’injustice que d’exemples de situations où l’on dit, pour une raison ou une autre, « c’est pas juste ». Et c’est davantage la recherche des motifs d’une telle interjection qui stimule la réflexion des enfants, ainsi que la plus ou moins grande sincérité avec laquelle une telle formule est proférée. Les enfants prennent en réalité très au sérieux la question de l’animateur, qui est « pourquoi on dit : c’est pas juste ? », qu’est-ce qui nous fait penser et/ou dire que quelque chose l’est, et non « qu’est-ce qui est juste (dans telle ou telle situation) ? » ou « qu’est-ce que la justice ? ». L’accent est placé sur le contexte d’énonciation. Et ici toute la subjectivité entre en jeu : on peut donc dire « c’est injuste » en se trompant, ou en ne le pensant pas, ou en exagérant simplement parce qu’on n’est pas d’accord, que ça ne nous arrange pas, comme quand on doit faire ses devoirs (exemple de Dimitri). Ce serait le cas du « c’est pas juste » « capricieux » de Candice, celui « qu’on ne pense pas trop », mais qu’on dit quand même.

21Que fait l’animateur ? Il invite à la production d’exemple, il valorise les efforts, mais, dans ses reformulations, il ne met pas toujours le doigt ou les mots sur les critères qui pourraient mettre en lumière les liens entre les interventions, entre les participants ; ses interventions ne permettent pas de dégager les points d’orgue, les similitudes et les différences. On perçoit alors comme un dialogue de sourds. Pourquoi l’animateur se fait-il ici étranger à l’occasion qui se présente de suivre le cap pris par les enfants ? C’est qu’il suit ici son fil, en vue de classifier les types d’injustices. Il n’entend donc pas ou passe sous silence cette seconde ligne de réflexion qui parcourt tout le début de la discussion. C’est pourtant une réflexion qui tient précisément à sa demande et qui signale un écart entre ce que l’animateur a dit et ce qu’il a pensé dire. Il y aurait donc des lignes minoritaires et majoritaires, ou explicites et tacites, au sens où il y aurait une place, derrière le fil conducteur de l’animateur qui trace une ligne claire, pour une ligne moins directement visible qui relie pourtant bel et bien les interventions entre elles, mais sans être toujours saisie par l’animateur. C’est cette seconde ligne que l’on détecte après coup, par l’observation minutieuse d’une vidéo, en dehors de l’urgence d’animer.

Émilie (tours de parole 205 à 245)

22Ici la discussion passe par un moment où Michel Tozzi essaye de faire dire à chacun son idée au sujet de la division juste d’un gâteau. Benoît, à l’intervention 205, introduit la question des garnitures ou des décorations du gâteau, potentiellement considérées comme les meilleures parties, et donc causant un risque d’injustice, même si le gâteau est coupé en parts égales.

23Nous voyons là une deuxième opportunité : en filigrane de l’intervention de Benoît, on peut lire la question non plus de la seule égalité en quantité (la taille de la part), mais également en qualité (la composition de la part) puisqu’il souligne qu’il s’agit de répartir non seulement le gâteau, mais aussi « les bons ingrédients ». L’animateur est peut-être trop occupé à voir émerger les concepts d’équité et d’égalité, qui font partie des attendus de l’exercice. Sa reprise de ce qu’a dit Benoît en est le signe puisqu’il le réduit à une variante de la solution précédente « faire des parts égales » et annonce qu’il cherche à présent des solutions différentes. Le changement de focale opéré par Benoît n’est donc pas valorisé.

24La suite de l’échange est également intéressante. Melvil (216) propose de donner la décoration au chien, se débarrassant ainsi du problème soulevé par Benoît. Le problème est apparu et semble disparaître. Dans ce contexte, Émilie essaye de résoudre la question de l’injustice dans la répartition des décorations sur le gâteau. Sa thèse est qu’on doit donner les parts égales aux gens dans l’ordre où ils sont assis, sans tenir compte de la potentielle inégalité de traitement quant à la quantité de décorations sur chaque part. Elle remet au sort la responsabilité de donner le meilleur morceau. Elle fait l’hypothèse que le choix du sort est plus juste que celui qu’une personne ferait et ajoute au tour 247 : « à la base c’est un gâteau, c’est pas obligé [qu’il y ait une décoration], il y a des gâteaux où il n’y a rien dessus, ils sont nature. » L’animateur, sans l’entendre vraiment, reprend au tour 248 : « et tu penses que ce serait injuste si on faisait des parts qui n’étaient pas égales ? » Tout le monde retombe sur le point discuté auparavant. Le « moment opportun », le problème intéressant, ou la solution nouvelle est passé sans laisser de trace.

25Cette intervention d’Émilie en 247 semble également constituer un « moment opportun ». En effet, Émilie saisit, comme dans une intuition philosophique profonde, une distinction importante entre ce qu’est le gâteau « à la base », ou de nature, et ce qu’on lui ajoute, et qui ne relève pas de sa nature. Elle dit comme pour expliquer cette distinction : « il y a des gâteaux où il n’y a rien dessus. » Or, sans rien dessus, ils sont et restent des gâteaux, donc ce qui est dessus, ne fait pas, pour elle, partie de ce qu’est par nature un gâteau. Elle ajoute, pour revenir à l’égalité, que partager équitablement cette décoration ne fait pas partie intégrante de l’égalité du partage du gâteau. Et finalement elle complète en remarquant que le fait qu’il n’y ait parfois rien dessus, fait que cela ne sert à rien de vouloir une part de ce qui est au-dessus pour faire un partage égal.

26On pourrait suggérer qu’il n’y a pas seulement ici la découverte de la distinction entre la substance et l’accident, mais aussi une idée nouvelle de la justice limitant l’exigence d’égalité du partage à la substance du gâteau, sans ajouter le partage des accidents qu’ils soient de la décoration, du glaçage supplémentaire (ou imaginons encore le papier dentelé, les bougies, et pourquoi pas l’assiette). Émilie propose une synthèse de tout ce qui a été dit avant, qu’elle abstrait et généralise, en identifiant une sortie possible par une distinction qui permette de mieux comprendre le gâteau et le partage. Son intervention correspond à un geste de réduction : de quoi parle-t-on, fondamentalement ? Si c’est d’un gâteau, partageons un gâteau et non ce qui n’est pas un gâteau ! Elle n’a pas seulement saisi cette distinction, mais comment l’utiliser à bon escient dans une question morale, celle du partage équitable ?

27D’ailleurs, comment est-elle arrivée à cette découverte ? Depuis un moment, on parlait de ce glaçage, on le partageait, on le donnait au chien, on essayait de le supprimer… Émilie l’a supprimé en faisant un pas vers l’abstraction, un pas vers le haut. C’est aussi un pas vers une nouvelle structuration de la question. Son intuition est qu’en structurant autrement le sujet, on peut éliminer le problème.

28Or, pourquoi cette découverte passe-t-elle inaperçue ? Parce qu’Émilie se répète, tourne autour du pot, hésite beaucoup. Mais aussi parce que tout le monde sent que l’on est arrivé à dire tout ce que l’on croyait possible sur les problèmes d’égalité des parts face aux différences, aux goûts, aux appétits, aux désirs, aux caprices de chacun et au glaçage qui a pris beaucoup de l’attention. Et personne n’est vraiment ouvert à une solution intellectuelle, parce que personne ne saisit qu’il est possible et important d’en trouver une. Par ailleurs, Émilie ne semble pas résoudre le problème, mais l’éliminer ! Melvil avait éliminé une première fois le problème en donnant le glaçage au chien et fait rire toute l’assemblée. La solution d’Émilie est plus abstraite, elle est moins drôle et donc moins séduisante, hélas ! Et que dire du fait que la distinction d’Émilie se trouve chez Aristote ? Cela ne semble rien enlever et rien ajouter à la découverte d’Émilie qui reste une découverte étonnante, profonde et métaphysique, mais non remarquée, non relevée, non exploitée, non utilisée.

29Il est également intéressant de se demander pourquoi l’animateur ne voit ni n’entend pas une découverte de ce genre. Dans une discussion, tout va vite, et beaucoup de choses se passent. Ici, par exemple, nous sommes en présence de deux discussions superposées. La discussion sur le glaçage n’a pas été abandonnée, elle continue entre certains enfants. Elle a commencé avec Benoît en 209, puis continue avec Melvil en 216. Mais, pendant ce temps, l’animateur questionne inlassablement les enfants : « comment tu coupes le gâteau ? » (210), « comment tu les couperais tes parts ? » (219), « et tu les partages comment ces parts ? » (223), « bon tu les fais comment tes divisions ? » (225) etc... Et les participants répondent, cherchant à donner la réponse qu’ils croient correspondre à l’attente de l’animateur. Et c’est seulement en 235 que ce dernier fait la synthèse : « […] donc tu partages finalement le gâteau // en parts égales // et si y a quelque chose bon qui est particulièrement bon etc. tu donnes au chien donc c’est pas une injustice pour toi // de donner le meilleur au chien ? » Et il interroge en 237 : « C’est précisément pour éviter les injustices que tu prends cette solution-là ? »

30L’animateur écoute et réagit, mais il semble aussi occupé à évaluer le moment où il pourra estimer avoir achevé cette partie de la discussion, et pouvoir passer à une étape ultérieure dans la définition de l’idée de justice (271). À la question de Michel Tozzi, Émilie cherche une réponse dans la nature du gâteau, or l’animateur voudrait une solution dans une plus grande justice/égalité. Donc il n’entend pas la réflexion d’Émilie parce qu’il cherche autre chose. Par ailleurs Émilie se contredit car, en 243, elle commence par parler de « la meilleure part », donc on ne s’attend pas à ce qu’elle relativise son importance.

31Il semble que ce petit exemple montre combien il est difficile d’entendre une trouvaille si elle sort du fil que l’on poursuit. L’animateur poursuivait une idée d’égalité et de justice, et Émilie une idée de gâteau. Plus l’animateur a un plan dans la tête, plus il peut être imperméable à ce qu’il y a de surprenant hors de son propre objectif. L’animateur n’entend pas cette distinction, parce qu’il sait où il va. Il veut passer de la justice distributive à la justice proportionnelle, deuxième partie de son plan implicite sur la justice. Il redit la question. Émilie sait qu’elle n’a pas été accueillie ou comprise, que sa solution n’est pas acceptée. Mais elle dit oui et accepte de suivre l’animateur.

Benoît (tours de parole 296 à 311)

32Michel Tozzi est en train d’investiguer sur deux conceptions divergentes de la justice : la justice comme simple division en parties égales ou comme partage qui tiendrait compte des besoins de chacun (thèse de Mathéo, reprise par l’animateur en 285. Juste avant Benoît, Manon vient d’expliquer qu’après avoir promis une crêpe à une copine, puis s’être aperçue qu’elle n’en avait qu’une et pas deux comme elle le pensait, elle avait finalement décidé de ne pas partager. Elle qualifie elle-même son geste d’égoïste (en répondant à la question de l’animateur : « tu as été juste ou injuste, là ? »). Cette question entraîne une conception morale de la justice (bien/mal), et Manon entre tout à fait dans le jeu de l’animateur, en reconnaissant que son acte est en quelque sorte immoral (« égoïste », donc « injuste »).

33Survient alors l’intervention de Benoît. L’animateur vient de relancer le groupe sur cette question : « la justice consiste-t-elle à répondre aux besoins de chacun ou à donner la même chose à tous ? » (296) Il ouvre le débat avec un « qu’en pensez-vous ? ». Benoît commence par déplacer le problème : supposons qu’il y a trop de parts, et non trop peu. C’est une nouvelle façon de voir les choses car, jusqu’à présent, on imaginait toujours ce gâteau distribué en intégralité. Il y a même un second pas de côté puisque Benoît imagine ensuite une situation dans laquelle on pourrait voir une sorte de ruse : un hôte manipule ses invités en leur donnant l’impression qu’il se sacrifie et qu’ils « ont plus » que lui. Il vise ainsi à les contenter, mais, en réalité, il rétablit l’équilibre ensuite en mangeant les restes. Benoît se centre ici sur l’aspect social du problème de la justice : il y a des rôles sociaux (hôtes et invités) et le désir de chacun d’en avoir plus que les autres (comparaison, rivalité), qui entraînent cette ruse consistant à laisser croire quelque chose et faire autrement secrètement. Le cadre de réflexion est déplacé sur un terrain « machiavélien », où la référence à des valeurs préexistantes de bien et de mal ne fait pas sens.

34L’animateur fait alors appel à la reformulatrice : est-il gêné par l’accent du garçon ? N’a-t-il pas bien entendu, écouté ? Ou est-il dérangé par ce changement de paradigme philosophique ? Candice reformule sans prendre en compte la dimension de leurre. Ne reste que la notion d’équilibre à rétablir, qui apparaît à la fin du récit. On a perdu l’idée de laisser penser aux invités qu’ils avaient plus que ce qu’ils auraient dû, pensée qui suffit à les contenter, ce qui est le but de la manœuvre de l’hôte !

35L’animateur demande alors à Benoît si la solution (manger les restes après coup) est juste ou injuste. Benoît précise sa pensée : c’est juste pour ceux qui croient qu’ils ont eu plus. C’est donc une question de point de vue, de ressenti subjectif. Est juste ce qu’on « pense » qui est juste ; il n’y a pas de justice en soi, mais uniquement le sentiment de la justice, qui varie selon le point de vue. L’animateur saisit cette fois la dimension de feinte et résume (303) : « tu veux dire que parfois on fait croire qu’il y a de la justice là où il n’y en a pas. » Mais cette intervention présuppose à nouveau qu’il existe une justice objective, indépendamment du ressenti de celle-ci. Or, l’intervention de Benoît ne contient pas une telle supposition. Et Benoît ne comprend pas la question de l’animateur qui, au lieu de demander une reformulation de sa propre question, fait reformuler à nouveau les propos de Benoît. Quant à Manon, elle reformule alors assez maladroitement la première intervention de Benoît, sans rien ajouter de la deuxième.

36Benoît résiste à la nouvelle reformulation proposée (308) : « c’est pas vraiment ça » et insiste sur le fait de donner volontairement « exprès » à l’autre le sentiment qu’il a plus pour qu’il soit content et, en échange, comme par un équilibre rétabli après coup, on a droit à tous les restes. Ainsi chacun est content : c’est ce qui paraît compter aux yeux de Benoît. Il y aurait peut-être là une morale utilitariste en arrière-fond : ce qui importe, c’est qu’un maximum de gens soit le plus heureux possible, peu importe s’ils se leurrent ou pas.

37Une telle hypothèse explicative permet de comprendre pourquoi Benoît rit : il sent que son idée, qu’il résume clairement lui-même ainsi (310) : « C’est juste pour tout le monde parce que tout le monde va penser que c’était juste » est un peu sacrilège pour l’animateur. C’est cette petite insoumission à ce qui est tacitement attendu qui le fait rire et qui fait rire les autres enfants. On ose enfin, contre l’animateur même, entrevoir tout un pan de la réflexion qui avait été obturé, de sorte à le faire devenir presque tabou.

38L’idée que la justice objective n’existe pas et n’a pas besoin d’exister transparaît également derrière la conception bien particulière que propose Benoît de la justice : s’il y a de la satisfaction, c’est « juste ». Dans un état de surabondance (il y a trop de gâteau, puisqu’il en reste), il n’y aurait donc pas besoin de justice ni d’égalité, puisque tous seraient satisfaits. Benoît pourrait donc donner l’impression que le besoin de justice que tout homme ressent (et toute la discussion a prouvé que ce désir existe fondamentalement pour chacun des enfants) est peut-être superflu et n’exprime rien de vrai... La justice se situe dans la pensée de chacun, elle n’est plus objective. Ainsi, Benoît supprime toute nécessité de consensus, la justice devenant purement individuelle. Il en fait un ressenti qui n’a aucun lien avec le réel, et devient relatif. Dans cette lecture des choses, les observateurs rient jaune parce qu’ils saisissent les implications de l’intervention, sa dimension « cynique », « machiavélienne », son relativisme qui déconstruit l’acquis de toute la discussion qui précède.

39Une autre lecture de l’opportunité philosophique autour des interventions de Benoît est possible : il se pourrait que Benoît soit plutôt en train de renverser la question de départ en invitant à réfléchir non aux situations où l’on dit « c’est pas juste », mais aux situations où personne ne dirait « c’est pas juste ». Ici, c’est le cas pour les invités qui se sentent avantagés, mais également pour l’hôte qui dans un deuxième temps, reçoit les restes, venant ainsi compléter sa portion plus maigre au moment du partage. Il y a justice quand ne subsiste aucun sentiment d’injustice. Et ce qui est ajouté ici, en écho à une réflexion préalable de Lou (68) qui n’avait pas été exploitée, c’est l’idée selon laquelle une injustice à nos dépends n’est que temporaire et peut être compensée par d’autres injustices futures à notre avantage. C’est finalement en observant les choses sur un temps long que l’on pourrait avoir une vision plus claire de la justice « globale ». Pourtant, l’animateur ne voit pas ces deux angles nouveaux et revient avec son angle à lui, plus « moralisateur » : « c’est juste pour qui ? injuste pour qui ? » (où nous pourrions relever le sous-entendu suivant : « quand bien même ce serait juste aux yeux de l’hôte, il y a forcément quelqu’un pour qui c’est injuste, quelqu’un qui est dupé, lésé, un équilibre qui est rompu »).

40À la fin de l’échange avec Benoît, l’animateur acquiesce d’un « d’accord », mais il passe à une autre question, après avoir résumé le débat sans tenir aucun compte des propos de Benoît. Il reprend alors une nouvelle question (celle de la justice comme récompense d’un travail) en précisant « je vais être un peu provocateur ». Il est d’ailleurs amusant que l’animateur dise cela dans la foulée, alors même que la véritable provocation vient de surgir de Benoît et qu’elle a été bien vite étouffée. Cependant, à quelles causes attribuer la surdité de l’animateur à l’intervention de Benoît ?

41Il est possible qu’il n’ait simplement pas compris son idée, parce qu’il s’exprime difficilement dans une langue qui n’est peut-être pas sa langue maternelle, ou qu’il bute sur cette idée parce qu’elle est profondément désarçonnante puisqu’elle déplace à plusieurs reprises le problème, et propose une solution inédite qui se fonde sur des présupposés très différents de ceux admis jusqu’alors.

42Il se peut aussi que l’animateur se soit rendu peu disponible à cette nouvelle voie parce qu’il veut assurer la sécurité de la fin de l’animation : il souhaite sans doute que les enfants repartent avec un fil clair, prévu à l’avance, ou au moins avec quelques grandes idées clés.

43Enfin, il est également possible que Michel Tozzi, lorsqu’il a finalement compris toute la portée de l’intervention de Benoît, cherche à éviter une pensée trop subversive qui viendrait, en dernière minute, contrecarrer les visées édifiantes de la DVDP comme apprentissage – foncièrement moral – de la citoyenneté. En effet, nous sommes à la 59e minute de la discussion : il est hors de question d’ouvrir les larges portes d’un monde nouveau hasardeux, voire dangereux, car potentiellement destructeur de valeurs démocratiques aussi centrales que celles d’une justice objective, fondée sur une équité dans le partage des ressources, auxquelles Michel Tozzi n’est pas le seul à tenir. L’intervention de Benoît est donc une pente savonneuse potentielle pour l’animateur.

44Il y avait jusqu’ici une construction avec les participants d’un bien commun partagé : une certaine idée de la justice. Comme par osmose, par la pratique même, la DVDP forme à l’idée que le consensus est à la base de la vie en commun : et le consensus est nécessaire, en particulier sur une notion comme celle de la justice. Michel Tozzi croit, dans la lignée de la pédagogie institutionnelle, que la forme de la discussion est éducative par elle-même. On devient plus juste en parlant d’une façon civilisée et constructive. Par ailleurs, on finit la discussion avec un patrimoine constitué de contenus partagés. C’est tout cela que l’intervention de Benoît semble pouvoir mettre en péril et qui peut expliquer l’indisponibilité de l’animateur ou son refus peut-être plus conscient d’entendre véritablement et de traiter l’idée de Benoît.

45Cette intervention étonnante de Benoît et le (non-) traitement dont elle est l’objet est l’occasion pour nous de souligner encore un réflexe qui peut être dommageable pour la saisie des belles occasions de penser qu’offre une discussion philosophique avec des enfants. On a souvent tendance à attribuer à celui qui s’exprime les idées qu’il soutient comme si elles étaient d’office ses opinions, voire ses convictions. On néglige alors le fait qu’elles pourraient être (et doivent même idéalement être avant tout) des explorations. Il est utile de se rappeler que, dans une discussion qui doit être réellement délibérative, on doit pouvoir explorer une idée et voir si elle fonctionne sans pour autant la faire sienne. C’est ce type de recul qui permet de traiter une idée aussi corrosive que celle de Benoît, sans préjuger de sa moralité ou de sa dangerosité potentielle. À l’inverse, l’attachement à la dimension morale et citoyenne de la discussion risque de supprimer l’examen rationnel qu’on doit pouvoir faire subir à toute idée.

Résistances qui empêchent de saisir les « moments opportuns »

46Nous avons proposé, dans le cours de l’analyse des différentes opportunités manquées de l’animation, une série de pistes pour comprendre les obstacles à leur saisie. C’est qu’il s’agit là d’une question de formation importante. À cette question s’en articulent d’autres, plus délicates peut-être encore : qu’est-ce qui permet l’émergence d’un « moment opportun » ? Comment et quand s’en empare-t-on pour l’exploiter ?

47Nous nous en tiendrons ici à la première question, laissant les deux autres en suspens, en vous proposant un récapitulatif plutôt synthétique et systématique des diverses hypothèses que nous avons pu émettre dans le cours de l’analyse, sans que nous puissions bien entendu présupposer que cette liste soit exacte ni qu’elle soit exhaustive. La fonction d’une telle liste est d’allumer de légitimes vigilances à l’égard des formes de surdités que nous pouvons avoir face à ce qui nous surprend dans une discussion philosophique.

48Analysons, tout d’abord, la gestion du temps. L’animateur doit en permanence concilier des rapports au temps qui sont souvent antinomiques : le temps prédéfini, minuté, imparti à la séance ou, à l’intérieur de cette séance, à chaque exercice qu’il veut proposer ; et le temps de la pensée, toujours impromptue et potentiellement à contretemps du chronomètre. La maîtrise du temps de la séance peut l’empêcher de saisir les opportunités qui se présentent – surtout quand le capital temps de l’animation arrive à son terme, et que des questions de logistique générale resurgissent pour l’animateur (ici, laisser la salle à la personne qui lui succède, se garder du temps pour un feedback avec les participants et le public, etc.).

49De façon plus générale, on rejoint ici un deuxième frein, des plus communs, à savoir, la surcharge cognitive. Avoir quelque chose en tête interdit d’être totalement présent à ce qui se présente d’inédit et d’inattendu : la gestion du groupe, l’étayage des rôles, la garantie du caractère philosophique de l’échange, la volonté que les idées de chacun soient entendues et comprises par tous, un désir d’exigence et de liens qui fait l’aspect plus construit d’une discussion : les points de vigilance pouvant expliquer l’indisponibilité à l’occasion sont nombreux…

50Ensuite, une programmation ou une préparation trop forte est aussi à prendre en compte. Les attentes de l’animateur l’empêchent parfois de saisir ce qu’il y a d’inattendu et de fascinant dans la découverte d’une idée par un enfant. Cette programmation, souvent nourrie par ses opinions ou ses connaissances en histoire de la philosophie, peut induire une incapacité à reconnaître le nouveau parce qu’on veut voir ce qu’on attend dans ce qui est dit, comme on l’a conçu, plutôt que de se laisser surprendre par la part de nouveauté, à peine esquissée, balbutiante, qui surgit dans la parole de l’enfant. C’est donc à nouveau une variante des points 1 et 2 : l’animateur est comme surchargé cognitivement par ses attentes et ne prend pas le temps d’explorer ce qui pourrait échapper au chemin balisé qu’elles contribuent à tracer. Il peut aussi s’agir d’un confort : on a toujours mené les discussions sur ce sujet avec une forme précise, qui devient parfois un corset encombrant, empêchant la ligne minoritaire de ce qui intéresse les enfants de devenir la ligne majoritaire du débat animé par l’adulte.

51Concernant les enjeux de valeurs : Michel Tozzi anime ici une DVDP et nous savons que la dimension démocratique (D) est pour lui une tâche et une responsabilité d’importance. Il y a pour lui une responsabilité civique de la philosophie. Dès lors, est-il dès lors vraiment libre d’accueillir une parole qui semble mettre en question la construction d’un (presque) consensus civique sur la justice ? Peut-il, et veut-il, accueillir un point de vue relativiste qui met en danger l’idée d’une justice objective ? Faute de temps, cette hypothèse pourrait bien apparaître comme « l’idée qui démolit tout », celle qui met par terre la belle construction collective préalable et fait courir au groupe le risque de sortir de la discussion avec une conception purement rusée de la justice comme un sentiment à entretenir chez les autres, sans lien nécessaire avec un réel équilibre à rechercher dans le partage. Cet enjeu moral de la discussion peut conduire l’animateur à prendre la main sur le contenu pour empêcher que soit réellement entendue une idée au potentiel perturbateur.

52Mais celui-ci peut également être tenté de faire « une belle boucle », ou une conclusion comme dans un mini-cours. L’envie d’une certaine rondeur dans les idées, comme si le consensus (par opposition à une cartographie d’hypothèses restant à explorer ou valider) était une meilleure preuve d’un beau climat, d’une bonne discussion, d’un progrès intellectuel et démocratique. Il est possible que l’animateur soit sensible à la blessure narcissique que peut représenter pour le groupe le fait de terminer par une piste toute nouvelle, qui prend à rebrousse-poil quelques-unes des idées sur lesquelles on pensait s’accorder enfin.

53Quant aux conflits d’idées (indépendants de la morale), l’animateur ne saisit pas facilement ce qui est trop différent ou décalé par rapport à l’angle sous lequel il regarde le problème. Le propos lui apparaît alors comme sans lien avec le sujet, ou hors du champ de la recherche. Pour certains, une belle synthèse mentale se construit progressivement et agence les idées entre elles d’une façon satisfaisante pour relancer la discussion en suivant un fil. Mais cet effort mental de cohérence interdit à l’animateur d’entendre l’idée qui fait écart, celle qui ne trouve pas vite de place dans cette sorte d’organisation mentale qui se tisse en lui tout au long de la discussion pour orienter ses choix de relance et de problématisation. Nous avons ici évoqué un bel exemple de ce problème, quand Danaé et d’autres parlaient des situations où l’on dit « c’est pas juste », entraînant la discussion vers la pente subjective des motifs du sentiment d’injustice ou celle, pragmatique, des effets d’un tel discours, alors que Michel Tozzi voulait exploiter une piste plus objective en traitant de justice et d’injustice : quand quelque chose (comme le partage d’un gâteau par exemple) est-il juste ou injuste ?

54Enfin, il y a un conflit entre l’autorité de notre fonction, car nous devons gérer le groupe et l’animer, et l’humilité de laisser la place à la pensée et aux participants en les valorisant et en soupçonnant qu’une idée incompréhensible pour nous, une petite bizarrerie, puisse être pour le groupe une piste riche et innovante, qui donne un nouveau souffle à la discussion en lui proposant un angle neuf, parce ce que c’est là que se nichent parfois les implicites d’une vision du monde enfantine qui n’est pas toujours moins bonne que celle de l’adulte, mais simplement différente. On pourrait voir dans l’hermétisme à une occasion qui s’offre dans un propos un peu hors cadre le signe d’une sorte d’orgueil adulte, une confiance trop grande dans un jugement instantané qu’on peut porter sur l’intérêt d’une idée. Autrement dit, il peut être intéressant de ne pas juger trop vite de l’inopportunité d’une idée, pour vivre le difficile pari de l’égalité des intelligences qui donne aux enfants le statut d’interlocuteurs valables dans une discussion philosophique. Or, il peut également s’agir de craintes qui empêchent de saisir l’idée forte et nouvelle : crainte de paraître ignorant, pour les animateurs comme pour les participants, ou refus de questionner à nouveau les choses établies, alors que si précisément elles sont établies solidement, on peut sans doute aucun les questionner sans crainte.

55Toutefois, cette liste ne doit pas conduire l’animateur à devenir une sorte d’aventurier inconscient. Il y a bien des risques à avoir en tête pour bien animer : risque de laisser non traité un raisonnement fallacieux menant à une idée fausse et dangereuse, risque de perdre toute cohérence dans la discussion et de n’avoir plus aucun fil permettant de creuser une problématique, etc. Par conséquent, nous voudrions continuer à marier l’art de l’animation avec une réelle prudence, une vigilance de tous les instants, mais pleinement ouverte à la saisie de l’impromptu qui nourrit le plaisir de penser.

Conclusions : se former à saisir le Kairos... ?

56Une notion, empruntée à la pensée grecque traditionnelle, existe pour nommer précisément l’art des occasions dont nous avons parlé ici : la notion de kairos. Kairos est le nom donné dans la mythologie grecque au petit dieu ailé de l’opportunité, qui se présente à nous avec une mèche de cheveux sur l’avant du front, à saisir au bon moment, sans quoi il se retourne et nous échappe pour toujours. Kairos définit ainsi un type de savoir particulier, attaché à la singularité absolue des moments, qui nous empêche de nous y former par les moyens traditionnels liés à la connaissance de vérités générales. Ce type de savoir est en réalité lié non à la théorie (théôria), mais à l’action (praxis) et à son urgence potentielle. Il cerne ainsi une capacité mentale de diagnostic instantané qui serait le socle intellectuel d’une action opportune, adaptée aux circonstances.

57Comme le souligne Platon : « La diversité qu’il y a entre les hommes et les actes et le fait qu’aucune chose humaine n’est pour ainsi dire jamais en repos, ne laissent place dans aucun art et dans aucune matière à un absolu qui vaille dans tous les cas et pour tous les temps2. » C’est une notion clé de la pensée grecque pour penser la délicate et fugace jonction entre la raison et un réel toujours mobile qu’une connaissance scientifique trop chargée d’idéalités et d’abstractions ne pourrait prendre en charge. Elle définit un type de savoir et une forme de l’intelligence humaine, de cette intelligence rusée qu’on appelait la mètis, c’est-à-dire une intelligence pratique qui doit s’accommoder de l’urgence, du hasard et de la labilité de l’existence humaine et des situations.

58Or, peut-on développer cette forme d’intelligence ? Si oui, par quels moyens pouvons-nous y parvenir ? Se former à saisir le kairos, c’est avant tout se former à un type de « connaissance » un peu paradoxal, assez éloigné du savoir pensé sur le mode expérimental d’une procédure répétable ou sur la forme d’un corpus de vérités et de théories admises par les scientifiques. Se former à saisir le kairos, c’est au contraire se former à un « savoir » qui saisit le réel purement singulier dans l’instant : le réel singulier et non la généralité, le réel tel qu’il advient et non le plan ou l’objectif qu’on croit apercevoir entre ses mailles. C’est aussi une porte ouverte sur la variété des façons d’envisager un problème ou une situation. Le kairos requiert toujours un peu d’audace, qui est celle de passer à l’acte, de dire et de faire quelque chose opportunément, sans la sécurité d’un savoir plus établi et plus certain. C’est une audace qui doit trancher avec ce que la connaissance théorique préalable permettait de penser : une audace consistant à prendre le chemin de traverse, en quittant l’autoroute, une audace qui nous détourne toujours et nous déroute dans tous les sens du terme.

59On peut sans doute enrichir la pratique de l’animation d’une discussion philosophique à partir d’une telle notion, notamment parce qu’elle permet de ne pas subir comme un don, mais de travailler comme un art une forme d’intelligence fugace de l’animateur capable de saisir l’opportunité – certes un peu aveugle – laquelle n’est en réalité qu’une promesse d’une idée inattendue esquissée dans le propos étrange qui vient d’être tenu. C’est bien la question de la formation qui se dessine ici : est-il réellement possible de former les animateurs à un tel rapport intellectuel à la discussion et aux opportunités qu’elle offre que quelque chose de rare puisse se penser ?

60Il faut insister encore sur les pas d’écart à faire par rapport à une formation généralement pensée sur le modèle de la connaissance théorique. Selon les Grecs, la capacité de saisir l’occasion s’entretient par la perception affutée de la réalité ; c’est un art rationnel du pronostic ou de la prévision, fondé sur une analyse correcte et perspicace de la situation singulière. Cette capacité se développe donc par l’observation minutieuse du réel particulier, très éloignée d’une pratique pédagogique classique : penser en termes d’objectifs et de moyens à mettre en place pour les remplir, de plan de leçon ou du plan de discussion.

61Dans le cas des discussions philosophiques, nous suggérons que ce qui peut développer l’aptitude à voir et saisir le kairos, c’est bien cette forme d’analyse des vidéos préconisée au début de cet article, lequel étudie dans sa minutie ce qui est précisément dit. Le kairos reste, quoi qu’il en soit, imprévisible, fugitif, irréversible, non reproductible ; mais l’habitude de l’analyse minutieuse développe l’acuité du coup d’œil qui saisissant la virtualité qu’enferme l’instant présent ou la phrase déroutante. Elle entraîne à voir ce qui se passe vraiment en dehors des attentes, des craintes, de la construction cohérente d’une pensée, des objectifs à réaliser, qui nous masquent la réalité. Elle nous restitue un rapport extérieur à la réalité, qui n’est plus la toile que nous nous appliquons à tisser et que nous projetons de nos entrailles. Tout comme il paraît évident au laborantin d’aujourd’hui qu’avant tout sa paillasse doit être aseptisée, l’animateur philo doit tenter de se dégager d’injonctions pédagogiques ou logistiques non-nécessaires.

62L’observation de vidéos permet également de dégager un faisceau de signes « après-coureurs » du kairos : frémissements de réactions, rires ou surprises, étonnement, retours d’une idée qu’on n’arrive pas à entendre, signalant qu’un renversement de perspective, un geste intellectuel percutant, ou un exemple frappant, vient peut-être d’interrompre le cours paisible de la discussion. Si on se prépare ainsi à percevoir ces signes en animation, parce qu’on les a d’abord observés sans la charge de diriger l’animation, il sera plus aisé de les percevoir dans le feu de l’action et la surcharge cognitive qu’implique la gestion du débat.

63L’observation de films forme une intelligence de l’observation qui nous fait entrapercevoir, dans l’instant fugace, l’opportunité non fantasmée qu’il recèle, l’opportunité qui lui est propre, qui nous est étrangère et ne correspond jamais à l’attente, mais tout au contraire à l’étrange, à l’inattendu. C’est une habileté liée à la perception de la particularité dans son objectivité. Or, nous avons tendance à assimiler l’objectif à l’universel. La véritable difficulté, c’est la saisie d’une idée objectivement riche de virtualités intellectuelles dont on perçoit les effets purement subjectifs : le trouble, la surprise, l’inconfort et l’incompréhension liés à son surgissement impromptu. Le travail auquel nous nous sommes essayées ici était donc de partir des éléments subjectifs liés aux effets du kairos pour en montrer les potentialités intellectuelles.

Notes de bas de page

1 Il est intéressant de noter que l’analyse informatique avec le logiciel Readerbench a repéré ce passage comme un apport significatif (voir p. 156-157 du présent volume).

2 Platon, Politique, traduction d’A. Dies, Paris, Les Belles Lettres, 1950, 294 b.

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