Une conteuse avide et gravide
p. 7-18
Texte intégral
1Patricia Eakins est un oiseau rare de la littérature américaine contemporaine. Dans le recueil Les Affamées, elle révise à sa manière la forme du conte populaire, mythologique, scientifique ou ethnographique, pour donner des récits hybrides, déroutants, d’un enchantement étrange. Dans son roman Les Aventures merveilleuses de Pierre Baptiste, publié dix ans plus tard, elle révise le récit d’esclave du XVIIIe siècle pour en faire un autre mélange improbable, entre la fable merveilleuse de créatures métamorphiques et la taxinomie encyclopédiste à la manière du naturaliste français Buffon. Si elle affirme à chaque page l’ancrage de son texte dans la littérature de tous pays, de toutes traditions, l’américanité de sa griffe se révèle dans le creuset inattendu de son brassage d’écritures diverses.
2Ses récits proposent une alternative au discours dominant de son époque, qui érige soit la science, soit le sexe, soit la force en règle de son impérialisme. « Le Changement » met en scène une créature métamorphique capable de métaboliser la radioactivité, dans l’espoir d’annuler la bombe atomique de 1945, ses retombées, ses victimes sur des dizaines d’années. Chaque récit offre ainsi une alternative à l’enfermement de la violence ou du manque de liberté. Pour contrecarrer le déterminisme sexuel, par exemple, plusieurs contes fabuleux proposent des stratégies fantaisistes de reproduction sexuée, plus proches de la création que de la procréation. Les personnages naissent de terre comme des plantes, et la terre est davantage mère que les parents, indignes ou absents. Les nouvelles s’inscrivent aussi contre le déterminisme de la pauvreté, puisque les « affamées » font la fortune de leurs parents, leur malheur aussi, et que la pauvreté et la richesse sont également des problèmes éthiques, sur le modèle du conte philosophique remanié. D’autres vont à l’encontre de la colonisation, puisque « Le Yik-yak » et « Les Filles de l’herbe » retracent un passé glorieux d’avant l’invasion de l’homme blanc, époque où mythe et poésie coïncidaient, et où la vie avait un sens culturel, bien au-delà de la simple survie.
3Les contes dépassent le constat nostalgique d’un passé perdu et proposent une mythologie subversive, d’une grande précision linguistique et d’une innovation constante. Patricia Eakins réactive les syntagmes figés (les « sabots claquants et trébuchants » du yik-yak), elle injecte du français ou une imitation phonétique de l’inuit dans ses textes, selon le contexte qu’elle dépeint. Elle sait nous maintenir en haleine, nous frustrer au besoin pour mieux nous déstabiliser, en interrompant son récit de fausses pistes : « Mais c’est une autre histoire », affirme à plusieurs reprises sa conteuse dans « L’Ouno ». Elle introduit de constants décalages, dont le plus frappant est sans doute celui entre le début et la fin de chaque conte. L’ouverture semble remplir ses fonctions traditionnelles : elle livre les choix d’écriture et donne le premier contact entre la conteuse et son auditoire, dans le cadre de l’imitation d’un conte de la tradition orale. Mais le contraste est grand entre le début de l’histoire et son épilogue, autant par le ton et le style que par le sujet.
4Dans plusieurs contes, le début traditionnel présente un sujet anecdotique dans un passé lointain, tandis que la fin dresse une morale de l’histoire au présent. Ce présent est alors rétrospectivement compris comme hanté par le passé. Il apparaît sous forme soit dérisoire, lorsque la Normandie contemporaine héritière des « Affamées » n’est plus qu’un reste ridicule et abâtardi de l’histoire terrible des filles assassinées, soit sous forme poétique et mystique qui contraste avec le début prosaïque, comme à la fin des « Peaux de serpent » où l’hommage à la pauvre Fatima donne naissance à un culte décrit avec révérence :
La patiente Fatima dort, sans souffle, dans sa tour, tandis que son souvenir hante les fidèles, elle qui demanda l’aumône au père de leur père. Et les oiseaux planent tout autour de la tour, ils chantent et ouvrent leurs ailes comme une main. Parfois, ils descendent manger les mues que les djitsis ont perdues dans la rue.
5Le contraste est grand par rapport au début, bien plus terre à terre, qui décrit des serpents s’insinuant partout, en particulier sous les habits des gens, et tout cela sur un ton grivois et irrévérencieux. La narration débute au présent historique pour s’installer dans une ville de la Perse antique, puis le récit au passé rapporte les péripéties de la vie de Fatima la martyre, jusqu’à ce qu’après sa mort elle devienne un objet de culte dans un présent indéterminé qui arrive jusqu’à nous.
6À plusieurs reprises, la narration évolue ainsi habilement des temps du passé à une époque plus contemporaine, glissant de l’imparfait (ou du passé simple) au passé composé, plus proche de nous, jusqu’au présent. En anglais, le passage du prétérit au présent simple, puis au présent, retourne les nouvelles vers notre temps, leur interdit tout effet décoratif ou passéiste. D’un récit au passé, fabuleux et riche, on parvient à un regard étonné sur un présent énigmatique. Ce présent nous juge, nous convoque, il est dépouillement et perte, chute sinistre et insensée, tels les hommes d’or dans « L’Auravir », dont on dit finalement : « Ces créatures rôdent à l’écart de la lumière du feu, jusqu’à ce que les bergers s’endorment, dans l’espoir de leur voler les grains de riz collés au fond de leur marmite. » D’une créature proche du faune antique, sorte de singe plus intelligent et au cœur meilleur que ceux des hommes, il ne reste plus que des vagabonds sans identité, dans une époque qui ne sait plus rêver. « Le Yik-yak » commence par un constat de perte dans un présent amnésique, puisque les créatures aujourd’hui dichotomiques, aux rayures noires et blanches complémentaires, ont oublié qu’elles ne formaient qu’un dans les temps anciens, et la chute de l’unité est déchéance, perte d’harmonie musicale, perte de sens et perte d’amour : « Aucun ne se souvient d’avoir dansé, enlacé à un autre, les sabots de l’un sur les épaules de l’autre, les cornes tintinnabulant comme des colliers d’ossements suspendus à l’embrasure d’une porte. » Le passé est incompréhensible, plus personne ne suspend d’ossements à l’embrasure d’une porte pour les entendre tintinnabuler, le sens du geste ancien s’est perdu et ne subsiste que comme une trace superstitieuse.
7Certains contes inversent au contraire la flèche du temps, en commençant au présent, ou dans un temps utopique et futuriste donné comme contemporain, pour s’achever au passé. Au début, « Le Changement » nous projette ainsi dans un futur proche, lorsque des gens de science estiment avoir découvert des animaux mutants qui métaboliseraient la radioactivité, et le récit s’achève en citant le journal intime d’un survivant d’Hiroshima, écrit en 1945, d’une poésie sobre : « D’abord, j’ai pensé qu’ils mangeaient les retombées de l’explosion, mais je pense aujourd’hui qu’ils mangent la tristesse. » « L’Auravir » part d’un présent qui déplore l’extinction de l’espèce appelée les « hommes jaunes » par les Romains, pour raconter l’époque où ils vivaient à la cour du roi Æétès. En remontant le temps, les contes interrogent le sens de notre histoire, imaginaire ou non. Comment en sommes-nous arrivés là ? Où commencent nos choix, et où notre passivité s’arrête-t-elle ? Comment arrêter le sens de la destruction ?
8Les créatures qui peuplent ces contes foisonnants mettent aussi en cause l’humain, et le trouvent bien à l’étroit dans ses pauvres attributs. Eakins a forgé un mot anglais pour nommer une espèce de sa création, l’« ibbit », sorte de lapin (rabbit) revu et corrigé, avec une poche ventrale comme un marsupial, et bâtisseur de terriers élaborés. En règle générale, la langue française s’accommode moins aisément que l’anglais de néologismes, et un mot tombé dans l’oubli permet de se rapprocher de « lièvre » sans avoir besoin de recourir à l’invention : « bièvre » est l’ancien nom du castor, il est masculin en français, mais en féminisant le substantif, et en le transformant en adjectif (qui n’existe pas en français), on peut atteindre la souplesse de l’anglais et bien rendre le néologisme de Patricia Eakins. La seule création lexicale imposée ici au français est un mot-valise, le « pandours » étant un croisement linguistique entre « panda » et « ours », pour rester dans l’univers enfantin du conte, « banda » amalgamant les termes anglais bear et panda. L’éventuelle hésitation quant à la prononciation de ce mot inconnu est clarifiée dès la première phrase, qui rapproche le pandours de l’ours bien connu des contes pour enfants : « Peut-être as-tu imaginé qu’ils étaient sous le lit ou couchés entre les pages des albums de coloriage, mais les pandours vivent dans les forêts, comme les autres ours. »
9Dans « Le Pandours », Patricia Eakins réactive les comptines enfantines de manière décalée, ce qui, dans cette traduction, est transposé à une chansonnette française dont le sens se prête à un double sens grivois : « J’aime la galette. […] Savez-vous comment ? […] Quand elle est bien faite, y’a du beurre dedans. » Les effets de scansion et d’oralité rythmée de la comptine, ainsi que les exclamations de la conteuse qui déplore les maladresses des pandours, font habilement le lien entre l’écoute et la lecture, grâce à un texte qui se lit aisément à voix haute de manière théâtrale, comme Patricia Eakins aime à le faire au cours de lectures publiques. Très logiquement, la nouvelle éponyme du recueil a été montée sur scène à New York. Mais certains contes sont au contraire d’une facture très écrite et foisonnante, ils se lisent et se relisent, en particulier les récits adaptés d’une mythologie inuit. « L’Ouno » en est un exemple, et surtout « Le Sel ». Dans ce dernier texte, le début simule un auditoire prêt à boire les paroles d’une conteuse comme s’il y avait un récit-cadre « où l’on indique quand, comment, pourquoi et par qui ces histoires ont été racontées. Il est donc supposé que l’oralité a précédé l’écriture1 ». Mais ce cadre oral est minimal : « Vous voilà assis devant moi, votre cœur pareil à une coupe, et comment pourrais-je refuser de vous donner à boire ? » L’oralité d’une histoire qu’on boirait des lèvres de la conteuse n’insiste pas tant sur le cadre que sur la qualité d’une relation narrative nourricière. Il s’agit de convoquer une assemblée pour donner un sens communautaire à une histoire élaborée qui reconstruit une origine indistincte des sexes, une création du monde au féminin avant la différentiation sexuelle des espèces. À la question demandant quelle conteuse elle imaginait sans la décrire, Patricia Eakins explique :
J’ai la conteuse devant les yeux : elle est très, très, très vieille, elle a des cheveux blancs très longs, une longue robe blanche, elle est dans ce qu’on n’appellerait même pas une cabane, mais une hutte de roseaux au bord de la mer. C’est une grande plage étendue, où la marée monte et descend très loin… Il y a des rochers, de gros rochers… Il faut marcher longtemps pour arriver là… Un peu comme le Mont-Saint-Michel. Mais on ne risque pas de se noyer, c’est seulement une longue marche. Et elle raconte, elle raconte à un « vous » qui est moi, ou quiconque vient l’écouter. C’est son histoire.2
10La convention méta-narrative de la conteuse disparaît ensuite du récit, mais le « nous » qu’elle convoque entre elle et son auditoire subsiste, nous invitant à entrer dans sa vision du monde. Il y a quelque chose de magique, de chamanique pour ainsi dire, dans le rythme des phrases de ce conte qui ensorcelle par petites touches, par petites phrases qui prennent de l’ampleur au fil d’un récit fantastique. La conteuse raconte comment les œufs des oiseaux se sont séparés en blanc et jaune, et puis comment l’homme et la femme se sont séparés pour procréer, entraînant la perte de l’unité mythique d’une origine comblée. Patricia Eakins explique que lorsqu’elle compose ses nouvelles, elle se laisse porter par les sons et les rythmes pour éviter de se laisser dominer par la réflexion : « Je m’efforce de ne pas réfléchir. Je me laisse guider par l’oreille pour faire barrière au jugement rationnel3 »
11Dans la mesure du possible, les onomatopées d’origine ont été respectées, parce qu’elles sont soigneusement élaborées par cette écrivaine précise qui peaufine ses textes pendant de nombreuses années et préfère publier peu : chaque mot compte dans son rythme, son oreille jauge chaque son, et son étrangeté en anglais. Elle creuse l’anglais de l’intérieur, le rend étrange à soi-même, précieux, inattendu. Mais l’oralité que suggèrent les onomatopées est trompeuse. S’il y a bien une qualité performative dans l’interjection, dans le cri onomatopéique de l’émotion pure, ce cri à peine articulé rend plus vive la théâtralité de récits éminemment écrits. L’onomatopée conservée en français s’inscrit dans le texte dont elle se fait l’écho, comme le cri de Néphélé, dans « L’Auravir », rime avec la phrase introductive : « Elle chanta pour le roi : “Nountchi oula, nountchi oula, nountchi oula, oula…” »
12Mariant les onomatopées d’une oralité mythique et l’écriture d’un scribe soigneux, depuis la littérature latine jusqu’à nos jours, le rythme ample des phrases et la syntaxe élaborée sont la marque d’un grand lettrisme, au sens pédant que Pierre Baptiste entendrait dans le conte « Murumoren ». S’il peut paraître invraisemblable qu’un esclave africain soit aussi lettré, c’est une invraisemblance qui est longuement expliquée dans le roman tiré par la suite de la nouvelle. L’esclave a eu libre accès à l’entière bibliothèque de son maître et, par là même, à la philosophie des Lumières et à toute la culture de l’honnête homme du siècle de Voltaire, et surtout de Rousseau. En français, cette syntaxe exigeante, qui ne fait aucune concession à l’oralité dans son agencement imparable, est rendue par une concordance des temps classique, sans rechigner devant l’imparfait du subjonctif ni le mot rare. Ainsi, dans « Les Affamés », le prêtre prononce-t-il des sermons cinglants. Alors qu’il avait jusque-là rabaissé ses paroissiens en les comparant à de la vermine, la découverte des « poux de terre » enflamme encore davantage sa rhétorique de condamnation de la vile condition humaine, exprimé en anglais par : « Yet the discovery of the dirt lice inspired the priest to new heights of excoriation. » Le mot « excoriation » existe bel et bien en français, dans le sens que le médecin érudit Émile Littré précise ainsi : « Du latin médiéval excoriatio. Légère plaie qui n’intéresse que la peau. » On a choisi pour ce passage précis de clarifier le sens dans la traduction : « Pourtant, la découverte des poux de terre inspira au prêtre de nouveaux sermons à écorcher vif. »
13Néanmoins, dans l’ensemble, les racines latines ont été respectées au plus près possible du texte pour rester fidèle à la précision étymologique de l’écrivain. Pierre Baptiste à beau être un esclave, il est appelé « bookkeeper » dans le paragraphe d’introduction, mot qui joue en anglais sur le double sens de « comptable », « gardien des registres », et, littéralement, « gardien des livres ». Pierre est le secrétaire de son maître dont il ordonne les études naturalistes, les dessins sur le vif et les observations textuelles, selon les principes de Buffon. Et il revendique le monde des livres comme sien. Avant de s’échouer sur une île déserte, Pierre a habité un monde idéal, créé de toutes pièces par des artistes, des peintres autant que des hommes de lettres, dans la préciosité d’une expression très classique en anglais, et un rien archaïsante dans l’usage d’une proposition infinitive digne d’une phrase latine : « I had stepped into books even as I had once dreamed of stepping into Monsieur’s pictures, there to enjoy a universe that is our own in all its perfection. » Le français connaît aussi l’exactitude d’une concordance précise, bien que désuète de nos jours, afin de nous transporter dans l’univers ancien d’une langue consciente de sa dignité, précieuse sans minauderie, en un mot, classique : « J’étais entré dans les livres comme j’avais un jour rêvé d’entrer dans les dessins de Monsieur, afin d’y jouir d’un univers qui fût le nôtre dans toute sa perfection. » Mimétiquement, l’univers ciselé des phrases du texte cherche la perfection dans une grande précision lexicale et syntaxique proche de l’exigence scientifique. Un savant érudit, voilà bien le personnage qui hante la narration de plusieurs nouvelles, jusqu’à la parabole du savant honnête homme plus proche de notre histoire contemporaine, celui qui devient fou sur un atoll isolé, dans la nouvelle « Le Changement ».
14À l’affût du mot rare ou précieux qui cristallise le sens, de la syntaxe exacte qui fait surgir une époque ou une civilisation éloignée dans son phrasé, Patricia Eakins nous donne faim d’un sens nouveau. Ses affamées dévorent les objets les plus invraisemblables, elles dévorent le monde, et avalent goulûment des mots de français, dont la ville alimentaire de « Dix-Poulets ». La sage-femme de l’histoire porte le nom fantaisiste et programmatique de « Chrétienne Lavabo », à une époque sans eau courante, pour un récit où les chrétiens ne sont pas très orthodoxes. Les « Affamées » ne font qu’une bouchée de la bienséance bourgeoise d’une Normandie imaginaire plus proche de Rabelais que de la monarchie de Juillet. Avide et gravide, Patricia Eakins ne fait qu’une bouchée, mais quelle bouchée, de la tradition du conte à laquelle elle donne une nouvelle naissance.
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Journal de Bourbon & Autobiographie (extrait)
Sir Walter Bersant Sophie Geoffroy (éd.) Sophie Geoffroy (trad.)
2013
Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques
Bernard Mandeville Sylvie Kleiman-Lafon (éd.) Sylvie Kleiman-Lafon (trad.)
2012
Récits marquisiens
Récits traditionnels des îles Marquises
Jean-Marie Privat et Marie-Noëlle Ottino-Garanger (éd.) Henri Lavondès (trad.)
2013
Histoire du Futur
Livre antépremier. Clavis Prophetarum. Fragments et extraits, nouvellement versés en langue françoise
António Vieyra Bernard Emery (éd.) Bernard Emery (trad.)
2015