Jouer le jeu et enfreindre les règles : stratégies d’orientation discursives et argumentation dans une démonstration de DVDP
p. 99-118
Remerciements
Je tiens à remercier le LabEx ASLAN pour son soutien sous la forme d’un contrat post-doctoral me permettant de développer mes recherches.
Texte intégral
Introduction
1Les DVDP s’inscrivent à l’intersection d’objectifs didactiques (développer des compétences argumentatives et apprendre à philosopher2) et démocratiques. En termes d’éducation à la citoyenneté, l’enjeu est d’instituer les enfants comme interlocuteurs valables dans leur individualité, et de mettre en place un fonctionnement collectif assurant à chacun un droit égal à la parole.
2Afin d’atteindre ces objectifs, l’animation de DVDP implique la définition de règles adaptées, que Michel Tozzi explicite dans un long préambule à cette situation de démonstration. Cependant, une étude minutieuse des dynamiques interactionnelles tout au long de la séance révèle l’existence d’un autre jeu de règles implicites qui font également partie du contrat didactique. Dans ce chapitre, une caractérisation des spécificités de cette situation est proposée, en croisant des outils de linguistique interactionnelle avec des concepts didactiques. Cette description est mise en perspective avec les objectifs revendiqués.
3La démarche adoptée ici est résolument empirique, le seul cadrage initial orientant le regard lors de la visualisation initiale des données consistant en un intérêt pour le caractère argumentatif de la discussion, à savoir une attention particulière à l’échange d’arguments en défense de réponses alternatives à une question centrale controversée ou suscitant un doute. Il s’agit là de la définition de la situation argumentative défendue par Plantin (1996), où un « proposant » fait une proposition, un « opposant » une contre-proposition, et un tiers incarne l’état de doute. Dans cette approche, « proposant », « opposant » et « tiers » sont à comprendre comme des rôles interactifs, momentanément endossés par un participant. De plus, en situation d’argumentation polylogale, il est habituel de voir émerger des jeux d’alliance avec une polarisation du débat autour de quelques alternatives de réponse partagées par plusieurs « interactants » qui contribuent à une orientation argumentative commune des échanges (Polo, Plantin, Lund, Niccolai, 2013).
4Or, une première observation frappante est que cette discussion échappe à ce modèle d’interaction argumentative polylogale. En premier lieu, l’identification de la question argumentative en jeu n’est pas aisée. En effet, s’il y a bien une thématique globale de la séance, à savoir la justice, et une accroche interrogative de l’animateur permettant d’initier chacune des deux phases de la discussion, l’ensemble de la DVDP se déroule par l’enchaînement et l’imbrication de séquences et de sous-séquences plus ou moins argumentatives, et portant sur des objets différents. Il en découle qu’il est extrêmement délicat d’identifier, dans le discours des élèves, des alternatives de réponses concurrentes à une question argumentative. Cela est lié à un autre constat, à savoir une polarisation très limitée des échanges, et la quasi-inexistence de jeux d’alliances. Ainsi, les élèves ne structurent-ils pas leur prise de parole comme un alignement sur une réponse commune à la question argumentative.
5De plus, un certain nombre de contraintes pèsent sur le format de participation : il suppose de prendre place dans une scène interactionnelle fortement contrôlée, après attribution explicite de la parole, sous l’attention générale, sans possibilité de chevauchement par un autre argumentateur. Cela a, tout d’abord, pour effet de favoriser des prises de parole longues et élaborées, et l’inexistence d’enchaînements entre « proposant » et « opposant », l’animateur intervenant systématiquement entre eux. Le premier effet favorise le développement des arguments individuels des élèves, souvent dans une co-construction avec l’animateur, jamais dans une co-construction avec un autre élève. Le second effet, à savoir d’absence d’enchaînements « proposant-opposant », rend difficiles les dynamiques d’opposition entre arguments et contre-arguments. C’est dans une étape ultérieure qu’un argument va être plus ou moins mis en question, selon la relance choisie par l’animateur. Enfin, un troisième effet de ce format de participation « public » mérite d’être souligné : il est vécu par beaucoup d’élèves comme anxiogène (tours 343, 349, 375, 387, 419, 420, 426, 435).
6Ces quelques constats concernant le caractère atypique de cette situation argumentative ont donné lieu à l’émergence d’une focale problématique cherchant à spécifier son fonctionnement. Comment caractériser cette pratique du point de vue des acteurs ? Quelles difficultés et opportunités spécifiques présente ce fonctionnement interactif pour le développement de contenus argumentatifs ? En quoi cette situation de communication influe-t-elle sur les possibilités concrètes de développement de séquences argumentatives et la nature du raisonnement construit collectivement dans les discours ?
7Je propose d’abord une analyse fine des règles du jeu structurant la discussion, puis je décris l’activité des élèves, fortement engagés dans la discussion. Enfin, la section finale, à partir d’une synthèse de cette étude, aborde ses implications pour la pratique.
Règles du jeu
8La DVP fonctionne selon un certain nombre de règles, certaines faisant l’objet d’une définition explicite, d’autres étant données à voir dans l’interaction elle-même.
Éléments explicites du contrat didactique
9Le corpus étudié comporte une séquence d’ouverture dédiée à l’explicitation des règles de l’exercice avec les élèves, une mine d’or pour qui cherche à décrire le contrat didactique ayant cours dans une telle situation. En effet, le caractère atypique de cette situation argumentative peut en partie provenir de sa nature didactique : il ne s’agit pas uniquement d’argumenter entre philosophes, mais aussi d’apprendre à philosopher en argumentant. Comment les règles de ce jeu particulier sont-elles explicitées entre les participants ?
Du contrat didactique
10Ici, je reviens sur la notion de « contrat didactique ». Issue de la didactique des mathématiques, et reprise pour analyser plus largement les pratiques d’enseignement-apprentissage, Brousseau la définit en ces termes :
[N]ous appelons « contrat didactique » l’ensemble des comportements (spécifiques) du maître qui sont attendus de l’élève et l’ensemble des comportements de l’élève qui sont attendus du maître. […] ce « contrat » régit les rapports du maître et de l’élève au sujet des projets, des objectifs, des décisions, des actions et des évaluations didactiques. C’est lui qui, à chaque instant, précise les positions réciproques des participants au sujet de la tâche et précise la signification profonde de l’action en cours, de la formulation ou des explications fournies […]. (Brousseau, 1998, p. 35)
11Le contrat didactique renvoie donc à un système d’attentes réciproques de l’enseignant et des élèves, construites dans la durée, et incarnées dans des routines comportementales. Une partie de ces routines porte sur le fonctionnement des interactions dans la classe. Dans cette situation spécifique, un contrat didactique est bien à l’œuvre, même si la fréquentation de l’animateur et des élèves est de courte durée. Cependant, dans ce laps de temps relativement court, il existe un risque d’incertitude quant à la nature de ce contrat. Pour y pallier, les participants, et en particulier, les élèves, peuvent être amenés à rapprocher leur comportement des routines relevant d’un contrat didactique habituel. Le lien étant explicitement fait avec leur expérience antérieure de DVDP et avec des enseignants de leur école, on peut donc s’attendre à ce qu’ils mobilisent deux types de contrats didactiques : celui régissant leur rapport à leurs enseignants, et celui régissant les « ateliers philo ». Il est donc difficile de prévoir le modèle de contrat didactique qui alimente les représentations des élèves quant à la DVDP en début de séance. Michel Tozzi commence précisément par une séquence visant à lever ces incertitudes en explicitant un certain nombre de règles du jeu.
Séquence d’ouverture
12Cette séquence correspond à la partie introductive de la séance, notée « Introduction », dans la transcription, et incluant les phases (a) et (b), qui s’étendent des tours de parole 1 à 59. La phase (a) peut être comprise comme s’adressant simultanément aux trois cercles des élèves-participants, des observateurs présents, et des futurs visionneurs de la vidéo. La phase (b) constitue, par contre, l’ouverture de l’interaction restreinte au « premier cercle » des participants, composé des élèves et de l’animateur. À travers l’analyse de cette séquence, trois éléments fondamentaux du contrat didactique apparaissent, à savoir, la définition de l’activité, la description des différents rôles attendus des élèves et des éléments donnant des indices sur le rôle de l’animateur.
13L’activité – L’activité est d’abord définie dans une continuité avec l’expérience antérieure des élèves. Cela permet d’activer, chez eux, les éléments correspondants de contrat didactique. Deux contextes sont alors mobilisés : celui, général, de l’« école » (3 occurrences au tour 1, puis au tour 2, et 2 occurrences au tour 5), et celui, spécifique, des « ateliers philo » (tours 1, 2, 3), dont les élèves ont une certaine habitude. Néanmoins, il est intéressant de souligner que l’activité est également présentée comme un évènement extraordinaire, devant susciter une certaine excitation, avec l’emploi du terme « suspens » à propos du secret entourant le sujet (tour 5).
14Michel Tozzi prend ensuite le temps de définir ce qui va suivre avec les élèves, tout au long de la phase (b). L’activité apparaît alors sous trois aspects : comme une discussion ; comme une argumentation ; et comme un travail d’apprentissage du dialogue.
15Le modèle de la discussion est mobilisé dès le tour 3, où il fait référence aux ateliers antérieurs en les requalifiant en ces termes (« l’habitude de discuter », « habitude de discussion »). Tout au long de cette séquence d’ouverture, cette caractérisation est élaborée par l’animateur : « on va discuter » (tour 5) ; « discussion » (tours 5, 51, 57) ; « parler » (tours 9, 41) ; « dire quelque chose » (tour 9) ; « [s’exprimer] » (tour 9) ; « discut[er] » (tour 45) ; « dire ton point de vue ; donner ton point de vue ; dire ce que tu penses sur le sujet » (tour 49) ; et par les élèves : « dire [quelque chose] » (tour 8) ; « parl[er] » (tour 12) ; « s’exprim[er] » (tours 46, 50) ; « dire tout c’qu’on pense sur le sujet » (tour 50). Dans ces occurrences, l’activité est principalement décrite comme visant l’expression des idées.
16D’autre part, la DVDP est décrite, à partir du tour 48, comme une activité argumentative. Cet aspect est d’abord mentionné par les élèves : « débattre » (48), « dire si on est d’accord ou pas d’accord » (tour 52), « on essaie de dire pourquoi » (tour 54) ; puis repris par l’animateur : « on essaie toujours de justifier » (tour 55), « ne pas être forcément disons d’accord à dire pourquoi » (tour 57), « débat » (tour 59). La mobilisation de ce modèle de l’argumentation passe par la mise en relief de deux points : la possibilité de désaccord, et la nécessité de justifier ses idées. Ces dimensions ont plutôt trait à la visée philosophique de la DVDP.
17La DVDP est présentée, et ce uniquement par l’animateur, comme un travail d’apprentissage du dialogue. Cette troisième caractéristique apparaît en toute fin de séquence d’ouverture, suite à une digression liée à la mention de l’UNESCO, au tour 57 : « le travail qu’on fait parce que nous apprenons à:: parler à nous parler à essayer de nous écouter à essayer de nous de nous comprendre […] sans se battre sans se faire la guerre // ça c’est un esprit disons de paix. » Ici, ce qui est mis en avant, c’est la visée démocratique de la DVDP.
18Ce dernier aspect renvoie également aux buts assignés à l’activité. Ceux-ci sont exclusivement explicités par l’animateur. Des objectifs de deux ordres apparaissent. À long terme, il s’agit, en référence à cet idéal démocratique, de faire en sorte « que les hommes puissent vivre en paix » (tour 57). À court terme, l’enjeu est formulé en ces termes : « que la discussion avance » (tour 51), « que la discussion puisse avancer » (tour 51), que « ça progresse » (tour 55). Cette image du mouvement en avant peut être comprise à la fois comme la nécessité de développer des contenus discursifs nouveaux tout au long de la DVDP, comme l’élaboration du raisonnement cognitif, et comme renvoyant au processus d’apprentissage supposant un changement chez les élèves.
19Enfin, un certain nombre de règles sont explicitement associées à cette définition de l’activité. Trois d’entre elles – mentionnées auparavant par les élèves –, sont instituées par l’animateur au tour 9 : « la première règle ce sera donc euh pour parler on lève la main […] la deuxième règle ce sera que toi tu donneras la parole à ceux qui l’ont demandé // hein // et la troisième règle c’est qu’en fait tu : donneras la priorité à ceux qui se sont moins exprimés que d’autres. » Alors que signifier tout le fond de sa pensée semble être proposé comme règle de comportement par une élève au tour 50, l’animateur insiste sur une norme qui entre en contradiction avec cette proposition, à savoir « qu’il faut pas répéter ce qui a déjà été dit » (55). Au tour 55, l’animateur évoque également un autre principe : « on essaie toujours de justifier. » Ces deux dernières normes, une fois explicitées, pourront servir de point de repère pour l’évaluation des contributions à la discussion.
20Les différents rôles attendus des élèves – La phase (b) fournit le détail des différents rôles que les élèves peuvent être amenés à jouer : présidence, secrétariat, reformulation, observation de la présidence, observation des philosophes, philosophes. L’animateur interroge chaque élève successivement pour qu’il explicite son rôle, et complète cette description lorsqu’il le juge nécessaire. Deux points de cette présentation des rôles méritent d’être soulignés : ce que la définition des « philosophes » nous apprend sur le statut général de l’élève et l’ambiguïté qui persiste concernant certains éléments de rôles spécifiques.
21Un aspect important du contrat didactique consiste en l’effort soutenu de Michel Tozzi, pour ne pas renvoyer les élèves à leur statut d’élèves. L’enjeu est de faire appel à leur expérience spécifique d’atelier philosophique plutôt qu’à leur expérience scolaire en général. Ainsi, il n’emploie pas une fois le terme « élève » avant le « Retour réflexif sur la DVDP », et la « Clôture ». Il privilégie, pour les désigner, le terme d’« enfant(s) » (1, 3 occurrences aux tours 3, 57, 59), mais leur confère des « métiers », attributs habituellement associés à l’âge adulte (tours 5, 15, 35, 41). Au tour 57, il les inclut, plus globalement, comme membres de l’humanité. Cependant, la mention à plusieurs reprises de l’environnement scolaire, soulignée plus haut, et le cadrage de l’activité comme un travail d’apprentissage, au tour 57, sont susceptibles de renvoyer les élèves à leur statut d’élève. De plus, au tour 29, l’animateur emploie le terme de « camarades », culturellement fortement associé à ce statut. Il est intéressant de noter que ce tabou entourant le statut d’élève ne semble pas partagé par les élèves eux-mêmes. Ainsi, Mathéo, au tour 12, emploie l’expression « chaque élève ». La volonté de l’animateur d’éviter de mobiliser le statut habituel de l’élève peut être comprise comme le souci d’établir un contrat didactique présentant une moins grande distance entre lui et eux que celle qui les sépare traditionnellement de l’enseignant. Cela est lié au souci d’accorder aux élèves le rang d’interlocuteur valable, capable de philosopher. Ceci s’incarne, dans le discours de l’animateur, par l’emploi fréquent de la première personne du pluriel « nous » (3 occurrences aux tours 5, 35, 39, 6 occurrences au tour 57, 2 occurrences au tour 59), du « on » à valeur similaire (tours 1, 5, 29, 49, 3 occurrences aux tours 55, 57 ; 7 occurrences au tour 59), ou de formules inclusives (« tout le monde », tours 5, 7, 9 ; « quelqu’un », tour 9) pour signifier l’appartenance de tous les participants, lui compris, à une même communauté de recherche philosophique.
22Plus spécifiquement, un trait marquant par lequel s’incarne la volonté de considérer les élèves comme des interlocuteurs valables consiste dans le fait de les appeler des « philosophes ». Ce terme est d’abord employé par les élèves (tours 10, 34, 39), et correspond peut-être à une habitude acquise au cours des séances antérieures. L’animateur le reprend à partir du tour 40, assez naturellement, et l’explicite au tour 45, sous le synonyme « les discutants ». Cette clarification est sans doute poly-adressée, car le terme ne paraît pas ambigu pour les élèves : il s’agit de permettre aux deux cercles d’audiences extérieures de le comprendre.
23En creux apparaît une spécificité des autres rôles distribués parmi les élèves : ils ne sont pas invités à prendre une part active à la discussion. Cette spécificité du contrat didactique sera mise à l’épreuve au tour 277, lorsque Candice, pourtant reformulatrice, prendra la parole. Elle est à nouveau soulevée pendant le retour réflexif, où il apparaît que cet élément du contrat didactique diffère de celui dont les élèves ont fait l’expérience antérieurement (tour 429).
24Par ailleurs, lors de la définition des fonctions de secrétariat et de reformulation, il y a une ambiguïté liée à l’usage du « on » (« on me donnera la parole », tour 22, et « quand on lui demande », tour 29). L’animateur rectifie cette information en la précisant, au tour 25, à propos du rôle de secrétariat, mais il ne le fait pas pour celui de reformulation. Dans les faits, c’est presque toujours l’animateur qui demande une reformulation. Néanmoins, il semble qu’au moins un élève ait retenu qu’il pouvait solliciter directement une reformulation, puisque quelqu’un, coupant l’animateur, en demande une au tour 299.
25Enfin, deux éléments du rôle de présidence sont également ambigus. Tout d’abord, au tour 48, Melvil évoque comme une évidence le fait que c’est le Président qui va énoncer le sujet de la discussion. Cela n’est jamais contredit par l’animateur, mais c’est en réalité lui qui donne le sujet (57, 59). Entre ces deux tours s’intercale une intervention de ce Président, qui suggère de ne pas commencer immédiatement à parler, mais de prendre un temps de réflexion individuelle. Là encore, ce décalage met en lumière la variation des pratiques entre les habitudes acquises par les élèves et le fonctionnement auquel Michel Tozzi s’attend. Mais, même si cette proposition semble surprendre l’animateur, il l’accepte et la valorise (59).
26Indices sur le statut de l’animateur – Aucun temps formel n’est consacré à la fonction d’animation. D’ailleurs, le terme d’« animateur » n’apparaît qu’au tour 382, lors du retour réflexif sur la DVDP. L’animateur n’explicite qu’une de ses tâches, à savoir donner la parole à la secrétaire (tour 25). Néanmoins, un certain nombre d’indices permettent de cerner quelques contours du rôle de l’animateur.
27Tout d’abord, il est clair qu’il n’a pas le statut d’enseignant classique. En effet, il est inconnu des élèves, avec qui il n’est en contact que pour une intervention ponctuelle (tour 5). D’ailleurs, il se présente par son prénom (« je m’appelle Michel », tour 5), et on s’adresse à lui en le tutoyant. On notera tout de même qu’alors que tous les autres participants ont leur prénom écrit à la main, les prénom et nom de l’animateur sont, eux, tapés à l’ordinateur. Cette distinction symbolique rappelle que l’animateur a tout de même bien un statut différent des élèves.
28D’autre part, dans cette séquence, l’animateur se positionne, par ses actions, comme le garant du cadre de la DVDP. C’est ainsi lui qui donne, ou institue comme telles, les règles et les rôles. Il assure aussi l’organisation logistique, en décidant notamment des places où les élèves doivent s’asseoir (tour 35). Enfin, il donne le sujet et lance ainsi la DVDP. Cette dernière tâche lui est d’ailleurs disputée, dans les faits, par le Président qui prononce la formule performative « je déclare l’atelier de philosophie ouvert » (tour 60).
Règles implicites et fonctionnement interactif
29De plus, on constate l’existence d’un certain nombre de règles implicites qui régissent le fonctionnement de l’interaction. Celles concernant la prise de parole sont particulièrement visibles, et révélatrices de la nature du contrat didactique, et plus particulièrement du statut de l’animateur. L’ensemble de ces règles ont des effets sur les contenus discursifs développés.
Prise de parole
30Une première règle de prise de parole peut être énoncée ainsi : « on ne parle que lorsque l’on a le micro. » Cette règle maintient un unique cadre de participation malgré le caractère polylogal de l’interaction, et évite les apartés et discussions parallèles. Le fait qu’un seul micro circule entre les élèves, combiné à cette règle, rend les chevauchements entre élèves inexistants.
31Cette règle a également pour effet de faire de tout micro un objet symbolique puissant, à l’image du « bâton de parole ». Or l’animateur possède, lui, un second micro, ce qui lui confère deux privilèges : celui de parler quand il veut et celui de pouvoir donner la parole à quelqu’un en lui tendant son micro.
32La seconde règle de prise de parole implicite concerne le fait que l’animateur intervient entre chaque contribution de philosophe. Ce fonctionnement empiète en partie sur la prérogative de la Présidence. L’animateur cherche toutefois à maintenir ce rôle de Président, en le sollicitant pour qu’il donne la parole. C’est par exemple le cas aux tours 73 (« tu donnes la parole à qui ? »), 83 (« la parole à »), 100 (« alors on donne la parole à qui ? »), 117 (« à qui ? »), 145 (« à qui ? »). Ainsi, il y a un partage de cette fonction : l’animateur décide quand il est temps de prendre une autre contribution, et le Président choisit quel philosophe s’exprime. Or, les interventions de l’animateur entre chaque contribution ne se limitent pas à distribuer la parole. Il réalise également un travail de reformulation et de questionnement du philosophe en vue d’une explicitation de sa pensée, et de mise en relation de sa contribution par rapport à l’état de la discussion. De plus, ces interventions incluent parfois un élément évaluatif, du type : « c’est intéressant » (2 occurrences aux tours 98, 108, 133), « ton premier argument est très intéressant » (tour 180).
33Enfin, une troisième règle implicite régit la prise de parole : les philosophes sont tenus de répondre aux sollicitations de l’animateur fonctionnant comme des consignes locales. En effet, ce dernier ne demande pas simplement aux philosophes de s’exprimer sur le sujet, mais il cadre fortement le type de contribution attendue, et ce de façon différente au fil des étapes de la DVDP. Ainsi, dans la partie 2a de la transcription, il est attendu des élèves qu’ils donnent des exemples. C’est ce que fait spontanément Melvil lors de la première contribution (tours 61-65), et qui est immédiatement instauré en consigne locale par l’animateur au tour 66 : « d’accord/donc voilà on commence d’abord par donner disons un certain nombre d’exemples et on expliquera après. » Dès lors, les élèves réalisent un travail discursif pour présenter leur contribution comme répondant à cette consigne : « par exemple » (tour 80, 3 occurrences aux tours 95, 107 ; 2 occurrences aux tours 112, 116 ; 2 occurrences au tour 132), « y a un exemple » (tour 95), « y a des exemples » (tour 102), « j’ai trouvé un exemple » (tour 112). Ce souci les amène même parfois à présenter leur contribution comme un exemple, alors que ce n’en est pas un : « par exemple heu // justement l’exemple de Melvil » (tour 68) ; « peut créer un conflit par exemple // heu qui est vraiment dans l’inégalité heu // par exemple heu : // je sais pas trop {rires} // (il) y a aussi heu le c’est pas juste bah un peu heu // capricieux » (tour 85) ; « par exemple quand on est petit des fois on est un peu bah heu j(e) sais pas capricieux » (tour 93) ; « sur le premier exemple que t’as donné Candice je pense que t’as // que:: sur l’exemple » (tour 119).
34L’injonction à ne parler que pour donner des exemples est même explicitée par une élève, au tour 99, qui avoue ne pas avoir d’exemple associé à son idée : « je sais pas si quelqu’un veut donner un exemple parce que je sais pas. » L’animateur rappelle d’ailleurs régulièrement aux élèves cette règle implicite de devoir répondre à la consigne locale. Pour le cas de cette phase de recherche d’exemples, il produit les énoncés suivants : « est-ce que tu pourrais donner un exemple » (tour 76) ; « est-ce que quelqu’un peut aider Danaé à trouver un exemple » (tour 78) ; « est-ce que tu peux nous clarifier ce que tu viens de dire avec des situations précises » (tour 86) ; « je crois que c’est très intéressant disons des exemples parce que cela va pouvoir nous permettre disons de de // concrétiser et de déguster un petit peu nos idées » (tour 100) ; « est-ce que vous auriez d’autres exemples encore où on dit c’est pas juste ? » (tour 103) ; « c’est intéressant parce que tu reprends exactement un petit peu avec un autre exemple » (tour 108) ; « elle a pris un exemple » (tour 115) ; « voilà tu reformules un peu ce qu’elle a dit tu amènes disons un autre exemple pour pour illustrer » (tour 117) ; « ça c’est intéressant parce que tu exemplifies » (tour 133). On notera que les commentaires évaluatifs valorisants sont souvent associés, ici, avec le fait d’obéir à la consigne locale de fournir des exemples. On peut bien entendu trouver de tels rappels à l’ordre de l’animateur à d’autres moments de la discussion, en relation avec d’autres consignes locales.
35Enfin, un dernier élément qui révèle cette règle de prise de parole est l’attitude des élèves lorsqu’ils y dérogent. En effet, ils le font en général tout en signifiant leur connaissance de la règle, en produisant un certain nombre de préambules à valeur d’excuse. Par exemple, alors que l’animateur vient d’introduire une nouvelle consigne locale (tour 321), un élève qui demandait la parole depuis longtemps déroge à la règle en intervenant sur un point antérieur de la discussion, en produisant le préambule suivant au tour 323 : « ben:: en fait moi j’aimerais voi/ revenir juste sur heu avant heu très vite. » Là, l’usage du conditionnel, et les adverbes « juste » et « très vite » fonctionnent comme des atténuateurs de l’offense produite par le non-respect de la règle. L’animateur admet tout de même une certaine souplesse dans l’application de cette règle implicite : lorsque Manon demande la permission d’y faire une entorse, elle lui est accordée (tours 291-292).
Position « haute » de l’animateur
36Ces règles de prise de parole implicites viennent compléter le tableau du contrat didactique, et ce particulièrement sur un point non-thématisé, à savoir celui du statut de l’animateur. En effet, celui-ci se situe clairement en position « haute » par rapport aux élèves, d’après les critères définis par Kerbrat-Orecchioni. Il contrôle ainsi la forme de l’interaction – puisque c’est lui qui est garant des règles du jeu – ; sa structuration – car c’est lui qui décide de l’ouverture et de la clôture des différentes phases de discussion, et du « moment opportun » pour la formulation d’une nouvelle contribution – ; ses contenus sémantiques, grâce à la formulation de consignes locales contraignant la nature des objets discursifs pouvant être introduits dans la discussion ; et ses contenus pragmatiques, puisqu’il est le seul à pouvoir échapper aux règles ou accorder une exception à autrui (Kerbrat-Orecchinoni, 2005, p. 164).
37Cette position haute offre la possibilité à l’animateur de jouer ponctuellement n’importe quel rôle, alors que les autres participants sont tenus d’observer strictement et exclusivement celui qui leur a été attribué. Ainsi, non seulement l’animateur empiète en partie sur la fonction de distribution de la parole (Présidence), mais aussi sur celle de reformulation – puisqu’il reformule presque systématiquement les contributions –, et sur celle de secrétaire, en effectuant régulièrement des synthèses des échanges (tours 103, 160, 199, 296, 339). À l’inverse, lorsqu’une élève, Candice, sort de son rôle de reformulatrice pour tenter de participer aux échanges, elle reçoit plusieurs rappels à l’ordre (tours 281-282).
38Il convient de préciser que ce positionnement de l’animateur correspond à la répartition habituelle sur l’axe vertical des participants dans les interactions adultes-enfants, et en particulier, enseignant-élèves (Bouchard et Traverso, 2006, p. 189). En effet, on retrouve dans l’intervention systématique de l’animateur entre chaque contribution de philosophe, et dans la contrainte de répondre aux consignes locales, un schéma qui rappelle celui décrivant, selon Mehan, la plupart des interactions enseignant-élèves, à savoir le Initiate-Respond-Evaluate (1979). Ce schéma met en évidence l’enchaînement typique de trois tours de parole : interrogation d’un élève par l’enseignant, réponse de l’élève, puis évaluation de la réponse par l’enseignant. Dans le contrat didactique incarné ici, ce triptyque n’a pas les mêmes caractéristiques que dans un enseignement classique. Dans le second temps, les élèves sont bien tenus de répondre à la consigne de l’animateur. Cependant, le premier temps diffère : l’attribution de la parole à un élève résulte d’une co-gestion entre l’animateur et la Présidence, et se fait sur la base du volontariat. De plus, dans le troisième temps, la réaction de l’animateur à la contribution d’un philosophe, si elle peut parfois avoir une dimension évaluative, remplit surtout d’autres fonctions (reformulation, clarification, mise en perspective avec le reste de la discussion, relance).
Sélection des contenus discursifs
39Ce contrat didactique et les règles de fonctionnement interactif associées ont un effet important sur le développement des contenus discursifs. En effet, en intervenant entre chaque contribution, l’animateur structure le raisonnement collectif, en utilisant un métadiscours positionnant les différentes contributions les unes par rapport aux autres. Il emploie pour ce faire un lexique spécifique, notamment les termes « exemple » (tours 66, 76, 78, 100, 103, 108, 115, 117, 139, 148, 183, 199, 294, 296, 339) ; « contre-exemple » (tour 199) ; « argument » (tours 81, 172, 180, 183, 276) ; « thèse » (tours 137, 153, 155, 160, 167) ; « hypothèse » (tour 260) ; « point de vue » (tours 296, 335) ; « position » (tours 160, 296, 314) ; « proposition » (tours 207, 262, 388) ; « problème » (tours 155, 199) ; « question » (tours 57, 59, 160, 174, 199, 280, 309, 311) ; et « sujet » (tours 5, 21, 49, 55, 57). Seules les catégories « exemple », « proposition » et « sujet » sont également utilisées par les élèves. L’animateur reconstruit ainsi le cheminement logique de la discussion a posteriori. Il prend alors totalement à sa charge le travail de structuration du raisonnement collectif.
40L’animateur est d’autant mieux placé pour réaliser qu’il joue un rôle important dans l’orientation du raisonnement, du fait à la fois des questions qu’il introduit pour lancer chacune des deux parties de la discussion, et des consignes locales qui sont autant de réorientations ponctuelles de ces questions. Ce qui est frappant, dans la séance étudiée ici, c’est à quel point le raisonnement ainsi construit suit un plan logique mettant en lumière les éléments classiques de base, de tout bon cours d’introduction à la notion de justice en philosophie. Cela est particulièrement visible dans sa dernière synthèse (339), qui reprend les trois définitions de la justice comme répartition égale, selon les besoins, ou au mérite. A posteriori, cette reconstitution éclaire les choix opérés par l’animateur en temps réel dans son travail d’organisation des contributions des philosophes, et de cadrage de la discussion. Néanmoins, cette cohérence se fait au prix d’une sélection des contenus discursifs apportés par les élèves. En effet, les idées correspondant aux concepts philosophiques vers lesquels l’animateur cherche à les amener sont reprises, généralisées, et servent de relances à la discussion. Inversement, les contributions plus insolites sont abandonnées, même si l’animateur prend soin de valoriser toute prise de parole3.
41Le risque est de tendre vers une pratique parfois observée en contexte didactique, consistant à « deviner ce que l’enseignant a en tête » (Kyriacou, 1997, p. 49) plutôt qu’à s’engager réellement dans une réflexion sur le problème posé. Dans la séance étudiée, cette tendance n’est observée que ponctuellement, lorsque l’animateur insiste auprès des élèves pour faire émerger la définition de la justice comme répartition égale. Par ailleurs, il est évident que les élèves parlent de parts égales lorsqu’ils évoquent la proposition de partager le gâteau en autant de parts que de convives. Cependant, l’animateur insiste en vue d’obtenir la notion-clef qu’il guette : « comment tu les couperais tes parts ? » (tour 219), « alors ta solution c’est de ? // de les partager » (tour 221), « et tu les partages comment ces parts ? » (tour 223), « tu dis qu’on fait des divisions » (tour 225), « bon tu la fait comment ta division ? » (tour 227), « et ces parts elles sont comment ? » (tour 229). Devant l’incompréhension de l’élève, il finit par donner la réponse qu’il attend, en faisant apparaître la notion d’égalité dans sa propre question au tour 231 : « est-ce que est-ce qu’elles sont égales entre elles ? »
Engagement et activité des élèves
42Si les élèves ne comprennent pas l’insistance de l’animateur dans l’épisode ci-dessus, c’est qu’ils sont très investis dans l’activité, qu’ils ne réduisent pas à un jeu de devinette. Dans cette section, nous étudions quelques éléments révélant l’engagement des élèves dans l’esprit du dispositif, qui les amène à « jouer le jeu », quitte parfois, paradoxalement, à enfreindre des règles trop contraignantes.
Des élèves qui « jouent le jeu »
43Les élèves « jouent le jeu » à la fois en montrant un fort investissement émotionnel, et en fournissant un réel travail pour répondre aux questions localement débattues.
Fort investissement émotionnel
44Les élèves, volontaires, témoignent d’un fort investissement émotionnel dans l’activité. Ils la prennent au sérieux, en respectant généralement les règles, et en restant concentrés sur la tâche. Lorsqu’ils ne parlent pas, ils sont dans une posture d’écoute, et se montrent capables de rebondir sur les interventions des autres. Ils le font notamment en n’hésitant pas à affirmer leur accord ou désaccord avec ce qui a été dit précédemment. L’habitude de telles discussions explique sans doute la facilité avec laquelle ils expriment leur désaccord. Ainsi, non seulement les élèves fournissent des exemples, propositions et analyses argumentativement anti-orientées, mais ils explicitent même parfois leur posture de désaccords (tours 243, 264, 341). Ils semblent partager une culture de discussion, où les objets philosophiques importent plus que de ménager les susceptibilités. Personne ne semble d’ailleurs se sentir offensé par une telle norme, qui est conforme au système spécifique de politesse interactionnelle propre aux situations argumentatives (Plantin, 2016, p. 369), et est explicitée en séquence d’ouverture (« faut dire si on est d’accord ou pas d’accord […] et si on n’est pas d’accord bah on essaie de dire pourquoi » [tours 52 et 54]).
45De plus, les élèves n’hésitent pas à mobiliser des exemples tirés de leur propre vécu très chargés émotionnellement. À deux reprises, un philosophe décrit une situation dans laquelle il donne à voir un aspect peu valorisant de lui-même, comme profitant d’une situation dont le caractère juste est questionné. Ainsi, Manon, aux tours 293 et 295 fait état de son sentiment de culpabilité lié à son refus de partager son goûter avec une autre élève présente, et qualifie son comportement « d’égoïste ». Plus tard (tours 323-329), c’est Mathéo qui évoque le traitement de faveur de ses parents en raison de ses bons résultats scolaires. Ce type de contributions suppose l’existence d’une bienveillance telle dans le groupe que l’on peut se risquer à livrer des situations dont on n’est pas fier, sans craindre d’être condamné par les autres participants en tant que personne. Ici, la DVDP diffère clairement du débat polémique, où le recours à des arguments mettant en cause la personne est fréquent, et où une des dimensions du code de politesse consiste à valoriser sa propre personne et dévaloriser l’opposant (Plantin, 2016, p. 369).
46La dimension émotionnelle de cet investissement des élèves est ainsi double. D’une part, leur fort engagement cognitif dans l’exercice du débat constitue en lui-même une émotion directement liée à la tâche, vis-à-vis de l’activité pédagogique en cours. D’autre part, les élèves réalisent l’exercice d’une façon émotionnellement marquée, en le rattachant à leur expérience personnelle. Ce faisant, ils diminuent la distance émotionnelle au problème discuté – un des paramètres classiques de l’intensité émotionnelle du discours –, ayant pour effet d’élever la tonalité émotionnelle du débat (Plantin, 2011 ; Polo et al., 2013 ; Polo et al., 2016a ; Polo et al., 2016b).
Élaboration de réponses aux questions
47Néanmoins, les élèves en sont probablement à leur première discussion approfondie sur le thème de la justice. Ils s’engagent avec intérêt et sérieux dans les pistes d’exploration offertes par l’animateur, fonctionnant en trois niveaux : la grande question « de la justice » (tour 57), les questions d’accroche de chacune des parties (tours 57-59 et 199), et les consignes locales. Les philosophes s’orientent volontiers vers des réponses à ces questions, mais cela ne correspond pas toujours à ce à quoi l’animateur s’attend. Le cas de la question d’accroche de la première partie de la discussion est intéressant sur ce point.
48En effet, alors que l’animateur vise par cette accroche à faire émerger des exemples de situations injustes, certains élèves cherchent réellement à répondre à la question telle qu’elle est formulée, c’est-à-dire à interpréter le sens de l’acte de langage réalisé derrière l’énoncé « c’est pas juste ». Ainsi, Danaé l’interprète comme une marque de désaccord (tour 75), Lou comme relevant potentiellement de la mauvaise foi (tour 68), Dimitri, comme un acte de protestation face à une obligation (tour 80), puis comme une expression de jalousie (tour 122). Ces idées, tout à fait pertinentes en tant que réponses à cette question de second niveau, ne sont pas véritablement reprises par l’animateur, qui cherche, lui, à amener les élèves vers un travail de réflexion sur ce qu’est la justice.
Quand l’engagement cognitif amène à enfreindre les règles
49Le fort investissement émotionnel des élèves dans l’activité se double donc d’un engagement réel vis-à-vis des questions posées. Mais la participation des philosophes est très contrainte par les questions de troisième ordre de l’animateur, fonctionnant comme des consignes locales. Quand et sous quelle forme sont-ils confrontés à la question de premier ordre, à savoir « qu’est-ce que la justice ? » ? On distingue la confrontation indirecte à cette question, organisée par l’animateur, et les moments où les élèves enfreignent le cadre proposé pour s’engager directement dans cette réflexion.
Cadre limitant les philosophes à une confrontation indirecte à la « question »
50Aucun moment formel n’est consacré à demander aux philosophes leur définition de la justice. Cela explique l’absence, dans le discours des élèves, de prédicats de la forme « la justice c’est… ». On ne les retrouve que dans le discours de l’animateur, qui interprète les contributions des élèves comme des instances particulières d’une certaine idée de la justice ou de l’injustice. Michel Tozzi s’appuie alors sur les dires des élèves, qu’il invite à porter des jugements sur différentes situations, par exemple en comparant un tirage au sort et un choix humain arbitraire au tour 126 : « soit c’est une personne qui décide dans ce cas-là soit on tire au sort est-ce qu’il y a quelque chose qui te semblerait moins juste ou ou moins juste que l’autre ? » Les philosophes sont ainsi confrontés de façon indirecte au problème de définition de la justice, par la nécessité d’élaborer des critères pour évaluer ces situations. Leurs contributions sont donc souvent de la forme « c’est (pas) juste parce que », l’adjectif « juste » pouvant être remplacé par des qualificatifs fonctionnant comme des équivalents (« bien », « bon », « grave »…).
51Trois types de justifications apparaissent alors dans leur discours : des arguments portant sur les conséquences négatives associées à l’injustice (risques de « conflit » [tour 85], voire de « guerre » [tour 275]) ; des arguments d’ordre émotionnel, qui font état des sentiments positifs et négatifs respectivement associés à la perception d’une situation comme juste ou injuste (satisfaction [« content », tour 308] versus frustration [« l’impression que heu // ben qu’on peut avoir plus de choses », tour 93], colère [« ça m’embêtait énormément ; ça m’énervait », tour 107] ou jalousie [« on préfère que ce soit nous », tour 119], [« des gens qui s(e)ront jaloux », tour 264], et aussi aux tours 266, 275) ; et enfin, des arguments mobilisant des valeurs, à savoir, la (non-) conformité d’une situation avec la norme fondamentale invoquée permettrait de la définir comme (in) juste. C’est ce dernier type de raisonnement qui se rapproche le plus du traitement habituel du concept de justice en philosophie. Ainsi, au rang de ces normes, on retrouve l’opposition intention/hasard, le principe d’égalité de traitement, le droit de voir ses besoins vitaux satisfaits, et la valeur de mérite. Seuls les arguments de ce type sont repris par l’animateur pour relancer ou structurer la discussion.
Quand ne pas répondre aux questions permet de s’engager dans la « Question »
52Il arrive que les élèves enfreignent la règle consistant à devoir répondre à la dernière question posée par l’animateur (cf. p. 67), et c’est parfois au prix de cette infraction qu’ils abordent directement la question de la justice. Par exemple, au tour 141, l’animateur, pour la seule fois de la discussion, invite un élève à formuler une proposition de définition de l’injustice, toutefois limitée au cas exposé (2 occurrences de « à ce moment-là »). Voici la réponse de Lou au tour 142 : « bah moi je dirais c’est pas de l’injustice parce que // les deux auront eu de l’injustice et donc ça sera pas de l’injustice // ça sera les deux pareils en fait. » Cette réponse constitue l’expression d’un désaccord relativement vif avec l’interprétation faite par l’animateur de ses dires antérieurs : non, elle ne trouve pas la situation injuste, et c’est pourquoi elle donne plutôt ici des éléments de définition de la justice. De plus, le critère qu’elle donne ici est inédit dans la discussion, à savoir considérer la justice comme l’attribution équitable à chacun de droits spécifiques. Cette notion de compensation est alors valorisée par l’animateur au tour suivant (143), mais il n’y fait pas référence par la suite.
53Or, dans un autre extrait, Mathéo enfreint à nouveau cette règle, précisément pour développer une ligne de raisonnement qui pourrait être rapprochée de celle proposée par Lou antérieurement. Il s’agit du moment où il évoque la différence de traitement entre son frère et lui. Il met alors en balance deux situations inégales, mais qu’il présente comme se compensant : d’un côté lui voit sa liberté d’action restreinte par la nécessité de travailler, mais retire du plaisir des cadeaux qui lui sont faits pour le féliciter et, d’un autre côté, son frère reçoit moins de cadeaux, mais jouit davantage de la liberté d’occuper son temps comme il le souhaite :
327 Mathéo : j’ai eu bah j’ai eu plus de cadeaux que lui // surement c’est c(e) que * chpense moi et lui vu que:: bah en fait l’école c’est la base et vu qu’il travaille pas et:: il a moins de plaisir que moi, mais il a plus de libertés que moi donc heu * chpense que là on est r (e) venus à un partout {rires}.
54Dans ce tableau, les actions de ses parents ne sont qu’un élément parmi d’autres, mais c’est le seul aspect relevé par l’animateur (328). L’occasion est ici manquée d’établir un lien avec la notion de justice proposée par Lou, tout comme de questionner les relations entre le concept de justice et les concepts de plaisir et de liberté.
Conclusion
55Au cours de cette démonstration de DVDP, l’animateur commence par définir un certain nombre de règles de l’exercice. Certains contours du contrat didactique y alors sont esquissés : il s’agit de discuter, tout en argumentant, et d’expérimenter une pratique qui se veut un apprentissage du dialogue démocratique, grâce à la distinction et l’attribution d’un certain nombre de fonctions parmi les participants. Cependant, d’autres règles implicites structurent cette interaction, conditionnant le cadre de participation de telle sorte que l’animateur, occupant une position « haute », oriente fortement les fils de raisonnements développés. Reste que les élèves-philosophes sont fortement investis émotionnellement, et engagés cognitivement dans la discussion, à laquelle ils apportent parfois des contributions inédites. Ils jouent tellement le jeu qu’ils se permettent même occasionnellement de contourner une consigne locale pour prendre à bras le corps la grande question philosophique qui les occupe : « qu’est-ce que la justice ? » La richesse de leurs contributions prouve, si c’était encore à faire, à quel point cette pratique tient ses promesses, au moins en termes de didactique de la philosophie.
56Néanmoins, plusieurs pistes peuvent être dégagées comme recommandations pour améliorer encore le dispositif, surtout en tant qu’outil d’éducation à la citoyenneté. Tout d’abord, il serait utile d’expliciter le rôle et le statut de l’animateur, en même temps que ceux des autres participants : cela permettrait de donner sens à sa position haute en lien avec des fonctions spécifiques au service de la communauté de recherche philosophique, et d’éviter qu’elle soit associée uniquement à un privilège personnel. En définissant explicitement cette fonction, elle pourrait être plus clairement délimitée, ce qui faciliterait son articulation avec d’autres rôles, et permettrait de servir de référence à l’instauration, pourquoi pas, d’un observateur de l’animateur.
57Par ailleurs, lors de la synthèse finale, il serait intéressant que l’animateur explicite les choix qu’il a réalisés et pourquoi, en assumant à ce moment précis son statut d’expert, et en justifiant ce qui l’a amené à favoriser le développement de telle ou telle ligne de raisonnement collectif au détriment d’autres. Cela aurait également le mérite de laisser une trace de ces autres « fils » qui n’ont pas été tirés lors de cette séance, mais qui pourraient être repris dans une autre séance dans la perspective d’une pratique régulière de ce type de discussion.
58Enfin, la pratique, à un moment donné de la discussion, d’un « tour de table » où l’opinion des philosophes sur la grande question est directement recueillie, pourrait permettre de décharger un peu l’animateur du travail de montée en généralité qu’il semble ici seul à réaliser, et aux élèves de mieux cerner les différentes positions en présence pour pouvoir, eux aussi, contribuer à la structuration du raisonnement collectif.
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
2 Voir plus haut la contribution de M. Tozzi, « La discussion à visées démocratique et philosophique (DVDP), un dispositif de philosophie avec les enfants » (p. 27-38).
3 Michel Tozzi rappelle que ce type d’intervention a pour objectif de mettre les élèves en confiance et que cela participe de la responsabilité qui incombe à l’animateur d’assurer la sécurité des prises de parole (cf, p. 82).
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Paroles de philosophes en herbe
Ce livre est cité par
- Polo, Claire. (2020) Le Débat fertile. DOI: 10.4000/books.ugaeditions.14879
- Point, Christophe. (2021) La Philosophie pour enfants : une piste pour réconcilier enseignement disciplinaire et vie scolaire ?. Studia Universitatis Babeș-Bolyai Philosophia, 66. DOI: 10.24193/subbphil.2021.1.08
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