La discussion à visées démocratique et philosophique (DVDP), un dispositif de philosophie avec les enfants
p. 27-38
Texte intégral
Introduction
1Socrate discutait avec des adolescents dans le Lysis. Épicure pensait qu’« il n’est jamais trop tôt ni trop tard pour philosopher ». Montaigne déclarait dans les Essais qu’il faut commencer la philosophie « à la nourrice ». C’est à Matthew Lipman qu’il appartiendra, dans les années 1970, d’élaborer aux États-Unis une véritable méthode de Philosophy for Children.
2Il faudra attendre 1998 pour que cette méthode, répandue dans les pays anglophones, puis vers 1985 au Québec et en Belgique, atteigne la France, avec les formations de Marc Bailleul et Emmanuelle Auriac. Dès 1996, Jacques Lévine et Agnès Pautard impulsaient de leur côté au sein de l’AGSAS des « ateliers philo ». Puis se sont développés en France plusieurs courants, proposant des formations. Toute une littérature s’est ainsi constituée, en direction soit des élèves, soit des enseignants et formateurs. Concernant la recherche, apparaissent à partir de 2000 des maîtrises puis masters sur la question, la première thèse datant de 2003 (Gérard Auguet), sous la direction de Michel Tozzi.
3Il faut bien comprendre les enjeux de la pratique innovante de la philosophie avec les enfants, puis parcourir les différentes méthodes utilisées, pour saisir la spécificité de la DVDP.
Les enjeux de la philosophie avec les enfants
4Cette innovation présente une multitude d’enjeux…
Des enjeux philosophiques
5La philosophie n’existait en France jusqu’à il y a peu qu’en classe terminale, au motif que les élèves n’étaient pas assez mûrs psychiquement, et n’avaient pas suffisamment acquis de connaissances pour les « ré-fléchir » (d’où la « métaphore du couronnement » philosophique des études secondaires). La PAE (nous utiliserons cet acronyme pour raccourcir « Philosophie avec les enfants ») bouscule cette représentation, en postulant « l’éducabilité philosophique de l’enfance ». Ce qui fait naître la question : « Est-ce bien de la philosophie qui est alors pratiquée ? », qui implique pour pouvoir trancher de répondre à : « mais qu’est-ce au juste que philosopher ? », question philosophique, pour résoudre le problème : « quand peut-on alors commencer à philosopher ? »
6Au fond, est-ce possible ? La question tranchée par Montaigne qui pense que l’on doit commencer « dès la nourrice », peut être scientifiquement éclairée, concernant la « maturité psychique », par la psychologie développementale : or les « stades de développement de Piaget » (qui rendent possible l’argumentation rationnelle au « stade logico-formel », c’est-à-dire au début du collège, et non en terminale), sont aujourd’hui relativisés par les progrès possibles dans la « zone proximale de développement » de Vigotsky, et plus généralement par la non prise en compte dans leur théorisation des performances de l’enfant en situation réelle de classe. De plus l’enfant peut réfléchir à partir de sa propre expérience vécue, directement ou indirectement (par les « quasi-mondes » créés par la littérature ou les mythes), ou de la confrontation à l’expérience des autres pour « élargir sa pensée » (Kant), et pas seulement à partir des savoirs acquis à l’école.
7L’institutionnalisation de la philosophie ne permet guère de répondre, puisqu’elle commence dans certains pays en première ou en seconde (Espagne, Italie, Burkina Faso, etc.), et qu’il existe des cours d’éthique dès le primaire au Québec et en Belgique. On peut d’ailleurs, depuis le ministre Luc Chatel, faire de la philosophie en France dès la seconde, et depuis la rentrée 2015 la « discussion à visée philosophique » est au programme de l’Enseignement moral et civique (EMC)… La PAE reste donc en France une « question philosophiquement vive », qui oppose les philosophes eux-mêmes. Par conséquent, le premier enjeu philosophique de la PAE met au cœur du débat les questions suivantes : qu’est-ce que philosopher ? L’enfance peut-elle être philosophe ? Y a-t-il un « âge pour philosopher », et lequel ?
8Or, une autre question se pose : est-ce souhaitable ? Nous pensons avec Épicure qu’« il n’est jamais trop tôt ». Confrontés, par leurs conditions de vie et les médias, à un monde complexe, illisible, aléatoire, dans un monde sécularisé, en perte de repères partagés et où le sens fait problème pour l’individu, les enfants, « jetés là » (Heidegger) sans l’avoir choisi, posent les questions de fond de la condition humaine. Il faut prendre ces questions au sérieux – c’est le rôle des éducateurs – afin de les doter d’outils intellectuels utiles pour les traiter : la DVDP est l’une des méthodes pour y parvenir. Le deuxième enjeu philosophique est donc d’accompagner les enfants pour qu’ils apprennent à réfléchir sur les questions fondamentales qu’ils se posent sur leur rapport au monde, à autrui, à eux-mêmes.
Un enjeu didactique : élaborer une didactique de l’apprentissage du philosopher avec les enfants
9Cet enjeu philosophique devient vite un enjeu didactique. S’agit-il d’« enseigner la philosophie », et la didactique se centrera prioritairement sur le cours du maître (comment faire une « leçon » ?), l’enseignement d’un contenu (ex. : l’histoire de la philosophie en Italie) ? Ou d’« apprendre à philosopher », et la didactique se centrera sur le processus d’apprentissage par l’élève d’une pensée réflexive ? La question se pose déjà en classe terminale, et donne lieu à une « question didactiquement vive », une controverse sur la priorité donnée au savoir philosophique ou à une « approche par compétences » du philosopher, nécessitant dès lors une « didactique de l’apprentissage du philosopher ».
10Elle se pose avec d’autant plus d’acuité à l’école primaire où, la philosophie n’étant pas jusque-là au programme, il n’y avait aucune didactique d’apprentissage du philosopher avec les enfants. Et ce d’autant que les pratiques se sont majoritairement orientées vers la discussion, alors que l’enseignement philosophique traditionnel est fondé sur l’écrit (avec la dissertation) et le cours de l’enseignant ; et vers l’utilisation de la littérature de jeunesse ou de mythes, alors que le modèle classique est celui de la lecture des grands philosophes. On voit ainsi que la didactisation du philosopher est différente, en raison de l’âge des enfants, de pratiques essentiellement orales et de supports différents.
11Il s’agit d’un chantier didactique nouveau, ouvert en France dans les années 2000 par la recherche en sciences de l’éducation (rappelons qu’une quinzaine de thèses sont soutenues aujourd’hui en PAE). L’enjeu didactique, c’est donc celui de l’élaboration spécifique d’une didactique de l’apprentissage du philosopher avec les enfants.
Un enjeu langagier
12La DVDP est un échange essentiellement oral (même si on peut introduire de l’écrit avant, pendant et après). Elle contribue ainsi à une maîtrise orale de la langue, objectif essentiel de l’école primaire, par la pratique de l’interlocution verbale. S’agissant par ailleurs d’une « communauté discursive et sociocognitive », elle élève aussi le niveau de langue, par l’usage réflexif, et non purement utilitaire, que l’on y fait de la langue : entraînement à la conceptualisation, à l’abstraction, à l’argumentation. Les recherches psychogénétiques montrent un co-développement chez l’enfant du langage et de la pensée : en travaillant (sur) la pensée, on travaille aussi sur le langage, qui n’est pas le pré-acquis de toute élaboration d’une pensée, puisqu’il y a co-développement. Dans une DVDP, la pensée est au plus près de la précision d’un langage qui concourt du même mouvement à l’élaborer et à l’exprimer. L’effort intellectuel requis par cet usage réflexif de la langue provient notamment de ce que le langage y est moins une arme de combat (« dé-battre », « con-vaincre ») pour « lutter contre », qu’un outil pour « chercher avec », dans la dynamique d’un rapport de sens plus que de force. L’enjeu langagier c’est l’apprentissage d’un usage réflexif de la langue, qui accroit sa maîtrise orale et son niveau.
Un enjeu politique
13Par son aspect démocratique, la DVDP contribue à ce que je nomme « l’éducation d’un citoyen réflexif dans un espace public scolaire ». « L’éthique communicationnelle » (Habermas) qui la sous-tend (ne pas se moquer, ne pas couper un locuteur, respecter des idées différentes des autres), considérer l’autre comme un « interlocuteur valable » (Jacques Lévine), assure la consistance d’un lien social qui est le socle du lien politique dans une démocratie. Par ses exigences cognitives, la DVDP donne une « tenue intellectuelle » au débat public, qui est consubstantiel à la démocratie depuis les Grecs et les Lumières. On y apprend à prendre la parole en public, discuter, comprendre un point de vue divergent et donc se décentrer, mieux fonder ses affirmations, développer son esprit critique.
14Accepter que son point de vue soit discuté comme hypothèse dans un échange, et donc sans adhésion absolue, et postuler que tout point de vue est discutable relativise tout dogmatisme ; admettre de s’enrichir de la différence prévient de la radicalisation. C’est important aujourd’hui pour se distancier de tout intégrisme, voie royale vers le fanatisme et le terrorisme. En ce sens, la DVDP est l’instauration dans la classe de l’école de la République d’un espace laïque vécu par les élèves, dans une société d’opinions et de croyances pluralistes, multiculturelle. Peut s’y exprimer la liberté de conscience et d’expression de chacun, et s’y vivre le désaccord dans la paix civile scolaire. L’enjeu politique est donc l’apprentissage du débat démocratique, d’un débat intellectuellement et éthiquement exigeant, dans et par une pratique vécue de la laïcité.
Les méthodes de philosophie avec les enfants
15Pour situer la DVDP dans le champ des pratiques de la PAE en France, signalons quatre courants principaux : la méthode pionnière de Matthew Lipman (elle fut historiquement la première dans les années 1970 aux USA) ; la méthode des « Ateliers de philosophie AGSAS », initiée en France dès 1996 par Agnès Pautard et Jacques Lévine ; la méthode d’Oscar Brenifier, diffusée par l’Institut de Pratiques Philosophiques (IPP) depuis 2000 et la méthode de Michel Tozzi, qui a été élaborée avec Alain Delsol et Sylvain Connac, et affinée notamment par Jean-Charles Pettier et Edwige Chirouter. Cette typologie a des aspects simplificateurs et ne prend pas en compte le bricolage de praticiens comme Gilles Geneviève. Pour sa part, François Galichet insiste sur d’autres modalités que la discussion, d’orientation plus herméneutique qu’argumentative.
Des points communs
16On peut constater un certain nombre de points communs à ces méthodes, socle de base partagé par les praticiens, formateurs et chercheurs qui s’en réclament : un caractère innovant de ces pratiques ; une visée philosophique de l’activité ; le postulat d’« éducabilité philosophique de l’enfance » ; le primat et la culture de la question sur la réponse ; une posture particulière, celle d’animateur ou d’accompagnateur des individus et du groupe-classe pour apprendre à penser, par opposition à un maître à penser qui enseigne ; la non communication par l’animateur de sa propre pensée sur la question traitée pour ne pas court-circuiter la pensée personnelle de chacun ; le primat de la parole vive, de l’oral sur l’écrit, et d’un oral interactif ; un travail proposé en groupe plénier ; une activité de classe régulière (au sens de rituelle), et non ponctuelle – car il faut du temps pour développer des compétences – ; un dispositif structuré ; une temporalité de l’apprentissage non programmée d’avance par l’animateur ; un type d’activité s’adressant à des enfants et des adolescents, et pas seulement ou essentiellement à des élèves ; une activité scolaire jusqu’ici hors programme ; de vives réticences sur ces pratiques par nombre de philosophes universitaires, l’Inspection de philosophie, l’association principale des professeurs de philosophie (APPEP) ; la nécessité d’une formation spécifique des maîtres ; le développement de recherches sur ces différentes méthodes…
Des différences
17Il y a cependant des différences notables à l’image des référents théoriques convoqués, qui ont des conséquences sur la pratique : psychologie développementale et psychanalyse (Lévine) ; Piaget puis Vigotsky, critical thinking et caring thinking, pédagogie de Dewey (Lipman) ; philosophie rationaliste continentale, Jürgen Habermas, pédagogie institutionnelle, pédagogie de la morale belge et québécoise, analyse des pratiques (Tozzi) ; maïeutique torpille de Socrate et philosophie cynique (Brenifier)…
18Ajoutons également à ceci les objectifs visés : c’est-à-dire faire l’expérience d’être à la source de sa pensée (le cogito), développer son « langage intérieur », s’ancrer dans le sentiment d’appartenance à l’humanité (AGSAS) ; développer une « pensée d’excellence » dans une « communauté de recherche philosophique », « autonome, critique et créative » (Lipman) ; avoir une double visée, philosophique (entraînement méthodologique aux processus réflexifs), et citoyenne (Delsol-Connac-Tozzi) ; faire vivre les exigences internes de la pensée, notamment logiques (Brenifier).
19Le type d’activité proposé est également à prendre en compte : tours de table à partir d’un mot inducteur (AGSAS) ; lecture d’un extrait de roman ad hoc, élaboration de questions, puis discussion sur la question choisie (Lipman) ; choix d’une question tirée au sort ou émergeant d’un support, discussion avec co-animation puis analyse de la discussion (Tozzi) ; conduite avec rigueur et pas à pas d’un entretien philosophique en groupe (Brénifier).
20De plus, le degré de guidage de l’animateur est également plus ou moins important : on passe du silence du maître (AGSAS) à des interventions ciblées sur les processus de pensée favorisant les interactions (Lipman et Tozzi), jusqu’à une directivité totale où le maître maîtrise les interventions et la progression (Brenifier).
21La place des supports reste, quant à elle, un aspect essentiel : il peut s’agir d’un simple mot inducteur à l’AGSAS pour lancer le tour de table ; d’un extrait de roman selon l’âge (Lipman) ; d’une question tirée d’une boîte à questions, d’un texte (littérature de jeunesse, mythe platonicien), ou d’un dilemme moral (Tozzi) ; d’une notion, d’une question, d’un album, ou d’une bande dessinée (Brenifier).
22Enfin, il est nécessaire de prendre en compte le type de formation reçue car celle-ci diffère, suivant les objectifs, dispositifs, compétences visées. L’AGSAS ne présuppose aucune connaissance philosophique, on y travaille la posture de non intervenant et de garant du cadre. Matthew Lipman met en place des situations de Communautés de Recherche Philosophique (CRP), où l’on part d’un roman, afin de formuler une question dont on va discuter. Michel Tozzi met en place des Discussions à Visées Démocratique et Philosophique (DVDP), puis les fait analyser avec des outils, en explicitant les tenants et aboutissants du dispositif. Pour Oscar Brenifier et Isabelle Millon, certains outils peuvent permettre de mener des discussions : qu’il s’agisse du travail sur les attitudes, les compétences, les aspects intellectuel, ou existentiel et social.
Les débats entre les méthodes : des divergences au-delà des différences ?
23Ces différences de méthodes donnent légitimement lieu à des débats entre les tenants de ces diverses pratiques. Ils portent tout d’abord sur la place ou non d’un travail sur les processus de pensée : en effet, Lévine affirme que pour se mettre au travail, la pensée a besoin d’une étape où le sujet prend conscience de sa capacité à penser. Les autres courants proposent plutôt d’entrer dans une « méthodologie de la pensée », garantie d’une « philosophicité » de la démarche.
24Puis, ces débats se concentrent sur le rôle de l’animateur et son degré de guidage : la non-intervention du maître est pour Lévine la condition d’une parole réellement donnée à l’enfant. Les trois autres jugent que le maître doit intervenir pour assurer une vigie philosophique. Tozzi intervient beaucoup sur les processus de pensée – à l’inverse de Sylvain Connac –, pour laisser se développer plus d’interactions entre les enfants. En revanche, Pierre Usclat estime que le maître peut donner son avis, à condition de moduler ou de modaliser ses interventions. Les autres non.
25Concernant l’usage et les types de supports, Lévine n’utilise aucun texte. Lipman utilise toujours l’un de ses romans. Edwige Chirouter part toujours d’une littérature de jeunesse consistante et « résistante ». Tozzi utilise souvent des mythes platoniciens, quant à Jean-Charles Pettier il fait appel à une double image et à une BD pour les maternelles etc.
26Sur la question du rôle de la démocratie, Tozzi et Connac mettent en place un dispositif explicitement démocratique. Il y a chez Lipman un feedback démocratique escompté. Pour l’AGSAS, le souci démocratique passe par la considération de l’enfant comme « interlocuteur valable ». Aucune intention démocratique n’est présente chez Brenifier. Quant à Anne Lalanne, elle réserve à des moments différents l’« atelier philo » et l’éducation à la citoyenneté.
27De plus, les débats gravitent également autour de la question de la parole manipulatrice. Parler influence. Aussi, beaucoup atténuent la force de la parole du maître par la mise en retrait de ses idées. D’où le silence des léviniens. En revanche, pour Brénifier, on ne progresse intellectuellement qu’en étant « secoué ».
28Le type de formation du maître est aussi pris en compte. Une formation philosophique n’est pas nécessaire pour l’AGSAS. Elle est souhaitable sans être indispensable pour Lipman, les romans ayant déjà des contenus philosophiques. Elle est souhaitable chez Tozzi et Brenifier. Lipman et Tozzi insistent sur la maîtrise de compétences cognitives plus que sur des contenus approfondis. Or faut-il introduire des éléments de connaissance sur les problématiques liées aux notions, tirées de l’histoire de la philosophie ?
29Quant à la question du care, Matthew Lipman vise un « caring thinking » (pensée attentive, attentionnée) en lien avec les émotions et des valeurs. Tozzi considère que dans une DVDP, on prend soin de sa propre pensée et de celle des autres (la reformulation est une « empathie cognitive »). Nathalie Markevitch Frieden ne parle pas de care mais de respect, qui est d’après elle d’un autre ordre. Oscar Brenifier a une attitude éloignée du care : la torpille de Socrate ou la provocation de Diogène sont un électrochoc salutaire pour bousculer nos idées.
30Ensuite, la façon de nommer ces pratiques reste une question centrale. « Philosophy for children » concerne chez Lipman les adolescents jusqu’à 18 ans, la traduction française « enfants » posant problème. Le mot philosophy apparaît chez Lipman, alors que Tozzi parle du « philosopher ». L’AGSAS parle d’« atelier philo ». On peut parler d’« entretien de groupe » quand l’enseignant est très directif (Brenifier). « Dialogue » a, pour Daniel et Chazerans, l’antériorité historique (dialogos socratique). Lipman parle de communauté de recherche philosophique (CRP). Tozzi écarte le mot débat (où il y a battre) pour « discussion » (discussio en latin signifie « secousse »). Pettier parle de DVP (discussion à visée philosophique). Tozzi utilise l’expression DVDP (discussion à visées démocratique et philosophique). Edwige Chirouter préfère « pratiques à visée philosophique ». Quant à Brenifier, celui-ci parle d’« atelier philosophique » et de « pratique philosophique ». Doit-on enfin parler de discussion philosophique, ou plus modestement de « discussion à visée philosophique » ?
31Cette diversité de méthodes en France est une richesse à préserver. Le débat contradictoire entre philosophes sur ces pratiques a le mérite d’obliger à clarifier leurs tenants et aboutissants. Le débat interne à leurs promoteurs amène chacun à mieux fonder ses présupposés, à évoluer par hybridation de certains aspects.
Le dispositif de la DVDP
32Nous entendons par dispositif une façon d’organiser la classe dans un objectif précis d’apprentissage. Il s’agit ici de constituer le groupe-classe en « communauté de recherche philosophique » (Matthew Lipman), c’est-à-dire sous la forme d’une discussion animée par le maître. Comme son nom l’indique, ce dispositif a une double visée.
33Il a premièrement une visée démocratique. Il y a dans ce dispositif l’influence explicite de la pédagogie institutionnelle. La démocratie est assurée dans le groupe, d’une part, par cinq règles de prise de parole : on lève la main pour demander la parole ; le président la donne d’abord dans l’ordre d’inscription ; mais sont prioritaires ceux qui ne se sont pas exprimés jusque-là ; il tend au bout d’un moment la perche aux muets jusqu’ici ; mais on a le droit de se taire. Elle est exercée d’autre part par la répartition de diverses fonctions entre élèves, dont chacune a son cahier des charges développant des compétences précises : président de séance qui gère démocratiquement la parole selon les règles ci-dessus ; « reformulateur » qui s’exerce à écouter, comprendre et redire ce qui vient d’être dit ; « synthétiseur » qui en plus prend des notes, et restitue à partir d’elles le travail de « l’intellectuel collectif » de la communauté ; « discutants » qui essayent d’exprimer ce qu’ils pensent, sans répéter et en apportant des idées nouvelles ; enfin « observateurs » à partir du cycle 3 pour analyser les différentes fonctions et la mobilisation de processus de pensée décrits ci-après.
34Il a ensuite une visée philosophique. En effet, il s’agit d’accompagner chaque élève à « penser par lui-même », à cheminer dans et par le groupe sous la conduite du maître. Celui-ci met en place le dispositif, gère la discussion, et conduit ensuite l’analyse de son fonctionnement. Pendant les échanges, il utilise les « gestes professionnels » d’un animateur philosophique1 : faire émerger la question de départ, la lancer, reformuler si nécessaire, faciliter les interactions cognitives entre élèves, mettre les interventions en relation entre-elles et avec la question discutée, recentrer le débat quand il y a lieu, lancer des pistes nouvelles, sauter sur le kairos de tout moment philosophique en puissance pour le faire creuser, maintenir une éthique de la discussion ; et veiller continuellement à la mise en œuvre par les élèves des trois processus qui donnent une visée philosophique à la discussion à l’image du questionnement des élèves et leur auto-questionnement – pour problématiser des notions (la justice est-elle juste ?) et des questions (une amitié, ça dure toujours ?), en se mettant individuellement et collectivement en recherche – ; de la conceptualisation, pour définir des termes-notions (qu’est-ce qu’un ami ?), notamment à partir de distinctions notionnelles (ami, copain, amoureux), permettant une pensée précise ; et de l’argumentation, qui implique de valider rationnellement son point de vue quand on affirme quelque chose, de donner des arguments justifiés quand on n’est pas d’accord, et de répondre avec pertinence à des objections, en vue d’une pensée non contradictoire, qui vise à penser le réel.
35Cette double visée philosophique et démocratique ouvre un « espace public de discussion » pour éduquer à une « citoyenneté réflexive ». On y gagne en citoyenneté par l’insertion constructive dans un groupe, le respect de ses règles et des personnes à travers leurs idées. On y gagne en réflexivité par le travail intellectuel sur le sens des questions posées à la condition humaine, qui font grandir en humanité.
Conclusion
36Pour bien situer la DVDP comme innovation significative, il faudrait détailler les conditions de possibilité historiques, politiques, sociales, culturelles, éducatives, pédagogiques et didactiques de son émergence en France2. La DVDP est aujourd’hui devenue une pratique de référence en France dans le champ de la PAE. Une pratique innovante reste toujours un point aveugle dans ses tenants et aboutissants pour ceux qui l’ont initiée, quelle que soit leur volonté de praticien réflexif. C’est pourquoi il est bon que des chercheurs de plusieurs disciplines se saisissent de ce matériau pour l’analyser de façon croisée avec chacun leurs référents théoriques, pour déplier la compréhension de ce dispositif complexe. Je remercie ceux qui ont bien voulu dans cet ouvrage se mettre à la tâche, car ils contribuent à m’éclairer sur ce que je fais et comment je le pense…
Bibliographie
Guide bibliographique selon les trois parties
Sur les enjeux
Tozzi M., 2012, Nouvelles pratiques philosophiques : À l’école et dans la cité, Lyon, Chronique sociale (voir en particulier le troisième partie sur les enjeux).
—, 2014, La morale, ça se discute…, Paris, Albin Michel.
—, Gilbert M., 2016, Des ateliers philo à la maison, Paris, Eyrolles.
Sur les méthodes
Calistri C., Martel C., Bomel-Rainelli B., 2007, Apprendre à parler, apprendre à penser. Les ateliers de philosophie, Nice, SCÉRÉN, collection « Projets pour l’école ».
Chirouter E., 2015, L’enfant, la littérature et la philosophie, Paris, L’Harmattan.
Galichet F., 2004, Pratiquer la philosophie à l’école, 15 débats pour les enfants du cycle 2 au collège, Paris, Nathan (ouvrage épuisé mais disponible en ligne : http://philogalichet.fr/telechargez-gratuitement-pratiquer-la-philosophie-a-lecole/).
Geneviève G., 2006, La raison puérile. Philosopher avec des enfants ?, Préface de M. Onfray, Loverval, Éditions Labor, collection « Quartier libre ».
Go N., 2010, Pratiquer la philosophie dès l’école primaire. Pourquoi ? Comment ?, Paris, Hachette.
Lalanne A., 2002, Faire de la philosophie à l’école élémentaire, Préface de F. Dagognet, Issy-les-Moulineaux, ESF, collection « Pratiques et enjeux philosophiques ».
Lévine J., Chambard G., Sillam M., Gostain D., 2008, L’enfant philosophe, avenir de l’humanité ? Ateliers AGSAS de réflexion sur la condition humaine (ARCH), Issy-les-Moulineaux, ESF, collection « Pédagogies ».
Lipman M., 2011, À l’école de la pensée. Enseigner une pensée holistique, trad. française de N. Decostre, Bruxelles, De Boeck Supérieur, collection « Pédagogies en développement » [1re éd. Bruxelles, De Boeck Supérieur, 1995].
Pettier J.-C., Chatain J., 2003, Textes et débats à visée philosophique au cycle 3, au collège (en SEGPA et… ailleurs), s. l., Canopé - CRDP de Créteil, collection « Repères pour agir ».
Tozzi M., 2002, Penser par soi-même : Initiation à la philosophie, Lyon, Chronique sociale, collection « Savoir penser » [1re éd. Lyon, Chronique Sociale, 1996].
—, 2013 (janvier), « Comparaison entre différentes méthodes de philosophie avec les enfants pratiquées en France, dans la période 1996-2012 », Diotime. Revue internationale de didactique de la philosophie, no 55 (http://www.educrevues.fr/DIOTIME/AffichageDocument.aspx?iddoc=44794).
—, 2013 (avril), « Observer une Discussion à Visées Démocratique et Philosophique (DVDP) pour l’analyser : pourquoi observer ? Quoi ? Comment ? », Diotime. Revue internationale de didactique de la philosophie, no 56, (accessible en ligne : http://www.educ-revues.fr/DIOTIME/AffichageDocument.aspx?iddoc=44985).
Sur la DVDP
Description du dispositif : « Animer une DVP en classe », en page d’accueil du site ci-dessous. Plus généralement, consulter sur la question de la philosophie avec les enfants mon site gratuit : https://www.philotozzi.com/.
Voir également ma présentation dans : http://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Tozzi, ainsi que la revue Diotime, qui a publié de nombreux articles de praticiens, formateurs et chercheurs sur la question : www.educ-revues.fr/diotime.
Notes de bas de page
1 Voir le chapitre « La boîte à outils d’un animateur de DVDP, auto-analyse de la séance », p. 81 à 97 du présent ouvrage
2 Sur ce point, voir mon article : « Témoignage réflexif d’un chercheur et considérations épistémologiques », Diotime. Revue internationale de didactique de la philosophie, no 57, juillet 2013 (accessible en ligne : http://www.educ-revues.fr/DIOTIME/AffichageDocument.aspx?iddoc=45104).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Paroles de philosophes en herbe
Ce livre est cité par
- Polo, Claire. (2020) Le Débat fertile. DOI: 10.4000/books.ugaeditions.14879
- Point, Christophe. (2021) La Philosophie pour enfants : une piste pour réconcilier enseignement disciplinaire et vie scolaire ?. Studia Universitatis Babeș-Bolyai Philosophia, 66. DOI: 10.24193/subbphil.2021.1.08
Paroles de philosophes en herbe
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3