Regards croisés sur une discussion à visée démocratique et philosophique
p. 19-25
Texte intégral
Origine du projet
1À l’issue du colloque « Les discussions philosophiques de 5 à 18 ans en milieu scolaire : quels regards des sciences humaines et sociales ? » qui s’est tenu à l’université de Clermont-Ferrand en juin 20141 des chercheurs travaillant dans des champs disciplinaires différents (philosophie, sciences du langage, psychologie) ont ressenti le besoin de croiser leurs regards sur les pratiques de philosophie pour enfants. Il a donc été décidé d’organiser des journées d’étude à Grenoble en octobre 2015 avec les trois objectifs suivants : faire se rencontrer différentes disciplines autour d’une discussion à visée démocratique et philosophique2 (désormais DVDP) ; construire une culture commune en partageant des concepts et outils d’analyse ; étudier les mécanismes cognitivo-langagiers à l’œuvre dans ce type d’oral.
2Un appel à contribution a été lancé : la contrainte était de proposer une analyse d’une DVDP animée par Michel Tozzi avec un groupe de 11 enfants (6 filles et 5 garçons) de CM2 lors de la Journée mondiale de la Philosophie organisée à l’UNESCO en novembre 2014. Il s’agissait d’une démonstration avec un public d’une vingtaine de personnes, dont l’enseignante de cette classe et le directeur de l’école. En revanche, bien que l’animateur ait l’habitude de travailler avec les enseignants, celui-ci ne connaissait pas les élèves. Les contributeurs ont eu accès à la transcription de cette séance3 ainsi qu’à une captation vidéo.
3Ces journées d’étude ont donc réuni un peu plus d’une vingtaine de chercheurs issus de domaines disciplinaires variés (philosophie, sciences du langage, ergonomie, psychologie, didactique…) lesquels ont présenté une douzaine d’analyses de ce corpus. Suite à cette rencontre, nous avons considéré que les contributions se prêtaient assez naturellement à une publication collective, étant donné l’unité de l’objet analysé et les échanges qui ont eu lieu lors de ces journées. Aussi, avons-nous demandé aux contributeurs de retravailler leurs interventions en prenant pour point de focalisation la question suivante : « En quoi le modèle présenté permet-il de décrire et d’expliquer le fonctionnement de la DVDP ? » Nous leur avons donc demandé d’explorer une ou plusieurs des pistes suivantes : Comment éclairer les exigences de l’animateur, qu’il s’agisse d’exigence démocratique du fonctionnement du groupe (par intention d’éduquer au débat démocratique, à la citoyenneté délibérative) ou d’exigence de « philosophicité » des échanges et apprentissage du penser par soi-même ? Comment repérer des degrés de « philosophicité » de la discussion ? Comment décrire avec finesse les compétences, les gestes professionnels d’animateur d’une DVDP, sa boîte à outils, et en particulier sa façon de saisir le « moment opportun » dans la construction de la pensée – ce que l’on nomme « kairos » du nom du dieu grec du temps – envisagé de manière métaphysique, point de basculement des évènements, occasion à saisir, moment propice où il faut agir ? Comment mettre en évidence, à partir des traces langagières, les « moments philosophiques » de la discussion ; les processus de pensée mobilisés, construits par les élèves ainsi que les compétences ou « gestes d’études » (D. Bucheton) qu’ils développent ? De même, comment analyser la progression d’une discussion, la construction collective de réponses à une question, de définitions d’une notion ? Comment s’articule, dans cette démarche, l’élaboration de pensées individuelles avec une construction collective ? Enfin, comment analyser la posture d’« interlocuteur valable », et repérer comment l’animateur la met en place, et comment les élèves s’y installent ?
4Le thème central de l’ouvrage est donc axé sur la parole et sa mise en œuvre dans le contexte dialogal qu’est la DVDP. Cet ouvrage présente des descriptions qui, partant de l’analyse des faits langagiers, permettent de mieux comprendre cette pratique, et proposent aussi des repères et outils à ceux qui veulent faire pratiquer des DVDP.
Présentation de l’ouvrage
5Ce sont donc près d’une vingtaine de chercheurs venant d’horizons géographiques différents – Belgique, Canada, France et Suisse –, de disciplines et de domaines de recherche divers qui ont travaillé sur ce corpus poursuivant ainsi, par le biais de l’écrit, le dialogue qui s’était instauré lors des journées d’études de Grenoble, entre des chercheurs et Michel Tozzi, praticien de la DVDP.
6Nous avons voulu contextualiser les analyses en proposant une partie introductive qui présente la démarche de recherche, le verbatim de la DVDP ainsi qu’une présentation des attentes pédagogiques spécifiques la DVDP. Nous avons tenu à ce que le corpus soit présent au sein même de cette publication, afin que le lecteur (praticien ou formateur) puisse confronter son regard aux analyses présentées ici et que les chercheurs qui le souhaitent puissent à leur tour conduire des analyses de ce même corpus4.
7Aussi, avons-nous organisé les différentes contributions selon trois points de vue : celui de l’animateur et de l’animation, un point de vue qui se penche sur les modes de pensée des enfants et une troisième entrée plus directement philosophique.
Le point de vue de l’animation
8Pour analyser cette DVDP du point de vue de l’animateur, nous commençons par l’autoanalyse de la séance par Michel Tozzi. Après un rappel des trois dimensions essentielles dans l’accompagnement d’une DVDP, l’animateur et le formateur trouveront dans ces pages une typologie de gestes professionnels dans une approche qui s’appuie sur la pragmatique du langage, soit une sorte de « boîte à outil » pour l’animation. La contribution de Claire Polo, nous montre quelles sont les règles explicites mais aussi implicites selon lesquelles cette interaction verbale fonctionne et comment le contrat didactique est modifié et doit être explicité notamment dans la séquence d’ouverture de la DVDP. Par une analyse structuro-fonctionnelle de l’activité, Valérie Saint-Dizier de Almeida identifie différentes séquences interactionnelles de la DVDP et ce qui s’y joue. Elle montre la spécificité de l’animation conduite par Michel Tozzi qu’elle réfère à une étude de neuf autres CRP conduites avec la méthode Lipman en collège. Enfin, Christine Pierrisnard se penche sur la gestion de la temporalité en proposant une formalisation intéressante et nouvelle visant à identifier et à décrire les représentations temporelles de l’animateur. Son analyse montre comment différentes modalités temporelles s’articulent (spiralité, kairos, rythme…) qu’elle soumet au praticien. Ces quatre contributions partagent donc le fait de se placer du point de vue de l’animateur et de l’animation, et donnent quelques clés pour gérer une discussion, les clés du temps, des règles, des techniques…
Les élèves : leurs interventions et leurs modes de pensée formelle
9Cette deuxième partie débute par la présentation d’un outil d’analyse automatique de textes ReaderBench® qui avait jusqu’alors été testé pour des discussions médiatisées par ordinateur. Les auteurs ont voulu voir en quoi il pouvait être utilisé afin d’alléger la tâche d’analyse sémantique des interactions verbales orales. Toujours du côté des outils, Mylène Blasco et Lidia Lebas-Fraczak montrent que la mise en grilles syntaxiques permet de voir et comprendre les opérations intellectuelles et d’analyser les raisonnements des élèves. Viennent ensuite deux chapitres qui analysent les modes de pensée des élèves : d’une part Marie-France Daniel et Gabriela Fiema qui soumettent la DVDP au modèle d’analyse de la pensée critique dialogique permettant de mettre au jour la dimension épistémologique de la DVDP ; d’autre part, la contribution d’Anne Roy qui nous propose une typologie des actes de pensée avec un regard quelque peu « extérieur » puisqu’il est issu de recherches en didactique des mathématiques. Cette dernière prend donc le risque de soumettre son modèle à ce corpus de nature quelque peu différente du cadre épistémologique dans lequel il a été conçu.
La dimension philosophique
10Anda Fournel propose une analyse des traces langagière des manifestations de doute, combinant des outils d’analyse appartenant à la philosophie et aux sciences du langage. Son analyse présente l’intérêt de faire le lien entre habiletés de pensée et actes de langage dans une dimension interactionnelle par l’analyse des rôles actanciels. Au final elle propose une modélisation intéressante des formes langagières et cognitives du doute, en contexte dialogique et interactionnel.
11Enfin, les didacticiennes de la philosophie Gaëlle Jeanmart, Anne Herla, Véronique Delille et Nathalie Markevitch Frieden, montrent comment le film permet de saisir les « moments opportuns » où le contenu de la discussion progresse ou s’installe dans la « philosophicité ». Ainsi, elles ont repéré trois moments dans la DVPD qu’elles analysent en se demandant comment on identifie cette dimension et surtout comment l’animateur réagit par rapport à ce kairos.
Une conclusion à deux voix
12Pour clore ce travail, nous avons choisi une conclusion à deux voix : la première apporte un point de vue interne en donnant la parole à Michel Tozzi pour réagir aux différents regards portés sur cette DVDP par les chercheurs. Il ne s’agit pas ici de répondre aux questions posées, mais plutôt d’un retour réflexif sur une pratique complexe, qui engendre une charge cognitive forte pour l’animateur : en effet, il lui faut écouter les élèves, analyser leurs propos, saisir le kairos, aider le processus collectif de pensée… François Galichet, nous apporte un point de vue externe : n’ayant pas participé à la recherche initiale, il nous offre un regard surplombant permettant d’identifier les points aveugles de cette recherche collective, traçant ainsi de nouvelles perspectives de travail.
Méta-analyse des contributions
13À l’issue du travail d’édition, nous avons constaté que certains passages de la DVDP revenaient régulièrement dans les analyses. Pour dépasser cette observation empirique, nous avons relu l’ensemble des contributions dans cette perspective en repérant quels étaient les tours de parole mentionnés par les coauteurs. Pour notre décompte, nous n’avons retenu que les tours explicitement repris dans le texte, à l’image de ce qu’écrit ici Christine Pierrisnard (cf. p. 136) : « en 157 Dimitri produit un kairos en soulignant un mot porteur d’une idée nouvelle : « […] on sait pas pourquoi elle s’est produite y a personne qui VOULAIT ça […] » ; ou de certains passages mentionnés, comme lorsque Philippe Dessus et al. (cf. p. 158 et suivantes) analyse des interventions comme celle de Candice, entre 85 et 100.
14Quelques données qualitatives tout d’abord : si ce sont en moyenne 60 tours de parole qui sont analysés dans les 10 contributions, on observe néanmoins une assez grande variation dans cet ouvrage, puisque certains chapitres ne portent que sur une dizaine de tours de parole alors que d’autres en mentionnent plus de 100. Cette variabilité s’explique par le type d’analyse proposé. En effet, Mylène Blasco et Lidia Lebas-Fraczak qui présentent les principes de l’analyse en « grilles », adoptent nécessairement un point de vue « micro » et leur approche qualitative porte sur moins de tours de paroles, tandis qu’une analyse plus globale avec une approche quantitative comme le font Marie-France Daniel et Gabriela Fiema conduit à prendre en compte davantage d’interventions. Les autres contributions se situent entre ces deux pôles en proposant des analyses qui portent sur une trentaine à une soixantaine de tours de parole et sont de deux sortes : certaines analysent des suites de tours de parole constitués en échanges (ainsi, Véronique Delille et ses collègues se penchent notamment sur le passage qui va de 60 à 102, Philippe Dessus et al. sur le passage allant de 85 à 100, Anne Roy sur le passage allant de 138 à 142…) ; et d’autres sont davantage centrés sur des interventions isolées à l’image de celle de Michel Tozzi qui présente les visées de ses interventions, ou d’Anda Fournel qui propose une catégorisation des interventions des enfants en actes de pensée. Ces différentes approches permettent d’explorer ce corpus dans différentes dimensions. Chacune des démarches apporte un regard différent, sans hiérarchie dans la qualité des analyses, qui témoigne simplement de la focale choisie : petit angle ou grand angle.
15Globalement ces dix analyses permettent de mettre en évidence des passages du corpus. Il faut préciser que les coauteurs n’ont pas été sensibilisés a priori sur les passages sur lesquels il convenait de se pencher. Or, il se trouve que différents moments de la discussion ont particulièrement été analysés. On peut estimer que cette congruence dans les analyses vers ces épisodes est révélatrice d’un intérêt intrinsèque de ceux-ci. La figure ci-après, avec en abscisse les numéros de tours de parole et en ordonnée le nombre de contributions qui mentionnent ce tour de parole, permet de pointer ces différents moments de la DVDP sur lesquels les différents chercheurs se sont penchés.
16Trois moments apparaissent : on constate, tout d’abord, que le début de la discussion (60 à environ 100) est particulièrement mentionné. En effet, lors de cette première séquence l’animateur demande aux enfants de donner des exemples, cette investigation de la problématique par la mobilisation de l’expérience de chacun s’achève au tour de parole no 103 dans lequel l’animateur fait « un petit point de là où on en est [...] ».
17Un deuxième passage apparaît ensuite autour de 140, et porte sur la question du tirage au sort qui serait plus juste comme mode de désignation (autour de 120). Il s’agit d’ailleurs d’une réflexion qui se poursuit autour de l’idée de compensation des injustices (140).
18Enfin, un troisième et dernier passage, entre 300 et 315, porte sur un épisode au cours duquel l’animateur a du mal à saisir ce que veut dire Benoît (299), ce qui entraîne une activité de reformulation et d’explicitation du discours et, par là même, de la pensée.
Regards croisés
19Ce regard transversal sur ce travail de recherche collectif témoigne pour nous d’un triple croisement des domaines disciplinaires sur la situation de communication qu’est une DVDP : analyse de la pratique de l’animateur afin de décrire ses gestes professionnels et d’en saisir la portée ; analyse du discours des élèves et de leur manière de conceptualiser leurs idées ; analyse de l’objet de ce même discours dans sa dimension philosophique ; croisement autour de données empiriques partagées ; et enfin, analyse du matériau langagier (interventions, échanges, épisodes…). Cette pratique que Michel Tozzi a offert à l’analyse des chercheurs a été l’occasion, par ce carrefour de multiple, de permettre la rencontre, le dialogue et la construction de connaissances nouvelles sur cette pratique de philosophie avec les enfants qui se constitue en genres variés. Tel sera l’objet de la contribution de Michel Tozzi dans ce qui suit.
Notes de bas de page
1 Pour plus de détails, voir en ligne : http://philosez.sciencesconf.org/.
2 Dans sa contribution intitulée « La Discussion à Visées Démocratique et Philosophique (DVDP), un dispositif de philosophie avec les enfants » (p. 27-38 du présent ouvrage), Michel Tozzi explique ce qu’est une DVDP et comment cette pratique se situe par rapport aux autres manières de conduire des discussions philosophiques avec les enfants.
3 Analogue à celle que nous produisons pages 39-78.
4 Les chercheurs qui souhaitent étudier cette DVDP peuvent adresser une demande de mise à disposition du corpus auprès de Jean-Pascal Simon, université Grenoble-Alpes (jean-pascal.simon@univ-grenoble-alpes.fr). Comme nous le précisons plus loin, nous pouvons également fournir des transcriptions codées en différents formats comme : *.eaf pour le logiciel ELAN, XML…
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Paroles de philosophes en herbe
Ce livre est cité par
- Polo, Claire. (2020) Le Débat fertile. DOI: 10.4000/books.ugaeditions.14879
- Point, Christophe. (2021) La Philosophie pour enfants : une piste pour réconcilier enseignement disciplinaire et vie scolaire ?. Studia Universitatis Babeș-Bolyai Philosophia, 66. DOI: 10.24193/subbphil.2021.1.08
Paroles de philosophes en herbe
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