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Préface

p. 7-15


Texte intégral

1Nous vivons des temps où la philosophie se niche de manière plus ou moins ostentatoire dans les rayons des librairies savantes ou grand public. Ce livre fera date et trouvera sa place dans les rayons tant savants que grand public. Nous l’espérons.

2Nous voudrions dans cette préface faire bénéficier au lecteur de notre connaissance du champ pour qu’il forge l’envie de profiter de ce livre. Il y sera question de pédagogie, de responsabilité, de fragilité, de dignité, de liberté, d’école, d’inventivité, de force, de décision et de philosophie, bien sûr. Nous déploierons un écrit non contraint, dont je vous demande, cher lecteur, d’excuser, par avance la longueur. Faisant valoir depuis vingt ans dans les classes, dans les cours, dans nos études… le meilleur de ce qui se produit quand des humains risquent l’échange, nous remercions vivement les deux compagnons, directeurs de cet ouvrage, de nous avoir confié la rédaction de la préface en espérant ne pas les décevoir. Quoi que ! Est-ce si important de décevoir ? Voilà une première belle question qui pourrait nous engager à directement philosopher avec vous ; mais lecteur, vous êtes loin de moi. Je vais donc trop soliloquer. Trop bavarder. Lecteur, vous voilà prévenu.

3Jean Pascal Simon, didacticien du français et chercheur en sciences du langage et Michel Tozzi, didacticien de la philosophie et chercheur en sciences de l’éducation, s’unissent en scientifiques pour frayer une route savante, car ils en savent plus que vous. Mais ils sont aussi, peut-être avant tout, hommes de terrain. N’ayons pas peur des mots. Pour philosopher, il faut aimer le mot. Ces deux hommes sont impliqués dans la société civile. Suivons-les. Ils sont résolument engagés. L’un œuvre professionnellement et syndicalement dans les quartiers où soigner l’accueil de langue est important. L’autre anime des cafés-philo, en ville, dans la cité, de longue date.

4Montaigne préconisait de philosopher dès le jeune âge. Et, c’est le thème du livre, la philosophie : « en herbe » ! Matthew Lipman inspirateur du champ de la Philosophie For Children, P4C francisée Philosophie pour enfants, a inventé, dans les années 1960-1980 aux États-Unis, un dispositif pédagogique pour mettre l’exercice de la philosophie à la portée du jeune âge quand l’école commençait déjà, selon lui, à s’essouffler. Il était en avance sur son temps, et mit les premières pierres à ce que nos ministres actuels accomplissent en refondant l’école républicaine française. Il instituait une nouvelle manière de redonner à l’école d’authentiques fondements. Philosopher c’est de tout temps fonder. La responsabilité de l’école républicaine est décisive en matière de développement de pensée. Pourquoi ? Parce que la philosophie déroule l’ascenseur du temps, pour se prémunir de la censure des temps modernes. Nous avons essentiellement besoin de liberté pour construire le futur et la philosophie est une école de la liberté. En philosophant « liberté, j’écris ton nom ». Philosopher, c’est penser, procurez-vous le livre des 101 expériences de philosophie quotidienne, de Roger Pol-Droit, publié en 2004 ou bien, lisez du même auteur Petites expériences de philosophie entre amis, publié en 2012. Cela vous ouvrira à l’étrange, à l’improbable, au détour, au pas de côté. Philosopher, c’est accepter de ne pas comprendre, ne pouvoir embrasser le tout, tout en le souhaitant, c’est se décaler, se décadrer.

5Les discussions à visée philosophique sont entrées dans les programmes scolaires en France à la rubrique « Enseignement moral et civique » mais la philosophie ne doit pas devenir de la morale. Qu’elle croise, en chemin, la morale, les règles, le passé, les phénomènes culturels, c’est évident, mais si la philosophie participe à forger au-delà d’un esprit critique un jugement moral, la morale est au bout, pas à l’entrée. Plus que de conformation, nous avons besoin de liberté, de responsabilité, de dignité. Chacun doit garder un esprit libre pour penser. C’est pour cela qu’il faut philosopher, d’abord, « en herbe ». Laisser germer la pensée. La philosophie apprend à l’élève à raisonner avec les moyens mêmes qui sont à leur portée, d’enfants, d’élèves, d’êtres intégrés à la société civile. Et, ceci se peut en se méfiant de la bien-pensance, de la naïveté qui fait croire que philosopher fabrique le bonheur. Lisez l’ouvrage de Roger Pol Droit, La philosophie ne fait pas le bonheur. Et c’est tant mieux ! avec lequel nous partageons cette méfiance de l’engagement à « être heureux » à tout prix. Philosopher ne solutionne rien. Philosopher sert seulement à ce que l’homme relève sans arrêt le défi de son humanité, les ateliers de philosophie doivent rester des pratiques pédagogiques, humanistes, au sens où la philosophie est un format de réflexion, propre à l’homme, qui s’évite les enjeux flous et n’envisage pas comportements attendus, convenus. La philosophie met seulement l’homme face au monde. L’humain fait face. C’est suffisant. N’attendons rien d’autre. Ce sera déjà pas mal. Chacun fera face, debout, chacun à sa manière.

6Je conseille au lecteur de démarrer la lecture du présent livre, en découvrant directement le corpus de paroles placées au cœur du livre. Lire une discussion animée par Michel Tozzi est une initiation belle et directe pour entrer dans la compréhension de ce qu’il nomme les DVPD, et là, Michel s’est risqué à un exercice très périlleux. Il se met à nu. Enregistré, soumis au regard analytique de spécialistes du langage, qui décortiquent tout : les mots, les pauses, les silences, les intonations, parfois avec des logiciels puissants. C’est l’objet même de ce livre courageux. Aussi, donner en pâture ses propos à d’autres, comme Michel Tozzi l’a fait, nourrit la science, décisivement. Et, même s’il en tire bénéfice en retour, il fallait s’y risquer. Bravo à Michel. Bravo à Jean Pascal.

7Maintenant, poursuivons. Pourquoi choisir un éclairage multiple ? Pourquoi des regards croisés ? Pour convaincre qu’il se passe indéniablement des choses dans les ateliers des philosophes en herbe, il est important de mesurer, décortiquer interpréter les paroles produites. Dans ce livre, chaque commentateur du corpus porte non pas, selon moi, un regard, mais plutôt un éclairage. Chacun vise, comme avec une torche, fait briller un point qui sans la torche resterait obscur. Je me réjouis de ces nouvelles lumières, car il faut et il faudra toujours écarter le point de vue unique du monde des « croyants » dans lequel les pratiques risquer(ai)ent de s’enkyster, s’enliser, s’auto-suffire. Le livre de Claudine Leleux, publié en 2008, La philosophie pour enfants. Le modèle de Matthew Lipman en discussion, dont je conseille la consultation, pointait déjà cette dérive possible d’une délimitation trop sectaire entre novices et pratiquants : un monde de praticiens s’emparant résolument des manières de pratiquer la philosophie avec les plus jeunes qui seraient seuls juges et garants par leur seule pratique deviendrait un monde de « croyants ». Le livre dirigé par Jean Pascal Simon et Michel Tozzi facilite pour les praticiens une sortie assurée et évidente du risque de chute dans la capsule des croyants.

8Qui peut alors être déclaré ou se déclarer savant pour éclairer un corpus de discussion ? Car on peut tendre la torche dans le mauvais sens et ne se faire l’écho que de soi-même. Les savants comme on le sait sont de plusieurs ordres. Les didacticiens et les pédagogues ne doivent pas être les seuls, selon nous, à se pencher sur ces pratiques. Donner son avis : c’est important. Mais un avis éclairé doit l’être méthodologiquement. En ce sens, les professeurs de philosophie restent avec l’inspectorat de philosophie frileux, crispés, pourrait-on dire depuis trop longtemps. Ils invoquent le flou, l’absence d’information sur ce qui se fait, ou s’est fait, dans ces ateliers, qui pendant vingt années se sont pratiqués comme innovation tolérée. Mesdames et messieurs les inspecteurs de philosophie, mesdames et messieurs les professeurs de philosophie si vous êtes frileux, mettez le nez dans les publications des trente dernières années, parues à l’international. Et mettez le nez dans ce bel ouvrage. Instruisez-vous : les spécialistes du langage depuis les années 60 travaillent à partir de matériaux bruts, qui permettent une étude rigoureuse, ample, partagée, possiblement contradictoire des dires. Ils considèrent la parole dans son aptitude à l’emprise sur autrui dans sa dynamique de déploiement cognitif, langagier, social. Les psychologues portent de même un regard éclairé. Comment se comporte l’animateur ? Est-il un animateur de type culturel, de type professeur, de type maître du jeu, petit Socrate en puissance, une personne empathique, l’exemple même d’un esprit rigoureux ? Nul ne peut, ni de doit ignorer l’ensemble des publications scientifiques. Nul ne doit faire l’économie d’au moins se renseigner avant de pratiquer ou discourir à propos de la philosophie à l’école. Ne diffamez pas. Il ne s’agit pas de réinventer la poudre, non plus. Plus de 50 années de pratiques de prises de parole autour de thèmes fondamentaux, discutables, humains, parfois éthiques, jamais solubles directement, ont expérimenté et essaimé dans le monde entier. Chacun porte la responsabilité de sa pratique ; la liberté pédagogique est de règle ; mais dans un monde éclairé. L’inspection de philosophie doit jouer son rôle.

9Maintenant, si le livre titre philosophe « en herbe », c’est que cibler la jeunesse importe. Permettez-moi encore un petit mot sur la différence entre philosophes et professeurs de philosophie. Le grand public ne différencie peut-être pas ces deux métiers. Tout le monde peut à sa manière être philosophe. Il s’agit, en cas ordinaire, d’effectuer une prise de recul sur le réel. Dès qu’on prend ce recul, en fait, on questionne le réel. C’est en ce sens qu’il ne convient pas de différer la philosophie à la terminale. Chacun pense, depuis sa naissance, et même avant d’ailleurs. Bien entendu, plus on grandit, plus on peut s’outiller. Les acquis, l’expérience, les connaissances étayent la pensée. Et, les enseignants qui ont envie de pratiquer trouveront dans des petits livres attrayants de quoi forger leur intelligence à leur niveau d’adulte. Il existe une mine de sources d’inspiration pour approcher la philosophie. Alors, à chaque âge son inspiration, sa source. L’essentiel est d’activer chez tous, la hauteur, le maintien de la dignité humaine qui passent par la responsabilité de penser. Tout adulte a vocation à échanger avec le plus jeune comme avec le plus vieux. C’est la transmission. La philosophie participe à la transmission, en activant une dynamique de passage d’un monde à l’autre : du passé au futur, du jeune au vieux, de l’homme à la femme, de l’étranger à l’ordinaire. Jankélévitch l’a publié il y a longtemps, la philosophie sait se saisir de l’occasion et d’un « je ne sais quoi et presque rien » pour faire l’expérience du sensible et de l’intelligence. Occasion et presque rien sont d’importance en philosophie. Ce bel ouvrage traque les occasions de voir, de regarder dans les paroles commentées. On gagne à s’attarder à des presque riens qui parfois indiquent tout. Tout le monde sait qu’avec un mot seulement, parfois, le monde vacille.

10Finalement, qu’est-ce alors que philosopher ? Éternelle question. Et heureusement que cette question est éternelle. L’homme se définit et se redéfinit sans cesse dans son rapport au monde. C’est l’objet même de la philosophie. Science de la pensée dont ont découlé toutes les autres « dites » sciences, elle pose la nécessité du rapport soi-monde. C’est pourquoi personne ne peut s’arroger le droit de définir la philosophie. Tout homme a accès, en son for intérieur, à des représentations qui façonnent sa manière d’être au monde, de lire le monde, de dire le monde. Et il ne faut aucunement se tromper entre pensée et expression. Le philosophe s’aide des mots pour définir le monde. Il se sert du monde pour redéfinir les mots. Il choisit ou crée ses propres mots. Il ajuste le mot au monde et vice-versa. Les psychologues étudient de longue date le liant monde / langage. La psychologie faisait partie il y a longtemps de la philosophie. Les philosophes pragmaticiens ont largement œuvré pour indiquer que c’est la langue qui façonne le monde, autant que le monde contrarie le penseur dans sa solitude. Le philosophe ne se satisfait pas du dictionnaire, car, la langue fige. C’est son rôle. Celui qui professe fige aussi surtout s’il reste collé à la langue. Les programmes scolaires figent aussi. C’est leur fonction. Mais le philosophe, lui, ne s’y trompe pas, qu’il en ait conscience ou non. Piaget a montré que le problème de l’intelligence n’est pas à confondre avec celui de la conscience chez l’homme. L’intérêt de l’humain réside dans sa capacité à bâtir pour la parcourir son intelligence. La philosophie forme l’intelligence. Et, cette dernière n’est pas à confondre avec la connaissance. Hanna Arendt, dans le champ de la philosophie morale, l’a beaucoup écrit. Penser n’est pas connaitre, explique-t-elle dans Responsabilité et Jugement, publié en 2003. Il faut comprendre cette distinction qui n’est pas une opposition, l’interroger à fond. Philosopher ne sert d’ailleurs pas à opposer. Philosopher c’est essentiellement distinguer. Je peux distinguer l’homme de la femme. Cela ne signifie nullement que je les oppose. Je peux distinguer l’homme de l’animal. Cela ne les oppose pas non plus. Mais revenons à la distinction cruciale penser / connaitre. Bien entendu, avoir des connaissances ne nuit pas à la pensée : les connaissances forcent à réorganiser sa pensée. Le pari de l’école est que les connaissances favorisent la pensée. Est-ce si certain ? Quelques pensées profondes, muries, avec peu de connaissances, mais solides, poussées à la contradiction, étayées, exprimées valent parfois mieux. C’est le fameux message repris de Michel de Montaigne : « mieux vaut une tête bien faite que bien pleine ». Oui, car la philosophie est un cheminement capricieux, engagé, tortueux, mais utile à l’homme, qui fortifie l’intelligence.

11Mathew Lipman voulait que la pratique de la philosophie soit une pratique collective, exercée en communauté. Nous avons pu mesurer, dans une petite étude avec des collégiens philosophant, que la philosophie homogénéise effectivement la pensée du collectif classe et concourt à réduire les écarts intellectuels entre faibles et bons élèves. Oui, partager sa pensée avec autrui aide à le mieux comprendre et à intégrer dans son propre monde la divergence, l’étrange, l’étranger, le doute. Pas le doute à tout prix. Non. Pas l’avènement d’un esprit critique qui ramènerait la contradiction en mode de réactivité obligée. La réactivité est ce à quoi tendent les débats radiophoniques, télévisés, familiaux parfois : il s’agit toujours alors de mises en scène qui disqualifient finalement le fond. On (c’est-à-dire tout le monde et personne) débat de tout. Un principe stérile de contradiction régit systématiquement et quotidiennement les échanges de nos sociétés modernes. La philosophie pratiquée par les philosophes « en herbe » dont le livre dévoile les paroles authentiques partage l’état d’esprit commun de toutes les pratiques innovées en classe en France depuis vingt ans : celui de la liberté. Liberté de pensée. Matthew Lipman, au demeurant intempestivement critiqué, a trouvé un filon d’inspiration fort chez Merleau-Ponty, philosophe français. Dewey, Merleau-Ponty, Lipman, tous mettent en avant la fonction sociale de la philosophie. Car, la philosophie relie. La philosophie doit donner de l’élan. Redonner l’élan. La philosophie est en elle-même une pédagogie, qui aide à décadrer la classe du présent, en s’appuyant sur les présences, ces irremplaçables que nous sommes tous. « Les rencontres avec soi-même sont rares », écrit Cynthia Fleury en 2015. Philosopher n’est pas penser par soi-même, mais favoriser des rencontres avec soi-même, par/grâce au prisme de la présence des autres.

12Le grand mérite de ce livre, Paroles de philosophes en herbe dirigé par deux didacticiens, est d’avoir décalé les pratiques de philosophie hors du creuset de la didactique. S’il est intéressant de proposer un modèle didactique de la philosophie, la philosophie déborde toujours la modélisation. C’est, selon nous, son rôle. C’est son fondement même. Penser, c’est prendre les chemins de traverse. C’est ne pas souhaiter être obligatoirement entendu, reconnu, compris même parfois. C’est essayer. L’essai est, je crois, d’ailleurs, le seul genre propre à la philosophie. Philosopher n’est donc pas argumenter, convaincre. Philosopher ce n’est donc pas non plus problématiser. Les scientifiques font, posent et résolvent s’ils le peuvent des problèmes. Philosopher n’est pas non plus conceptualiser. Car, parfois le concept ne peut se faire jour. On en reste à une idée floue, à un aperçu, à une bribe, une lueur, parfois seulement accroché à une impression, une illusion, une confusion. Philosopher n’est donc pas réductible à l’articulation de trois opérations de pensée : conceptualiser, problématiser, argumenter. Je connais suffisamment Michel Tozzi pour le taquiner un peu. Le lecteur découvrira dans ce livre le modèle de Michel Tozzi. Modèle princeps pour lui. Modèle de pensée. Modèle d’action. Modèle utile. Sans doute, peut-être. Pour moi, on ne peut, hélas, réduire la pensée à un modèle. La pensée déborde. Le monde est trop complexe. Et, c’est précisément la complexité grandissante de sociétés saturées d’informations qui a fait prendre à Matthew Lipman l’option de placer l’humain au pied du mur, au défi de sa propre capacité à quand même penser le monde. C’est trop complexe de penser par soi-même le monde. Soit parce qu’on est trop petit. Soit parce que le monde change. Soit parce que nous changeons. Soit parce que le monde nous transforme. Nous sommes toujours en retard sur nous-mêmes. Nous avons besoin des autres pour nous le rappeler. Le monde nous déborde toujours. Philosopher, c’est alors vaciller. Ne pas être sûr. C’est peut-être ce qui m’apparait le plus révélateur de l’exercice du philosopher. Le plus humain. Il y a de la fragilité en philosophie. C’est précieux de philosopher. C’est d’ailleurs ce qui expliquerait la méfiance, au début, des bons élèves qui ne veulent pas prendre le risque de philosopher : ils ont peur de vaciller. Pourtant, autrui leur restera toujours utile. Mais la connaissance les a fait fuir la rencontre directe avec autrui. C’est fâcheux. C’est ennuyeux. Car la pensée est éminemment sociale. L’humain est un être social. Oui, les paroles des philosophes en herbe valent, dès qu’on les entend. Dès qu’ils s’écoutent. Mais, justement, soyez rassurés, nos élèves s’écoutent. Ils prennent un immense plaisir à s’écouter. Si on les écoute. Ils font œuvre collective.

13Nous pensons que ce livre sera très utile à tous ceux qui s’intéressent au sujet, au langage, à la pensée, à la pédagogie, à la philosophie, à l’humain. Il complète la parution d’autres ouvrages qui ont exposé les authentiques paroles d’élèves, comme celui dirigé par Marielle Rispail, Apprendre à parler, apprendre à philosopher. Les ateliers de philosophie, publié en 2007, ou celui dirigé par Jean-Marc Colletta et moi-même, publié en 2015, Les ateliers de philosophie. Une pensée collective en acte, lié au numéro de revue codirigé avec Mylène Blasco-Dulbecco, Quand les enfants philosophent. Analyses plurielles du corpus Philosophèmes, paru en 2013 qui posait les premières pierres d’une nécessité de travailler à partir de matériaux authentiques. Ces publications consacrent leurs pages centrales à la présentation de paroles transcrites. Jean-Pascal Simon a su agréger autour de lui une équipe de commentateurs éclairés pour faire valoir ce matériau. Les paroles des philosophes en herbe sont à l’honneur. Ils parlent à cœur et au cœur. Car les paroles sont au cœur de l’humain. Au cœur de la philosophie. La parole reste le creuset de l’humanité.

14Cette préface est un peu bavarde. C’est certain. Pourtant le silence est d’or. Mais, nous avions prévenu. C’est que nous avons voulu donner à ceux qui ne connaissent pas le champ le goût d’entrée en aventure philosophique. J’évoquerai pour terminer trois anecdotes, pour illustrer à quoi ressemble un philosophe en herbe. La première est le souvenir de deux petites filles conversant après un atelier de philosophie en maternelle animé par Marie-Christine Érard, pionnière en Auvergne, dans ces pratiques. Les fillettes sont parties toutes deux, main dans la main vers la cantine, en s’entretenant ainsi. Les paroles sont glosées, c’est-à-dire rapportées de souvenir. « – Mais si le bleu ça existe ; – mais non j’te dis non, le bleu c’est de la peinture, comme sur mon immeuble ; – mais non le bleu il existe en vrai, ailleurs ; – mais non c’est la peinture j’t’e dis ! ». Il ne manquait à cet élève-enfant de cinq ans que le mot le bleu existe « en soi ». Deuxième anecdote. Un petit garçon, rouquin est assis en position de penseur, à la Rodin, dans le cercle de philosophant de sa classe de cours élémentaire d’une école du Puy-de-Dôme engagée tôt dans l’innovation. La scène se passe il y a déjà presque vingt ans. Bien entendu notre petit rouquin ne sait rien de cette position, à la Rodin. Le menton calé sur sa main, la jambe gauche repliée sur la droite, il fait face aux autres. « – Mais si je vous dis que je peux être méchant » Sous-entendu, « gratuitement » On rétorque. C’est impossible ! « – Tu ne tirerais pas les cheveux de ton amie, quand même ! – Mais, mais si je vous redis que pour moi c’est possible ; – Non ». Les rires fusent sans la classe. Les rires sont un peu crispés, quand même. Il se passe quelque chose. Les autres se détournent. Troisième retour à la charge de notre petit rouquin de 8 ans : « – mais si on peut, le mal ça existe, pour moi, en tout cas, c’est possible, moi j’en suis sûr que je peux, ça veut pas dire que je vais le faire, mais je peux ». Philosopher, c’est aussi, parfois, avoir raison contre et face à tout le monde, pacifiquement, dignement. Ces deux souvenirs datent de mes premières années d’encadrement d’enseignants. Troisième anecdote, plus récente. Elle s’inscrit dans une animation que j’ai faite pour accompagner récemment des enseignants, en REP+, qui souhaitaient mettre en place les discussions philosophiques dans leur école. Nous sommes en cours préparatoire. Je ne connais pas les élèves. L’enseignante a choisi une image pour enclencher les questionnements. Après cueillette de questions, rapprochement des thèmes, les élèves sont invités à choisir une question qui les intéresse, parmi les leurs, pour discuter une vingtaine de minutes. Ils avaient préalablement déterminé les thèmes d’intéressements possibles suivants : la tristesse, la pauvreté, la mort, le malheur, la différence fille-garçon, la maladie, le mystère des postures humaines (être à genoux, debout, assis, etc.). Ils ont, à majorité, sélectionné le thème de la mort. Preuve que philosopher, dès 6 ans, c’est du sérieux ! On n’y perd pas son temps. Les jeunes élèves comprennent le sens de l’activité très vite. Ils sont déjà experts dans la sélection de thèmes discutables, profonds. Et ils se plaisent à investir l’espace libéré pour leurs paroles. Oui, la philosophie éveille les consciences.

15Bonne lecture à tous.

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