Ce que je sais sur la poésie
p. 115-118
Texte intégral
1Je ne sais pas parler de littérature. Je ne sais pas si je sais parler de poésie. Je ne sais pas, surtout, si la poésie a quelque chose à voir avec la littérature. Peut-être se trouve-t-elle en deçà ou au-delà de la littérature. Je sais que la poésie ne s’explique pas ; la poésie engage, comme a coutume de dire mon amie Sophia de Mello Breyner53. Je sais que l’énergie, comme dit mon ami Herberto Hélder54, est l’essence du monde et que les « rythmes par lesquels elle s’exprime constituent la forme du monde ». Je sais, comme le poète russe Mandelstam55, qu’« écrire est un événement cosmique ». Et que chaque mot est un morceau de l’univers. Ou, comme disait Khlebnikov56 : « dans la nature de la parole vivante se cache la matière lumineuse de l’univers ». La poésie est peut-être tout cela. Ou peut-être n’est-elle rien d’autre que le premier vers, celui qui nous est donné, comme disait toujours Miguel Torga57, car les autres doivent être conquis. Peut-être tout se trouve-t-il dans ce premier vers, qui est l’instant de la révélation et de la relation magique au monde par le biais de la parole poétique. Le poète, finalement, n’est peut-être pas très différent de cet individu que nous voyons dans les tribus primitives, avec des plumes sur la tête, répétant des paroles magiques, tandis qu’il danse et saute au rythme d’un tam-tam. Le poète est ce sorcier. Il danse avec des mots au son d’un rythme qu’il est le seul à percevoir. Ou bien peut-être est-il un devin. Comme il ne peut plus lire dans les viscères des victimes, il cherche à déchiffrer les signes du temps à travers les multiples sens ou la non-signifiance des mots. Quoi qu’il en soit, comme dans les sociétés primitives, lesquelles avaient une conception magique du monde, le poète d’aujourd’hui est comme cet ancien chaman qui, à travers la répétition rythmique de mots et d’images, convoque les forces bienfaisantes ou tente d’exorciser les forces maléfiques.
2Ainsi la poésie est-elle avant tout une forme de médiation. Un présage du sud, comme dit mon ami José Manuel Mendes58. Une tentative enchantée, incantatoire et désespérée de capter l’essence du monde et, à travers la parole, de « changer la vie », comme le voulait Rimbaud. Une forme d’alchimie à la recherche de l’impossible. C’est-à-dire du vers qui n’est pas.
3La poésie, c’est aussi la langue. Et pour moi la langue commence chez Camoëns, qui possédait une flûte magique. La musique secrète de la langue. L’art et la fonction de la langue et du langage. Ce n’est pas un hasard si Dante a appelé Arnaut Daniel « il miglior fabbro »59. Le poète, disait Cioran, « est celui qui prend le langage au sérieux ». Mais qu’est-ce donc que prendre le langage au sérieux ? Je crois que c’est être attentif aux signes. Les signes magiques de la parole. Les signes de l’essence du monde qui parfois se révèlent dans la parole poétique. Ou bien peut-être un lutin et cette blessure dont parlait Lorca. Car le poète porte en lui une blessure et le lutin entend parfois des « sonidos negros »60. C’est alors que la poésie survient. Voilà ce que je sais sur la poésie. C’est peut-être bien peu. Mais je ne sais pas s’il est possible d’en savoir davantage.
4Texte écrit et lu à l’occasion d’une session sur le thème
« Trente ans de poésie » à la Faculté des Lettres
de l’Université Catholique de Viseu, mai 1996.
Notes de bas de page
53 Sophia de Mello Breyner Andresen (1919-2004), très influencée par la culture grecque, est un des plus grands poètes portugais contemporains ; elle a également publié des essais, des nouvelles et des livres pour enfants.
54 Herberto Hélder, né en 1930, est considéré comme l’une des figures les plus importantes de la poésie expérimentale ; son œuvre s’inscrit dans le sillage du surréalisme.
55 Ossip Mandelstam (1891-1938) est un poète russe, d’origine juive, qui se dit nominaliste. S’opposant au futurisme russe, il estime que les mots, travaillés par la poésie, ne sont pas uniquement les symboles des choses : ils sont, selon lui, de véritables événements, des organes vivants, des forces et des mouvements profonds.
56 Vélimir Khlebnikov (1885-1922) est un poète russe amoureux du langage poétique, qu’il théorise. Selon certains critiques, les sons des mots le renvoyaient à un ordre cosmique : les phonèmes en étaient les premiers signes.
57 Miguel Torga (1907-1995), auteur grave et tourmenté, est connu pour son opposition au régime salazariste, qui le tenait pour un auteur subversif ; « torga » est d’ailleurs le nom d’une bruyère austère et résistante du nord du Portugal. Il a publié une cinquantaine de volumes : des nouvelles, des romans, des pièces de théâtre, des recueils de poésie, un journal intime.
58 Né en 1948, José Manuel Mendes a publié son premier recueil à l’âge de quinze ans. Son militantisme politique l’a conduit à occuper les fonctions de député de 1980 à 1991. Il a publié une trentaine de livres de poésie et de fiction. Son recueil Presságios do Sul, auquel Manuel Alegre fait allusion, a été traduit en français sous le titre Présages du Sud.
59 Arnaut Daniel, appelé aussi Arnaut de Mareuil, est un troubadour français de la fin du XIIe siècle (v. 1150-v. 1200), à qui l’on attribue l’invention de la sextine, poème à forme fixe ; dans La Divine Comédie, Dante reconnaissait Arnault Daniel comme « il miglior fabbro del parlar materno » (Purgatoire, XXVI, 117), autrement dit comme « le meilleur forgeron de la langue maternelle ».
60 L’expression de Lorca, « sonidos negros », signifie littéralement « sonorités noires ».
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