Introduction à l’histoire du mouvement social en France depuis 1789
p. 74-231
Texte intégral
1Notre époque a commencé à observer une série de phénomènes qu’on ne savait autrefois comment situer, que ce fût dans la vie courante ou dans la science. Non qu’ils n’existassent point ; simplement, là où ils se manifestaient, on les tenait pour des exceptions qui n’étaient pas issues de forces autonomes et, à trop s’intéresser aux conséquences, il est vrai plus compréhensibles, qu’ils entraînaient dans d’autres domaines de la vie, on les perdait de vue. Or, des événements de grande ampleur sont venus enseigner à l’époque contemporaine que ces phénomènes reposent sur une force qui imprègne l’existence entière des peuples, mieux, celle de chaque individu ; qu’ils entretiennent entre eux un rapport intime, nécessaire, et que la connaissance humaine, en les étudiant, a abouti à l’une de ces découvertes qui nous révèlent, pour ainsi dire derrière le monde tel que nous le connaissions jusqu’ici, et derrière son ordre, un autre organisme de forces et d’éléments, encore plus imposant, l’une de ces découvertes que de tout temps l’on a coutume de regarder d’abord avec scepticisme et un certain étonnement, en attendant de pouvoir les nommer et les subsumer sous une loi. Notre époque se distingue par ce genre de découvertes des forces élémentaires dans tous les domaines ; nous avons fait en l’espace de peu d’années des progrès sans précédent dans tous les secteurs de la connaissance ; la connaissance de la vie humaine, elle aussi, a trouvé en ces phénomènes un domaine nouveau, et désigné celui-ci d’un nom ancien, à savoir la société, son concept, ses éléments et ses mouvements.
2La connaissance des choses humaines diffère des autres branches de la connaissance en ceci que ses données isolées n’ont de valeur que si elles sont rassemblées dans l’unité d’un concept. C’est pourquoi, dès lors qu’on pressent la connexion intime qui existe entre des phénomènes isolés, un concept original cherche à se développer à partir d’elle. De même que l’examen de ces données prend fin au moment qu’est trouvé le concept, de même la science systématique, maîtresse de son sujet, ne peut-elle commencer qu’une fois dotée d’un concept. Cela vaut aussi pour la société.
3Si le concept de société compte au nombre des plus compliqués dans toute la science de l’État (Staatswissenschaft), ce n’est pas seulement parce que son extension est d’une telle généralité qu’on a du mal à lui donner un contenu propre, mais aussi, et surtout, parce que tout le monde a pris l’habitude d’associer à ce terme une représentation plus ou moins claire et en fin de compte parfaitement arbitraire, étant donné qu’il ne s’est guère présenté d’occasion jusqu’ici d’accéder à une conscience véritablement claire de son contenu. Quiconque, par conséquent, parle d’une science de la société (Wissenschaft der Gesellschaft), au même titre qu’on a coutume de parler d’une science de l’État ou de l’économie (Wissenschaft des Staats oder der Wirtschaft), n’est pas seulement tenu de définir ce concept, il a aussi le devoir de s’inscrire dans l’opposition la plus nette envers la masse infinie d’opinions floues et envers la croyance très répandue qu’en ce domaine au moins, tout le monde peut avoir raison et défendre ses propres idées. En effet, si la société est tout aussi effective, tout aussi universelle, tout aussi nécessaire que l’État, comment concevoir que ne s’impose ni ne soit entrepris pour elle ce qui, pour celui-là, est présenté comme point de départ nécessaire de tout examen approfondi, à savoir la saisie de son essence en son concept, et la résolution de ses tensions internes à partir de ce même concept ? Si la société n’est pas une masse inorganique et contingente, mais une forme autonome et singulière de la vie humaine, il faut supposer qu’en tant que telle elle porte en elle un point où elle peut être saisie en une seule pensée, et être observé2 et maîtrisée dans toute la diversité de son apparence extérieure. Et ce point est le concept de société.
4C’est ce concept et son contenu qui constitueront l’objet du présent ouvrage dans son intégralité.
I. Le concept de société
1. La communauté des hommes et l’unité
5La plus grande contradiction que contiennent les choses de cette terre est celle qui existe entre l’individu et sa destination. Chaque individu est animé par une irrépressible pulsion en vue d’une maîtrise parfaite de l’existence extérieure, en vue de la possession la plus complète de tous les biens spirituels et matériels ; il importe peu, sans doute, de quel nom l’on qualifie cette pulsion ; mais nous la retrouvons à la base de tout effort, de tout espoir, voire de presque toute souffrance ; elle est identique à la vie, car elle est sa présupposition et son but. Mais en même temps, chaque individu, considéré en lui-même, est un être infiniment limité. Sa force, sa connaissance, et même le temps qui lui est imparti, suffisent à peine à parer au plus immédiat, il n’est pas même capable de goûter tous les plaisirs qu’offre la vie en sa brièveté ; et beaucoup moins encore d’accomplir tout le travail que ceux-ci présupposent. Sa nature la plus intime tend à s’enrichir de tout ce qu’il y a de plus noble et de plus beau ; la mesure de cela seul qu’il peut espérer atteindre est la mesure de la pauvreté.
6Mais nulle contradiction n’est absolue ; et les propositions qui précèdent n’en contiennent pas non plus. Simplement, la solution ne réside pas dans la sphère de la vie individuelle. Cette limitation de la force et de la vie individuelles est d’abord dépassée (aufgehoben) dans la multitude illimitée des hommes, qui offre pour atteindre le but des hommes une force immense et un temps illimité. L’accroissement du nombre des hommes est la première condition de l’accomplissement de la destination humaine.
7Toutefois, cette multitude n’est en soi que la simple juxtaposition des individus. Étant donné que chaque personnalité est une personnalité autonome, le seul nombre formé par celles-ci n’est qu’une multiplication à l’infini de la contradiction indiquée plus haut entre la destination intérieure et la force extérieure ; la répétition à l’infini de la pauvreté individuelle. Si l’on veut que la multitude rapproche l’individu de sa destination, il faut le concours d’un autre élément. La multitude elle-même doit être là, justement, pour l’individu ; elle existe parce que l’individu est une contradiction absolue ; c’est son essence que de résoudre cette contradiction ; et cette solution, l’existence-l’un-pour-l’autre des individus dans la multitude, est la communauté des hommes.
8Or, étant donné que la vie individuelle, sans cette communauté, est une contradiction irréductible, et que, par conséquent, cette communauté, qui a pour tâche de résoudre ladite contradiction, ne peut être produite par l’individu, mais est instituée, indépendamment de son arbitraire, par l’essence de la destination personnelle comme quelque chose d’absolument nécessaire, il faut reconnaître en la communauté comme en l’individu une forme autonome de la vie en général. Cela est difficile pour l’entendement, mais tout à fait nécessaire. Il nous importe peu, pour l’instant, de savoir si l’on a à se figurer l’existence de la communauté, ou de cet être-l’un-pour-l’autre, comme procédant de l’individu, ou les individus comme issus de la communauté. Nous nous en tenons au fait que celle-ci a une existence autonome.
9Or cette communauté, disponible pour les personnalités, englobant des personnalités et comprise à partir de l’essence de la personnalité, ne saurait, en cette existence autonome qui est sienne, être quelque chose de dissemblable de la personnalité. Elle doit au contraire, pour pouvoir trouver et accomplir en la vie personnelle sa tâche, être elle-même une vie personnelle.
10Chaque vie personnelle se distingue essentiellement de la vie impersonnelle ou naturelle sur un point. Il s’agit d’une vie autodéterminée. C’est-à-dire qu’elle porte en elle la nécessité et la force de fixer par elle-même ses destinations, activités et éléments. La force qui accomplit cette autodétermination est la volonté. L’autodétermination effective, accomplie, est l’acte (Tat). À travers la volonté, chaque vie personnelle est en elle-même une unité ; la vie dénuée de volonté est la vie privée d’autodétermination, le naturel, la chose. À travers l’acte, telle vie apparaît pour telle autre comme une unité autodéterminée ; la chose ne peut accomplir d’acte.
11Si donc la communauté est une vie autonome, c’est-à-dire indépendante de l’existence de chaque individu, et qu’elle est une vie personnelle, c’est-à-dire portant en soi les conditions essentielles de la personnalité, elle doit en conséquence avoir d’abord une volonté autonome, par laquelle elle se pose en tant qu’unité autonome, et par laquelle elle puisse accomplir l’acte, l’effectuation de son autodétermination. Et l’on peut, pour faciliter la compréhension, retourner la proposition. Si nous trouvons dans la communauté une volonté autonome, indépendante de nous, et une action autonome, alors nous ne pourrons pas nier non plus en elle l’existence d’une vie personnelle, semblable à notre vie individuelle.
12Du point de vue de pareille volonté autonome, cette communauté est ce que nous appelons l’État. On a tenté les explications les plus diverses de l’État ; aucune n’a pu donner satisfaction, car on a méconnu l’essence de la personnalité. Ce n’est pas ici le lieu de développer plus avant ce concept. Nous nous contenterons de cette définition que l’État est la communauté des hommes se manifestant en sa personnalité comme volonté et acte.
13Si nous présentons ainsi ce concept, il lui manque manifestement quelque chose. Pourquoi ne disons-nous pas plutôt, simplement, que l’État est la communauté se manifestant comme personnalité, ou, plus généralement, la personnalité universelle autonome en tant que telle ?
14Si nous considérons le contenu du concept de volonté et d’acte, il est clair que la volonté en soi n’est que la possibilité, le pouvoir d’autodétermination (Macht der Selbstbestimmung), et que le vouloir et l’acte n’en sont que les effectuations singulières. Entre ces actes singuliers, par conséquent, il existe en quelque sorte un hiatus. Sans vouloir ni acte, dans ces entredeux en quelque sorte statiques, la personnalité a-t-elle une existence, et si oui, quelle nature est-elle ?
15La volonté et l’acte déterminent l’objet, sans le détruire entièrement ni dans son existence ni dans ses éléments. L’objet, saisi par la personnalité, a par conséquent une vie double. Il sert et obéit à l’unité du tout, et se meut d’autre part selon ses lois propres. Quand la volonté de la personnalité se manifeste, il se soumet ; quand elle est en repos, il cherche à retrouver son mouvement propre. Ainsi en va-t-il du règne naturel soumis à la personnalité, la terre et le sol, l’animal, le métal, toute chose ; délaissés par les hommes, ils retournent à leur état naturel. En vertu de cet élément d’autonomie, que conserve l’objet, il constitue une opposition permanente au sujet, à la personnalité. Pour préserver sa suprématie, la personnalité doit, par sa volonté, se le soumettre toujours de nouveau. Cette opposition est par conséquent un mouvement, et ce mouvement entre le personnel et l’impersonnel est la vie. C’est donc la vie de l’objet à l’intérieur de la sphère de la personnalité qui emplit l’existence y compris de l’État en tant que personnalité universelle, quand son vouloir est en repos. Outre la volonté et l’acte de l’État, il y a par conséquent une vie de l’État.
16S’il en est ainsi, quel est donc pour l’État l’objet qui est certes soumis à sa volonté, mais qui pourtant conserve son mouvement propre ? – Il est clair, étant donné que l’État est la communauté personnelle des hommes, que cet objet n’est rien d’autre que la vie autonome de tous les individus. Il est vrai que cette vie se soumet à l’État et à sa volonté quand celle-ci se manifeste, mais elle ne saurait pourtant être absorbée par cette volonté, elle se meut et progresse selon sa propre loi.
17À ce stade, le concept de communauté humaine acquiert par conséquent un deuxième contenu, outre celui du concept d’État. Cette vie autonome de tous les individus – atomes et objets, pour ainsi dire, de la volonté étatique – est tout aussi peu absorbée par le concept d’État qu’elle n’est entièrement expliquée par lui. Quel est donc le contenu de ce deuxième élément de la communauté, et quelles sont les structures et les lois de sa vie autonome ?
2. L’organisme de la vie économique
18La vie de tout individu, édifiée sur la contradiction entre la destination intérieure infinie et la limitation par le monde extérieur, est une lutte continuelle de la personnalité contre celui-ci ; dans cette lutte la personnalité s’efforce de soumettre ce monde extérieur, tandis que celui-ci tend continuellement à se détacher d’elle. L’activité de la personnalité, qui de cette manière saisit l’existence objective et la transforme pour le besoin et la jouissance, est, dès lors qu’elle devient une activité ordonnée et méthodique, le travail. Son produit, dans la mesure où le travail le rend capable de servir le besoin et la jouissance, est le bien. La vie de tout individu consiste par conséquent dans la production des biens.
19Cependant, c’est dans cette élaboration ou production de biens qu’il apparaît le plus nettement à quel point l’individu est limité. Nul individu n’est en mesure d’acquérir seul des biens qui le satisfont ; c’est à peine s’il peut pourvoir à ses besoins avec sa force seule. La multitude n’est là aussi que la répétition de la même disproportion. Ce n’est que la communauté du travail et de la production des biens qui pourra fournir la richesse des biens.
20La destination de l’homme oblige par conséquent le travail de l’homme, lui aussi, à l’unité. Elle est l’unité dans la production des biens humains. Cette unité apparaît d’abord à la fois comme contingente et, pour l’individu, arbitraire. Cependant, elle est tout aussi autonome et puissante que celle de la volonté qui se manifeste dans l’État.
21Tout bien, produit par la personnalité individuelle, lui appartient, à elle et à sa vie, s’identifie à elle et devient par conséquent inviolable comme elle l’est elle-même. Cette inviolabilité du bien est le droit ; le bien réuni par le droit à la personnalité en un corps inviolable est la propriété (Eigentum). Qui abolit le droit et la propriété, abolit du même coup la personnalité elle-même.
22Or, étant donné que les choses se transforment en biens du fait, précisément, de la production, tout bien est une propriété. L’essence de la propriété fait que chacun est exclu des biens de l’autre.
23Le droit fait par conséquent de la propriété, pour ainsi dire, un monde isolé à part entière ; dans la vie économique (Güterleben), chaque propriété constitue un atome particulier, dont l’existence et le mouvement reposent exclusivement sur la volonté du propriétaire.
24Toutefois, il y a dans la propriété quelque chose qui en dépasse la limite ; à savoir le besoin qu’a l’individu, d’une part du bien, d’autre part du travail de l’autre. C’est une proposition qu’il est inutile de démontrer ici, que la propriété ne peut jamais être entièrement mise en valeur par le seul propriétaire, c’est-à-dire ne peut jamais offrir tous les biens et les plaisirs dont elle est capable ; il est tout aussi connu que le travail à lui seul satisfait encore moins les besoins et les désirs de l’individu. Le travail et la possession (Besitz), la multitude et la singularité (Einzelheit) sont par conséquent dans un rapport de nécessaire interdépendance. Or le travail présuppose l’objet, donc la possession ; tout travail en présuppose un autre. Aussi le commerce des possédants et des travailleurs n’est-il pas une simple juxtaposition des individus, mais un conditionnement (Bedingtsein) de l’activité des uns par la possession, la volonté, l’activité des autres ; ce conditionnement, qui réside dans la nature du travail productif, n’est pas, suivant son concept universel même, un conditionnement contingent et arbitraire ; au contraire, indépendamment de l’arbitraire des individus, il apparaît comme un conditionnement produit par l’essence du besoin et nécessairement ordonné par la nature des produits ; et cet ordre est l’organisme de la vie économique, dont on a désigné une partie du nom plus connu de division du travail. Dès lors, par conséquent, qu’il se produit un mouvement de la propriété au-delà de ses limites, il se manifeste dans ce mouvement une unité organique ; dans cette unité, le droit maintient en leur autonomie les atomes de ce mouvement, les propriétés singulières, tandis que le besoin commun engendre extérieurement cette unité et que la nature interne de la production particulière la dote d’un organisme spécifique. L’appellation la plus simple pour désigner cette unité organique de la vie économique est celle d’économie nationale (Volkswirtschaft).
25Cet organisme de la vie économique trouve par conséquent sa raison d’être dans cette proposition que l’accomplissement de la destination personnelle extérieure, la maîtrise de la vie naturelle par la vie personnelle, n’est possible que dans l’unité des hommes. L’économie politique (Volkswirtschaftslehre) saisit précisément la vie économique sous cet angle exclusif ; cette dernière montre comment l’unité des hommes parvient à la domination de la nature, à la richesse.
26Cependant, étant donné que les biens sont la réalisation de la destination humaine même, ils le sont aussi pour l’individu. La vie économique ne s’arrête donc pas à la richesse et à la pauvreté de l’ensemble, aux lois selon lesquelles cet ensemble évolue, à la répartition des travaux et des possessions, répartition qui d’une part présuppose et d’autre part produit cette vie économique. Elle va au-delà. Elle s’étend, du fait précisément du lien intime unissant bien et personnalité, jusqu’au cœur même de la vie personnelle de l’individu, et c’est ici que commence une nouvelle série de phénomènes.
3. L’ordre de la communauté humaine
27Le bien particulier, en tant que propriété de l’individu, le contraint d’abord, parce qu’il est destiné à trouver par ce bien son développement matériel, à employer le meilleur de ses forces à l’exploitation de ce bien. C’est à la mise en valeur de celui-ci que l’individu consacre désormais sa vie entière. Elle s’empare de son individualité, et l’identifie jusqu’à un certain degré entièrement avec l’activité particulière que requiert cette tâche de vie (Lebensaufgabe). L’un des phénomènes les plus remarquables est que les objets naturels dont l’homme se rend maître par son travail exercent presque autant d’influence sur lui qu’il en a sur eux ; le concept de vie, l’activité autonome de l’objet à l’intérieur du règne de la personnalité, s’applique également dans cette sphère très resserrée. Combien la vision que l’on a des choses terrestres ne diffère-t-elle pas selon les occupations ! Le paysan, le citadin, le nomade, le travailleur, le gardien, l’érudit, l’artiste, comme est radicalement différent le regard que chacun d’eux pose sur le monde ! Combien est différent ce qu’il y cherche, ce qu’il en exige, ce dont il est privé en lui, ce qu’il en retire comme plaisirs ! Combien diffèrent la force, les connaissances, le travail que chacun d’eux doit réunir ! Et cependant, son comportement individuel n’est pas le produit de son individualité, mais de la spécificité du bien à la gestion économique duquel sa vie est dédiée. Il y a là un domaine d’investigation vaste, riche et inexploré ; il est néanmoins indubitable que c’est d’abord la fonction spécifique de chacun dans la vie économique qui engendre et conditionne la particularité de la personnalité individuelle.
28Mais si, deuxièmement, le bien permet l’accomplissement extérieur de la personnalité, et apparaît pourtant dans la propriété sous une forme isolée, il s’ensuit que la mesure dans laquelle l’individu possède des biens doit elle aussi conditionner le développement de la personnalité. La mesure du développement est nécessairement proportionnelle à la mesure de la possession. Il est exact que certaines personnalités puissantes échapperont toujours à ce principe ; toutefois, en règle générale, la possession conditionnera par la diversité de son étendue une diversité du développement individuel.
29Dans ces propositions se trouve exprimée la jonction entre la simple vie économique et la vie de la personnalité. Ici déjà, celle-ci apparaît conditionnée et façonnée par celle-là ; l’emprise de la première sur la seconde semble presque aussi grande que l’emprise inverse. Cependant, le pouvoir que le bien a sur la personnalité ne s’arrête pas là.
30Dans la mesure, en effet, où la tâche de vie de l’individu, dans la circulation des biens (Güterbewegung), subordonne plus ou moins son individualité, mais toujours jusqu’à un point non négligeable, à un certain travail, elle le rend certes plus apte à atteindre son objectif particulier, mais aussi moins apte à tout autre objectif. Elle l’enchaîne par conséquent à cette tâche spécifique ; elle lui rend difficile, voire impossible, de passer à une autre tâche, fût-elle plus noble et plus avantageuse. Or, étant donné que cette vie économique englobe la vie des personnalités dans sa totalité, la position qui est dévolue à l’individu par cette tâche de vie définit naturellement la position même de sa personnalité parmi les autres personnalités. Il est vrai que sa destination purement humaine est une destination infinie ; néanmoins, cette infinité s’évanouit ainsi dans la limitation qui lui vient du rapport aux autres personnalités. Il est vrai que l’individu semble parfaitement libre de décider du cours que prendra son développement intérieur et extérieur ; néanmoins, la mise en œuvre de ce développement, son occupation de vie elle-même, le détermine et le retient dans la voie où il s’est d’abord engagé. Parce qu’il s’entend moins bien à un autre métier, et qu’il y réussit moins bien, de ce fait, les gains qu’il en tire sont moindres, il n’en fera pas sa tâche de vie, quand bien même son goût l’y pousserait. Il n’est plus maître de sa destinée ici-bas ; c’est elle qui est son maître. La loi qui veut que ce qui a été appris à fond se soumette à la personnalité et conditionne la mesure du gain dépasse (hebt auf) l’arbitraire de chaque individu ; elle attache l’individu libre, avec une force que nous dirons élémentaire, à sa sphère de vie.
31Suivant les règles de la vie économique, les occupations particulières sont dans un rapport organique les unes avec les autres. Le monde des biens (Güterwelt), organiquement structuré, comprend certaines grandes branches qui se divisent elles-mêmes en sous-catégories, jusque dans le détail. Or, dans la mesure où l’individu, avec son activité professionnelle, a une tâche spécifique, il entre par elle à une place très précise, de manière quasi irrévocable, dans cet organisme ; et il ne peut plus quitter cette place. Ainsi – et les lois de la vie économique apparaissent ici comme conditionnant au premier chef l’ordre des personnalités libres – l’organisme de la circulation des biens devient-il l’ordre de la communauté humaine.
32Cet ordre, quant à lui, trouve dans l’essence de la personnalité, qui lui est soumise, le moment qui lui est spécifique et qui le distingue de tout autre ordre. Chaque individu, comme nous l’avons montré, est dépendant, dans son développement personnel, de l’acquisition des biens (Gütererwerb). Or, selon la loi de la circulation des biens, une partie, un maillon de celle-ci constitue toujours la condition de l’autre. Par conséquent, cette loi rend aussi dépendant chaque individu, dans sa vie économique et donc aussi dans son développement, de ce qui constitue la condition de son acquisition par son activité professionnelle. Mais étant donné que tous les biens sont la propriété de quelqu’un, et que la propriété constitue le domaine de la libre volonté personnelle particulière, ce qui constitue la condition de l’acquisition de l’un se trouve aussi être la propriété de quelqu’un, et, partant, soumis à la volonté de l’autre. Ainsi, en vertu de cette loi, une personnalité devient dépendante de l’autre, de celle qui détient la condition de son acquisition. Cet ordre de la communauté humaine est donc, en tant qu’il repose sur la circulation des biens, l’ordre de la dépendance d’une personnalité par rapport à l’autre dans la communauté humaine.
33Il est dans la nature immuable de la matière, du travail et du besoin, que le travail présuppose la matière pour pouvoir seulement exister et avoir de la valeur pour le besoin. Et c’est ici qu’intervient l’axiome qui donne à cet ordre sa forme spécifique et véritable. Tout individu a une capacité de travail ; mais la matière est limitée. La matière étant la propriété de quelqu’un, il s’ensuit que sa limitation n’en permet l’accès pour une certaine part qu’à des individus, et encore, seulement à une partie de la communauté. Ceux qui possèdent ainsi, au titre d’une propriété, la matière du travail, détiennent du même coup la condition fondamentale de l’acquisition pour tous ceux qui n’ont pas de propriété. Or, étant donné que ces derniers sont dépendants, dans la mise en valeur de leur capacité de travail, de cette condition, à savoir la matière, et que cette matière est une propriété qu’ils ne peuvent travailler sans la volonté des propriétaires, il en découle que tous ceux qui n’ont rien d’autre que leur capacité de travail sont dépendants de ceux qui possèdent une propriété.
34L’ordre de la communauté humaine, qui repose sur la circulation des biens et ses lois, est donc toujours et immuablement, pour l’essentiel, l’ordre de la dépendance de ceux qui ne possèdent pas par rapport à ceux qui possèdent. Ce sont là les deux grandes classes qui apparaissent nécessairement dans la communauté, et dont l’existence n’a pu être abolie par aucun mouvement de l’histoire ni aucune théorie. Tant que le produit restera un bien, et ce qui est élaboré une propriété, cette opposition constituera seule les deux grands pôles de la communauté humaine, dont l’attraction et la répulsion formeront la vie de cette communauté.
35Ce n’est que sur cette base que se précisent les contours des propositions précédentes. En effet, ces deux grandes masses que forment les possédants et les non-possédants ne sont pas deux parties inorganisées de la communauté ; chacune, prise en elle-même, forme à son tour un organisme autonome.
4. Le concept de société
36Ce qui vient d’être désigné du terme général de possession n’est pas une masse indifférenciée. La matière qu’embrasse la propriété, et partant, la possession elle-même, est très diverse. Nous distinguons en elle trois grandes classes : la possession foncière, la possession d’argent et la possession industrielle ou possession de capital dit fixe. Chacune de ces classes inclut à son tour des catégories très différentes ; ainsi la possession foncière comprend-elle la propriété rurale proprement dite, le droit de prélever toute espèce de fermage, la possession d’immeubles, le loyer, etc. ; la possession d’argent inclut la possession d’un capital immobilisé, qui ne rapporte que des rentes, et la possession de capital financier productif ; enfin, la possession industrielle comprend la possession d’usines, de machines, de bateaux, d’entrepôts, etc. Or, s’il est vrai que la possession domine la tâche de vie, et partant l’individualité, les divers types de possession engendreront chez les divers possesseurs une individualité et un mode de vie particuliers, dont la spécificité sera conditionnée par la spécificité de la possession. Mais étant donné qu’en outre, toutes ces formes de possession trouvent dans la valeur leur similitude et leur mesure, il s’ensuit que l’ordre des possessions, et donc aussi des possédants entre eux, est conditionné par la mesure de la valeur qu’a chaque possession. Au sein de la classe des possédants, le type de possession conditionne donc la sphère de vie de l’individu, et sa mesure, l’ordre des possédants entre eux.
37De manière analogue, il existe une multitude de travaux les plus divers ; et le travail, plus encore que la possession, a le pouvoir de plier sous sa spécificité l’individualité libre en soi. Le type de travail conditionne par conséquent là aussi la forme du développement personnel. Cependant, ce n’est pas celui-ci qui est la mesure de l’ordre du travail ; en lui, c’est autre chose qui est décisif. Le concept de travail comprend deux moments ; l’activité spirituelle et l’activité matérielle de l’homme. Selon que domine la première ou la seconde, nous distinguons le travail libre et le travail mécanique ; celui-là étant le plus noble et le plus lucratif des deux. La nature de ces travaux subordonne d’abord le travail mécanique au travail libre ; mais ensuite, la direction du travail, quant à elle, est au sein de l’activité elle-même une tâche spécifique, qui de son côté subordonne à ses fins le travail effectif. Ainsi se forme-t-il à travers le travail lui-même, dans la classe de la communauté qui, en tant que classe non-possédante, a besoin de travailler, un ordre des personnalités qui n’est pas moins important que celle des possédants.
38Il se déploie ici une série de rapports qui montrent dans un mouvement vivant l’interpénétration non seulement des différents groupes des deux classes, mais encore des deux classes elles-mêmes, et qui produisent sans cesse de nouveaux rapports. Le plus important parmi eux est celui selon lequel certains types de travaux relèvent de certains types de possessions (Besitzungen). Étant donné, en effet, que le travail d’une part, le type et la mesure de la possession d’autre part, conditionnent respectivement l’existence du travailleur et la vie du possédant, cette imbrication doit nécessairement relier aussi les individus de la classe non-possédante à la possession spécifique et par voie de conséquence aussi au propriétaire de cette possession. La dépendance du travail par rapport à la matière devient ainsi dépendance du travailleur par rapport au possédant ; ce dernier absorbe en quelque sorte la personnalité du premier, et bien qu’il domine le dépendant, le besoin le rattache néanmoins à lui ; de purement extérieur qu’il était à l’origine, le rapport s’intériorise, et l’on voit apparaître de nouveaux noms, de nouveaux faits dans la vie de la communauté, de nouveaux concepts. Dans le domaine de la possession foncière, ce rapport est d’abord, extérieurement, celui du maître et du valet, la domesticité (Leutewesen), l’ensemble des « gens de maison » (Gesindewesen) ; en vertu de la nature de la possession, ce rapport ne peut s’établir que dans le cas de propriétés foncières et dans la vie domestique. Le rapport intime qui naît de la dépendance mutuelle et de la prestation des services est la fidélité et le dévouement, lequel ennoblit la dépendance. Dans la manufacture, tout cela ne se produit pas, parce qu’ici ce n’est pas le maître personnel qui domine son valet, mais le strict règlement du travail, soustrait à l’arbitraire individuel, qui domine l’ouvrier. Les choses sont encore différentes dans ce qu’on appelle la vie des affaires, où le salarié est davantage assistant et mandataire que valet du maître. C’est dans ces diverses formes de coexistence que se manifeste pratiquement le principe fondamental de la dépendance des non-possédants par rapport aux possédants ; elles sont en quelque sorte la forme effective, le corps de celle-ci, et constituent par conséquent aussi le domaine dans lequel, d’une part, il faut conduire l’investigation sur son essence, et dans lequel s’observent d’autre part les mouvements qui ont lieu au sein de cette vie de la communauté humaine. Ce n’est que par ces formes de coexistence que l’organisme de cette communauté, d’exigence logique, devient un fait.
39Et elles constituent d’ailleurs le point où ces propositions purement théoriques peuvent se vérifier et s’observer dans la vie quotidienne. Pour les comprendre, il n’est point besoin d’aller chercher bien loin. Du plus puissant au plus faible, chacun constatera que l’ordre qui l’environne n’est autre que celui que nous avons indiqué ; que lui-même trouve précisément dans cet ordre sa place personnelle ; c’est là que chacun peut s’assurer, à partir de sa propre situation et de celle de ses semblables, que la tâche de vie particulière façonne bel et bien l’individualité, que le non-possédant est dépendant du possédant et que cette dépendance diffère de manière caractéristique selon le type de possession que sert le dépendant. L’observation et la description de cet ordre offrent un vaste champ, qui est d’autant plus riche qu’on l’a peu étudié jusqu’ici, et d’autant plus important qu’il interfère plus profondément dans la vie la plus personnelle, qu’il saisit plus irrésistiblement ce qu’il y a de plus libre en soi, la personnalité de l’homme. Le temps viendra où l’on jugera ce domaine digne des plus grands efforts de la science humaine ; ce temps est proche ; son fondement est la prise de conscience que la personnalité est la plus haute destination de toute la vie terrestre.
40Mais il manque à cet ordre un autre moment. Même si la position qu’on occupe, une fois trouvée, conditionne toute la vie extérieure de la personnalité, le choix de cette position, du moins, n’est-il pas libre ? Et même si cet ordre est un ordre fixe et intangible pour l’arbitraire, parce qu’il découle des éléments de la possession et du travail, lesquels, par leur nature et leur extension, dépassent de loin l’individu, l’individu, du moins, n’est-il pas en mesure, pour ce qui concerne sa personnalité, de se placer dans cet ordre là où le poussent son désir et son individualité ?
41Non. Au cœur de cet ordre, il existe encore une autre puissance, dont on a cherché jusqu’ici la détermination presque exclusivement dans le domaine de la morale et du droit, et qui ainsi, précisément dans la vie de la communauté, n’enchaîne plus seulement l’individu particulier, mais l’ensemble des générations, à la position primitivement occupée dans cet ordre. Cette puissance est la famille. La famille éduque les enfants ; et étant donné que la position de la famille dérive de celle du père, la famille donne aux enfants l’éducation qui est possible et, dirions-nous, naturelle en fonction de la position du chef de famille. Les préalables à l’obtention d’une place dans cet ordre de la communauté doivent être donnés à l’individu par la famille ; ces préalables sont la possession et la capacité de travail spirituel ou physique ; il est naturel qu’une famille ne puisse donner à ses enfants que le type et la mesure des préalables qu’elle possède elle-même. Ainsi la situation de la famille déborde-t-elle largement la vie du chef de famille particulier ; elle domine l’avenir de ses descendants eux-mêmes, et quoique sans doute certains s’arrachent à la sphère de vie que leur prescrit leur famille, en partie involontairement, en partie contrainte et forcée, en partie par prévoyance, la position et le destin de telle famille sont en général décisifs pour le destin des familles qui en descendent. Un regard sur la vie réelle confirmera cela. À de rares exceptions près, les enfants des agriculteurs deviennent à leur tour agriculteurs, les enfants des entrepreneurs et possédants industriels deviennent à leur tour entrepreneurs et possédants, les enfants des ouvriers deviennent à leur tour ouvriers, mieux, ils travaillent même généralement dans le même métier que celui où travaillait leur père. Seuls les êtres d’exception et plus chanceux passent d’une classe à l’autre ; mais les dons exceptionnels ne sont pas moins rares que le bonheur exceptionnel.
42De cette manière, l’ordre de la vie économique devient un ordre des hommes et de leur activité, et celle-ci, à son tour, devient par la famille un ordre durable des générations. La communauté des hommes, qui trouve dans la personnalité de l’État l’unité organique de sa volonté, a dans cet ordre une tout aussi solide, tout aussi imposante, tout aussi puissante unité organique de sa vie ; et cette unité organique de la vie humaine, conditionnée par la répartition des biens, réglée par l’organisme du travail, mise en mouvement par le système des besoins et durablement liée par la famille et son droit à certaines générations est la société humaine. Tous ces moments n’ont donc leur point de départ que dans le concept de société ; aucun d’eux ne suffit en soi à comprendre la vie humaine, car aucun n’englobe entièrement l’individu avec sa vie entière. Ce n’est que dans le concept de société que l’existence concrète de la personnalité individuelle est effectivement accomplie ; ce n’est que dans le concept de société que les concepts et sciences des biens, du travail, de l’économie domestique (Einzelwirtschaft) et de l’économie nationale, de la famille et du droit, trouvent leur point de convergence suprême, car ce n’est qu’ici qu’ils atteignent le sommet de la vie terrestre, l’individu et l’accomplissement de sa destination.
II. Les principes de l’État et de la société
1. Le concept de vie de la communauté
43Après l’exposition du concept abstrait de société, nous pouvons nous reporter à ce qui est plus universel et dont lui-même n’est qu’un moment. Et il s’ouvre ici à nous, à travers ce concept, une voie qui est destinée à fournir la solution de grandes questions.
44Le point de départ était la destination de l’individu. Elle est inatteignable pour l’individu tant qu’il est seul. Cette destination implique donc, en vertu de son propre concept, la nécessité en même temps que l’essence de la communauté humaine. Celle-ci est une existence autonome, indépendante de l’individu.
45Cette communauté, en tant que condition du personnel et contenant et englobant le personnel, est elle-même quelque chose de personnel, quelque chose de vivant. Il est hors de doute qu’elle a une vie ; il est même hors de doute que cette vie interfère dans le cercle de toute vie individuelle avec une grande force, voire une force irrésistible. Chacun se voit non seulement environné et porté par cette communauté, mais aussi entraîné par elle quand elle se met en mouvement, arrêté par elle quand elle est immobile. Nul homme, si puissant ou si indifférent fût-il, n’a jamais pu résister ni se soustraire aux vicissitudes de la vie de la communauté ; car la vie de cette communauté est matrice pour la vie de chaque individu. Comme tout pouvoir véritablement grand et universel, elle est silencieusement présente avec sa puissance répandue en tous points, et irrésistible par cela même qu’elle offre les conditions qui permettent d’atteindre presque toutes sortes d’objectifs.
46Pour cette raison même, la pensée de l’homme a cherché depuis des millénaires à saisir le contenu et la marche de cette vie. Dans l’inébranlable conviction que cette vie devait avoir ses lois et ses éléments, non moins certainement que ce qui gouverne les astres et anime le plus petit organisme, l’homme s’est efforcé de trouver aussi une expression pour la régularité de ce puissant mouvement. C’est à ce travail, qui commence avec le premier penseur et ne s’achèvera qu’avec les dernières pensées d’un homme, que contribue aussi ce qui suit.
47Toute vie, comme nous l’avons montré, est le mouvement qui dans un seul et même tout est engendré par l’action et la réaction du personnel et de l’impersonnel, dont le premier veut se soumettre toujours de nouveau le second, et le second, se détacher toujours de nouveau du premier. La victoire absolue du premier, la destruction totale du non-personnel dans la personnalité, est l’une des limites de la vie, car ce règne absolu du purement personnel, que le concept d’« homme mortel » exclut absolument, est l’existence du supraterrestre, de la divinité. La victoire du naturel est la mort. Mais la vie est le mouvement de cette opposition ; la vie est pour cette raison même une lutte, de même que la pensée, la vie de l’esprit, ne pense pour la même raison que par oppositions ; car il n’y a pas d’autre logique que ce concept de vie. Mais de cela il sera question ailleurs. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette totalité, qui englobe les oppositions, est la communauté humaine. Qu’est-ce donc, dans cette communauté, que le personnel, et qu’est-ce que le non-personnel ?
48La section précédente l’a montré de manière indubitable. De toute évidence, ce qui en elle relève du personnel, de l’autodétermination, est l’État, l’organisme personnel de la volonté universelle. Le non-personnel, c’est-à-dire ce qui ne reçoit pas de la volonté universelle son organisme et son mouvement, et qui de ce fait instaure un ordre universel et solide de la communauté des hommes sur la base des éléments de vie naturels, n’est rien d’autre que la société. L’État et la société ne constituent pas seulement, d’après leur essence la plus profonde, deux configurations différentes de l’existence humaine, mais ils sont précisément les deux éléments de vie de toute communauté humaine.
49Or, dans la mesure où la nature de la vie implique une lutte permanente de l’élément personnel, autodéterminé, contre l’impersonnel, le naturel, il s’ensuit que le contenu de la vie de la communauté humaine doit nécessairement être une lutte permanente de l’État avec la société, et de la société avec l’État. Si ce que nous avons posé est exact, une entière résorption de l’impersonnel dans le personnel, autrement dit, l’harmonie parfaite entre l’État et la société, une situation, par conséquent, où la société se serait résorbée dans l’État, sera nécessairement aussi inaccessible aux hommes que l’est le divin même. Une paix absolue entre les deux est exclue en vertu du concept même de la vie. Et il est tout aussi certain que l’entière résorption du personnel dans l’impersonnel, la disparition de l’idée d’État autonome (selbständige Staatsidee) dans la société, est la mort de la communauté. La mort est chose banale sur cette terre. Il n’y a pas de peuples parfaits, mais il y a bien des peuples morts. Ce sont ceux dans lesquels il n’y a plus d’État, c’est-à-dire, comme on le comprendra bientôt, dans lesquels le pouvoir d’État (Staatsgewalt) est absolument entre les mains de la société. Le caractère de la vie d’un peuple est précisément la lutte permanente entre l’État et la société.
50S’il en est ainsi, il en découle autre chose, sur quoi personne plus que nous n’a vocation à attirer l’attention de nos lecteurs. Si telle est en effet la vie d’un peuple, celui-ci ne peut avoir en plus une deuxième vie, de même importance et de même niveau. Il ne peut au contraire y avoir d’autre vie d’un peuple que cette lutte-là. Naturellement, pas de telle façon qu’en chaque mouvement de chaque communauté humaine se manifesterait explicitement l’opposition entre l’État et la société ; c’est tout aussi peu le cas – si l’on voulait être plus précis, il faudrait dire, tout autant – que se trouvent peu exprimées en leur opposition éternelle, chez l’individu, dans tout mouvement de ses membres, dans tout travail, dans toute fatigue, dans tout sommeil, sa vie personnelle et sa vie naturelle. Telle est par contre l’essence de cette vie qu’elle constitue toujours l’explication dernière de tout mouvement, et qu’elle est donc, en dernière analyse, à la base de toute opposition. Si l’on veut par conséquent vraiment comprendre ce qui se joue ici, il faut le concevoir de ce point de vue-là. Tous les événements doivent trouver en ce point de vue leur signification véritable, supérieure, et en lui aussi, leur explication. Le présent comme le passé ne sont rien d’autre que ce mouvement, et il ne fait aucun doute que l’avenir proche comme l’avenir lointain ne seront eux aussi rien d’autre qu’une lutte permanente entre l’idée d’État et l’ordre social. Et si cela est certain, et irrévocable la preuve qui va en être donnée, autre chose est tout aussi certain. La tentative de comprendre le besoin des hommes, les lois de la vie qui l’environnent, a trouvé sa première expression, depuis des millénaires, dans l’historiographie (Geschichtsschreibung). Nous affirmons sans hésiter que cette historiographie s’est jusqu’à présent située à un assez faible niveau, et que seules de rares et honorables exceptions ont pénétré plus avant la nature des événements. L’historiographie et l’érudition historique (Geschichtsforschung) ne sont qu’une description de l’histoire. Elle n’ont eu pour ambition qu’un exposé des faits, et non une compréhension et un examen approfondi des éléments moteurs. Nous osons affirmer cela hardiment ; qu’on nous montre une historiographie qui, dans le meilleur des cas, aborde autrement que par allusions la vraie vie de l’évolution humaine ! Quoi qu’il en soit, la tâche prioritaire restera toujours d’expliquer la situation actuelle à partir de cette essence de la communauté, et notre exigence, assurément justifiée, est que chacun, à tout le moins, tente de vérifier si vraiment le véritable contenu de la lutte dont nous sommes témoins ne peut pas être ramené, de quelque point que l’on parte, à cette opposition vivante. Car si c’est bien là que se situe la contradiction, c’est aussi là, uniquement, qu’avec la connaissance sera trouvé le moyen de la maîtriser et de la résoudre. –
51Mais revenons en arrière. Nous avons dit que la vie de la communauté humaine consiste dans l’action et la réaction permanentes de l’État et de la société, que cette opposition vivante constitue le véritable contenu de toute histoire intérieure des peuples, que nous la retrouvons dans les plus petits comme dans les plus grands mouvements de la vie publique, sous une forme toujours nouvelle, mais avec une force inaltérée. S’il en est ainsi, il ne suffit manifestement pas de dire que l’État est l’élément personnel de la communauté, et la société, son élément impersonnel. Tous deux sont également vivants ; tous deux veulent quelque chose de précis ; chacun d’eux a-t-il un principe qui lui est spécifique et qui s’oppose à celui de l’autre, et quel est ce principe ? Il est clair que la réponse à cette question ne peut être que décisive pour le contenu de la vie de la communauté.
2. Le principe de l’État
52Nous abordons dans les deux sections qui suivent un domaine pour lequel nous voudrions solliciter la plus grande attention de la part du lecteur. Nous croyons pouvoir dire que si ces sections sont bien comprises, la suite du développement s’éclairera presque d’elle-même.
53Quand on parle du principe d’une chose vivante, on entend par là le point de vue fondamental suivant lequel elle considère ce qui lui est extérieur et agit en rapport avec lui. L’État détient un tel principe dans son rapport aux personnalités individuelles qui composent son corps. Ce n’est pas arbitrairement que l’on peut faire partout l’hypothèse d’un tel principe ; au contraire, il découle nécessairement de la nature de la chose même. Quel est donc le principe qu’impose à l’État, par rapport à la vie des citoyens et la société qu’ils composent, la nature de l’État ?
54L’État est la communauté de la volonté de tous les individus élevée en unité personnelle, et qui se manifeste comme acte de l’État. Il découle de la nature des personnalités individuelles que ces individus se trouvent à des niveaux différents de leur développement personnel. Étant donné que tous ces individus composent la personnalité de l’État, il s’ensuit que le niveau de développement où se situent ces individus devient le niveau de développement de l’État lui-même. L’application est claire. Plus un État a de citoyens intelligents, plus il est lui-même intelligent ; plus il en possède de riches, plus il est riche lui-même ; plus il en procrée de vigoureux, plus il sera vigoureux. Quand diminue, par contre, la somme des biens spirituels, physiques ou matériels que possèdent les citoyens d’un État, l’État lui aussi décline. Moins ses citoyens ont de prise sur les choses, moins il en a lui-même ; plus ils progressent, plus lui-même progresse. Cela est certainement compréhensible. Il en découle cette proposition très importante, que la mesure du développement de tous les individus devient la mesure du développement de l’État lui-même.
55L’État, en tant que personnalité suprême, est destiné au développement suprême, et possède à cette fin en son pouvoir suprême la capacité suprême. Pour accomplir cette destination qui est sienne, le développement suprême de sa propre vie, il lui faudra donc, conformément à la proposition qui vient d’être établie, aspirer par sa propre puissance suprême au développement, c’est-à-dire au progrès, à la richesse, à la force et à l’intelligence de tous les individus ; en prenant soin de tous, c’est en effet de lui-même qu’il prend soin ; mieux, il n’a, en tant qu’il est l’unité de personnalités, nul autre moyen d’atteindre son propre perfectionnement.
56Cette tâche, qui découle ainsi du concept d’État et ne peut, pour cette raison, être modifiée par lui, est donc la tâche nécessaire assignée à son activité. Ou encore elle est, pour le dire d’un mot, son principe.
57L’État est d’abord, en tant que personnalité autonome, un organisme, qui peut aussi peu être modifié que l’organisme de son corps. Il se compose de parties – communes, régions, provinces, etc. – dont chacune a une vie spécifique. Sa volonté se forme, comme dans la personnalité en général, de manière organique, par la délibération qui conduit à la décision ; pour l’exécution de cette volonté, il dispose à travers les forces armées du pouvoir qui impose obéissance à la volonté personnelle.
58Or, étant donné que lui-même est la forme suprême de la vie personnelle, il s’ensuit que la participation de tous à la formation de cette volonté, à l’organisme de la personnalité de l’État, doit nécessairement introduire dans la vie de l’individu un élément plus noble, plus libre, plus vivant que n’y pourrait jamais prétendre l’individu isolé. La participation vivante des citoyens de l’État à la volonté de l’État est de toutes choses celle qui élève le plus l’individu au-dessus du cercle restreint, et par là même contraignant, de sa vie individuelle ; elle est la condition du plein épanouissement de la dignité personnelle, de la force personnelle.
59Si donc l’État veut le développement suprême de tous les individus, en tant que réalisation de son principe, il doit tout d’abord obtenir la participation organique de tous ses citoyens à sa volonté, ou, d’un point de vue plus élevé, l’identité de la vie spirituelle de son propre organisme avec celle de tout individu. Il le doit par égard pour lui-même, parce que la sagesse de l’humanité dans son ensemble dépasse toujours de très loin la plus haute sagesse de l’individu ; il le doit par égard pour l’individu, parce que la véritable élévation ne peut jamais s’atteindre que par la participation à quelque chose de supérieur ; il le doit par égard pour son propre principe, parce que cette élévation de l’individu coïncide avec son propre développement.
60Cet organisme de participation des individus à tout l’organisme interne de l’État, notamment à la formation et à la détermination de la volonté personnelle de l’État, a pour nom la constitution d’État. Le droit de l’individu à cette participation est sa liberté étatique. Le principe de l’État requiert par conséquent une constitution pour tous et la liberté pour l’individu, comme étant la première condition et tout à la fois la première forme de sa réalisation. – Tel est le premier contenu de ce principe.
61Mais la volonté de l’État, en tant qu’elle est l’autodétermination purement personnelle, revendique son objet ; en déterminant l’objet, elle devient acte, qu’en sa répétition nous nommons l’activité. Cette activité de l’État, en tant qu’elle s’opère par les organes de l’État et constitue par conséquent la vie à vrai dire extérieure de l’État, s’appelle l’administration de l’État. Tout État, à quelque niveau qu’il se situe, a une administration.
62Dans la mesure où le principe de l’État exige nécessairement l’élévation de tous les individus par l’État et son activité, comme nous l’avons montré, c’est ce même principe qui donne à cette administration de l’État sa véritable tâche. Elle doit, si l’on veut qu’elle satisfasse à l’idée d’État, et partant, à l’idée de personnalité même, tendre essentiellement à promouvoir par les moyens de l’État le plus haut développement possible de tous les individus. L’administration de l’État atteint par conséquent sa forme la plus pure, la plus idéale, requise par le principe de l’État, quand elle fait de la vie de tous les citoyens son unique tâche. Elle sera d’autant plus médiocre qu’augmentent le nombre et la détresse de ceux qu’elle néglige ; elle se perfectionne à mesure qu’augmente sa capacité d’offrir à tous les moyens du plus haut développement personnel possible. Tel est donc le deuxième contenu du principe de l’État.
63S’il est exact que ce principe de l’État, avec son double contenu qui vient d’être exposé, la constitution et l’administration, loin d’être un principe arbitrairement supposé par l’État, réside de manière entièrement nécessaire dans sa nature, et qu’il est par conséquent un principe absolu pour l’État, il s’ensuit que l’État doit viser à la réalisation dudit principe ; même sans apparemment le vouloir, très souvent sans le savoir, il travaille à ce dessein ; car il est dans sa nature d’agir ainsi et pas autrement. Allons plus loin. Il n’est pas nécessaire que le vivant vive toujours ; il y a une mort y compris pour l’État particulier. Cette mort intervient quand la constitution et l’administration sont sans égard pour l’individu et sa destination, et que l’État vit alors uniquement pour soi et sa personnalité. C’est de cette mort que meurent les États absolus, d’autant plus vite et définitivement qu’ils délaissent plus tôt et plus brutalement cette tâche. Mais aussi longtemps qu’existe encore quelque part, dans la constitution et l’administration, un point où transparaît cette destination supérieure de l’État, la vie et l’espoir subsistent. Il est possible qu’elle disparaisse entièrement de la constitution, et ne se perpétue que dans l’administration ; l’histoire connaît de nombreux exemples de ce despotisme dit éclairé ; mais du fait que la constitution et l’administration sont nécessairement indissociables l’une de l’autre, il faut, soit que procède de cette administration une constitution libre, comme dans les États germaniques, soit que cesse l’administration et que s’installe une situation à moitié ou totalement morte. Quand aspire à ce but dans la communauté humaine, dans la constitution ou l’administration, la force réunie de tous, c’est l’idée d’État que nous voyons à l’œuvre. Et inversement, quand la communauté ou une partie souffrante de celle-ci cherche de l’aide, elle se tourne impérativement vers l’État, dans le pressentiment instinctif que la destination même de l’État l’amènera et doit l’amener à aider celui qui est en péril ; car en chaque détresse des particuliers, c’est l’État qui souffre, et toute aide, c’est en fin de compte à lui-même qu’il l’apporte.
64Et de là vient d’ailleurs un phénomène qui, valant tout à la fois explication et preuve de la proposition précédente, a dominé toute la genèse des États européens modernes. De toutes les formes d’État, celle de la monarchie est l’expression la plus pure de l’existence de l’État autonome, personnel. Elle s’est établie presque partout sur le besoin des parties opprimées des peuples ; partout, elle a assis son pouvoir grâce au soutien naturel de ceux-ci ; et partout, elle s’est montrée la plus assurée quand elle a utilisé sa puissance conformément à cette idée d’État. Elle périclite et sombre quand elle s’écarte de cette voie ; son passé a reposé sur ce principe, son avenir reposera sur lui. L’histoire véritable de la monarchie tient dans son rapport à ce principe de l’État ; elle en est le vecteur le plus naturel, et tout ce qu’elle a souffert et réussi n’est que l’application et l’explication de cette proposition. La partie de l’histoire de France que nous traitons en fournira elle aussi suffisamment d’exemples. Mais ce qui précède doit suffire au lecteur informé. Revenons au problème qui nous occupe.
65Sur la base de ce principe, on peut développer une idée parfaite et harmonieuse de l’État. Il n’est pas difficile de postuler l’idéal d’une forme de constitution absolue et du devoir qu’assigne une administration juste. Mais pourquoi l’État parvient-il donc si rarement à atteindre l’une et l’autre ? Qu’est-ce qui l’entraîne de tout son pouvoir dans une direction souvent opposée, qu’est-ce qui l’arrête quand il lui faudrait avancer ? D’évidence, si cela se produit, ce n’est pas lui qui peut en être la cause ; s’il œuvrait exclusivement à partir de soi, il serait tout à fait impossible qu’il fît ce qui contredit sa nature. Il a donc en lui et contre lui autre chose que lui-même. Cet autre a déjà été nommé, c’est la société. La société a-t-elle donc un autre principe de vie que l’État, et si oui, quel est son contenu ?
3. Le principe de la société
66Alors que de nombreux et illustres hommes ont cherché depuis des siècles le principe de l’État, personne n’a songé à l’existence d’un principe de la société. On peut s’étonner que quelque chose qui n’est pas soi-même une totalité personnelle puisse avoir un principe pour son mouvement.
67Tel est pourtant le cas. Et ce n’est que par ce principe que le concept de société que nous avons exposé devient un concept vivant.
68L’organisme de la société procède lui aussi du besoin de la personnalité particulière, et la société sert elle aussi sa destination, le plein et harmonieux épanouissement personnel. Cependant, alors qu’à cette fin l’État rassemble les individus en une unité personnelle, la société les subordonne en tant qu’individus à l’individu. Tandis que l’État, par conséquent, veut la réalisation de la destination humaine par l’unité, la société définit cette destination à travers l’individu. Dans la société, c’est donc le rapport de l’individu à l’autre individu qui constitue la base de tout développement.
69Or, étant donné que l’individu, avec sa force individuelle, ne dispose que de faibles moyens pour atteindre son but, il lui faut, afin de parvenir pour soi à son épanouissement, recourir à la force d’autres individus, et les utiliser pour ses propres fins. Il est clair que tout individu est d’autant plus riche, plus puissant, plus heureux, que d’autres lui obéissent, le servent et exécutent sa volonté. Il y a en outre une deuxième chose de certaine, qui ne peut être abordée ici que de manière superficielle, mais suffisante, espérons-nous, pour ceux qui réfléchissent. Ce que nous appelons la satisfaction est la sensation de comblement de nos besoins par l’objet qui nous manquait. La jouissance est la conscience de cette satisfaction. Satisfaction et jouissance expriment par conséquent l’aboutissement pratique du but de nos désirs, et partant, aussi, l’emprise effective de notre personnalité sur la réalité objective, l’accomplissement de notre destination dans l’accomplissement de notre besoin. L’accomplissement de cette destination est à la mesure de la satisfaction et de la jouissance. Or, c’est d’abord un fait brut que rien ne garantit si facilement la satisfaction de nos besoins, ni pareille jouissance, que la domination sur le plus noble et le plus libre qui soit, à savoir la personnalité elle-même. De là vient que la mesure de la richesse se traduit toujours dans le nombre des domestiques, et la puissance, dans la puissance de ceux qui en sont dépendants. Mais s’il en est ainsi, on ne peut mettre en doute la proposition selon laquelle l’accomplissement de la destination humaine suppose le service de l’un envers l’autre, et que tout un chacun accomplira d’autant mieux cette destination – la satisfaction pleine et harmonieuse – que seront nombreux ceux qui le servent ; c’est-à-dire, plus il pourra utiliser de gens pour ses fins personnelles. Le principe de la personnalité fait par conséquent obligation à chacun de soumettre les autres à son propre service.
70Or, ce service présuppose une dépendance. La dépendance, en tant que subordination de la vie personnelle individuelle à une autre, repose sur la possession des moyens par lesquels l’individu se subordonne à l’individu. Étant donné que le dépendant et valet représente pour son maître un redoublement de sa volonté et de sa force, et que ce redoublement lui-même est la condition de l’accomplissement de sa destination personnelle, l’acquisition des moyens qui rendent l’un dépendant de l’autre sera la tâche de vie de chacun ; non pas de manière contingente et arbitraire, mais nécessaire et tout à fait inévitable ; car c’est à travers ces moyens, et la dépendance par eux créée à d’autres, qu’on atteint à ce qu’il y a de plus haut, la destination personnelle. Qu’il en est bien ainsi, c’est ce que démontre la vie quotidienne, quel que soit l’exemple que l’on prenne ; à ceci près qu’on s’en aperçoit assez rarement, parce qu’il s’agit précisément de quelque chose de tout à fait naturel.
71C’est de cette manière que l’acquisition des biens, la possession et la dépendance, qui font de la communauté une société, se sont élevées à leur véritable signification. Ce ne sont plus des faits, mais des éléments du développement personnel ; la société elle-même n’est pas seulement un ordre des personnalités, mais cet ordre indique de son côté les différents niveaux de ce développement parmi les hommes. Ce n’est que maintenant que la société, avec son organisation, se manifeste comme nécessaire ; et l’on comprend à présent pour quelle raison l’individu recherche, en déployant une activité à ce point inlassable, une position plus élevée dans la société ; car ainsi, ce rang apparemment purement extérieur désigne pour lui nécessairement la mesure de sa propre perfection personnelle.
72Il en résulte que dans toute société, l’activité qui permet d’acquérir les moyens de l’indépendance propre et de la dépendance d’autrui est celle qui domine la vie de tous les individus. Elle est par voie de conséquence l’élément moteur dans la société. Elle est naturellement infiniment variée, à raison de la diversité des hommes et des situations de vie. Néanmoins, son essence réside dans ce qu’à travers ses différents types elle ne cesse de produire ; et ce moment est la conscience qu’elle sert à procurer à l’individu le moyen de son accomplissement personnel, à savoir la dépendance d’autrui. Cette conscience qui domine toute activité humaine dirigée vers l’extérieur, omniprésente, vivante en chaque individu, et qui conditionne entièrement sa position sociale, nous l’appelons l’intérêt. L’intérêt, en tant qu’il constitue le centre de l’activité de vie de tout individu en rapport avec tous les autres, et partant, du mouvement total de la société, est donc le principe de la société.
73Ainsi, tandis que la dépendance créée par la répartition de la possession dessine la forme concrète de la société, l’intérêt en fournit le principe moteur. Et de même qu’à travers la constitution et l’administration, le principe de l’État se déploie en un système, de même ce concept d’intérêt a lui aussi son système spécifique.
74Tout d’abord, l’intérêt de ceux qui par la possession voient certains autres dépendre d’eux s’oppose directement à celui de ces dépendants. Cette première classe de la société veut augmenter et affermir la dépendance, la seconde veut l’abolir. Tel est le caractère universel de toute société. Sa spécification lui vient des conditions qui régissent la répartition de la possession, et partant, le rapport de dépendance (Verhältnis der Abhängigkeit). Si la possession est une possession foncière, l’intérêt du possédant est que cette possession ne puisse être divisée et perdue, tandis que le non-possédant en veut la division et la possible acquisition pour soi. Si la possession est une possession d’argent, l’intérêt du possédant veut que son capital recueille le plein travail et donc l’entier bénéfice du capital, tandis que le non-capitaliste exige que le profit soit affranchi de la domination du capital. Si la possession est de nature industrielle, le possédant veut une organisation du travail et du salaire telle que les bénéfices reviennent à la seule entreprise, tandis que le travailleur ne recherche pas seulement, pour son travail, un salaire, mais aussi un profit. Si les trois sortes de possession sont réunies, l’intérêt de l’une s’oppose à celui de l’autre ; le propriétaire foncier ne veut pas être dépendant du capitaliste, et vice versa ; le même rapport existe entre eux et les entrepreneurs. Toujours dans cette même classe, l’intérêt de la grande possession est contraire à la petite, dans la mesure où la grande possession cherche toujours à placer la petite sous sa dépendance. Plus les types de possession et d’acquisition s’interpénètrent intimement, plus les intérêts deviennent divers et compliqués, et plus il devient difficile de les résumer en un mot. Toutefois, le système des intérêts est indubitablement circonscrit par les points qui précèdent.
75Là aussi, nous voudrions diriger le regard du lecteur sur le monde qui l’environne. Qu’on nous permette auparavant juste une remarque. Nous n’avons pu faire qu’ébaucher ici ce qui est l’une des tâches les plus importantes de notre temps, et qui pourtant est demeurée presque entièrement en friche. En effet, ce système des intérêts est accessible à une connaissance systématique claire et exhaustive ; et cette connaissance édifiée sur le concept de société et développée par le principe de celle-ci n’est rien d’autre que le domaine premier de la science de la société. Ne cherchons point ailleurs le fondement de cette science, qui est destinée dans un proche avenir à accueillir en elle tous les domaines de ce qu’on appelle les sciences de l’État (sogenannte Staatswissenschaften). Quant à nous, nous voudrions seulement, à ce stade, inviter le lecteur à regarder autour de lui et à se demander si, vraiment, l’ordre social qui l’environne ne présente pas un tel système des intérêts ; en dépit de leur entremêlement et de leur apparente confusion, n’est-il pas en mesure, au prix de quelque attention, de ramener immanquablement les questions et tâches qui nous occupent à quelque intérêt tout à fait précis de la possession ou de la non-possession, et de même, à l’intérieur de ces questions, à quelque type tout à fait précis soit de possession, soit de travail. Quiconque a fait cela une seule fois en pleine connaissance de cause, aura de l’exposé qui précède et qui suit une vision plus claire que n’y pourraient contribuer toutes les explications et les preuves les plus judicieuses. –
76Et il se rattache à cela une proposition de la plus haute importance, dont la compréhension sera désormais aisée.
77Nous avons supposé que le principe de l’État était l’élévation de tous vers la plus complète liberté, vers le plus complet développement personnel. Nous avons montré en outre que le principe de la société est la soumission des individus aux autres individus, l’accomplissement de l’individu par la dépendance de l’autre. Que découle-t-il de ces propositions ?
78Sans aucun doute ceci, que le principe de l’État est en contradiction directe avec le principe de la société. Par conséquent, ce qui au départ a été postulé sous la forme d’une proposition très universelle, est vrai, à savoir qu’il existe dans la communauté humaine deux pôles diamétralement opposés, qui se repoussent et se combattent ; il est exact que ces deux pôles, l’État et la société, forment la vie de la communauté humaine, pour cette raison même qu’ils sont opposés ; il s’ensuit que cette vie ne peut être connue que dans la mesure où sont exactement connues l’essence et la force de ces deux éléments. Étant donné, en outre, qu’il s’agit là de propositions qui sont tout à fait universelles, il s’ensuit encore que cette opposition constitutive de la vie de la communauté, loin d’être limitée à une époque et un lieu déterminés, est présente toujours et partout, et qu’elle constitue l’explication de toutes les situations que nous qualifions de situations de la communauté (Zustände der Gemeinschaft). Mieux, si ce que nous avons dit jusqu’ici est exact, notre présent immédiat doit abriter lui-même en son tréfonds cette même lutte de ces deux puissances. Qu’il en est réellement ainsi, c’est ce que montrera l’histoire qui fait suite à cette introduction.
79Ne faut-il pas supposer alors que cette contradiction entre l’État et la société implique une simple négation de l’un par l’autre ? Cela ne serait à l’évidence possible que si tous deux, établis sur un fondement absolument différent, se combattaient dans la communauté humaine en ennemis absolus. Ce n’est pas le cas. On a montré au contraire que tous deux découlent du principe de la personnalité, et recouvrent simplement les deux systèmes différents qui en procèdent. Ils appartiennent donc l’un à l’autre ; leur comportement, quoique contradictoire, est pourtant réglé par quelque chose de supérieur qui leur est commun, et cette lutte qu’ils se livrent est par conséquent un mouvement réglé par des lois déterminées, et que l’on peut connaître.
80Or, étant donné que l’opposition entre l’État et la société est la vie de la communauté humaine, ces lois, une fois trouvées, sont les lois de la vie de la communauté humaine elle-même. Embrassant le passé, ces lois domineront aussi l’avenir. Elles représentent la nécessité dans la liberté de la vie humaine commune ; elles sont le schème éternel (ewige Grundform) auquel obéit le cours de l’histoire humaine.
81Afin de trouver ces lois, il faut pousser plus loin l’analyse de l’essence de cette contradiction et de ses conséquences.
III. La non-liberté : genèse et concept
1. Le point de départ de la non-liberté
82Il va sans dire que nous ne parlerons pas dans la suite d’une forme d’État particulière ni de toutes les questions qui pourraient s’y rapporter. Nous parlons du concept pur de l’État, au sens où il est qualifié de réalité effective de l’idée éthique (Wirklichkeit der sittlichen Idee)3. Ce n’est qu’à partir de lui que prend sens ce qui suit.
83Il est dans l’essence de toute opposition ramenée à l’unité que chaque partie cherche par sa propre force à usurper la suprématie sur l’autre. Si l’État et la société se trouvent dans un rapport d’opposition, il découlera nécessairement de cette simple opposition un mouvement dans lequel tous deux cherchent à s’assujettir mutuellement. Et ce mouvement est en conséquence le contenu le plus immédiat, et qui se manifeste extérieurement de la manière la plus visible, de la vie de la communauté humaine. Mais son cours procède de l’essence des deux éléments opposés.
84Le concept pur de l’État implique, en tant que personnalité universelle, la multitude des personnalités sans distinction. Dans toutes les investigations portant sur des concepts, l’individu est toujours posé, au regard de l’État, comme égal à l’autre et libre.
85Cependant, l’ensemble des ressortissants d’un État, auxquels s’applique ce principe de la liberté, sont les mêmes personnalités qui composent l’ordre social de la communauté. Or, le développement du concept et la description de la société telle qu’elle existe montrent que cette multitude, ni ne peut être pensée comme composée d’êtres égaux, ni n’est composée d’êtres égaux. Bien plutôt voyons-nous invariablement dans la société, comme étant son immuable structure de base, une classe dominante et une classe dépendante.
86De cette manière, nous voyons à l’œuvre dans chaque État, puisqu’il englobe une société, cette opposition entre le principe de l’État et la société. Toute vie étatique est donc la réalité effective de cette contradiction. Tout État s’y trouve confronté, tout État doit la combattre. Et il se pose ainsi pour lui immédiatement la question de savoir comment il se comporte envers les éléments de la société, et comment ceux-ci se comportent envers lui.
87Or, étant donné qu’aux termes des démonstrations précédentes, la richesse, la puissance et le bonheur de l’État sont fonction du bien-être de chacun de ses citoyens, il faut reconnaître que, dans cette société, la situation de la classe dominante et puissante, considérée pour elle-même, se trouve en parfaite harmonie avec l’idée d’État. En soi, l’État doit souhaiter que cette classe existe ; il doit la protéger et la préserver, parce qu’en chacun de ses membres se trouve réalisé cet idéal de la situation extérieure de la personnalité.
88Cependant, la situation de la classe dépendante se trouve être dans une contradiction tout aussi marquée avec l’idée d’État. Il est clair que l’existence des dépendants rend l’État lui-même en partie dépendant et même en grande partie, si le nombre des dépendants augmente ; nous verrons bientôt de qui ; il n’est pas en outre de véritable épanouissement de la vie étatique possible quand l’État compte des milliers de citoyens qui ne pourront jamais parvenir au développement de leurs dispositions individuelles, au véritable accomplissement de leur destination. L’État doit par conséquent abolir l’existence de cette classe ; car ce n’est pas l’existence de la société en tant que telle qui est en contradiction avec les exigences de son idée, mais seulement l’existence de cette classe dépendante, non-libre.
89L’État, en tant qu’être vivant et conscient de sa tâche, a la volonté et la capacité de travailler à la résolution de cette contradiction. La voie qu’il lui faut suivre à cette fin, selon son principe, est simple. Nous avons vu que la réalisation du principe même de l’État passe par la constitution et l’administration. L’État commencera donc d’abord, afin de remédier à la dépendance de la classe inférieure, par proclamer dans la constitution, à titre de principe juridique suprême, l’égalité du droit public (Gleichheit des öffentlichen Rechts) ; dans l’administration, il fera de l’élévation des classes inférieures l’objet essentiel de son activité. Il n’est pas nécessaire de détailler ici les mesures qui permettent d’y parvenir ; la proclamation du principe suffira.
90Dans la mesure où l’existence de l’ordre social donné repose toujours sur le maintien de cette dépendance, toute mesure qui poursuit l’un des deux objectifs visés va en général à l’encontre de l’ordre social donné, et en particulier à l’encontre de la situation sociale de la classe dominante. C’est précisément avec celle-ci que l’État entre de ce fait dans l’opposition la plus vive, et dans cette opposition se résume la contradiction entre le principe de l’État et le principe de la société. Car c’est la classe dominante qui perdra, au bénéfice de la classe dépendante, la suprématie qu’elle détenait jusque-là, et les mille plaisirs qui s’y attachent, si les efforts de l’État aboutissent ; mieux même, c’est elle qui, parce qu’elle est la plus riche, fournira les moyens matériels nécessaires à la dépouiller de ses propres privilèges, par l’élévation de la classe inférieure. C’est elle, par conséquent, qui de par sa nature même est la véritable adversaire de l’idée pure de l’État, car elle est menacée par la manifestation de celle-ci, comme l’enseignent tout à la fois la nature intime des situations et les exemples de l’histoire.
91Quelle est la conséquence de cette singulière opposition ? Elle tient en une phrase : étant donné que la classe supérieure de la société ne saurait ni modifier la nature de l’idée d’État, ni supprimer le pouvoir d’État, ni même lui résister, elle cherche, afin d’écarter d’elle les conséquences qu’entraîne cette nature, à s’emparer aussi exclusivement que possible du pouvoir d’État. Telle est la première loi naturelle de tout mouvement entre l’État et la société.
2. Comment la classe sociale dominante s’empare du pouvoir d’État
92C’est un fait connu que la plupart des hommes, à trop s’intéresser aux phénomènes extraordinaires, perdent de vue les lois éternelles des choses, parce que seuls ceux-là éveillent leur attention et aiguillonnent leur activité. Il n’en va pas autrement de l’histoire des gouvernants des États (Staatsherrscher). Parce que certains hommes sont parvenus pour peu de temps à accaparer l’autorité, on a méconnu la puissance qu’elle détient invariablement. Et pourtant, elle est infiniment plus importante.
93S’il est exact que la classe dominante de la société, en raison de son propre intérêt, doit s’emparer du pouvoir d’État, la question se pose de savoir si ce pouvoir d’État a en soi la puissance de se défendre contre le pouvoir de cette classe et, s’il ne l’a pas, de quelle manière cette dernière s’empare réellement du pouvoir d’État.
94Or, étant donné que cette nécessité réside dans la nature propre, immuable, de la classe dominante, et qu’au surplus, cette classe est elle-même immuable, il s’ensuit que la manière de trancher cette question ne saurait être contingente ni ponctuelle, mais qu’elle est nécessaire, solidement fondée, toujours récurrente.
95En parlant de cela, nous traitons bel et bien de la loi qui, en tous temps et en toutes circonstances, régit l’ordre du pouvoir d’État lui-même. Ce que nous saisissons ainsi, c’est le premier point dans le concept de vie de la communauté ou encore de l’opposition entre l’État et la société. Pour cette raison même, il ne pourra jamais être répondu par des faits historiques aux questions qui nous occupent, mais uniquement par l’essence de ces deux éléments de la vie humaine. –
96Dans cet esprit, examinons à présent la première question.
97L’État est d’abord, tout comme le concept de personnalité dont il contient l’achèvement, un concept pur. Son existence est par conséquent une existence abstraite. Il n’a pas de manifestation pour soi, n’a rien qu’il serait seul à être, ni d’expression de son existence qui fût produite par lui seul. À l’individu, il ne se manifeste que dans la nécessité d’avoir un État. Chacun ressent le besoin d’une puissance supérieure, d’une volonté humaine suprême, d’une activité suprême. Mais afin que celle-ci devienne réelle, elle doit s’exprimer à travers les individus réels ; elle doit trouver ses organes dans l’individu.
98Or, ces individus réels sont tous immergés eux-mêmes dans la société, et c’est cette société qui domine leur situation individuelle. Dans la mesure, donc, où l’État doit remettre à l’individu la détermination de sa volonté et l’exécution de ses résolutions, la vie de la société sera nécessairement et inévitablement intégrée dans la vie de l’État ; car les individus, quand ils commencent à participer à la vie de l’État, mettent leurs revendications, leurs espoirs et leurs vues en matière sociale dans la constitution et dans l’administration. C’est ce qui explique que l’idée d’État n’apparaît jamais pure, dans l’État effectif, parce que tout son esprit et toute sa vie sont d’emblée pénétrés par les éléments sociaux.
99Si donc, comme nous l’avons dit, la classe dominante de la société doit nécessairement tendre à s’emparer du pouvoir d’État, dans son propre intérêt, et si ce pouvoir d’État est tout aussi nécessairement entre les mains des individus, lesquels font eux-mêmes déjà partie de la société, la question de savoir si l’État en soi a la puissance de résister à la poussée de la classe qui aspire au pouvoir trouve pour ainsi dire en elle-même sa réponse. Or, étant donné que lui-même est représenté par des personnalités qui ont toutes déjà trouvé leur place dans la société, et qui par conséquent font déjà partie, indépendamment de l’État, soit de la classe dominante, soit de la classe dépendante, il s’ensuit que l’État est impuissant à occuper une position à l’extérieur de la société ; il n’est de ce fait pas moins impuissant à se soustraire aux éléments qui, dans cette société, décident de l’ordre de la communauté. Par suite de cette fusion intime et tout à fait inévitable de l’État avec la société, le premier perd toute puissance de s’opposer de manière autonome à la poussée de la classe qui est dominante dans la seconde. Dominant selon son concept, il est dans la réalité celui qui obéit. Et naturellement, il obéira, en toute logique, d’autant plus résolument et partialement que sera plus résolument et nettement marquée la domination d’une classe sociale sur l’autre.
100C’est là une proposition de la plus haute importance pour tout examen de la vie de l’État. En effet, si elle est vraie, elle ôte du même coup toute justification à l’exigence maintes fois entendue, selon laquelle c’est à l’État qu’il reviendrait seul d’engager le combat avec la société, à lui seul qu’il incomberait de la changer. C’est cette proposition qui retire entièrement à l’État le mouvement de la liberté et de la non-liberté pour l’intégrer dans la société. La société devient en vertu de cette proposition la véritable source de toute liberté et de toute non-liberté ; et ce qui suit n’est à tous égards que le développement de cette proposition.
101Nous avons désigné le contenu organique de l’idée d’État comme étant la constitution d’État et l’administration d’État. Or, si la classe dominante se saisit irrésistiblement du pouvoir même de l’État, il lui faut naturellement le faire en organisant et en affermissant dans la constitution et l’administration, précisément, son emprise sur l’État. Et cela, qui est la conséquence nécessaire de la proposition précédente, s’opère de la manière suivante.
102La constitution est, d’après son concept, l’organisme de la volonté de l’État, ou encore, la forme sous laquelle se forge, à partir des volontés multiples du peuple, la volonté unitaire de l’État (einheitlicher Staatswille). Si donc l’on veut commencer par soumettre à la société la volonté de l’État, cet organisme doit être agencé soit de façon qu’à la formation de cette volonté de l’État, la classe du peuple qui est dépendante ne prenne aucune part, soit de façon que la volonté de la classe sociale supérieure l’emporte sur celle de la classe dépendante et subordonnée.
103Pour ce faire, ce n’est plus la personnalité singulière pure, pensée en dehors des différences sociales, qui, en tant que telle, donne droit à cette participation ; il est au contraire mis à celle-ci des conditions à cette participation qu’il est dans la puissance exclusive de la classe supérieure de la société de remplir.
104La première de ces conditions, la plus compréhensible, et celle dans laquelle transparaît le plus nettement le caractère de ces constitutions, repose naturellement sur l’élément qui distingue de la manière la plus simple et la plus compréhensible les classes de la société, à savoir la possession. La forme qui montre cela le plus nettement, étant donné qu’en elle la possession en tant que telle conditionne la participation à la volonté de l’État, est le cens. Le cens est par conséquent l’alpha et l’oméga de toutes les constitutions, et ce d’autant plus que se manifeste plus purement le caractère social de toute constitution. L’histoire qui fait suite à la présente introduction le montrera en temps voulu.
105Cependant, le cens est aussi peu la forme absolument universelle et nécessaire de la constitution concrète qu’est peu simple, en son contenu, la possession elle-même. On peut en outre ériger en condition soit un certain type de possession, soit une possession assurément légitime, ou encore une possession intellectuelle. Le développement de la vie étatique qui fait d’un type ou d’une mesure quelconque la condition de la participation à la volonté de l’État, est l’histoire constitutionnelle (Verfassungsgeschichte) de l’État ; la diversité de la possession forme le vrai contenu de la diversité des constitutions elles-mêmes. Mais on verra toujours nécessairement s’appliquer la proposition suivante, qu’induit la connexion intime entre société et constitution : quand, dans une société, un certain type ou une certaine mesure de la possession distingue la classe dominante de la classe dépendante, ce ne sont pas alors des type et mesure quelconques qui donnent droit à la participation à la volonté de l’État, mais uniquement le type et uniquement la mesure qui, dans la société, fondent la domination de la classe possédante. Pour expliciter cela, rappelons le principe de la constitution féodale (Lehnsverfassung), où seule une possession foncière privilégiée habilitait la noblesse à la représentation. Nous donnerons ultérieurement plusieurs autres exemples.
106Tel est donc le principe sur lequel repose, dans la constitution, la domination qu’a sur l’État la classe qui domine dans la société. C’est en vertu de ce principe qu’elle s’empare du pouvoir et le conserve.
107Le deuxième domaine de la vie étatique est l’administration. L’administration englobe, suivant son concept, davantage que la constitution. Celle-ci est l’organisme de l’autodétermination interne de la volonté de l’État ; celle-là est l’organisme grâce auquel cette volonté de l’État appréhende la diversité de la vie extérieure et l’ordonne selon sa destination. Il se manifeste en lui, par conséquent, certaines fonctions universelles et constantes de l’État. Celles-ci peuvent être plus ou moins élaborées selon le niveau de développement de l’État, mais elles sont toujours présentes au moins en germe. L’exécution de ces fonctions s’opère, conformément à leur nature, par l’intermédiaire d’organes permanents de la volonté de l’État. Ces organes agissent au nom de l’État et détiennent d’ailleurs par là même, pour chacune de leurs actions, les pouvoir et autorité pléniers de l’État. Leur tâche est en général circonscrite ; d’autant plus précisément, bien sûr, qu’est plus développé l’organisme étatique lui-même. Mais dans les limites de cette tâche, il leur est reconnu sans restriction la liberté et le droit de l’État de décider de l’application de la volonté universelle de l’État au cas particulier. Aussi leur puissance est-elle grande ; considérée comme totalité, elle est, de fait, la plus grande puissance dans la communauté humaine.
108Ces organes de l’État, tels qu’on vient de les caractériser, forment ensemble le concept d’office (Amt). L’administration de l’État s’opère par l’office. Dans l’office, la volonté de l’État donnée par la constitution se manifeste comme l’autodétermination extérieure, effective, de l’État personnel, comme l’organe de la domination sur le monde extérieur.
109Si donc la classe sociale dominante veut s’emparer du pouvoir d’État, il lui faut par conséquent, afin de régner dans l’administration de l’État, se soumettre l’office.
110Cela s’opère d’abord et en général, abstraction faite des individus, par ce moyen que la délégation de l’office à l’individu – au fonctionnaire – est soumise à des conditions personnelles qui ne peuvent être remplies que par les membres de la classe dominante et dont il est réservé à ceux-ci de juger de la présence, en accord avec les dispositions constitutionnelles. Cependant, la classe dominante s’en tient rarement là, sinon même jamais. La règle qui vient d’être établie pour l’obtention d’un office découle de l’intérêt de la classe dominante dans son ensemble. Mais cet intérêt est en même temps un intérêt individuel pour chacun de ses membres. Une fois consolidée la domination de cette classe, l’intérêt individuel se révèle décisif dans chaque cas particulier, et bientôt, les offices sont pourvus en fonction de données strictement personnelles : parenté, richesse, influence, relations et autres considérations. La règle veut que cette pratique soit inévitable dès lors qu’est entrée dans les faits ladite domination. Et c’est d’abord de cette manière que la classe dominante prend alors le contrôle des organes de l’administration de l’État.
111Par cela seul, déjà, elle maîtrise pour l’essentiel l’administration de l’État. Or, l’activité réelle desdits organes, ou encore, l’administration réelle, a perdu de ce fait la faculté de représenter l’idée vraie de l’État indépendamment des influences de la domination sociale. Docile à la volonté de la législation constitutionnelle et qui se trouve entre les mains de la classe dominante, peuplée des membres de cette classe, environnée de ses éléments, elle sert sa puissance globalement comme dans le détail. Et à ce stade se trouve alors accomplie et réalisée la proposition suivante : au lieu que le pouvoir d’État revienne entièrement, dans toutes ses implications et parties, à la société en général et au peuple en tant que tel, c’est la classe dominante qui l’accapare.
112Le contenu du premier mouvement, en quelque sorte élémentaire, entre l’État et la société, s’en trouve précisé. Cependant, cette dernière ne peut de toute évidence s’en tenir là. En effet, si nous regardons de plus près ce qui précède, il appert que cette appropriation n’est encore conçue qu’en un sens négatif. Elle n’est encore qu’une mise à l’écart du pouvoir d’État de la classe dépendante, une lutte contre la nature supérieure de l’idée d’État et la redoutable application de celle-ci à l’intérêt de la classe dominante. Or, le pouvoir d’État a davantage de potentialités. Il peut non seulement – ni ne doit seulement – prévenir les dommages, il peut aussi rendre des services positifs. À compter du moment, par conséquent, où ladite classe détient le pouvoir d’État, il se produit un nouveau mouvement dans la vie de l’État, dans l’usage du pouvoir d’État, dans l’intérêt positif de la classe dominante. Pour divers qu’il soit dans le détail, ce mouvement obéit lui aussi, envisagé dans son ensemble, à des règles déterminées.
3. Le développement positif de la domination sociale. Le droit social. L’état et le droit de l’état. La caste
113La situation de l’État que nous venons de décrire n’est pas une situation originelle, mais seulement une conséquence découlant de l’essence des éléments sociaux. Le fondement absolu de la domination évoquée plus haut, sans lequel elle ne peut exister, réside dans les rapports sociaux. Si la classe dominante, après avoir pris possession de l’État, veut que le pouvoir s’applique dans son propre intérêt, il faut naturellement que cette application se rapporte aux fondements de la position sociale même par laquelle est garantie, en retour, la possession du pouvoir d’État. Cette loi positive de ladite domination est une règle incontestable de son activité réelle.
114Or, étant donné que l’État est organisé en constitution et administration, et que toutes deux obéissent à la classe dominante, il s’ensuit que la législation et l’application des lois existantes sont fixées par la classe dominante dans l’intérêt de sa domination sociale, sur laquelle s’appuie sa domination politique ; c’est-à-dire que, dans la constitution et l’administration, le pouvoir d’État est appliqué à tous égards en vue de maintenir et de faire prospérer la situation sociale sur laquelle repose précisément le règne de la classe dominante, à savoir la dépendance des dépendants.
115Tel est le principe immuable de toute puissance publique dans tout État où une classe de la société a accaparé le pouvoir d’État. L’exécution de ce principe consiste en l’application constante, répétée en toutes circonstances, d’une maxime qui en vérité façonne pour ainsi dire tacitement l’ordre de la société. L’observation précise de cette maxime dans les divers États est le seul moyen d’appréhender correctement le vrai rapport des différentes classes sociales les unes avec les autres. Ce rapport s’exprime toujours, comme nous l’avons dit, dans leur rapport au pouvoir d’État. C’est pourquoi nous voudrions spécialement attirer l’attention sur cette maxime.
116La dépendance d’une classe par rapport à l’autre repose dans tous les cas sur la possession. Toute possession est possession acquise et peut par conséquent être acquise par d’autres. Mais cette acquisition de la possession, dans la mesure où elle est accessible aux membres de la classe dépendante, menace l’existence de la classe dominante et son emprise sur le pouvoir d’État. Si donc celle-ci, et avec elle l’ordre social donné, doivent être sauvegardés, il faut que la possession existante soit maintenue en l’état et mise à l’abri de l’acquisition par les non-possédants. Or, cela ne peut se faire qu’en soustrayant une telle possession à l’acquisition même, dans la mesure du possible. Cela passe par le droit, qui énonce, concernant d’abord la forme primitive et relativement solide de la possession, à savoir la possession foncière, le principe d’inaliénabilité et d’indivisibilité de celle-ci, ou limite l’aliénation ou transmission par succession aux membres de la classe déjà dominante. Aussi cette domination donne-t-elle régulièrement naissance, quoique sous maintes formes différentes, à des majorats, fidéicommis et autres institutions semblables.
117Cependant, une part importante de la possession ne saurait de par sa nature être exclue par principe de la possibilité de l’acquisition. Nous voulons parler de la possession de capital placé dans des entreprises de toute sorte. La possession de capital est acquise par le travail ; tout travail aspire de par sa nature à accéder à une possession de capital. C’est à ce niveau que l’on trouve le moyen le plus simple de brider ce travail, l’acquisition elle-même, et d’en exclure les dépendants tout simplement par la loi. Cela passe par les corporations (Zünfte), chambres de métiers (Innungen), privilèges, monopoles et autres choses du même genre. Cependant, quand l’acquisition indépendante les supprime, il intervient autre chose. Un principe économique connu veut que le travail ne donne naissance à un capital que par le profit. C’est de ce profit qu’a besoin la possession de capital pour préserver sa domination sur le travail, et c’est ce même profit à quoi tend le travail pour abattre les barrières entre lui et la possession. Et c’est donc à cet échelon que l’administration de l’État intervient dans la vie économique de la société entière, pour préserver par le pouvoir d’État l’ordre social existant. Elle soumet l’ouvrier au contrôle du patron (Arbeitsherr), et déclare illégales les tentatives des travailleurs d’extorquer à ce dernier, par la cessation du travail, une part du profit. Il résulte de cette situation ce que nous appellerons succinctement l’organisation politique du travail, et qui n’est pas moins puissante et importante que le droit des corporations et monopoles.
118Ce sont là les deux points par où se manifeste d’abord le caractère de l’emprise de la classe sociale dominante sur le pouvoir d’État. Nous la résumons dans le concept du droit social (gesellschaftliches Recht). Car, né de l’essence et du besoin de la société, celui-ci retourne, avec ses conséquences, à l’ordre de la société, et immobilise les classes des dépendants et des dominants en bloquant le passage d’une classe à l’autre. Le droit social, qui occupe une place si importante dans la vie des peuples, n’en a aucune dans la science ; une connaissance approfondie de l’essence de la société se devra d’accorder à ce droit la place qui lui revient.
119Ce droit social étant la conséquence de l’administration dominée par la classe sociale supérieure, il se trouve que le niveau d’achèvement et de cohérence qu’il présente doit nécessairement indiquer lui aussi le degré auquel s’est hissée la domination de cette classe. Car plus elle est puissante, plus elle durcira ce droit, et plus elle sera inflexible dans son application. Mais plus elle durera, plus ce droit, en revanche, sera précisément développé dans ses détails, étant donné que ce n’est qu’au cours de la vie publique que s’amoncellent, pour ainsi dire aux marges des institutions existantes, les différentes questions et décisions qui viennent parachever dans le détail l’organisation. Le système juridique social est par conséquent l’indicateur de l’emprise d’une classe sociale particulière sur le pouvoir d’État ; aussi est-ce un besoin important de notre temps d’appréhender justement ce droit social dans toute son autonomie systématique.
120Quand sont assurées de la sorte l’autonomie et la domination de la classe, il se développe, avec l’entrée en jeu du moment familial que contient le concept de société, un nouveau concept et un nouveau droit. Les familles qui font partie de la classe transmettent leur position sociale à leurs descendants ; dans toutes les sociétés, la naissance est la donnée de fait qui rattache à la classe les membres de la famille. Mais la domination énergique de la classe supérieure tend à faire de cette donnée un droit, et, indépendamment des conditions matérielles, à relier à la classe l’individu en tant que tel par le seul moment de la famille, la naissance. Cela s’opère primitivement toujours dans les faits, et se trouve ordinairement en vigueur bien avant que cela ne devienne un droit. Néanmoins, ce n’est que par le droit que cet usage est arraché à la contingence ; et l’on voit s’affirmer ainsi le principe selon lequel c’est la naissance qui sépare les classes, tandis que l’acquisition et la possession ne décident plus des divisions qu’à l’intérieur des classes. Du fait que cela est reconnu par l’État, la classe devient état (Stand) ; le droit de l’état donne à la personne, au seul motif de sa naissance et sans égard pour toutes les autres conditions sociales, certains privilèges ou désavantages exclusifs. Le droit social culmine par conséquent dans le droit de l’état (Standesrecht)4. Par ce droit, l’activité de l’individu se voit assigner une limite absolue, les capacités de l’individu ne peuvent rien contre la séparation des classes, et du fait que désormais le pouvoir d’État s’interpose entre l’individu et l’aspiration de celui-ci à s’élever dans un état supérieur, l’ordre de la société créé par le droit de l’état est rigide, et la domination de l’état supérieur sur l’état inférieur est absolument garantie par le pouvoir d’État ; ainsi se trouve satisfaite la tendance de l’état supérieur à s’approprier le pouvoir d’État, afin d’éviter que celui-ci n’abolisse la dépendance sociale de la classe inférieure.
121Cependant, il y a dans cette configuration de la société un point qui met en péril cette domination et le droit de l’état. Le droit lui-même ne saurait en effet être autre chose que la volonté de l’État. Quelque solidement établie que soit la domination de la classe supérieure, une réforme de l’État, une modification de sa volonté, et partant, l’abolition de ce droit, sont toujours imaginables. Si l’on veut, par conséquent, que la domination de la classe dominante soit soustraite à toute volonté humaine, il la faut ramener à un élément qui soit lui-même situé au-dessus de la volonté humaine en général.
122À ce stade, il se développe ainsi un concept dans lequel la domination de la classe supérieure de la société atteint son apogée. L’État, en tant qu’il est la forme suprême de la personnalité, le pouvoir suprême sur toutes choses, ce qui est absolument indépendant de l’individu et qui existe sans lui, ce qui s’engendre soi-même nécessairement, et qui œuvre irrésistiblement, fait figure de sanctuaire inviolable. La société reconnaît en lui ce qui est supérieur et plus universel, et se soumet à lui. Or, dans la mesure où la classe dominante de la société, de la façon que nous avons dite, s’identifie au pouvoir d’État, cette classe dominante, en tant que détentrice du pouvoir d’État, revendique bientôt très naturellement pour soi, pour son droit social confondu avec sa propre position dans l’État, cette même idée de sainteté, d’inviolabilité, de divinité de l’État. Sa position extérieure est telle, il est vrai, qu’une attaque portée contre elle se transforme nécessairement en une attaque contre la constitution et l’administration de l’État, parce qu’elle tient justement dans ses mains la constitution et l’administration. Elle auréole cette possession du respect qui revient à l’idée d’État en tant que tel ; du coup, en assimilant à l’idée même de l’État la forme d’État particulière qui reflète la situation sociale, elle érige en un droit divin la forme de l’État ; et étant donné que cette forme d’État est l’expression de sa position sociale, cette division de la société devient elle-même un ordre divin des affaires humaines. Par ce moyen, la domination de cette classe se trouve davantage rehaussée encore que par le seul droit de l’état ; elle devient un droit divin, et toute tentative de l’individu d’abolir les différences de la société devient un crime contre la divinité. C’en est fini du concept de l’état (Stand) fondé sur le droit ; les différences sociales, établies au nom de la divinité et de son droit, sont sacralisées, et ces classes sacralisées sont les castes. Les castes et le système des castes signent par conséquent la victoire finale, absolue, de la société sur l’État ; l’État de caste (Kastenstaat) est l’identification absolue non plus seulement du pouvoir et du droit étatique, mais de l’idée même de l’État, avec les différences sociales ; et nous qualifions cette situation de société absolue. –
123Si nous résumons toute cette évolution, nous y constatons non seulement les différentes applications du pouvoir d’État aux rapports sociaux dès que ce pouvoir se trouve entre les mains de la première classe de la société, mais nous en apercevons en même temps l’enchaînement ; ce n’est plus le fait du hasard si la classe se constitue un droit social qui lui est adéquat, si la classe ainsi privilégiée devient état, et si l’état tend à devenir caste ; bien au contraire, cette évolution découle de la nature interne de la situation sociale ; elle est la nécessité de ce mouvement. Privilège, état et caste jalonnent donc naturellement l’évolution qui consolide l’emprise de l’une des classes sur le pouvoir. Il est vrai qu’ils peuvent voir le jour de diverses manières, tantôt, en pleine connaissance de cause, tantôt, naître inconsciemment de la nature de la situation ; mais toujours ils se formeront selon un enchaînement organique, spontané, dès l’instant que la classe possédante sera parvenue à se soumettre le pouvoir d’État et à l’utiliser dans son intérêt.
124Bien qu’elle soit la base de l’histoire de la société, sous un certain aspect de celle-ci, cette grande loi universelle du mouvement de la société dans l’État ne revêt pourtant son intérêt pratique que si on l’observe dans les situations particulières dans lesquelles, imposant progressivement ses effets, elle façonne la société réelle. Dans la mesure, précisément, où elle englobe la société entière, elle ne s’épuise jamais soudainement dans telle ou telle génération. De même qu’il a fallu des siècles à la vie de la nature pour progresser d’une époque à l’autre par paliers insensibles, répétant et entassant créations sur créations avant que nous ne vissions naître un nouvel ordre, de même la vie de la société suit-elle son cours majestueux et tranquille, fait de mille petites tentatives inlassablement répétées, de mille réalisations, répétitions, nuances, mais toujours poursuivant avec une continuité sans faille le but irrécusable dont nous avons parlé. La sagesse infinie de la Providence a organisé les choses de telle sorte que les oscillations grandioses qui dessinent l’histoire proprement dite ne rejaillissent que dans une faible mesure sur la sphère de la vie individuelle. Une refonte de l’ordre social n’est jamais si soudaine qu’elle puisse s’accomplir en l’espace d’une génération. Sa préparation remonte à plusieurs générations en arrière, son parachèvement demande le concours de nouvelles générations. Aussi l’individu ne perçoit-il jamais que peu de chose de ce qui est en train de se créer ainsi ; il l’endure parce qu’il n’en supporte qu’une partie, et le malheur le plus extrême d’un peuple n’est jamais le malheur le plus grand qui puisse frapper l’individu. Mais pour cette raison même, la pensée, la volonté et l’acte de l’individu sont par contre impuissants face à ce mouvement. Comme apparaît infime, en regard de cette loi, le pouvoir de ceux qui veulent accélérer la vie de l’époque par la force de leur pensée individuelle, l’arrêter ou la guider par la force des armes ! Essaie, si tu peux, d’appeler la tempête sur la mer, ou d’arrêter la marée quand, déclenchée par sa divine loi, elle se met à déferler ! Mais ceci du moins est en notre pouvoir : connaissant cette loi, nous sommes en mesure d’en découvrir les traces dans le détail, et si des millions d’hommes s’arc-boutent contre elle en autant d’efforts, ils pourront, si eux aussi obéissent à une loi, lutter avec elle au plan général dans le temps même qu’ils la surmontent dans le détail. C’est pourquoi il est de grande importance, comme dans toute science pratique, de découvrir les applications particulières de cette loi de la non-liberté humaine ; et ici commence un nouveau domaine de la science de la société, le troisième, qui, réuni au suivant, constitue l’histoire de la société. Le principe premier, qui domine cette histoire, est la thèse préalablement énoncée selon laquelle aspirent à se développer progressivement, à partir de la classe, le droit social, à partir du droit social, l’état, et à partir de l’état, la caste.
125Il peut arriver, et nous touchons là la matrice de la situation présente de notre société européenne, que dans un seul et même ordre social se rencontrent simultanément ces quatre moments ou étapes. Tel est en fait pour l’Europe le stade auquel cette loi acquiert sa signification pratique. En effet, étant donné que ces divers moments évoluent simultanément, le mouvement de la société est un mouvement très composite, et pour comprendre un point quelconque en lui, il faut revenir sur tous les éléments en particulier. Il y a encore ici de simples classes, comme celles des possédants et des non-possédants ; il y a un droit social, tel que les corporations, les privilèges, les prérogatives liées aux possessions foncières ; il y a des états par delà la distinction entre nobles et non-nobles ; il y a des réminiscences du système des castes dans la prêtrise de l’Église catholique. Toutes ces composantes de la société tendent au même but, mais chacune d’elles ne tend naturellement jamais qu’à atteindre l’étape suivante, en sorte que chacune – et en chacune, les différentes parties – semblerait avoir des buts distincts si la loi énoncée plus haut ne les rassemblait toutes en un seul mouvement. Ceux qui n’ont à se prévaloir que de possessions veulent des droits sociaux, particuliers, celui-ci tel droit, celui-là tel autre ; ceux qui ont en partie ces droits veulent les multiplier, les consolider, en tirer un meilleur profit ; quand ils ont ce qu’ils désirent, ils veulent garantir ces mêmes droits à leurs enfants et arborer cette garantie dans quelque distinction, ce qui donne naissance à un état ; ceux qui forment déjà un état aspirent à placer le droit de cet état au-dessus de la volonté de l’État législateur, à entériner dans les différences entre les états une loi éternelle de la nature, le seul vrai fondement de toute société organisée, la forme divine des affaires humaines, et, ce faisant, à s’ériger en caste ; ceux qui présentent un caractère de la caste, veulent, telle l’Église catholique d’autrefois, subordonner directement l’État à l’Église, ou, telle la nouvelle, surimposer, par une séparation absolue de l’Église et de l’État, un organisme ecclésial, extra-étatique, à tous les autres pouvoirs et éléments de l’État et de la société. Or, tous ces mouvements se produisent en Europe, répétons-le, simultanément ; et c’est la raison pour laquelle la vie de la société européenne est une vie si infiniment multiforme, agitée d’un ondoiement sans fin. Nombreux sont ceux qui dans ce désordre, où se côtoient vérité et mensonge et où s’enchevêtrent la justice et l’injustice, perdent le fil d’Ariane qu’ils croyaient déjà tenir en main ; d’autres encore s’imaginent voir beaucoup de choses quand ils ne font qu’observer le sort et la lutte du segment social où les a placés la fortune, l’habileté ou la naissance ; la plupart ne perçoivent rien du tout de la marche des choses, et la loi de cette vie, qui pourtant n’épargne aucun de tous ceux-là, si insignifiant fût-il, les saisit avec sa force élémentaire au sein même de leur sphère et les pousse inconsciemment, tantôt les utilisant, tantôt aussi les écrasant, vers le développement suivant. Il n’y a pas d’image qui soit plus riche, plus instructive, plus inépuisable que ce qui se déploie spontanément de ce point de vue ; l’enfance de notre science ne nous permet guère de pressentir l’infinité de ce qu’il y a ici à apprendre, à décrire, à observer. Mais il est certain que ce n’est qu’ici que la vraie vie de nos peuples nous révèle l’un de ses deux aspects les plus imposants ; et cette vie se résume malgré son inexprimable diversité dans la loi que nous avons énoncée, à savoir que le mouvement de tout ordre social est un développement vers la non-liberté selon les stades indiqués.
126Ainsi se trouve exposé, quant à son contenu, ce que nous avons désigné à l’instant comme le principe de la société. C’est un système et une histoire ; et il est maintenant possible de revenir au point de départ de tous ces mouvements, à savoir au concept de personnalité.
4. Le concept de non-liberté
127Nul concept n’a été de tout temps entouré d’une obscurité aussi infinie que le concept de liberté et de non-liberté. Ce n’est pas à nous d’en étendre l’analyse au domaine de la vie purement intérieure. Mais dans le domaine du droit et de l’État, on n’a jamais pu s’accorder non plus sur l’essence de la liberté et de la non-liberté.
128Cela tient au fait qu’on ne s’est jamais interrogé sur ce qui fait naître la non-liberté. Comment en effet pourrais-je comprendre une chose autrement qu’en mettant au jour ses causes profondes ? Or, on ne s’est pas interrogé sur ces causes ni n’a été en mesure de le faire, parce qu’on ne connaissait pas le concept de société.
129Si nous reconnaissons dans l’État la forme suprême de l’idée de personnalité et que nous admettons que son principe de vie est la tâche de favoriser par son pouvoir l’accomplissement suprême de chaque individu, il s’ensuit que l’État lui-même, d’après son essence la plus intime, est libre. La liberté, c’est-à-dire l’autodétermination la plus complète de chaque individu, est le principe de l’État ; il est impossible que l’État ne soit pas libre. L’idée pure de l’État n’offre pas de faille à partir de laquelle la non-liberté pût se développer ; le concept d’État n’est point en mesure d’engendrer une constitution ou une administration qui ne fût pas libre. Aussi est-ce une méprise absolue que d’incriminer ou d’attaquer dans l’État non-libre l’État en tant que tel ; celui-ci est au contraire la réalité effective personnelle de l’idée éthique, de la liberté personnelle.
130Le principe de vie de la société entière, et, partant, celui de chaque classe particulière de celle-ci, est l’intérêt. Le contenu de l’intérêt est d’affirmer la position sociale donnée ou de l’améliorer. Or, toute position sociale de quelque prestige repose sur le fait que d’autres, à d’autres positions, en dépendent. L’intérêt se résout donc toujours dans l’aspiration, soit à instituer cette dépendance, soit à sauvegarder ou à accroître la dépendance déjà instituée. Qui est dépendant doit servir par son travail et en donner le fruit à celui de qui il dépend. La dépendance elle-même retire par conséquent au dépendant, précisément, les éléments d’autonomie et de liberté personnelles. En rendant une classe libre et autonome, ce principe de la société maintient l’autre en état de non-liberté et de dépendance.
131En s’emparant du pouvoir d’État, en créant privilège, état et caste, en organisant, enfin, selon son intérêt, la constitution et l’administration, la classe dominante de la société introduit dans l’État quelque chose qui sans elle n’existerait pas ; à travers cette forme nouvelle qu’il revêt, l’État garantit un élément qui le contredit, lui et son idée supérieure ; il légitime et protège de son pouvoir la dépendance, alors que sa vraie nature lui impose de la combattre. L’État devient ainsi le serviteur d’une puissance qui, quant à son principe et à son but, s’oppose directement à lui ; il voit en quelque sorte s’inverser sa nature intime, il est en contradiction avec lui-même ; sa volonté n’est plus sa vraie volonté, il s’est trahi et a trahi son essence en se rangeant au principe de dépendance, et a sacralisé par son droit ce que son idée condamne, la domination d’une partie sur une autre, la domination de l’intérêt sur le développement illimité de la libre personnalité – il est devenu non-libre.
132Tel est par conséquent le concept de non-liberté. La non-liberté se produit quand le pouvoir d’État est contraint de servir un intérêt social particulier. Elle est une non-liberté légale quand l’État fait de la domination de pareil intérêt particulier, qui sans lui n’est qu’un fait et peut donc être combattue par chacun, un droit intangible pour tous. Elle est une non-liberté politique quand une certaine classe de la société a seule la haute main sur le pouvoir d’État. L’État non-libre est celui où une telle situation a été instaurée. Une constitution non-libre est, suivant la même définition, une constitution qui a organiquement structuré et légalement installé l’exclusivité ou du moins la prééminence de cette mainmise. Un caractère non-libre est celui qui se sent à son aise dans la dépendance ainsi instituée. On voit maintenant clairement en quoi réside la non-liberté et comment elle naît. Elle réside dans la dépendance immanquablement conditionnée par la société, et cette dépendance, qui est en fait quelque chose de naturel, devient non-liberté dès l’instant que l’État la reconnaît comme principe de la constitution. L’obscurité qui entoure les concepts de liberté et de non-liberté n’est par conséquent pas le fait de l’État, mais de la société et de son rapport à l’État ; une notion correcte de ce que sont la vraie liberté et la vraie non-liberté ainsi que des moyens de combattre cette dernière ne commence que là où l’on a identifié le principe qui gouverne tout le droit public, à savoir que la constitution abstraite ou purement théorique procède, certes, du concept pur de l’État, mais qu’aussi bien elle n’a de validité que pour celui-ci, tandis que la constitution réelle est la conséquence ou la manifestation de l’ordre social dans l’organisme du pouvoir d’État.
133S’il en est ainsi, il découle nécessairement de cette proposition cette grave vérité que la non-liberté, dans la vie de la communauté humaine, est nécessaire et inévitable. En effet, c’est sur elle qu’est fondée la société, et sur la société qu’est fondée la constitution. De même qu’il n’y a nul élément de non-liberté dans la constitution pure, procédant absolument du concept d’État, de même n’y a-t-il, d’après ce qui précède, nulle constitution réelle imaginable qui ne contînt pas en elle d’une manière ou d’une autre, à un degré plus ou moins élevé, la non-liberté, la dépendance reconnue par l’État. Tel est le sens, obscurément pressenti par Rousseau, de sa propre formule selon laquelle la République n’est faite que pour les dieux ; la République absolue, la constitution absolument libre, est en effet quelque chose d’impossible pour la vie réelle, parce qu’elle aussi implique une société, et que celle-ci a pour fondement une dépendance et une lutte des dominants pour la possession exclusive du pouvoir d’État. La vie de la communauté humaine repose au contraire sur l’effort constant de ceux-ci en vue de la réalisation de leur domination, et ainsi sur le combat permanent pour l’instauration et le maintien de la non-liberté (Kampf der Unfreiheit).
134Mais, en réalité, tout cela ne serait pas le cas si cette non-liberté elle-même n’avait dans la destination de la personnalité sa possibilité éthique, car, en vérité, ce à quoi la classe dominante doit d’être telle n’est aucunement en contradiction avec l’essence de la personnalité ; au contraire, cette possession même des biens est justement, pour le possédant, l’achèvement de son idée propre, la réalisation de sa destination personnelle. Cette position, cette puissance, cette jouissance ne sont rien d’autre que l’accomplissement de ce qui est assigné comme objectif à tout homme ; en y aspirant et en s’accrochant à l’acquis, il agit d’évidence en accord avec sa tâche de vie individuelle, avec la loi la plus profonde de la nature humaine ; et il est par conséquent pleinement fondé, du point de vue éthique, à faire de cette aspiration et de cette défense de l’acquis la tendance principale de sa vie extérieure. C’est précisément cela qui est l’élément libre au sein de la non-liberté évoquée plus haut ; c’est la justification supérieure, l’explication de l’apparition de la non-liberté dans la vie des individus, en soi destinés à la liberté.
135Il vaut la peine de se figurer cela clairement ; au premier chef pour ceux qui en souffrent. Il est courant d’accuser les dominants et les fortunés de sécheresse de cœur, et de voir dans la défense, souvent poussée à l’extrême, de ce qu’ils sont et possèdent du fait de l’ordre social, un crime contre l’humanité, une contradiction permanente – et que seule peut maintenir la violence ouverte – infligée à l’idée de personnalité, une injure à tout ce qu’il y a de noble et de grand, une franche déclaration de guerre à la liberté. Ceux qui parlent de la sorte ne savent pas ce qu’ils disent. Si c’est la tâche des hommes que d’atteindre au développement le plus complet dans leur maîtrise de la nature, dans leur possession et jouissance des choses extérieures, comment peut-on, au nom de ce principe, accuser ceux qui, pour leur propre compte, réalisent justement ce principe ? Si doit être assigné à tous comme objectif ce que ceux-là sont et possèdent, comment peut-on leur faire reproche d’avoir atteint ce but, même si ce n’est qu’à titre individuel ? Et, d’un autre côté, cela seul explique la force et la claire conscience avec lesquelles la classe supérieure défend sa possession contre la classe inférieure. Car elle défend à travers soi le domaine où l’humanité a réellement atteint pour quelques-uns ce qui est le but de tous. Peut-on changer cela en disant que nul ne doit être aussi avancé, dans son développement personnel, que devraient l’être tous, au prétexte que tous n’en sont pas encore là ? La justice dont peut se réclamer la cause de l’état supérieur ne gît-elle pas dans ce même principe en fonction duquel est affirmée l’injustice ?
136Cependant, le faux procède ici, comme toujours, du développement unilatéral de ce qui en soi est vrai. Assurément, ce n’est pas la position supérieure en soi qui est le faux dans la position des classes supérieures. Au contraire, aussi longtemps que cette position supérieure est l’actualisation (Betätigung) de leur propre personnalité, la conséquence de leur propre travail, elle demeure en pleine harmonie avec la destination de l’humanité et les légitimes aspirations de la personnalité. La subordination et dépendance de la classe inférieure est néanmoins une tare dans l’évolution de l’humanité, elle est en contradiction avec l’accomplissement supérieur de la personnalité en général, mais non point avec la situation meilleure dont jouit ladite classe supérieure. Cette contradiction, qui, exprimée sous la forme du droit en vigueur, est précisément la non-liberté, n’apparaît qu’à compter du moment où la classe supérieure utilise sa puissance pour exclure la classe inférieure de l’acquisition des biens par laquelle ses membres pourraient individuellement entrer de plain pied dans la classe dominante. Ce n’est que l’entrée en jeu de cette exclusion, l’apparition de restrictions et de privilèges de toutes sortes, qui engendrent dans la vie de la communauté la dissonance qui naît de l’opposition entre la réalité et son aspiration et les exigences de l’idée, souvent muettes mais impossible à bâillonner. Et il suit de là que l’existence des simples classes (bloße Klassen) dans la société est un fait qu’appellent inévitablement la limitation des personnalités et la nature des biens, un fait qui, certes, contrevient à l’idée, mais qui trouve sa solution par l’essence du travail ; – et que par contre, la contradiction véritable et absolue avec l’idée intervient au stade où le rapport des classes est fixé par le droit sous forme de privilèges, d’état et de caste avec l’appui du pouvoir d’État aux mains de la classe dominante et quand, protégé par la volonté de l’État, ce rapport se fige, bloquant la personnalité individuelle qui se développe. C’est seulement à ce stade que commence la véritable non-liberté.
137Mais s’il en est ainsi, si cette non-liberté, par les voies indiquées, découle de la classe en tant que privilège, état et caste ; si cette classe s’approprie le pouvoir suprême, le pouvoir de l’État, son droit, sa sacralité ; si elle a les moyens de priver pour ainsi dire de son support l’essor de la classe inférieure en limitant juridiquement son développement matériel, comment peut-il y avoir encore un mouvement vers la liberté, une réalité, une patrie de la liberté ?
138En nous intéressant à cette question, nous abordons le deuxième grand domaine des forces élémentaires de la vie humaine ; et il se découvre à nous un nouveau monde de faits et de lois grandioses et puissants.
IV. Le principe et le mouvement de la liberté
1. Le point de départ
139C’est une erreur commune de croire qu’une chose ou un rapport, malgré une refonte radicale par une autre, conserve néanmoins, inentamée dans sa force, sa nature spécifique, et peut retourner par elle-même à la pureté de l’origine. On l’entend dire des gens, des choses et des institutions ; et beaucoup de choses nécessaires ne se sont pas produites dans le monde parce qu’on s’imaginait que ce qui est corrompu serait capable de s’aider. Seulement, cette corruption extérieure est en même temps un assujettissement de la nature originelle, une preuve qu’elle n’a plus la force de résister à ce qui lui est étranger. Sinon, comment une corruption aurait-elle été possible ?
140La plupart des hommes, en voyant disparaître la liberté dans la communauté humaine, ont coutume, et presque toujours avec un sentiment immédiat, de se tourner vers l’État et sa constitution. Ils sentent que l’État, d’après son idée, est le porteur de la liberté, et que sa constitution, précisément parce qu’elle est dépendante de la société, est l’expression de la liberté. C’est donc en général d’abord à l’État en tant que tel qu’ils demandent de donner seul et spontanément la liberté et de l’organiser légalement dans la constitution.
141Cette attente se nourrit de la grande illusion que l’État en tant que tel a la faculté de résister à la violence et aux exigences de la société.
142Nous avons déjà souligné une première fois leur rapport véritable. Il n’est que trop certain que cette faculté manque à l’État pur ; son impuissance est l’impuissance de tout ce qui est abstrait et idéal quand il se trouve confronté à la réalité dans un cas concret particulier. L’État n’a pas d’existence réelle en dehors de la société ; ses citoyens comme ses serviteurs appartiennent tous, et ce, avant même qu’ils n’entrent au service de l’État proprement dit, à un segment particulier de la société ne serait-ce que par leur naissance, leur éducation et leurs perspectives d’ascension sociale ; par qui et par quoi représenter l’idée pure de l’État ? Sa volonté se personnifie dans des personnes qui trouvent le pivot de leur vie dans la société, en dehors de lui ; son activité est dirigée par les mêmes personnes qui ont un intérêt personnel à la voir s’appliquer au bénéfice des différentes classes ; il n’a pas un seul organe qu’il pût en vérité dire entièrement sien ; – par quel moyen voudrait-on qu’il tienne tête à la société, qu’il manifeste seul, de sa propre initiative, et de surcroît, en étant dominé par ce même ordre social qu’il serait censé changer, son pouvoir sur cette société ? – comment exiger qu’il s’aide lui-même ? Cela est impossible. L’État est impuissant à détourner de soi l’emprise de la société ; une fois qu’il lui est assujetti, il est encore plus impuissant à lutter contre elle et à préserver son principe de liberté contre la non-liberté sociale.
143Cela est dit en particulier à l’adresse d’un parti connu et point dépourvu d’influence dans la vie politique et sociale. Nous voulons parler de celui qui persiste dans l’espoir d’obtenir et de conforter la victoire de la liberté par le seul moyen d’une constitution qui épouse le plus possible l’idée pure de l’État. Ce n’est rien d’autre que l’illusion selon laquelle l’État a le pouvoir de venir à bout de la non-liberté sociale par un acte de sa volonté. Le parti qui pense cela est le parti démocratique. Nous en entendrons souvent parler encore dans notre histoire, et il apparaîtra à chaque fois combien il est efficace dans l’instant, et combien peu dans la durée. Sa justification et son pouvoir tiennent dans la conception abstraitement juste de l’idée d’État ; son tort est de méconnaître entièrement la nature et la puissance de la société. En se rangeant absolument à l’idée d’État, il lie son sort au sien et, ce faisant, il partage l’impuissance et la caducité de ces idées dès qu’interviennent la société et son ordre. Il a par le fait même commis de grandes bévues ; cependant, n’oublions pas, que jusqu’à une période très récente, il se confondait dans la société elle-même avec le parti du mouvement (Bewegungspartei). Il ne s’est émancipé, en grande partie sans le savoir, que dans un passé récent ; et à peine l’eut-il fait qu’il a pris conscience de son extrême faiblesse. Mais il changera du tout au tout à compter de l’instant où il prendra conscience de l’impuissance de l’idée d’État par rapport à l’ordre de la société. Par suite de cette prise de conscience, il s’est d’ores et déjà, pour une part, jeté dans les bras d’un autre élément, et pour une autre part, le rejoindra dans l’avenir. Et cet élément est celui qui défend, devant la société comme devant l’État par elle dominé, le véritable fondement de la liberté, seule vie de la personnalité.
144Si l’État, en effet, ne peut se venir en aide de sa propre initiative, et que la société, suivant son principe, ne peut être libre, la possibilité du véritable progrès devra nécessairement résider dans un moment qui les surplombe tous deux, qui est plus puissant qu’eux.
145Il ne peut y avoir de doute sur le point de savoir quel est cet élément supérieur englobant l’un et l’autre. Et l’État et la société sont nés, du point de vue du concept, de l’essence de la personnalité. Ce besoin, la destination supérieure de la personnalité, a engendré la pluralité et l’unité de cette pluralité dans l’État, son organisation dans la société. On peut se représenter l’État et la société de diverses façons ; mais on ne peut les penser que comme conditions pour l’accomplissement de cette destination. Tant qu’ils servent, par conséquent, cette destination, ils remplissent la finalité vraie de leur existence ; s’ils ne le font pas, ils entrent en contradiction avec cet au-delà d’eux-mêmes au nom de quoi ils vivent, si l’on peut dire ; alors ce n’est que cet au-delà d’eux-mêmes qui par sa puissance peut en retour les maîtriser en sorte qu’ils reviennent à leur destination.
146Ce sont donc la personnalité et sa destination qui, plus puissantes que l’État et la société, les remettent tous deux au service de la liberté. Et ce n’est qu’avec cette proposition que commence véritablement le deuxième grand domaine dans la doctrine du mouvement de la société et de l’État : c’est le mouvement de la liberté qui s’oppose au mouvement non-libre.
147Toutefois, présenté de la sorte, ce concept de personnalité comme fondement et point de départ de l’évolution libérale est un concept abstrait et difficile à saisir ; par contre, le domaine qu’il embrasse est vaste et varié. Ce qui suit sera par conséquent plus compréhensible si nous plaçons en tête les trois principes sur lesquels se règle le mouvement de ce concept.
148Étant donné que la non-liberté est impliquée par la nature de l’ordre social, et que celui-ci est plus puissant que l’organe de la liberté, à savoir l’État et son idée, il s’ensuit qu’à l’instar du développement de la non-liberté et de la dépendance, le mouvement de la liberté doit commencer et se dérouler, non pas dans le domaine de la vie étatique, mais dans le domaine de l’ordre social. C’est là le premier principe d’une histoire libre de la société.
149Mais comme, deuxièmement, l’ordre social détermine et domine l’ordre étatique, il suit que, si celui-là, dans ses éléments, est réellement transformé par le travail de la personnalité dans le sens de la liberté, il doit se produire bientôt une refonte de la constitution d’État et de tout le droit social. Celle-ci peut s’opérer de deux manières, soit par la réforme, soit par la révolution ; toutes deux ont leur caractère spécifique et leur déroulement spécifique. Mais la proposition énoncée ci-dessus implique d’après sa nature même que toute refonte du droit public ne peut avoir de sens ni de stabilité véritables que si les éléments jusqu’alors existants de l’ordre social donné sont réellement transformés ; cette refonte est le préalable nécessaire de toute transformation de la constitution.
150Comme enfin l’État, troisièmement, représente d’après son idée le principe de la liberté, cette transformation commence toujours par une conversion des éléments libéraux de la société à l’idée d’État et par la mise en place de nouveaux concepts et théories de droit public ; et, pour la même raison, le mouvement n’arrive à son terme qu’une fois que ces éléments ont obtenu la nouvelle constitution qu’ils réclamaient.
151Tels sont les trois principes suivant lesquels le mouvement de la liberté contrecarre le mouvement de la non-liberté. Il nous faut maintenant les examiner en détail.
2. Le fondement de tout mouvement de la liberté
152Nous avons établi dans la section précédente, outre la justification profonde du règne de la classe possédante, la nécessité qui fait que celle-ci s’emparera du pouvoir d’État. Cette nécessité est le fondement de la non-liberté.
153À l’évidence, si cette domination sociale n’était rien d’autre qu’un pouvoir extérieur pour la personnalité, elle serait passablement démunie face à la force physique des dépendants et plus encore face à sa propre contradiction interne. Or, la permanence de cette domination sous des formes variées, son retour après qu’elle a été brisée pour un temps, sa reconnaissance tacite par la masse du peuple, montrent qu’elle n’est pas seulement un pouvoir extérieur, mais qu’elle a en même temps une légitimité interne. Jamais l’on ne comprendra l’entière vérité de la constitution d’État dominée par l’ordre et le mouvement de la société, tant que la classe dépendante n’aura pas le courage de reconnaître la vérité de cette légitimité interne, ni la classe dominante, la force d’en reconnaître la mesure.
154En effet, l’État ne fait pas uniquement appel, pour gagner son existence extérieure, à des individus, et ces individus ne sont pas uniquement membres de la société ; bien au contraire, étant donné que l’État est d’après son concept la forme suprême de la vie personnelle autonome, et que sa tâche est la plus imposante et la plus vaste de toutes les tâches des êtres vivants, il requiert d’après son propre concept, pour concevoir ses projets, discuter ses résolutions et exécuter sa volonté, les personnalités les meilleures, les plus intelligentes et les plus fortes parmi les individus qui le servent. Cela est confirmé par le fait que la pertinence de l’activité de l’État dans son ensemble dépend souvent bien davantage, comme on sait, du choix que fait l’État en ce domaine que de la justesse en soi de ses résolutions et mesures. Les hommes compétents ont de tout temps réparé le mal, les incompétents, gâté le bien.
155Or, l’essence des biens sociaux ayant pour conséquence d’élever les personnalités individuelles, par leur puissance de formation, à un niveau de compétence que n’a pas, en général, celui à qui la situation sociale a refusé cette culture (Bildung) et cette capacité, il s’ensuit que l’État, d’après son propre concept, et indépendamment même de la puissance qui permet aux classes supérieures de s’approprier sa constitution et son administration, recrutera toujours ses représentants et ses fonctionnaires dans les rangs de la classe socialement plus élevée. L’appartenance à cette classe devient par conséquent la condition naturelle de la participation privilégiée de ses membres au pouvoir d’État ; et son empire sur celui-ci est ipso facto tout aussi naturel et intérieurement légitime que l’est la domination de la classe possédante sur la classe non-possédante.
156Ainsi est-ce de l’essence même de l’État que découle la légitimité profonde, irréfragable, de ce rapport ; et en effet, ce n’est pas ce fait en soi qui est cause de la non-liberté de l’État. Jamais la classe inférieure ne se plaindra que la conduite des affaires publiques est entre les mains des meilleurs des « états » supérieurs (bessere Stände) ; et dût-elle réellement se plaindre qu’elle demeurerait impuissante face à la nature de la chose.
157Je ne peux poursuivre sans faire une remarque. Beaucoup pensent que la domination des possédants sur les non-possédants ne repose essentiellement que sur le pouvoir matériel des premiers ; l’idée sous-jacente est que la dépendance des seconds cesserait sitôt que les premiers perdraient ce pouvoir, et, partant, que cet ordre social n’a d’autre soutien que la puissance extérieure de ceux qui s’y sentent heureux. Cette conception est foncièrement erronée. La supériorité matérielle des possédants sur les non-possédants n’est pas la cause, mais seulement la conséquence du pouvoir inhérent à la possession en tant que telle. Car c’est d’abord la possession qui confère en général au possédant pris individuellement cette fermeté et clairvoyance supérieures, cette compétence personnelle, qui placent les personnes de la classe possédante, prises individuellement, au-dessus des individus de la classe non-possédante. Mais c’est aussi la possession, deuxièmement, qui, en mettant une partie des non-possédants au service des possédants, et dans la mesure où ceux-ci leur donnent un salaire et leur font entrevoir de meilleurs gains, multiplie par deux et par trois le nombre des membres de cette classe. Comme les deux choses ne sont possibles que grâce à la nature intime de la possession, il est clair qu’en vertu de sa justification profonde, ce n’est vraiment pas la possession qui est dominée par le pouvoir, mais le pouvoir qui l’est par la possession. Il y a à cela une seule exception, dont nous parlerons plus loin. Mais cette vérité est de grande importance pour la question de savoir comment la transformation de la société est envisageable partout. Revenons maintenant à celle-ci.
158S’il est donc exact que reposent immuablement sur la nature du bien et sa répartition, non seulement la domination dans la société, mais aussi, non moins nécessairement, la participation à la volonté de l’État et à l’administration de l’État, il s’ensuit d’abord que toute idée de transformation de l’ordre social, et par voie de conséquence toute abolition de la dépendance de la classe dominée, sont vaines si elles ne s’appuient sur la possession de biens qui conditionnent de par leur nature l’exemption de la dépendance sociale.
159Étant donné que le concept pur ou abstrait de la personnalité requiert cette liberté, il est à la vérité facile et naturel d’en arriver, à partir de lui, à réclamer l’abolition de toute dépendance sociale. Cette revendication issue du concept, et par là vraie en soi, exerce sur le plus grand nombre un attrait puissant ; beaucoup d’efforts brillants sont dûs à la croyance qu’on lui a accordée. Cependant, il s’est de tout temps vérifié que toutes les idées de liberté et d’égalité humaines qui ne reposent que sur ce concept ont une validité soit nulle, soit qui bientôt se défait. De même que la personnalité n’existe pas abstraitement, c’est-à-dire en dehors de son rapport à la nature et aux biens, de même la réalité d’un ordre parmi les hommes et, partant, la modification de la forme donnée de cet ordre, ne sont pas possibles par le seul concept.
160Et il n’est pas davantage envisageable, comme le montre ce qui précède, de modifier cette situation sociale par le pouvoir extérieur ; car celui-ci n’est pas moins soumis au bien matériel que ne l’est la personnalité. Le maximum que puisse atteindre le pouvoir suprême est la modification violente des personnes qui font partie de l’une ou l’autre classe. Il est pensable que la puissance physique de la classe inférieure s’accroisse à ce point que celle-ci s’empare de la possession par la violence. Mais il est dans le principe impossible qu’elle puisse abolir la domination et la dépendance elles-mêmes immanquablement instituées par cette possession. Elle ne change, dans le meilleur des cas, pas même les classes, mais seulement les personnes à l’intérieur de celles-ci, en transformant en maîtres, par la prise de possession violente, ceux qui jusqu’alors étaient dépendants, et en dépendants les maîtres. L’ancienne contradiction demeure ; ce n’est pas un véritable progrès ; loin que le tout y gagne en quoi que ce soit, il subit un préjudice. Et comme de cette manière, la violence, utilisée contre la répartition de la possession, se démultiplie à des actes de violence de particuliers contre des particuliers, il s’ensuit qu’elle n’est en fait rien d’autre qu’un crime, et qu’elle est identifiée et punie comme tel. L’histoire offre des exemples de pareil renversement par la violence ; on en observe même à notre époque. Il se peut que certains soient réellement partis, dans ces entreprises, de l’idée de personnalité, et qu’ils aient intérieurement motivé par elle leur acte. Ce dernier n’en était pas moins un crime, et la classe assaillie avait parfaitement le droit de le punir comme tel.
161Si l’on veut, par conséquent, qu’ait lieu une élévation effective à l’indépendance sociale de la classe jusque-là dépendante, et par là, à la liberté étatique, il s’ensuit que doit l’avoir précédée, dans la classe dépendante, l’acquisition des biens qui de par leur nature conditionnent nécessairement cette élévation. Tant que cela ne s’est pas produit, toute tentative pour modifier l’ordre existant des choses, si peu libre, si peu heureux, si contraire à toute idée de personnalité qu’il puisse être, est soit une utopie – tantôt sociale, tantôt politique –, soit un crime. Si la classe dépendante n’est pas déjà effectivement libre en soi, aucune loi ni aucune violence ne pourront la rendre ni la maintenir libre. L’importance éminente de cette vérité apparaîtra clairement à tous ceux qui cherchent à se rendre raison de ce sentiment souvent purement instinctif de l’insuffisance de toutes les théories qui ne sont que théories, ou de toutes les tentatives qui n’ont d’autre fondement que théorique. Il est certain que toutes ces théories et tentatives ne sont jamais fallacieuses du fait d’erreurs et d’inexactitudes ponctuelles ; indépendamment de cela, elles sont et demeurent sans résultats aussi longtemps que la vie de la classe dépendante n’a pas créé en soi les conditions dont elles ne sont elles-mêmes qu’une application. Et il s’explique par la même raison qu’aux époques et dans les pays où ces conditions sont effectivement présentes dans la classe dépendante, les erreurs et inexactitudes ponctuelles que renferment ces théories n’aient jamais pu, si notables qu’elles fussent, ôter à ces conditions leur puissante influence pratique. Si l’on observe cette relation, on trouvera le principe que cette influence pratique de toutes vérités abstraites de ce genre augmente à mesure que s’accroît la possession des biens libres dans la classe inférieure, et qu’inversement, elle s’amenuise d’autant plus que celle-ci sombre plus avant dans la pauvreté. Cela se reproduira dans toute forme de la société et de ses mouvements.
162Et il se rattache à cela, comme conséquence nécessaire de ce qui précède, une proposition qui relève au fond de la dernière partie de notre exposé, mais qui pourtant, à bien y réfléchir, est résolument destinée à fournir la base de toute activité sociale véritable. En effet, si la possession des biens est la condition absolue de toute élévation de la classe inférieure, de toute éradication de la non-liberté dans l’État et la société, le seul moyen de mettre en œuvre cette élévation de manière durable et pacifique, consiste à rendre possible à la classe inférieure l’acquisition de ces biens. Cette proposition, si simple et incontestée qu’elle soit, est pourtant de celles qui sont le plus souvent niées. La proposition de loin la plus habituelle est qu’on cherche à aider la classe inférieure par la liberté étatique, sans lui garantir l’indépendance sociale. Ce faisant, on commence par la conséquence avant de s’être assuré du fondement ; on veut quelque chose d’impossible, d’intenable ; on veut rendre effective une contradiction. Tous les défenseurs et amis de la liberté qui sont aveugles à cela ne font que favoriser ainsi la non-liberté. Car, de la contradiction absolue de cette exigence avec les conditions nécessaires de la liberté, il découle un autre fait que beaucoup ont hésité à expliquer parce qu’ils auraient expliqué du même coup l’absurdité de leur propre entreprise. Le sentiment, sinon toujours l’entendement, instruit le possédant que c’est vraiment la possession des biens spirituels et matériels qui est la véritable condition de sa libre autonomie (freie Selbständigkeit). L’exigence des théoriciens abstraits, qui veulent donner sa liberté à la personnalité sans cette condition, entre par là en contradiction avec cette conscience qui est aussi celle des esprits les plus nobles de la classe possédante ; ces derniers sont quasi nécessairement obligés de se déclarer contre les mouvements d’émancipation auxquels manquent à l’évidence les conditions de leur avenir. Il ne faut point chercher ailleurs la raison de l’aversion profonde, plus ou moins consciente, de tous les membres de l’élite contre tout mouvement de la masse. En effet, la masse représente précisément la multitude des personnalités sans possession ni capacité intellectuelle. Le sentiment de l’impossibilité interne d’un développement immédiat de la liberté pour ces masses, qui ne disposent pas desdites conditions de celle-ci, se transforme facilement en aversion contre la liberté elle-même, et ce, hélas, d’autant plus facilement qu’est plus habituellement méconnu et soupçonné ce juste sentiment par des esprits insincères et hypocrites. Ce sentiment porte un nom caractéristique ; il est ce qu’on appelle la modération (Mäßigung) ou la sagesse (Besonnenheit). La modération et la sagesse en matière politique ne sont rien d’autre que la prise en compte de ladite condition matérielle et spirituelle de la liberté. Elles sont une grande force, non seulement par le nombre de ceux qui les cultivent, mais aussi, comme on va maintenant le comprendre, par leur propre nature profonde, et personne n’y contreviendra impunément. – Celui qui méconnaît ces propositions pourra enfin saisir dans toute sa clarté une série de phénomènes que nous n’avons que trop souvent observés spécialement à l’époque contemporaine, et qui, à vue humaine, se répéteront encore souvent.
163Or, dans la mesure où, comme nous l’avons montré, l’ordre social domine et conditionne la liberté, et où tout mouvement dans le domaine de la liberté étatique a nécessairement pour préalable un mouvement dans la société ; – dans la mesure, en outre, où ce mouvement dans la société ne peut être durable et propice que par l’acquisition des biens sociaux (gesellschaftliche Güter), il s’ensuit que la véritable histoire de la société, et partant, celle de la liberté et celle de l’ordre étatique, consiste essentiellement dans la répartition et le développement de ces biens sociaux dans la classe inférieure. Tel est le domaine que notre érudition historique ignore encore très largement ; elle n’a été jusqu’à présent que l’histoire des conséquences de ces forces, lesquelles dominent seules, au fond, l’humanité ; quant à nous, nous n’aurons de véritable histoire qu’à compter du moment où la pensée nourrie de l’observation fera naître, par une compréhension plus profonde de ce domaine et de ses mouvements, les grandes transformations des choses humaines, au lieu de les laisser simplement se produire.
164Ce travail de l’humanité représente une opposition marquée au premier mouvement, non moins puissant et autonome, que nous avons qualifié de mouvement de la non-liberté. Tandis que celui-ci tend à passer de la classe au privilège, du privilège à l’état, et de l’état à la caste, ce travail de la liberté a lui aussi son développement bien à lui. La vie de la société s’inscrit dans l’opposition de ces deux grandes forces, comme la vie de la communauté s’inscrit dans l’opposition entre la société et l’État ; et bien que le travail de la liberté soit plus informe que celui de la non-liberté – là comme dans tous les autres domaines –, il a pourtant ses éléments spécifiques.
3. Le mouvement de la liberté. Le développement de ses premières présuppositions
165La liberté consiste en l’autodétermination de la personnalité dans le monde spirituel comme dans le monde matériel. Elle accorde de ce fait à la personne individuelle la domination sur la sphère du bien spirituel comme du bien matériel. Cette liberté ne peut être pensée et elle ne peut devenir effective sans la domination sur ces deux sphères, et l’on ne saurait parvenir à l’une d’elles sans une interpénétration intime des deux. L’histoire du développement de sa présupposition repose par conséquent sur les lois selon lesquelles est acquise chacune d’elles et selon lesquelles les deux s’emplissent mutuellement de leur force.
166Nous appelons culture la possession des biens spirituels par l’individu. De même que l’esprit domine la matière, de même la culture est-elle la première présupposition absolue de la domination d’une classe sociale. C’est par conséquent de l’acquisition de la culture que dépend prioritairement l’élévation de la classe dépendante. Et, d’autre part, la culture réellement acquise est la première nécessité qu’impose la liberté sociale pour les non-libres.
167Ces propositions générales et tout à fait incontestables ont fait l’objet d’une attention en partie excessive, en partie insuffisante. Excessive, quand on a voulu expliquer intégralement par la seule culture la dépendance sociale, insuffisante, quand on n’a pas apprécié assez clairement la connexion intime de la culture avec le déploiement des principes et biens sociaux. Aussi est-ce l’objectif du présent travail que de tailler pour ainsi dire dans les idées floues que l’on se fait des éléments de la vie personnelle, et de forger à partir d’elles des concepts solides. La culture est elle aussi l’une de ces idées floues ; pourtant, elle a un contenu tout à fait déterminé et puissant.
168Toute culture, en tant que possession de biens, connaissances et capacités spirituels, est d’abord une donnée purement individuelle. Mais l’individu est intégré dans l’ordre donné de la société. Cet ordre est pour l’individu un ordre extérieur ; loin d’être posé par lui, il le détermine et le domine. Le développement de la culture en tant qu’il est développement intérieur est en revanche pratiquement indépendant, toujours jusqu’à un certain point, des rapports sociaux. Les biens spirituels n’ont pas de limite ; chacun peut les acquérir sans restreindre l’autre. Dans le domaine de ces biens spirituels, une élévation des dépendants est par conséquent possible qui, au fond, n’est pas en contradiction avec l’ordre de la société et n’est d’ailleurs pas combattue par elle. Le développement de la culture est ainsi le nécessaire commencement du développement de la liberté, commencement autonome, répétons-le, et transcendant la société. Quand dans un peuple la classe inférieure ne fait même qu’aspirer à la culture, le premier élément du mouvement de la liberté est présent ; quand cette aspiration à la culture vient à s’exprimer, commencent au premier stade dudit mouvement la lutte de la classe sociale dépendante avec la classe dominante et toute la série des luttes qui s’ensuivent ; et enfin : quand, à l’initiative de l’État ou de la société elle-même, il est fait quelque chose pour la culture du peuple, on peut affirmer avec confiance que l’État et la société, qu’ils soient par ailleurs libres ou non, veulent quand même, au bout du compte, la liberté. Le souci de la culture est pour cette raison l’éternel signe distinctif des peuples libres.
169Or, la culture donnée, en tant que développement de l’égalité sur le plan des biens spirituels, conduit nécessairement à un nouveau principe, purement spirituel, de la société. Étant donné que les biens spirituels figurent la forme la plus pure de la personnalité libre, leur développement chez l’individu est le développement de l’égalité de la personnalité même. Cette égalité n’est toujours, au commencement de toute culture, qu’un simple fait. La culture sciemment érigée en système, à savoir la science, lui donne rang de principe ; c’est qu’en effet, la véritable éducation du peuple (Volksbildung) n’est pas possible si n’est pas présupposée l’aptitude de l’individu à la culture. Ce principe d’une égale aptitude à la culture est celui de l’égalité des hommes. Toute éducation du peuple aboutit par conséquent invariablement à un point où, éclairant en retour l’aptitude à la culture, et, partant, le concept de personnalité, elle énonce l’égalité des hommes au plan du concept comme principe du mouvement des classes inférieures. Ce principe de l’égalité des hommes, décrié et encensé tour à tour, n’est donc en réalité qu’un niveau de développement tout à fait naturel dans la lutte qui se joue entre l’éducation du peuple et l’ordre social ; puisse-t-on par conséquent ne plus oublier à l’avenir, quand il s’agit de porter un jugement sur ce principe, que lui aussi, comme tout autre, est plus un fait historique qu’une vérité philosophique ! D’après sa nature intime, il n’est rien d’autre que la culture parvenue à la conscience de soi (die zum Selbstbewußtsein erhobene Bildung).
170Il reste qu’en posant en principe et revendication, à l’intérieur de la sphère spirituelle, l’égalité des personnalités, ce principe entre simultanément en contradiction directe avec tout ordre de la société, qui n’est lui-même que la manifestation de la domination et de la dépendance, et donc de l’inégalité. Son entrée en jeu désigne par conséquent le point où apparaît l’opposition de l’idée de liberté à l’ordre de la société. Ce faisant, il ordonne pour ainsi dire le champ de bataille, et devient le schibboleth de l’émancipation de la classe dépendante. De quel type est l’ordre de la société n’a, en l’espèce, aucune importance ; mais il est clair que seule la postulation de ce principe donne une impulsion véritablement consciente au mouvement d’émancipation.
171C’est de cette manière que sont et continuent d’être acquis et portés à la conscience les biens spirituels de la classe dépendante. Ce travail n’est pas transitoire, il est permanent, il se répète toujours de nouveau. Mais, isolé, il a tout aussi peu prise sur l’ordre positif de la société que n’en a sur la nature la pensée seule. Afin de pouvoir changer les choses dans le monde extérieur, il lui faut engager le combat avec les biens extérieurs.
172Le bien matériel extérieur est le produit de la matière brute et du travail. Le travail est l’activité mécanique de l’individu, guidée par les connaissances et capacités intellectuelles. Il suit de là que le travail gagne d’autant plus en qualité et en valeur que sont grandes les connaissances et capacités. Or celles-ci forment précisément le contenu de la culture. Aussi la culture n’est-elle pas seulement la possession de biens spirituels, mais aussi la condition nécessaire de l’acquisition du bien matériel. Et comme la destination même de l’homme est l’assujettissement de la nature extérieure par ses forces spirituelles, il suit que toute éducation du peuple a pour détermination et direction nécessaires d’être employée à l’acquisition des biens matériels. D’où il résulte en même temps que, plus le niveau de culture d’un peuple ou d’une partie de celui-ci est élevé, plus l’acquisition des biens matériels sera résolument obtenue par lui, pour une part, ou réclamée, pour une autre part. Ainsi, une fois qu’un peuple a accédé à la culture, on observe régulièrement et nécessairement une aspiration irrépressible aux biens matériels ; cette aspiration se fraie un chemin par le biais de la culture, est dominée, animée, poussée en avant par elle. C’est là un fait qui a déjà été souvent observé, aussi bien dans la vie de peuples entiers que dans celle d’individus. On n’y a vu en général qu’une simple observation, alors que c’est sur ce fait que reposent essentiellement le progrès de l’humanité et le développement de l’individu. Il désigne le moment où la vie de l’esprit passe en quelque sorte dans le monde matériel ; il est la forme effective de la maîtrise, posée jusque-là comme nécessaire sur le seul plan du concept, de l’esprit cultivé sur la matière à transformer. Sans cette conversion de l’esprit à l’acquisition, toute science demeure impuissante dans la vie réelle, et, comme tout ce qui est unilatéral, est plus nocive qu’utile. Une culture, que ce soit celle d’un homme ou celle d’un peuple, qui n’a pas son point de départ dans son application pratique, faillit à sa propre destination et est surtout un fait social très secondaire. Quand, en revanche, la culture imprègne toute l’activité productrice de l’homme et qu’elle l’élève, le fortifie et l’embellit spirituellement, l’émancipation des hommes entre dans sa troisième phase, que nous nommerons la phase matérielle. Et celle-ci requiert de notre part l’attention la plus assidue.
173Étant donné, en effet, que les biens matériels sont pour une part limités du fait de leur nature, que l’acquisition par tous en est, pour une autre part, limitée par les institutions sociales, et que, par contre, l’homme et sa perfectibilité, ainsi que le nombre des hommes, sont infinis, il y a au stade indiqué, à savoir quand la culture prétend à devenir acquisition, deux cas possibles. Il nous faut inviter nos lecteurs à considérer attentivement ces deux cas.
174Il est possible, premièrement, que la masse des matières soit suffisamment grande pour attribuer à chacun, selon son développement intellectuel ou encore sa culture personnelle, une certaine quantité de biens, et qu’en même temps les institutions et rapports économiques autorisent pour l’individu cette acquisition qui lui correspond.
175Mais il est possible aussi, deuxièmement, que la masse des matières soit déjà répartie entre certains individus, et qu’en conséquence les rapports sociaux, s’ils permettent la culture, voire la promeuvent, empêchent par contre l’acquisition d’une possession ou un excédent de l’acquisition au-delà du besoin.
176Toute évolution sociale, en ce qu’elle commence par la culture et progresse vers le principe d’égalité, doit nécessairement aboutir à l’un de ces deux points. Nous montrerons plus loin quelles présuppositions conditionnent l’un ou l’autre cas, mais l’un des deux doit obligatoirement se produire à un quelconque moment donné. Quand cela a eu lieu, quelle est alors la conséquence pour la société et l’État, ou encore, quel est le déroulement du mouvement de la liberté dans le domaine des biens matériels, par rapport au mouvement de la non-liberté et à ses manifestations ?
177Nous abordons ici, tout en énonçant des principes très universels, aux rives de l’époque présente, et il est donc particulièrement nécessaire ici de présenter clairement les faits et les concepts et d’en arrêter nettement les contours.
4. Fondement et genèse du mouvement politique
178S’il est exact que la culture acquise aspire à l’acquisition de biens matériels correspondants, et que le droit social y met un verrou, comment la classe inférieure parvient-elle quand même, grâce à sa culture, à une possession ?
179À l’évidence, la réponse à cette question passera par la première voie qu’emprunte le mouvement de la liberté dans le domaine de la vie pratique. Ce que veut l’homme à travers la possession, c’est satisfaire son éternel besoin de maîtrise de la matière et de jouissance que promet cette maîtrise. Le moyen en est le travail. Sans doute, on dit que le travail est une jouissance (Genuß) ; mais il n’en est une que si son résultat, la possession et sa jouissance, ne repose pas sur la peine (Mühe) inhérente au travail. Un travail qui doit produire corrélativement au besoin n’est pas une jouissance, mais un effort (Anstrengung). Or, attendu que l’homme aspire à la jouissance et doit y aspirer, il aspire tout naturellement et indéniablement à voir satisfaits sans travail ses besoins et désirs. Nous appellerons le plus simplement revenu sans travail (arbeitsloses Einkommen) la manière dont cela se produit. Un tel revenu sans travail est par conséquent le but auquel tendent tous les hommes.
180Cette aspiration engendre dans l’ordre de la société humaine un phénomène certes quotidien, mais qui n’en est pas moins digne d’attention. La possession de la matière donne au possédant, grâce à la valeur qu’a son utilisation, la possibilité de parvenir sans travail, moyennant concession de cette utilisation, à la satisfaction par d’autres de ses besoins et désirs propres. La classe possédante a donc entre les mains, à travers sa possession, le moyen de satisfaire cette aspiration naturelle à un revenu sans travail. Or, c’est ce revenu sans travail que s’assure la classe possédante précisément grâce aux institutions du droit public dont il a été question plus haut. L’autonomie matérielle de l’état repose sur cette garantie juridique de la possession ; avec elle, l’état dispose à son tour du moyen de vivre du travail des non-possédants, parce qu’il détient dans la possession la présupposition même de tout travail et donc du revenu.
181Il résulte de cela qu’avec l’introduction du droit social, le travail en tant que tel devient superflu pour les possédants. La conséquence en est, de façon naturelle, que l’état qui domine par la possession cesse effectivement bientôt de travailler, et contraint l’état non-possédant à travailler pour lui. Ce faisant, l’opposition entre la possession et la non-possession acquiert un autre caractère positif ; la classe sociale supérieure n’est plus seulement la classe possédante ou privilégiée, mais devient en même temps la classe oisive (arbeitslose Klasse), tirant son revenu d’un travail tiers ; la possession n’est donc plus seulement le contraire de la non-possession, mais encore s’oppose désormais au travail. Et c’est là le vrai caractère de l’ordre de toute société organisée en états (ständische Gesellschaft) ; c’est l’état possédant qui se confronte à l’état non-possédant.
182Or, comme seul le travail donne une valeur à la propriété, il est en même temps dans son essence de permettre à l’état laborieux (arbeitender Stand) de s’approprier la valeur de la propriété de l’état possédant. Cela se produira d’autant plus rapidement que sera plus élevé le niveau de culture de l’état laborieux, et d’autant plus radicalement qu’aura résolument pris congé du travail en général l’état dominant. N’ayant rien à opposer au travail vivant et productif que la possession morte et limitée de la matière, ce dernier n’a par conséquent nul moyen à sa disposition pour contrecarrer efficacement l’effort toujours grandissant par lequel l’état laborieux se rend maître de la valeur. Et nous touchons ici au point où les propositions de la section précédente font voir leur aspect pratique.
183L’état laborieux, qui utilise continûment sa culture pour favoriser l’acquisition de biens, et qui, avec l’accroissement de cette acquisition, voit croître sa culture, en arrive de la sorte, à un moment donné, au point où, dans la majorité de ses membres, il a réalisé par l’acquisition des biens spirituels et matériels les conditions qui, de par leur nature, donnent naissance à la liberté sociale et étatique. À travers ce travail ininterrompu, il a pris rang parmi les possédants, en acquérant à titre de capital, outre la culture, la valeur des propriétés. Et désormais, il n’y a plus, sur le fond, de différence essentielle entre lui et la classe dominante.
184Mais quoique dépassée sur le fond, cette différence perdure néanmoins dans le droit public, social et étatique. En effet, étant donné que l’état laborieux et dépendant est exclu du pouvoir d’État, il ne peut s’en servir pour obtenir un changement de son droit qui corresponde au changement de sa situation. Or, attendu que ce droit, pour être rationnel, présuppose la possession des biens, et qu’à travers les progrès du travail de la classe dépendante et l’acquisition des biens qui en résulte, l’ancienne répartition des biens est pour elle dépassée sur le fond – en ceci que, désormais, la classe jusqu’alors dépendante est de fait et non plus seulement en principe devenue égale à la classe autrefois dominante, la véritable rationalité du droit existant, à savoir son harmonie avec l’ordre de la société et la répartition des biens, est détruite précisément à cause de cette évolution que subit la possession, et la contradiction décisive intervient. Le droit de la société, et avec lui la constitution d’État, se survivent sur le mode ancien, mais l’ordre ancien de la société réelle a cessé d’en épouser les contours. Comme c’est la société qui conditionne le droit, elle conditionne un autre droit que celui qui est en vigueur ; et cette opposition entre la société réelle et la société purement légale est le commencement de tout mouvement extérieur de la liberté ; avec lui est atteinte une nouvelle étape dans ce mouvement, qui doit elle-même conduire à une nouvelle évolution.
185En effet, s’il est exact que le droit et la constitution sont conditionnés par la répartition des biens et l’ordre de la société qui en découle, l’ancien droit et l’ancienne constitution ne peuvent plus subsister à compter de l’instant où le travail a réellement donné naissance à la possession dans la classe dépendante. Le temps est alors venu où une refonte du droit devient une irrécusable nécessité interne, et bientôt externe. Il se produit alors dans la vie des peuples une série de phénomènes de la plus haute importance, et qui se ramènent à deux points de vue principaux.
5. Concept de réforme politique
186Le premier de ces deux phénomènes, la résolution naturelle et rationnelle de la contradiction qui nous occupe, est la réforme politique.
187Étant donné, en effet, que la classe laborieuse réalise à travers son acquisition sa destination personnelle propre, elle réalise du même coup l’idée d’État, dont le développement suprême se confond avec le développement suprême de chaque citoyen. Il est par conséquent naturel que, dans la contradiction qui l’oppose au droit en vigueur, elle se tourne vers le pouvoir d’État, lequel peut modifier le droit, et exige de lui, au nom de l’idée d’État et de l’idée de personnalité, de l’idée de liberté, une refonte de la constitution et de l’administration conforme à la répartition des fortunes réelles. Naturellement de telle façon que les nouvelles constitution et administration mettent la classe jusqu’alors dépendante sur un pied d’égalité sociale et politique avec la classe jusqu’alors dominante.
188Cette revendication s’exprime différemment selon le degré de culture du peuple : tantôt par des mouvements de foule et des troubles, tantôt par des écrits, des requêtes du peuple, ou encore quand l’État lui-même prouve qu’il y va de son intérêt supérieur. On observe très souvent que l’administration de l’État reconnaît elle-même en partie la nécessité et l’utilité des mesures légales et administratives réclamées ; par contre, il arrive très rarement que le sommet de l’administration accède à ces demandes avec la pleine efficacité que peut déployer l’État.
189Dans les cas où l’État, vaincu par des raisons internes ou externes, cède aux revendications de la classe jusque-là dépendante, et introduit de lui-même dans la constitution et l’administration, en vertu du pouvoir qu’il détient, le changement qui s’impose, il se produit ce que nous appelons les réformes politiques. Les réformes sont, il est vrai, de deux natures différentes. Elles peuvent, premièrement, ne concerner que l’organisme de l’administration, et n’avoir pour objet que l’ordre et la sécurité dans le rapport entre différents organes et fonctions de l’État. Ces réformes n’intéressent que peu, voire pas du tout, la question sociale, bien qu’il soit certain qu’elles précèdent régulièrement les révolutions, ou qu’elles les suivent, pour des raisons dont je ne disputerai pas l’exposé aux sciences politiques (Staatslehre). Elles constituent les réformes administratives dans la vie de l’État. Très différentes sont celles qu’exigent les mouvements qui travaillent en profondeur la vie du peuple et qui naissent de la contradiction énoncée plus haut. C’est qu’elles résultent de la transformation interne de la société, et leur contenu est toujours d’amener dans le droit public (öffentliches Recht) et le droit de l’État (Staatsrecht) des modifications qui entérinent l’égalité juridique d’individus déjà égaux socialement. Elles peuvent être imaginées et exécutées selon les modalités les plus diverses et revêtir une ampleur des plus variées ; mais elles devront toujours être mises en œuvre par le pouvoir en place, afin de ne point basculer dans la révolution. Ainsi, même une refonte complète de la constitution par les organes de l’ancienne constitution n’est pas une révolution, mais seulement une réforme ; si l’on veut éviter de mélanger tous les concepts, il faut prendre soin de distinguer les deux termes. Car du fait même que c’est la constitution étatique encore en vigueur qui modifie le droit, toute cette refonte se présente sous un jour essentiellement différent. Attendu que règne en effet dans la constitution donnée la volonté personnelle de l’État, une modification de ladite constitution par elle-même est un acte de la volonté libre de la communauté humaine ; elle est par là même un acte qui traduit la plus pure maîtrise de l’esprit sur la situation extérieure, un acte de subordination des droits et intérêts particuliers à la vie supérieure de la totalité. Et comme le véritable progrès de toutes choses repose sur cette unité organique, la réforme est seule à permettre un développement sans heurts, et seule à ne pas franchir le seuil des nécessaires sacrifices imposés à une partie de la société.
190Comme toute chose vivante, la vie des peuples a elle aussi son instinct ; celui-ci règne jusqu’au moment où la conscience le remplace. Aussi, avant qu’ils ne connaissent par la science et l’expérience les inconvénients d’une révolution, l’instinct droit en détourne les peuples. Quand les rapports sociaux ont changé par la vertu des lois qui régissent le travail et l’acquisition, nous voyons régulièrement, selon l’importance de ce changement, s’articuler d’abord le besoin et la revendication de réformes appropriées. La surrection de semblables revendications est toujours digne de la plus grande attention ; car ces revendications signalent toujours une contradiction d’ores et déjà à l’œuvre entre le nouvel et l’ancien ordre des choses, et indiquent le chemin de la guérison tel que le trace la nature supérieure. Heureux le pays qui s’y engage ! Car s’il néglige ces présages qui ne trompent jamais, et qu’il s’entête égoïstement à maintenir l’ancien droit de l’État et de la société, il ouvre la voie, au lieu d’un progrès paisible et salutaire, au mouvement violent de la révolution, dont on n’est jamais sûr que le bien qu’elle apporte ne sera pas annihilé par les dommages qu’elle cause et répand.
6. Concept et loi de la révolution politique
191Alors que, dans toutes les transformations mineures du droit social et public, la réforme est la voie habituelle par laquelle la classe jusque-là soumise fait reconnaître ses droits, toute refonte de quelque ampleur n’est provoquée que par une révolution. Or, la genèse et l’essence de celle-ci résident dans la nature des rapports que nous avons caractérisés précédemment. L’apparition de la révolution n’est pas elle non plus un simple fait, mais une conséquence.
192Si en effet l’idée d’État ainsi que l’intérêt des citoyens ne peuvent que vouloir la réforme, comment est-il possible que, là où le fondement de la société est réellement modifié, il ne s’ensuive pas une réforme initiée par l’État ?
193Nous avons démontré plus haut que, dans toute forme d’État, la classe dominante dans la société s’emparera nécessairement aussi du pouvoir d’État. Or, le mouvement qui dans la société veut changer cette forme d’État existante prend sa source dans la classe soumise à cette domination des puissants. Il tend à abolir cette domination et le droit qui l’accompagne. En réalité, donc, cette classe exige de l’autre, la classe dominante qui détient le pouvoir, qu’elle use de ce pouvoir pour s’en dessaisir elle-même ; et donc, qu’avec sa propre puissance elle sacrifie son propre intérêt à celui de ses adversaires. Tel est, à l’endroit des détenteurs du pouvoir d’État, le véritable contenu des revendications dont nous avons parlé. Et pour cette raison on comprend bien ce qui pousse ces derniers, qui ne peuvent plus prétendre à l’exclusivité en vertu de la seule possession des biens suprêmes et qui s’appuient désormais sur la forme du droit, à s’arc-bouter presque toujours avec la dernière rigueur contre ces exigences qui détruisent leur propre position supérieure. La faiblesse humaine provoque ainsi dans l’ensemble des états ce qu’elle cause chaque jour en chacun, à savoir que l’intérêt de la totalité doit céder le pas à l’intérêt de chaque individu. La classe supérieure refuse ce que la classe inférieure exige d’elle ; elle ne tolère pas de nouvelle organisation du droit, conforme à la nouvelle répartition des biens sociaux ; elle combat au contraire ces prétentions, contribuant ainsi à créer la situation qui précède la révolution.
194Tout droit en vigueur comprend deux moments. Il est d’abord la volonté déclarée de l’État, il est ensuite la conséquence de la situation. Tout droit véritable renferme par conséquent ces deux éléments. Quand un droit n’en comporte qu’un, c’est pour lui une nécessité inéluctable, puisque son concept englobe les deux, de lutter pour s’adjoindre l’autre ; sinon, il est condamné à disparaître.
195La situation de la société caractérisée à l’instant est une situation dans laquelle la classe jusqu’alors dominante ne possède plus de son ancien droit que la validité – c’est-à-dire le moment de la volonté de l’État, tandis que le contenu du droit, à savoir la nécessité de sa domination en vertu de la répartition des biens, n’existe plus. La classe jusqu’alors dépendante, par contre, ne possède que le deuxième moment ; grâce à l’acquisition des biens, elle est essentiellement égale à la classe dominante, mais il manque encore l’élément de la validité, la reconnaissance de ce droit par la volonté de l’État.
196Il est donc tout à fait clair que cette situation est celle d’une contradiction absolue dans l’idée de droit. S’est-elle installée, que naît aussi la nécessité, pour ces deux formes inachevées du droit, de lutter en vue de leur perfection interne, et ce, naturellement, de telle sorte que la classe supérieure exige de réassujettir à son droit la possession de la classe inférieure, tandis que cette dernière demande la reconnaissance de son droit par l’État. Or, étant donné que ces revendications s’excluent mutuellement, elles entrent en conflit l’une avec l’autre. Étant donné, en outre, que chacune de ces revendications exprime la situation de l’une des deux grandes classes de la société, ce conflit est toujours un conflit des deux classes les plus universelles de la société, un conflit qui résulte de l’opposition primitive dans toute communauté, à savoir entre la partie dépendante de la société et la partie dominante. Étant donné, ensuite, que ce qui est réclamé est d’abord un acte de reconnaissance par le pouvoir d’État des droits de la classe dépendante, et que cette reconnaissance est précisément rendue impossible par le fait que la classe supérieure tient les rênes de l’État, l’objectif de ce combat est nécessairement une modification de la constitution d’État au profit de la classe jusque-là dépendante. Étant donné, enfin, que la puissance sociale et le mouvement des biens sociaux sont conditionnés par le droit social, la conséquence de ce combat, pour peu qu’en sorte victorieuse la classe jusque-là dominante, est une restriction encore plus sévère du droit social de la classe dépendante ; si au contraire c’est celle-ci qui l’emporte, il en résulte non moins nécessairement l’abolition du droit social jusqu’alors en vigueur, et ce, naturellement, grâce à la modification de la constitution d’État.
197Cette lutte des deux grandes classes sociales, dont, dans la classe des dépendants, le préalable est la possession des biens sociaux acquis par le travail, dont la nécessité est l’accomplissement de l’idée du droit, dont l’objectif est une nouvelle constitution conforme à cette idée du droit, et dont la conséquence est le durcissement ou l’abolition du droit social, est la révolution ou le renversement de l’État (Staatsumwälzung).
198Il découle de cette nature de la révolution les propositions importantes que voici.
199Dès que dans une société les possédants cessent de travailler et que seuls les non-possédants produisent, on se trouve, quand avec la culture augmente la liberté intellectuelle, devant le premier commencement matériel d’une refonte de l’État, et si la classe possédante, qui a cessé de produire, ne répond pas aux revendications d’une classe inférieure qui a évolué, on se trouve devant la raison matérielle principale de la révolution.
200Étant donné que la révolution vise à une nouvelle forme d’État, toutes les révolutions sont précédées, souvent longtemps avant, d’investigations et de réflexions sur la nouvelle constitution d’État. Étant donné que celles-ci, pour donner naissance à un principe, ont besoin d’un principe, et que le principe de la transformation sociale est l’idée d’égalité, toutes ces théories sur la nouvelle constitution d’État auront régulièrement pour fondement commun cette même idée d’égalité. Quand, par conséquent, les théories du droit public et les projets de constitution voient le jour sur la base de l’idée d’égalité, alors la culture dans le peuple est parvenue à la conscience de soi, et le deuxième fondement de la révolution, son fondement spirituel, est trouvé.
201La révolution est donc un événement nécessaire, tout à fait naturel, dès que la classe dépendante a réellement acquis les biens sociaux matériels et spirituels qui conditionnent son égalité par rapport à la classe supérieure, et que cette classe supérieure lui refuse la reconnaissance de cette égalité dans le droit de l’État et de la société. Toute révolution dans laquelle la classe dépendante fait valoir ces revendications contre la classe dominante, sans avoir acquis ces biens, est par conséquent en contradiction avec l’essence du droit, et est condamnée à l’échec parce qu’elle est une pseudo-révolution. La conséquence de toute pseudo-révolution (unwahre Revolution) est une sujétion plus marquée de la classe dépendante.
202Mais dans la mesure où le mouvement de la révolution repose sur cette possession sociale, il ne peut, dans ses revendications à l’adresse de l’État et de la société, aller plus loin que ne l’exige cette possession même. Attendu que ce mouvement en appelle au principe d’égalité, mais que lui-même s’appuie sur la propriété réellement acquise – et partant inégale – dans la classe dépendante, tout mouvement révolutionnaire renferme une contradiction profonde. Il revendique en principe un droit identique pour l’ensemble de la classe dépendante, mais ne revendique, en fait, le succès de la révolution que pour la partie de cette même classe qui est réellement en possession desdits biens sociaux. Nul mouvement révolutionnaire n’est en mesure d’échapper à cette contradiction. En effet, étant donné qu’il ne peut se passer des biens spirituels, et que le principe d’égalité n’est rien d’autre que la conscience de soi de cette possession spirituelle, il doit commencer par accueillir en soi toutes les personnes qui adhèrent à ce principe en tant que tel, sans se préoccuper de savoir si elles sont socialement habilitées à bénéficier des avantages de la révolution. Toute révolution se sert par conséquent, suivant sa nature immuable, d’une classe de la société à qui elle ne veut ni ne peut rendre service ; sitôt achevée, toute révolution trouve ipso facto un adversaire dans cette même masse qui vient d’en mener à bien le mouvement. C’est ce fait qui rend compte, chez les peuples vivants, après toute révolution, de l’aspect mélangé de la société, qui est d’ailleurs celui de l’Europe d’aujourd’hui. Ce fait est aussi la raison de l’injustice grande et multiple qui résulte de toute révolution. En effet, étant donné que la partie non-possédante de la classe dépendante, devenue révolutionnaire, ne dispose pas des conditions de l’égalité, mais qu’en revanche elle en nourrit bien la revendication, il est inéluctable qu’il se passe au nom du principe de la liberté nombre de choses dont le droit ne saurait répondre. Or, toute révolution marque par ce fait même le début non seulement d’un nouvel ordre de la société, mais aussi d’une nouvelle opposition en son sein. Après qu’a triomphé la révolution, cette opposition se manifeste aussitôt dans la nouvelle constitution.
203La plupart des hommes s’imaginent que les nouvelles constitutions révolutionnaires, parce qu’elles prennent pour modèle les constitutions principielles et idéelles, lesquelles se guident sur le principe de l’égalité, sont issues, pour l’essentiel, de ces théories philosophiques. Cette opinion a des effets salutaires en ce qu’elle est presque seule à faire valoir, au début du mouvement, le travail spirituel à côté du travail matériel. Mais elle n’en est pas moins foncièrement erronée. Quiconque aura observé le cours de toutes les révolutions s’aperçoit bien vite que la révolution réelle n’a jamais adopté aucune des constitutions théoriques imaginées auparavant, et qu’elle s’est toujours dotée d’une constitution propre. Ce phénomène, dont l’époque contemporaine offre à une prodigieuse échelle l’exemple réitéré, repose sur le fait que la force véritablement agissante dans la révolution n’est nullement l’idée d’égalité, mais seulement le bien social inégalement réparti, et que ce ne sont pas les vérités philosophiques qui font la révolution, mais les classes sociales. Et c’est d’ailleurs de là que procède le principe des constitutions révolutionnaires contrairement à celui des constitutions philosophiques. Il est très important d’avoir ce principe à l’esprit si l’on veut juger avec sûreté du déroulement et de la valeur de toute révolution. Étant donné, en effet, que ce sont les biens sociaux acquis par la classe dépendante qui, de par leur nature, donnent le droit et le pouvoir de refondre le droit de l’État et de la société, la nouvelle constitution, pour être elle-même un droit effectif, et non point seulement une exigence abstraite, doit impérativement s’appuyer sur ces biens comme étant la condition de la participation au pouvoir d’État. Le principe du mouvement de la société veut pour cette raison même que ces biens, qui ont rendu puissante la partie possédante de la classe dépendante, soient désormais dans la société les biens dominants, c’est-à-dire ceux qui tracent la ligne de partage entre la classe dominante et la classe dépendante. Et comme l’ordre de la société décide absolument de la constitution d’État, il s’ensuit pour toute constitution révolutionnaire ce principe nécessaire, qu’elle fait de ces biens acquis (erworbene Güter) le préalable de la participation à la constitution d’État, et exclut inversement ceux qui ne les possèdent pas. C’est dans cet axiome que réside le principe de toute constitution révolutionnaire, et c’est aussi par lui qu’elle se distingue de toute idée d’État purement philosophique. Celle-ci fonde le droit à la participation au pouvoir d’État sur le concept abstrait de la personnalité, tandis que celle-là pose comme condition la possession, ou mieux, un certain niveau de développement extérieur de la personnalité. C’est d’ailleurs dans cette proposition que la contradiction qui gît au cœur de tout mouvement révolutionnaire, source véritable de son possible échec, a trouvé son expression. Dans tout mouvement révolutionnaire, en effet, il est inévitable que la partie qui possède les biens sociaux nécessaires, réclame la constitution révolutionnaire, et que la partie qui ne les possède pas demande la constitution philosophique. Dans quel but et comment, c’est ce que nous verrons bientôt.
204Telles sont donc les lois qui gouvernent tout mouvement révolutionnaire. Pour éviter toute obscurité, distinguons-le de phénomènes similaires, que l’on a coutume de dissocier, sinon quant au sens, du moins dans les termes, de la révolution politique, ou renversement de l’État. La sédition (Aufruhr) est le soulèvement du peuple contre une mesure particulière du gouvernement ou contre une administration particulière, généralement dénué de toute connotation sociale, et donc facile à balayer. On parle de rébellion (Aufstand) ou d’insurrection quand une partie d’un royaume se soulève contre le tout ; dans ce cas, il est possible que l’ordre social de la partie ait été mis à mal par la constitution du tout, mais la nationalité et l’oppression matérielle sont tout aussi souvent la cause du mouvement. L’émeute (Empörung) ou révolte est un soulèvement du peuple contre le souverain ou les dirigeants, qu’il s’agisse d’une dynastie, d’un dictateur, d’une aristocratie ou d’un conquérant. Le renversement de l’État, ou encore la révolution politique, est par contre le soulèvement de la classe dépendante ou déjà possédante contre la constitution d’État, qui la prive de ses droits politiques et sociaux naturels. Il serait souhaitable que l’usage se stabilise selon cette définition. Mais en tout cas, la juste appréciation de l’importance d’un mouvement quelconque du peuple reposera toujours sur la distinction claire de ces concepts.
205Le moment est venu de regarder en arrière, afin de fixer la connexion intime des thèses qui viennent d’être énoncées avec les développements antérieurs. Nous avons décrit l’évolution de la non-liberté sociale dans ses différentes étapes ; nous avons montré comment le principe de la personnalité libre s’oppose au principe de l’ordre social et accomplit à travers le travail, en tant qu’autodétermination active, l’idée de la destination personnelle, et comment ce principe, étendant et confirmant sa victoire, s’oppose à la non-liberté sociale selon une gradation non moins affirmée. Si nous désignons l’acquisition des biens sociaux et la prise de conscience de leur justification dans l’ordre de la société et de l’État comme la première étape dans ce développement de l’idée de liberté, alors la réforme politique, ou, quand la sagesse et l’amour viennent à manquer aux potentats, la révolution politique, en sont la deuxième étape. Le mouvement de la liberté est-il clos par cette révolution ? Ou bien la contradiction que génère en elle toute révolution politique ne suggère-telle pas plutôt l’existence d’une troisième étape, vers laquelle tend avec force le développement de la destination personnelle ?
206Assurément. Car en effet, nous ne trouvons dans toute révolution politique que la conséquence, au demeurant saisissante, du premier des deux cas posés plus haut, dans lequel la culture de la classe dépendante qui veut se convertir en acquisition, autrement dit, la culture en tant que possibilité de cette acquisition, découle des rapports économiques et des institutions. Or, il y a un deuxième cas, dans lequel cette possibilité est absente. Et ce cas-là n’est pas seulement de loin le plus sérieux, mais encore il fait suite, de par sa nature, au premier. Avec lui, nous entrons dans le domaine de notre présent immédiat et de notre avenir.
V. Le mouvement social
1. Fondement, concept et principe du mouvement social
207Toute révolution politique, en abolissant le règne qu’exercent sur la société la possession d’état (Standesbesitz) ou la possession sans travail, leur substitue la possession acquise par le travail comme étant le fondement dont la répartition doit décider de l’ordre des classes sociales.
208La possession acquise par le travail, dans la mesure où elle est née de l’acquisition, ne peut se maintenir, face à l’acquisition des autres, que par le travail propre. Modeste au début, elle ne peut protéger et conforter sa position devant la possession supérieure des autres possédants, qui augmente et l’entoure de partout, qu’en aspirant à s’accroître sans cesse. La possession acquise est par conséquent nécessairement une possession productive. En tant que telle, elle comprend deux éléments, d’abord la matière possédée, avec sa valeur et son utilisation, ensuite la force de travail présente en la personne du possédant. Soumise au travail productif, la matière s’appelle le capital ; grâce au possédant qui travaille avec et par celui-ci, elle devient un capital productif (erwerbendes Kapital).
209Mais la possession, en tant qu’elle est la sphère extérieure de la personnalité, ne découle pas immédiatement de celle-ci ni de son concept. À côté du capital productif, il y a dans la communauté humaine la pure capacité personnelle à l’acquisition. Celle-ci est la force de travail, inhérente à toute personnalité en tant que telle. Elle est la condition de l’acquisition ; elle ne génère pas nécessairement la possession, mais elle y aspire inlassablement.
210Pour y parvenir, elle doit posséder la matière en tant qu’objet de son travail. Cette matière appartient au capital productif. Il lui faut par conséquent s’associer au capital productif, afin d’obtenir acquisition et possession par la transformation de ce que fournit le capital.
211Le capital productif, de son côté, en tant qu’il excède la force de travail particulière du possédant, a besoin de la force de travail de ceux qui ne possèdent pas déjà eux-mêmes un capital auquel ils pourraient consacrer leur travail. Il s’établit ainsi aussitôt une connexion naturelle et organique entre le capital et le travail, qui repose d’abord sur la réciprocité du besoin.
212C’est de cette manière que se définit après toute révolution politique la différence des deux grandes classes de toute société, les possédants et les non-possédants. La classe des possédants est celle qui possède le capital productif ; la classe des non-possédants, celle à qui appartient le travail sans capital (kapitallose Arbeit).
213Considérons attentivement cette situation. C’est elle qui précède tout mouvement social ; c’est elle qui domine entièrement notre présent. C’est en elle que se font jour la vérité et la contradiction, et qu’apparaît, enfin, la grande question qu’elles soulèvent.
214Cette situation est d’abord une situation parfaitement harmonieuse, conforme à l’idée de personnalité. Le capital productif représente le développement matériel auquel l’homme parvient par le travail personnel, le travail sans capital est la capacité et la vocation à y parvenir. Le capital est accessible à l’acquisition ; l’acquisition est le développement de la personnalité dans le domaine des biens ; suivant la loi de l’autodétermination, celle-ci doit acquérir elle-même ce par quoi elle est appelée à se faire respecter ; dans la libre acquisition réside par conséquent la reconnaissance de la liberté de la personnalité s’élevant elle-même par le travail jusqu’à son développement matériel. Il reste que le travail brut est dépendant du capital, parce qu’il en a besoin ; mais il n’en est pas moins vrai que le capital aussi dépend du travail, dont il a besoin précisément parce qu’il est un capital productif. L’ordre social qui découle de cela apparaît par conséquent comme un ordre parfaitement conforme à la nature, mieux, comme un ordre libre. En effet, la réciprocité du besoin fait que la dépendance est réciproque, et grâce à la possibilité de l’acquisition de capital, qui est principiellement reconnue, il est reconnu à chacun une capacité de se développer.
215Cependant, cette organisation de la société génère elle aussi, en un point, la non-liberté inhérente à tout ordre social. La véritable acquisition de capital, en tant que possession des biens personnels extérieurs, est le but de l’acquisition. La mise à l’écart de cette acquisition est par conséquent, sous quelque forme qu’elle se produise, en contradiction avec l’idée de liberté. Si donc il apparaît que dans l’ordre de la société considéré, fondé sur l’acquisition, le travail sans capital est tenu à l’écart de l’acquisition du capital, c’est là qu’est la faille par où la non-liberté et la contradiction font leur entrée dans cette société.
216Si l’on considère de ce point de vue les lois de l’acquisition, le travail sans capital devrait produire le capital par l’excédent du salaire sur les besoins du travailleur. Mais la formation de cet excédent est contrariée par un moment qui est résolument plus puissant, et donc, à sa manière, tout aussi nécessaire et justifié que cette revendication des travailleurs.
217En effet, les capitaux s’ordonnent entre eux, selon une règle précédemment établie, en fonction de leur volume ; la quantité de capital confère au possédant sa position sociale parmi les capitalistes. Le capital productif adopte par conséquent aussitôt le caractère de la personnalité et tend à s’accroître de plus en plus. C’est précisément par là que le capital productif se distingue de la simple possession, dans la mesure où celle-ci se suffit en général à elle-même. Or, l’accroissement du capital comme sa formation reposent sur le travail ; et ce, naturellement, par l’ajout d’un profit au capital à partir de l’excédent de la valeur et du prix des produits sur les frais et les coûts. Or, c’est bien le salaire qui constitue la majeure partie des coûts. Aussi, plus le salaire est élevé, plus le profit du capital est faible ; plus il est bas, plus le profit est élevé, et forte sa croissance. Cette compétition des capitaux entre eux, dans laquelle chacun s’efforce de s’accroître, et que nous appelons la concurrence (Mitwerbung), conduit par conséquent nécessairement à fixer le salaire à un niveau aussi bas que possible. Il est parfaitement stupide de vouloir en faire reproche au capital productif ; il est dans sa nature d’agir ainsi et pas autrement.
218La limite à laquelle se heurte l’abaissement maximal du salaire est le besoin du travailleur ; mais ce salaire absorbe immanquablement le profit que le travailleur pourrait faire, et l’ajoute au capital de l’entrepreneur, au lieu de le laisser au travailleur. Le profit réalisé à la faveur de toute réunion d’un capital et du travail en une certaine acquisition, ou bien dans l’entreprise, bénéficie par conséquent au seul capital. Si c’était le travailleur qui le faisait, c’est le capitaliste qui ne le ferait pas. Ainsi, l’harmonie du capital et du travail se défait, et l’on voit naître la contradiction entre les deux grandes classes de la société édifiée sur l’acquisition.
219Cette contradiction présente un caractère bien particulier. Le profit est l’intérêt du capital et la destination du travailleur sans capital. L’intérêt du capital entre par conséquent en opposition avec la destination du travail ; telle est la contradiction dans laquelle se dissout leur harmonie originelle.
220Étant donné que le travail sans capital est nécessairement poussé, par son besoin, vers le capital, afin d’avoir une matière pour son acquisition, le capital, lui-même condition absolue de cette acquisition, peut prescrire au travail et aux travailleurs les conditions qui lui permettent d’absorber en soi le travail. Ces conditions ne sont pas arbitraires, contrairement à ce que pensent les ennemis aveugles de l’ordre social ; elles doivent viser, parce que l’intérêt du capital l’exige, à ce que le salaire ne dépasse pas le niveau qui permettrait au travailleur d’acquérir du capital. De là découle la première conséquence de l’opposition entre capital et travail ; le capital devient nécessairement, en raison de son intérêt, la puissance qui pérennise le dénuement du travail en capital, l’impossibilité pour le travail d’acquérir un capital. Celui qui ne possède pas de capital ne peut accéder au capital. Ainsi, les classes possédante et non-possédante se transforment en états possédant et non-possédant ; possession et absence de possession s’invétèrent dans les générations, et l’ordre de la société se fige et se clôt sur lui-même.
221La position sociale de chaque individu s’en trouve immuablement consolidée. Elle contient par conséquent une contradiction avec le concept de travail, dans la mesure où elle suspend l’évolution de ce dernier vers l’acquisition et la fortune ; une contradiction avec la personnalité libre, dans la mesure où elle limite celle-ci dans l’accomplissement de sa destination ; une contradiction avec l’idée de liberté, dans la mesure où elle arrête le développement de la communauté humaine en un point particulier, et fait de la société libre en son principe une société non-libre de fait. Elle n’exclut donc pas seulement les non-possédants de l’acquisition du capital, mais encore elle rend le travail sans capital dépendant du capital productif, et les non-possédants dépendants des possédants. Cette dépendance, dans la mesure où elle se prolonge, est une dépendance de l’état laborieux par rapport à l’état possédant. Et avec cette différence de condition, nous nous trouvons devant une nouvelle forme de non-liberté, deuxième conséquence de la loi qui nous occupe.
222On aperçoit clairement où réside la différence de cette société édifiée sur l’acquisition par rapport à la société fondée sur la possession, qui la précède et engendre la révolution politique. Tandis que dans la seconde, la classe possédante ne travaillait pas, rendant ainsi possible l’acquisition des biens sociaux pour la classe non-possédante, dans la première, elle travaille, et c’est précisément ce travail du possédant, lequel prend la forme de la concurrence, qui rend impossible aux non-possédants l’acquisition desdits biens.
223Il est clair en outre que la sortie hors de la non-liberté de la première est beaucoup plus simple dans le cas de la société édifiée sur la possession : là, seuls la matière et le travail se font face ; ici, ce sont la possession productive et le travail sans possession qui s’opposent. Et pourtant, l’idée de liberté trouve aussi son point de départ dans la société d’acquisition (Erwerbsgesellschaft).
224C’est qu’il existe un domaine des biens qui ignore profit et limitation ; nous voulons parler du domaine des biens spirituels. La culture est ici aussi, quoique difficilement, accessible aux non-possédants. Et de même que la culture est au commencement du combat de la liberté contre la société édifiée sur la possession, et contre la non-liberté qui y règne, elle l’est également dans la lutte contre la non-liberté de la société d’acquisition. On ne saurait assez insister sur ce point. Il y a beaucoup de gens qui se trompent sur l’importance considérable des biens spirituels dans la société, parce qu’ils estiment que seuls les biens matériels dominent apparemment. Et pourtant, ce sont ces biens spirituels qui de tout temps ont fécondé, réchauffé et fait pousser le grain de la liberté humaine ; car ils sont tout ensemble fils et pères de la liberté. Aussi longtemps qu’il subsiste dans une nation des biens spirituels, elle ne saurait demeurer dans la non-liberté ; aussi longtemps que la culture progresse, la contradiction avec la liberté ne saurait subsister durablement ; aussi longtemps qu’une société veille à la culture de tous, cette société veut la vraie liberté.
225En effet, dans la mesure où le niveau de culture de la classe laborieuse s’élève, elle en arrive, comme dans le modèle social antérieur, à un point où elle produit d’elle-même l’idée d’égalité, ou encore l’emprunte à des époques antérieures. Ici aussi, l’émergence de cette idée désigne la culture élevée à la conscience de soi ; c’est en ce point aussi que le principe de la liberté entre en opposition avec le fondement de l’ordre social. Toutefois, les conditions dans lesquelles cela se produit ici sont tout à fait différentes de celles de la société fondée sur la seule possession ; et c’est pourquoi l’idée d’égalité a ici un contenu essentiellement différent, mais non moins important.
226En effet, alors que dans la société fondée sur la fortune, l’acquisition de biens matériels était possible par la mise en valeur de la culture intellectuelle, elle est exclue, dans la société d’acquisition, par les lois mêmes de l’acquisition. Alors que s’accumulait là, au sein de la classe juridiquement dépendante, une possession de biens matériels à côté de la possession des biens spirituels, ici, la chose est impossible. Alors, par conséquent, que l’on voyait là s’opposer l’égalité personnelle réelle, en raison de la possession des biens, à l’inégalité juridique, qu’elle démasquait comme injustice, ici, l’impossibilité de l’acquisition des capitaux pour les travailleurs empêche cette égalité réelle, et la dépendance de la classe non-possédante par rapport à la classe possédante est par voie de conséquence naturelle, nécessaire, inexorable. Impuissante à hausser le niveau d’acquisition, l’élévation du niveau de culture de la classe non-possédante rend sensible cette opposition, sans pouvoir pourtant y remédier, dans la mesure où l’égalité sous le rapport des biens spirituels exige l’égalité sous le rapport des biens matériels, sans pouvoir en permettre l’acquisition aux non-possédants.
227Ainsi est-ce le deuxième des cas exposés plus haut qui se produit ; le cas dans lequel la société promet l’acquisition des biens spirituels et l’égalité sur ce plan, mais non celles des biens matériels, c’est-à-dire dans lequel elle faillit à satisfaire l’exigence et le besoin d’indépendance et de liberté sociale qui s’expriment en son sein. C’est là une situation profondément contradictoire. Et c’est le moment ou jamais d’avoir le courage de l’envisager dans toute son étendue, dans toute sa nécessité, afin de pouvoir la combattre. En effet, comme cette contradiction résulte de la nature intime de l’homme, nulle puissance dans la société ne sera assez forte pour la réprimer par la violence extérieure ; et nulle puissance au monde ne pourra empêcher la nécessité de son émergence à partir des éléments de la société construite sur l’acquisition. Or, cette contradiction, bien que nous l’ayons démontrée ici sur le plan théorique, n’a plus rien de théorique ; elle est devenue une réalité de la vie sociale en Europe ; toutes les questions relatives à cette vie lui sont subordonnées ; elle est aux portes de notre avenir. Il n’est plus douteux que, pour la plus importante partie de l’Europe, c’en est fini de la réforme et de la révolution politiques ; la révolution sociale les a remplacées, dominant tous les mouvements populaires par sa terrible violence et ses graves incertitudes. Il y a quelques années encore, ce qui est aujourd’hui réalité semblait une ombre évanescente ; aujourd’hui, cette réalité se dresse avec hostilité devant toute espèce de droit, et vains sont les efforts pour la renvoyer à son néant. Ceux qui ne veulent pas voir seront saisis et anéantis par le mouvement ; le seul moyen d’en rester maître est la prise de conscience claire, sereine, des forces agissantes et du chemin vers lequel la nature supérieure des choses guide le mouvement. Et la tâche assignée au présent ouvrage doit demeurer celle d’exposer dans leur nécessité interne, à l’intention de tous ceux que cela intéresse, ces forces et ce chemin.
2. Le communisme, le socialisme et l’idée de démocratie sociale
228Nous avons désigné l’émergence de l’idée d’égalité personnelle comme étant le point où la contradiction que renferme la société d’acquisition s’élève à la conscience de la classe dépendante. Or, il est dans l’essence de toute idée que, là où elle aperçoit une contradiction, elle aspire en même temps à sa résolution. Ainsi, il se produit un travail de la pensée qui se traduit en recherches et affirmations, en systèmes et suggestions. Plus cette contradiction est puissante et universelle, plus est large l’assise de ce travail. Par conséquent, dès que le principe d’égalité débouche sur l’inégalité sociale fondée sur l’acquisition, le travail d’enquête de l’esprit se met en demeure d’acheminer ce principe vers sa solution interne. Ce travail précède le combat externe ; discrètement, pour ainsi dire de manière souterraine, il se fraie une voie, et plus l’ordre social est rigide, plus les convictions des opprimés se rallient fermement, sous la pression extérieure, à ses résultats. Cette marche de l’idée d’égalité a son histoire propre, de la plus haute importance, et au même titre que l’idée même, le mouvement de cette histoire n’est pas arbitraire. Les grandes étapes s’en dessinent avec précision ; dans les commencements de la révolution politique, elles jalonnent le développement des doctrines constitutionnelles ; au début du mouvement social, par contre, nous les qualifions de théories sociales. Bien qu’elles émanent de personnalités singulières, elles sont assises sur le socle commun qu’est l’exigence d’accomplir la destination personnelle de chaque individu dans le domaine de l’acquisition des biens matériels. Toutes les idées, suggestions et enquêtes qui ont trait à cette question relèvent du mouvement social. Quant au raisonnement de la classe dépendante, il se produit toujours en trois grandes étapes, qui entretiennent entre elles un rapport nécessaire, et de même que les différentes théories sur la constitution d’État sont les prémisses de la révolution politique, ces étapes constituent le début d’une refonte sociale.
229La première pensée – et la plus naturelle –, qui conçoit l’opposition entre la classe possédante et la classe non-possédante à partir du principe d’égalité, tiendra tout simplement la possession en tant que telle pour la cause de toute dépendance et non-liberté ; car la possession, en tant qu’elle est limitée, ne peut jamais échoir qu’à une partie de la communauté ; mais étant donné qu’elle est la condition absolue de l’acquisition, le possédant placera éternellement et nécessairement le non-possédant sous sa dépendance. Si l’on veut par conséquent abolir la dépendance, il faut détruire son fondement dernier, la possession elle-même ; il ne doit plus y avoir de propriété personnelle du tout. La première application ou encore le premier contenu social de l’idée d’égalité est la négation de la propriété individuelle.
230Or, l’homme a besoin du produit, et la production a besoin des matériaux. Afin que, n’appartenant plus à personne, les matériaux demeurent disponibles pour tous, il faut donc qu’ils soient la propriété de la communauté humaine en général. Mais afin qu’à partir de ces matériaux devenus propriété commune (Gemeingut), il soit pourvu aux besoins en produits, il faut l’apport du travail. Ce travail, s’il se faisait pour l’individu, serait aussitôt source de propriété. Afin d’éviter que cela ne se produise, et que ne réapparaisse du même coup la dépendance, nul travail ne doit se faire pour l’individu, mais seulement pour la totalité. C’est donc la totalité qui reçoit les produits, et c’est encore elle qui les redistribue selon le principe de l’égalité absolue. Ainsi l’égalité est-elle préservée malgré le travail et le matériau.
231Ces idées fondamentales forment le noyau stable à partir duquel il est possible de concevoir des systèmes de la vie de la communauté diversement modulés, mais toujours basés sur ces principes simples de la privation absolue de propriété pour l’individu et de la formation d’une communauté des biens pour la totalité. Tous les systèmes et pensées qui reconnaissent pour vrais ces principes forment ensemble le communisme. Le communisme est donc, sous toutes les formes qu’il revêt, le premier système – et le plus fruste – de l’idée sociale d’égalité, et sa première application à l’ordre de la société et à son fondement, la propriété personnelle, que celle-ci apparaisse comme possession ou comme capital.
232Cependant, tout communisme porte en lui, en dehors de son impossibilité matérielle, une contradiction avec son propre principe, qui se manifeste avec d’autant plus de force qu’on la considère plus précisément. Étant donné que la communauté doit agir, aussi bien dans le communisme que dans l’État, par l’intermédiaire de personnes particulières, elle doit aussi s’en remettre à des individus du soin de répartir et de diriger les travaux. Si l’individu avait un droit de choisir lui-même en quelque façon son travail, quiconque aurait besoin de ce travail deviendrait naturellement très vite dépendant de lui, et c’est précisément cela que l’on veut abolir. C’est donc à la communauté seule qu’il revient de requérir et de diriger les travaux. Mais puisque la communauté est représentée par des individus particuliers, qui agissent en son nom en disposant du pouvoir, ceux-ci deviennent les maîtres du travail, et tous les travailleurs, partant toute la communauté, deviennent leurs dépendants. De fait, le communisme n’engendrerait pas seulement, de cette manière, de la pauvreté, que l’on peut sans doute présenter comme supportable au nom de la liberté, mais encore un véritable esclavage, qui est en contradiction absolue avec l’idée d’égalité. Le communisme est impuissant à résoudre cette contradiction ; il s’écroule au moment qu’on le proclame ; il est clair que tout communisme substituerait à la dépendance sociale une non-liberté nouvelle et plus insupportable encore, et l’idée d’égalité se détourne de lui pour emprunter une autre voie. Aussi, il n’est que d’instaurer le communisme pour qu’il se désagrège lui-même. Il n’a aucune autre signification que celle du premier essai, fruste et préparatoire, qui échoue de par sa propre impossibilité interne, sans qu’on l’ait regretté ni combattu.
233Je n’ignore pas qu’il existe encore d’autres idées, nourries d’éléments véritablement mauvais, et utilisées comme prétextes au crime social. Je veux parler de celles qui présentent comme une exigence de l’idée d’égalité les projets de redistribution violente des biens des possédants aux non-possédants. Il va sans dire que l’idée de liberté et d’égalité ne pourra jamais aboutir à pareille revendication. Seule la pitoyable confusion mentale d’un Weitling5 et consorts peut reconnaître au prolétariat le droit de voler. On ne peut qu’éprouver du dégoût en voyant exprimer pareilles affirmations à côté des idées des vrais communistes, qui, pour erronées qu’elles soient, n’en restent pas moins grandioses et imposantes. Le communisme est une erreur et un ennemi de toute société, mais l’idée d’un prolétariat voleur est une vilenie. Aussi ne vaut-il pas la peine de se pencher sur ces idées et autres idées semblables. Dans leur fausseté subjective et objective totale, elles relèvent de la police, non de l’histoire.
234Si donc les idées du communisme sont impossibles parce qu’elles se heurtent en tous points aux contradictions interne et externe, et si, notamment, la non-liberté de tout individu, son esclavage absolu par rapport à la totalité, font apparaître tout communisme comme une réalisation impossible de l’idée de liberté et d’égalité, que subsiste-t-il ? À l’évidence, la raison de cette impossibilité réside en ceci que le travail, cette autodétermination de la personnalité telle qu’elle s’exprime extérieurement, et dans laquelle devraient à la vérité se manifester la liberté et le développement de l’individu, perd son caractère et devient non-libre. Du fait, précisément, que le travail n’était plus en mesure de procurer la liberté matérielle, la société d’acquisition était devenue une société non-libre. Le communisme présente, par conséquent, le même caractère que cet ordre social, à cette différence près que ce sont respectivement le capital de la communauté, ou les capitaux particuliers, qui dominent despotiquement le travail. Si l’on cherche une issue à ce dilemme, elle doit nécessairement consister en ceci que ce rapport soit inversé, et que le capital soit dominé par le travail.
235En effet, nulle matière n’a de valeur en soi. Elle ne devient une valeur qu’à compter de l’instant où je la pense en relation avec le travail. Toute richesse d’un peuple et d’un individu est produite par le travail ; d’où il suit que le capital n’est rien d’autre que la valeur accumulée du travail. Or, si le travail, suivant son concept, produit de la propriété, il en résulte nécessairement que tout travail doit produire de la propriété. La société d’acquisition, dans laquelle le travail de l’un est soumis au capital de l’autre de manière que la propriété générée par le travail échoit non pas au travailleur, mais au capitaliste, est donc en contradiction avec l’essence du travail ; et cette contradiction apparaît comme la puissance qui détruit la liberté, étant donné qu’elle disjoint artificiellement le naturel, l’indissociable, à savoir le travail et la possession. Mais s’il est exact que le travail et la liberté sont identiques, et que, suivant sa nature supérieure, le travail doit conférer au travailleur une possession proportionnée à ce travail, il doit exister un ordre social où sont réalisées cette idée du travail et cette légitimité supérieure qui est sienne.
236Cet ordre des choses humaines peut lui aussi être pensé de diverses manières et, selon que, parmi les nombreux moments qu’il présente, on fait de l’un ou de l’autre l’élément principal, on peut développer philosophiquement cet ordre en tel ou tel système. Tous ces systèmes, et toutes les idées et recherches qui postulent ainsi la domination du travail sur le capital – du travail actuel sur le travail passé –, et font du travail l’élément principal, le principe ordonnateur de la société, forment ensemble le socialisme. Le socialisme est par conséquent le deuxième système de l’idée sociale d’égalité, qui consiste en la mise en œuvre de la domination du travail sur le capital.
237Le socialisme sous toutes ses formes est donc infiniment supérieur au communisme. Son fondement est le travail, et avec le travail, l’individualité, cette source de toute vraie richesse, de toute vraie pluralité. Il ne veut donc nullement réaliser l’égalité abstraite des hommes suivant son concept ; il entend tout aussi peu abolir l’individualité de la personnalité. Il est presque incompréhensible qu’un homme aussi intelligent que Vinet6 ait pu faire ce reproche au socialisme. Comment peut-on affirmer que l’individualité est abolie quand vaut le principe selon lequel chacun doit avoir part aux produits en fonction de ses capacités, de son travail, selon sa contribution au capital (Kapitalbeitrag) ? Au contraire, d’après le socialisme, le travail doit rendre l’individu riche et heureux, dans le respect de son individualité. À la différence du communisme, le socialisme ne veut donc pas une indistinction des individus, ni, partant, voir priver de société et d’ordre la totalité, mais une société édifiée sur l’organisme pur du travail, indépendant de la possession. Dans cet esprit, reconnaissant le travail comme étant le vrai élément de toute société, il se nomme précisément le socialisme, la doctrine de la vraie société. Toutefois, lui aussi renferme une contradiction, qui est la raison véritable et irréductible de tous les égarements particuliers du socialisme et de ses impossibilités en général. Il veut la domination du travail sur le capital. Or, le capital se distingue essentiellement de la simple possession du fait qu’il est excédent accumulé d’un travail antérieur. Le résultat du travail doit donc être dominé par l’activité laborieuse réelle, la condition du travail doit être soumise au travail réel et le travail passé être subordonné au travail actuel. Et pourtant, tout travail présent ne peut avoir de valeur que s’il s’appuie sur les immenses progrès accomplis par le travail, et aucun travail ne sera de valeur qui ne s’ajoute à une masse accumulée de travaux antérieurs. Aussi, la nature même de l’acquisition contredit le principe du socialisme. Si la possession pouvait être soumise au travail productif, en ce qu’elle ne travaillait pas et n’était pas issue du travail, le capital, lui, ne le permet pas, parce qu’il est lui-même travail. Et c’est pourquoi le socialisme est contraint à faire une série de suggestions qui ont toutes plus ou moins pour contenu une abolition de la propriété. C’est par cet aspect du socialisme, qui l’apparente au communisme, que se trahit le plus nettement son défaut véritable. C’est en effet en ce point qu’il rencontre l’opposition de toute la classe des possédants, et qu’il est combattu par la classe puissante de la société autant que par son propre principe. Lui aussi est par conséquent insuffisant ; ses théories, sous quelque forme qu’elles se présentent, n’amèneront jamais le capital à se départir de sa position dominante dans la société et à reconnaître la simple force de travail comme étant ce qu’il y a de plus éminent. Le socialisme, sous toutes les formes différentes qu’il revêt, n’est donc pas l’étape ultime du mouvement social.
238En effet, ainsi qu’il apparaît maintenant, le communisme comme le socialisme ne sont, suivant leur nature intime, que les revendications systématisées de l’une des classes de la société d’acquisition. Cette classe est faible face à l’autre ; veut-elle se doter de la force qui lui permettra de lutter face à la classe dominante pour réaliser ses espérances, elle doit alors s’allier au pouvoir qui, selon sa nature, doit faire de l’élévation de la classe inférieure la tâche qui lui revient en propre. Ce pouvoir est l’État.
3. L’idée de démocratie sociale et ses deux systèmes
239Il n’est pas douteux qu’aussi bien selon son concept que dans sa réalité, c’est l’État qui pâtit de cette dépendance de la classe inférieure, dépourvue de capital (niedere, bloß arbeitende Klasse). Plus cette classe est nombreuse, plus est grande en lui l’étendue des éléments non-libres, pauvre la communauté dans son entier et faible le pouvoir d’État, et plus il est facile, enfin, à mesure que s’accentue l’opposition entre les deux éléments de la société, de semer le trouble. L’État est donc voué, de par son intérêt, et destiné, d’après son concept propre, à se soucier de la classe inférieure ; et la classe inférieure des travailleurs dépourvus de capital se tourne par conséquent, dès qu’elle a pris conscience de l’inapplicabilité des théories communistes et socialistes, vers l’État, en faisant valoir auprès de lui leur principe d’égalité sociale, afin d’obtenir de lui la mise en œuvre de leurs idées.
240Ce dont a besoin l’état des travailleurs (Arbeiterstand), c’est le capital. Le capital ne peut être cédé par les capitalistes pris individuellement, sans qu’ils détruisent d’eux-mêmes leur position sociale et économique, parce que chacun d’entre eux a besoin pour lui-même de son capital. Seul l’État n’a pas de richesse propre ; ce qu’il a et ce qu’il peut obtenir en vertu de son droit, appartient au peuple. Le travail se tourne par conséquent d’abord vers l’État, en tant que capitaliste, et veut une alliance du capital de l’État (Staatskapital) avec la force de travail de la classe dépourvue de capital ; l’État est donc invité à devenir entrepreneur, pour donner aux travailleurs le profit d’entreprise qui échoit normalement à chacun des capitalistes, puisque lui-même n’a pas besoin de ce profit. De cette manière, et bien qu’ils n’en possèdent pas eux-mêmes, les travailleurs tireront profit du capital. Cependant, étant donné que l’État est désormais l’entrepreneur, il détient aussi, en cette qualité, la direction du travail qui revient à tout entrepreneur ; il doit par conséquent prendre à sa charge l’évaluation et le calcul du besoin et de la production, et, même s’il ne contrôle pas ce que le travailleur fait du profit, gouverner ce dernier dans le travail et la répartition du profit, respectivement par ses instructions et ses règlements.
241Cette idée est celle que nous appelons l’idée d’une organisation du travail ; toutes les conceptions qui font jouer à l’État un rôle d’entrepreneur, afin de donner aux travailleurs le profit d’entreprise et de leur permettre ainsi d’accéder au capital, relèvent de cette idée. La thèse qui s’oppose à elle, pour ne rien dire des enseignements de l’expérience, est que le travail de l’individu devient par là non-libre, sans pour autant rapporter davantage ou diminuer en quantité. Les suggestions qui visent à une simple augmentation de salaire sont parfaitement inconsistantes, puisque la conséquence en est le renchérissement des produits, c’est-à-dire l’absorption de cette augmentation par la hausse du prix des produits nécessaires. L’organisation du travail, en tant qu’elle est la première forme sous laquelle l’idée de l’État est mise en relation avec les efforts de la classe dépourvue de capital, est donc elle aussi une simple étape.
242Une deuxième voie semble évidente. Si la liberté individuelle, dans la société d’acquisition, passe exclusivement par l’acquisition individuelle, la seule solution est de donner à l’individu un capital. Mais comme le capital en tant que tel est limité, cela ne peut se faire par la cession d’une richesse réelle ; il faut au contraire capitaliser la capacité de travail ou d’acquisition, et doter l’acquisition d’un capital initial, lequel ne se réalisera que par l’acquisition elle-même. Ce capital investi dans la capacité d’acquisition de l’individu est le crédit. L’État doit par conséquent prendre des dispositions qui garantissent à chacun la possibilité d’obtenir du crédit en rapport avec sa capacité de travail, c’est-à-dire une matière à exploiter par le travail. Or, le crédit que l’individu obtient d’autres individus n’est octroyé que pour les intérêts. Ces intérêts engloutissent le profit et rendent par conséquent impossible la formation d’un capital à qui ne travaille qu’avec le capital d’emprunt. Seul l’État, qui ne recherche pas le profit, n’a pas besoin d’intérêts. L’État est par conséquent seul à disposer des moyens d’offrir une avance sans intérêt.
243Telle est l’idée de l’organisation du crédit, qui à son tour se situe au-dessus de celle de l’organisation du travail. Cette idée permet elle aussi plus d’un système. Elle est la plus libre de toutes, en ce qu’elle transfère le développement matériel dans la sphère de l’individu, et les suggestions qui en pervertissent le sens n’enlèvent rien à la pertinence de l’idée même. Mais c’est elle, en même temps, qui conduit à un autre domaine.
244En effet, afin de pouvoir accorder ce crédit, c’est-à-dire offrir les matières pour ce travail, l’État doit les posséder. Pour les posséder, il les lui faut prendre à ceux qui les ont, c’est-à-dire aux possédants. Or ceux-ci, en tant qu’ils constituent la classe dominante dans la société, détiennent en même temps le pouvoir d’État. L’exigence de voir réaliser l’une de ces idées revient donc, pratiquement, à exiger des dominants qu’ils utilisent leur domination pour se priver des éléments de cette domination et à travers eux de cette domination elle-même, et les donner à ceux qui étaient jusqu’alors dominés. La contradiction évidente que renferme pareille exigence oblige par conséquent la classe non-possédante à imaginer une constitution d’État au moyen de laquelle elle puisse elle-même obtenir le contrôle de celle-ci, et utiliser le pouvoir d’État aux fins de l’élévation de sa situation par l’obtention d’un capital. Aussi, une fois qu’elles en viennent à leur rapport à l’État, après avoir franchi les étapes du communisme et du socialisme, les idées sociales comprennent aussitôt la nécessité incontournable d’une constitution d’État basée sur la domination de la classe non-possédante.
245On arrive ainsi à un point où les idées sociales se combinent à un autre courant dans la vie des peuples, courant qui a son origine dans le mouvement purement politique et qui, faute d’y trouver son accomplissement, se tourne vers l’avenir. Ce courant est le courant démocratique, qui a pour point de départ le républicanisme. Le mouvement républicain ou démocratique vise la personnalité pure, indépendante des biens, c’est-à-dire la personnalité selon son concept pur. Attendu que tous les hommes, selon ce concept, sont égaux et libres, ou encore, autodéterminés, le concept exige que la constitution libre de l’État soit telle que chacun, en elle, ait une part égale à la formation de la volonté de l’État, ou encore à la législation. Le courant purement démocratique ne va pas au-delà. Il ignore tout du deuxième grand domaine de la vie de l’État qu’est l’administration étatique, laquelle dépasse la forme de la volonté publique. Ce n’est que sur cette forme qu’il est en parfait accord avec le courant social, et il se produit de la sorte une combinaison naturelle et inévitable entre ces deux éléments du mouvement, combinaison dans laquelle le mouvement démocratique ou républicain reconnaît comme sa tâche principale la constitution et son droit, tandis que le mouvement social situe la sienne dans l’administration et la finalité de celle-ci, ou encore dans l’affectation sociale des moyens mis à disposition par la volonté du pouvoir d’État démocratique.
246Tel est le concept et la signification d’un phénomène qui représente le point ultime du développement purement spirituel des idées sociales, à savoir la démocratie sociale. Le principe de la démocratie sociale est donc le suffrage universel, en ce qui regarde la constitution, et l’abolition de la dépendance sociale dans la classe laborieuse, en ce qui regarde l’administration. Dans la démocratie sociale, la constitution est par conséquent l’élément démocratique, et l’administration, l’élément social. L’évolution tout à fait naturelle et irrécusable du mouvement libéral conduit donc de manière nécessaire à cette combinaison ; celle-ci marque l’ultime étape dans le mouvement de la classe inférieure qui combat la non-liberté sociale. Parvenu à ce stade, l’opposition dans la société a atteint son point culminant. Et là aussi, tout comme pour le mouvement politique, deux possibilités se présentent, qui sont de même nature et portent le même nom, à savoir la réforme sociale et la révolution sociale.
247C’est qu’en effet, cette dépendance du pur travail par rapport au capital, quelque incertaine que soit encore l’issue, est en contradiction avec l’idée de liberté, et pour cette raison même elle ne saurait durer. Ou bien l’idée de liberté doit être étouffée dans la classe laborieuse, ou bien elle doit s’efforcer d’accomplir en quelque manière sa destination. Nulle puissance au monde ne saurait l’en empêcher. Or, le terreau éternellement fertile de l’idée de liberté est l’acquisition du bien spirituel, à savoir la culture. Quand s’éveille la culture, ce sont les idées sociales qui prennent leur essor ; quand elle s’accroît, celles-ci progressent jusqu’au principe d’égalité ; quand l’évolution parvient à la conscience de l’état laborieux, cette même conscience doit enfin, fût-ce par les détours les plus fous, s’élever immanquablement, à travers l’idée de démocratie sociale, à son degré le plus haut. Cette idée n’est pas une théorie, ni une fantaisie, ni une inspiration fortuite ; elle naît, une fois réunies les conditions et achevés les travaux préparatoires, du terreau même de la société, et ce, en vertu d’une nécessité de nature ; c’est aveuglement que de méconnaître cette nécessité, c’est folie que de la vouloir combattre directement. Car elle n’est rien si elle n’est l’expression et la conscience de l’opposition interne la plus extrême de l’idée de liberté et de l’ordre de la société d’acquisition.
4. La révolution sociale
248Si nous récapitulons maintenant la section qui précède, nous verrons que nous n’avons fait encore qu’analyser à cet endroit, en ses divers systèmes, le mouvement intellectuel de la classe dominée à cause de son manque de capital. Dans les pensées de cette dernière, la contradiction qu’entraîne l’ordre social donné s’est développée en une vision claire, grâce à l’idée supérieure de liberté, et la foi en la justesse et la possibilité de cette idée est d’autant plus solide que la classe dominante s’en préoccupe peu et que la classe inférieure est fermement convaincue que cette justesse, du fait qu’elle détruit l’intérêt de la classe supérieure, n’est niée qu’au nom de cet intérêt. Dès lors, par conséquent, que l’idée sociale d’égalité vient à la conscience de la classe inférieure, celle-ci se rallie avec l’énergie la plus franche à l’un des systèmes décrits ci-dessus, et ce principe social d’égalité commence aussitôt à prendre dans cette partie de la société une forme arrêtée et à cristalliser toutes les pensées de ses membres en un grand ensemble.
249Dès que cela se produit, il se manifeste un phénomène qui est de la plus haute importance. Cette classe inférieure de la société n’a jusqu’ici été rassemblée en un tout qu’à travers un moment qui réside dans l’essence de l’économie nationale, et donc extérieur, celui du pur travail. Elle est par conséquent une masse, mais non une totalité intérieure ; elle a certes une communauté de situation sociale et de fonction économique, mais elle n’a pas de communauté de volonté. Cette communauté de volonté, appuyée sur une même conception de sa situation et sur des revendications identiques, fait désormais de cette partie de la société une vie autonome, un pouvoir autonome, conscient, qui s’oppose à l’ordre de la société dans une intention déterminée. Et en tant que telle, cette classe s’appelle maintenant, d’un nom nouveau, mais significatif et connu, le prolétariat.
250Ce prolétariat exige de la classe possédante, conformément à l’idée sociale d’égalité, ce qu’elle ne veut ni ne peut lui donner. Il exige de l’État qu’il fasse ce qui contredit soit son concept, soit sa loi. Il comprend bien vite qu’il n’a pas à espérer de cet ordre étatique et social la satisfaction de ces revendications. Or, voyant que la classe dominante, dont il est économiquement dépendant, détient aussi le pouvoir d’État, il en vient à penser que, si l’État ne l’aide pas dans ses revendications, c’est uniquement parce qu’une telle assistance porterait immanquablement atteinte à l’intérêt social et personnel de ceux qui possèdent le pouvoir. Il se refuse à considérer que l’État, quelle que soit sa forme, serait incapable de réaliser les idées sociales parce que, sous cette forme, elles sont en soi impossibles. Et c’est ainsi que naît en lui la conviction qu’il aura seul vocation et capacité à se venir en aide au moyen du pouvoir d’État ; et, conséquemment, qu’il est fondé à usurper ce pouvoir d’État, pour ainsi mettre en œuvre ses idées sociales.
251Il reste que cela est très difficile à réaliser. Le prolétariat est en effet, sans conteste, la partie la plus faible de la société ; s’il est déjà faux de dire qu’il dépasse numériquement la classe possédante, il l’est davantage encore d’affirmer qu’il est plus vigoureux qu’elle, plus courageux, plus énergique en chacun de ses membres. Cependant, il peut arriver dans certains cas qu’à la faveur d’un concours de circonstances, il s’empare bel et bien du pouvoir d’État. Cela passe toujours par une union avec le parti démocratique ; et cette révolution, par laquelle le prolétariat et la démocratie se soumettent l’État et son pouvoir, est la révolution sociale au sens strict.
252Si maintenant nous rapprochons ce concept de révolution sociale des principes que nous avons établis concernant l’essence de l’État et de la société, il est hors de doute que toute révolution sociale est une contradiction absolue avec l’un et l’autre, et qu’elle n’est donc pas un progrès ou une condition du progrès, mais en soi un malheur, et, dans ses aspirations, une pure impossibilité.
253En effet, du moment que la révolution sociale conquiert le pouvoir d’État pour le prolétariat ou le travail dépourvu de capital, ce pouvoir, absolument universel d’après sa nature supérieure, tombe aux mains d’une classe particulière de la société. Cette classe a elle aussi son intérêt bien à elle, qui englobe la vie entière de la société. Elle utilisera par conséquent le pouvoir d’État dans l’intérêt particulier de sa position sociale propre ; elle y subordonnera grâce au pouvoir d’État tous les autres intérêts et tâches ; elle ôtera à la partie soumise de la société l’autodétermination libre, et lui refusera notamment, dans ce dessein, la participation au pouvoir d’État. En excluant de la sorte la moitié de la communauté de ce qui, d’après son concept, est commun à tous, elle rend l’État et la société non-libres. La non-liberté n’est pas moins présente là où le travail domine le capital que là où le capital domine le travail. Le triomphe du prolétariat est le triomphe de la non-liberté, alors qu’il devrait signifier le triomphe de la liberté.
254Or, cette non-liberté est à la fois la manifestation la plus pervertie, la plus altérée, et par cette raison même la plus impossible, de toutes les manifestations de l’élément non-libre. En effet, l’élément dominant dans cette non-liberté, la classe inférieure, ne dispose pas des conditions de la vraie domination ; ni elle n’a les biens matériels sur lesquels celle-ci repose, ni elle n’est supérieure à la classe possédante en ce qui regarde les biens spirituels ; au contraire, elle est en général très au-dessous d’elle. Il manque par conséquent à cette classe, c’est-à-dire au prolétariat, la légitimité interne, véritable, pour la prise du pouvoir ; et nous avons vu que c’était précisément cette légitimité interne qui faisait de la classe la meilleure de la société la détentrice du pouvoir d’État et lui donnait en même temps la force morale de défendre cette domination. La domination du prolétariat sur le pouvoir d’État constitue par conséquent une double contradiction ; elle est la non-liberté absolue.
255Si cela vaut déjà de la nature de cette forme de pouvoir, cela vaut plus encore de la volonté que le prolétariat lui imprime. S’il a pris le pouvoir, c’est pour parvenir grâce à lui au capital en tant qu’il constitue le deuxième préalable de l’indépendance sociale. Or, quel que soit le jugement que l’on porte sur toutes les théories de l’égalité sociale, il y a au moins une chose – et c’est précisément ce qui importe ici – qui, croyons-nous, apparaîtra indubitable. Chaque capital s’acquiert par le travail ; car il est, d’après son concept, valeur de travail (Arbeitswert) accumulée, et non valeur de travail utilisée. La domination du prolétariat, en faisant donner par l’État du capital ou du travail aux prolétaires, donne par le fait même un capital sans travail, un capital qui, entre les mains de qui le reçoit, contredit entièrement son propre concept. Ce capital cesse d’être un capital pour devenir un cadeau. Et c’est pourquoi ce capital, dans les mains du prolétaire, n’a pas le caractère ni la valeur d’un capital ; il est dissipé, soit parce que le prolétaire, ignorant tout de la façon de gérer un capital, s’y prend de travers, soit parce que, certain de n’en rien pouvoir tirer, il le dilapide en jouissant de l’instant. Mais, en même temps, on prend ce capital à ceux qui l’ont acquis ; il en résulte que la classe supérieure devient plus pauvre, sans que la classe inférieure devienne plus riche. Il n’est pas nécessaire d’examiner cet état de fait dans ses développements ultérieurs ; il est clair que la révolution sociale est en soi une contradiction absolue, et dans sa réalisation un total non-sens.
256Or, dans la mesure même où le prolétariat n’a pas de légitimité profonde à dominer le pouvoir, il est conduit quasi automatiquement à rechercher des éléments extérieurs qui maintiennent cette maîtrise. Et la contradiction susdite est si grande et si radicale que même ces éléments extérieurs font aussitôt apparaître l’impossibilité de fonder la domination de la classe inférieure.
257Le premier élément extérieur dans lequel il cherche un appui est la constitution d’État. Le principe de toute constitution d’État démocratique-sociale est l’élection des représentants de l’État et des fonctionnaires au suffrage universel. Et là, il nous faut combattre une erreur largement répandue. Beaucoup s’imaginent que la classe des travailleurs dénués de capital, c’est-à-dire le prolétariat, forme la puissance numériquement la plus forte dans la société, et que, par voie de conséquence, le suffrage universel confiera nécessairement les rênes de l’État au parti social ou au prolétariat. Pour nous, nous affirmons avec confiance que ce n’est pas le cas. Le nombre de ceux qui ont à pâtir d’une révolution sociale est de loin supérieur à celui de ses bénéficiaires. L’expérience prouve que le suffrage universel n’a jamais été en mesure de fonder une domination purement sociale ; seules des circonstances et des situations exceptionnelles ont pour un temps conduit le parti social à la victoire, et encore, seulement dans certaines régions du pays. Ce n’est que lorsque le courant démocratique-social est encore en liaison avec un mouvement de liberté politique que cette victoire est possible. Toutes les fois que le parti démocratique-social est seul, il est de loin le plus faible. Il n’en sera pas moins fondé à réclamer le suffrage universel, car premièrement il le veut par fidélité à soi, et deuxièmement il sait qu’il est malgré tout plus fort grâce à lui que sans lui. Il reste que, là même où il a été réellement introduit, ce suffrage ne peut ni l’amener au pouvoir, ni l’y maintenir.
258Si donc cela n’est pas possible, il ne reste plus au prolétariat qu’une seule issue, à savoir la violence extérieure, purement matérielle. Il est par conséquent inévitable qu’avec l’avènement de la domination du prolétariat, voie le jour une dictature. Or, cette dictature est d’une nature singulière, terrible. Comme toute domination, elle est dirigée dans son exercice contre ce qui menace son existence. Or, dans le cas d’un pouvoir aux mains du prolétariat, ce qui le menace est précisément l’existence des éléments sur lesquels s’appuie la classe supérieure de la société. Mais comme la nature supérieure des choses exige en réalité que ce soit à cette classe que revient le pouvoir, l’existence de ces éléments et de cette classe constitue une déclaration de guerre permanente à l’endroit du pouvoir prolétaire en place. Aussi le prolétariat doit-il employer son pouvoir à détruire non seulement cette classe, mais aussi le fondement social de celle-ci. Commence alors un combat que nous appelons le terrorisme et la domination par la peur (Schreckensherrschaft)7 ; combat sanglant, et par nature sans fin, phénomène le plus effroyable de l’histoire, non seulement parce qu’il sacrifie vies et biens avec une rage froide, mais parce qu’à travers le meurtre social il veut quelque chose qui est en soi impossible. La domination par la peur est le point culminant de la contradiction dans la révolution sociale. Parvenue à ce point, celle-ci bascule, et la contre-offensive se déclenche.
259En effet, pour préserver cette domination, il faudrait au moins que le prolétariat en eût le pouvoir ; et ce pouvoir, il ne l’a pas. Il ne parvient que pour un temps à se mettre en posture de diriger ; inférieur en nombre, en intelligence et en force personnelle, il est renversé par la classe possédante à la première attaque sérieuse qu’elle lance, et il est rare qu’elle lui épargne une vengeance sanglante. Sa victoire est tout à fait inévitable, nécessaire ; mais parce que cette victoire s’obtient elle aussi par la violence, la violence continue de régner après qu’elle a été obtenue, jusqu’à ce qu’elle s’organise, et occupe sa position indépendante au-dessus des deux classes de la société. Cette position indépendante dans laquelle le pouvoir se réduit à son expression violente (Gewalt als Gewalt), et ne s’exerce plus au nom d’une idée sociale, est la dictature. La révolution sociale qui a effectivement atteint son but conduit par conséquent toujours à la dictature. Et comme cette dictature se situe au-dessus de la société, elle revêt bientôt le caractère de ce pouvoir, qui est par nature soustrait au contrôle de la société. Elle se déclare pouvoir d’État autonome, et s’investit de la légitimité, de la mission et de la sacralité de celui-ci.
260Cela signifie la fin de la révolution sociale. Du sein du combat qui se joue dans la société, on voit resurgir l’idée d’État, se dissociant de la domination des différentes classes sociales, trouvant en elle-même son propre fondement, régnant par soi seule. Et ainsi se réalise l’idée selon laquelle la vie de la communauté se compose d’une succession d’actions et de réactions opposant la société et l’État, la non-liberté et la liberté. La troisième grande voie du mouvement de la liberté est parcourue, nous confrontant à cette question ultime de savoir si ce mouvement peut avoir encore une quatrième mission, susceptible d’ouvrir une nouvelle page de l’histoire.
5. La réforme sociale
261Cette formule désigne le point qui marque la limite de notre entreprise. Nous voulions expliquer les lois du développement, et non examiner les mesures au moyen desquelles la communauté humaine cherche à maîtriser par sa propre force ses contradictions internes. Du moins y a-t-il dans ce qui précède le point de vue général correct pour l’appréciation de cette formule si abondamment commentée ; nous conclurons en le mettant en relief.
262S’il est exact que la possession et l’acquisition des biens spirituels comme des biens matériels impliquent la réalisation de l’idée de personnalité, en partie comme condition, en partie comme contenu, il faut pouvoir penser, malgré toutes les erreurs et perversions, un état dans lequel cet idéal de la vie personnelle extérieure soit au moins à peu près atteint.
263Cet idéal ne réside nullement dans la réalisation de l’idée d’égalité. Nous avons déjà énoncé le seul point de vue correct d’où il convient de juger l’idée d’égalité. Elle n’est pas un concept, elle est un fait historique. Aussi ne vit-elle pas la vie d’une vérité, mais celle d’un phénomène historique ; elle a ses présuppositions, définies en ce sens, sa durée, son déclin. Car cette égalité entre les hommes a aussi peu de consistance pour la pensée qu’elle a eu de réalité dans le passé et qu’elle en aura à l’avenir. Sans doute les hommes sont-ils égaux suivant leur concept, mais l’existence conceptuelle n’est qu’un moment chez tout homme ; tout homme est, certes, la manifestation de ce concept, mais en même temps il est quelque chose de plus, il est une manifestation autonome de celui-ci, une individualité. Je puis me représenter de diverses manières la formation de l’individualité, mais il subsistera toujours le fait de la différence. Et quand, enfin, je pose que cette individualité particulière ne réside pas dans l’individu en tant que tel, mais qu’elle est le produit de la configuration particulière de la communauté, je suis amené, en devant reconnaître en cette communauté elle-même l’expression plénière du concept de personnalité, à supposer d’autant plus résolument que c’est précisément ce même concept qui engendre l’individualité par sa vie universelle, celle-là même qui a conduit à vouloir nier l’individualité dans la vie de l’individu. Ainsi donc, l’affirmation purement philosophique de l’égalité des hommes est en contradiction non seulement avec la réalité des faits, mais aussi avec le concept lui-même. Et fût-elle vraie et exacte, qu’elle entrerait aussitôt en contradiction éclatante avec tout le reste de l’univers. Quand ni la vie mécanique ni la vie animale ne produisent l’égalité ne serait-ce qu’entre deux de leurs phénomènes les plus infimes, quand l’univers entier, du système des planètes jusqu’aux protistes, est diversité, comment concevoir que la forme suprême de cette vie, le personnel, puisse déroger en tout point à cette règle ? Et si le concept de la vie découle justement de la diversité et de l’organisme, comment se figurer un univers vivant de personnalités qu’on aurait privées du fondement de la vie et de l’aspiration qu’est la diversité des développements et des individualités ?
264Cependant, j’ai peine à croire que des hommes qui réfléchissent puissent reconnaître l’égalité comme philosophiquement avérée, comme résultat de leur réflexion ; il y a tout lieu de penser, au contraire, qu’on a fait l’hypothèse de l’égalité comme étant la prémisse à partir de laquelle on a commencé à aborder la philosophie du droit, de l’État et de la société. Un rapide survol de l’histoire de toutes les philosophies de l’égalité prouve qu’il en est bien ainsi. On a accepté l’égalité, dans la science, comme un fait philosophique, au même titre qu’on la supposait être, dans la vie, un fait historique. Et nous avons montré plus haut comment s’opère le glissement.
265Mais la réalisation de cette idée ne réside pas plus dans la seule suppression de la pauvreté qu’elle n’est à chercher dans le concept d’égalité. Nous pouvons considérer comme un fait probablement reconnu de tous, désormais, que la pauvreté et le prolétariat sont deux réalités très différentes, quoique étroitement liées. Une simple phrase suffira à faire voir la différence. La pauvreté apparaît là où la capacité de travail a disparu ou bien là où le travail effectif n’est plus en mesure de satisfaire les besoins naturels et communs à tous les hommes ; le prolétariat apparaît là où le travail ne peut pas produire de capital, bien que le travailleur y aspire. On peut et doit venir en aide à la pauvreté par l’assistance, et au prolétariat en créant la possibilité d’acquisition. Il peut y avoir de la pauvreté dans un peuple sans prolétariat comme il peut y avoir un prolétariat sans pauvreté. Ce n’est pas là que réside le vrai domaine du mouvement social.
266Au contraire, la question sociale, dont la solution est recherchée par la réforme sociale, ne réside nulle part ailleurs que dans les lois qui commandent la relation entre le capital et le travail, et par conséquent la société, la constitution et le développement de chaque personnalité. On fait déjà un grand progrès si l’on délimite avec rigueur, dans de tels mouvements, le domaine où pourra avoir lieu la lutte résultant de l’opposition qui constitue la vie. Or, ce domaine est celui que nous avons circonscrit plus haut. Mais en résumant les résultats de l’exposé précédent, il devrait être possible de déterminer maintenant de façon précise le contenu de cette question.
267Nous avons montré que la contradiction dans la situation du prolétariat consiste en ceci que le prolétaire est dépendant du possédant, parce qu’il a uniquement du travail et pas de capital. On peut dès lors se demander si cette dépendance en tant que telle, fondée sur les lois de l’acquisition, est susceptible d’être abolie par la réforme sociale.
268Et comme la possession et le travail ont structuré la société de façon que le capital et la pure force de travail forment les deux grandes classes de la société, en sorte que ladite dépendance apparaît précisément comme dépendance de la classe laborieuse par rapport à la classe possédante, la question se pose de savoir si c’est à l’entière suppression de ces deux classes en soi qu’est suspendue la question sociale de notre temps et de l’avenir.
269Je voudrais solliciter de nouveau toute l’attention du lecteur. Je dois à l’étude de cette matière, poursuivie depuis des années, d’avoir pris conscience de plus en plus nettement que la confusion a causé beaucoup plus de dégâts, et bien davantage contrarié la recherche d’une issue profitable, que le malentendu le plus profond. Il faut avoir une vision claire de ce qui n’a aucune importance pour pouvoir reconnaître ce qui en a.
270Si maintenant l’on considère l’essence du capital et du travail, il ne souffre aucun doute que la partition de la société en possédants et travailleurs dénués de capital, et la dépendance des seconds à l’égard des premiers, n’est aucunement en contradiction avec le concept de personnalité, ou encore avec celui de liberté personnelle, tant que le capital est le résultat du travail. En effet, quand tel est le cas, la possession de capital elle-même n’est que le niveau de développement supérieur de la vie personnelle, et nulle forme de l’observation ne pourra nier qu’il est dans l’essence absolue de tout niveau supérieur d’assujettir à soi le niveau inférieur. Et deuxièmement, c’est du travail, en tant qu’il est le niveau inférieur, que naîtra tout aussi nécessairement le capital productif en tant que niveau supérieur ; aussi lesdites partition et dépendance demeureront-elles nécessairement tant qu’on ne pourra abolir la nature intime du capital et du travail.
271C’est donc méconnaître totalement la nature de la vie humaine extérieure que d’assigner comme contenu à la réforme sociale la suppression de cette opposition. L’humanité ne peut ériger le travail brut en capital sans une transformation préalable du travail ; elle ne le veut pas, parce qu’elle saperait par là même cette transformation du travail en capital. Or, c’est sur elle que repose la richesse de l’espèce humaine ; quiconque détruit cette opposition détruit la vie de la communauté humaine elle-même.
272D’ailleurs, cette suppression ne correspond pas du tout, en réalité, à la volonté du prolétariat. Il ne s’agit pas de faire d’un coup des hommes rien que des capitalistes, mais de leur donner la possibilité d’acquérir un capital. Et nous tenons là la réponse à la grande question soulevée à l’instant.
273Ce qui rend l’homme libre, c’est la maîtrise de la vie extérieure aux fins de son propre service. Sa destination à la liberté tient par conséquent dans la capacité d’atteindre cette maîtrise par son activité propre, par son autodétermination personnelle, constamment réaffirmée. Dans la société d’acquisition, le capital est l’expression et la réalité effective de cette maîtrise. La destination de la liberté personnelle dans cette société réside par conséquent dans la volonté de laisser même à la plus modeste des forces de travail la capacité de parvenir à la possession de capital.
274Grâce à cette capacité se trouve installée au cœur de la sphère de tout individu la possibilité de battre en brèche la forme actuelle des classes sociales et la dépendance qui en résulte. Cette possibilité est le besoin absolu de la personnalité libre, parce qu’elle est la condition absolue de sa destination. Ce n’est que là où cette possibilité est suspendue que l’ordre de la société est en contradiction avec l’idée de personnalité, et c’est la raison pour laquelle un tel ordre ne saurait en aucun cas durer. Inversement, tant que cette possibilité existe, à savoir tant qu’elle existe comme règle pour la force de travail, cette contradiction est absente, et l’ordre social est stable, si grands que soient la dépendance et l’écart entre les classes.
275Dans la configuration actuelle de la société, le contenu de la question sociale et de la réforme sociale n’est donc pas douteux. La question se pose de savoir si dans la société d’acquisition il est seulement possible d’organiser le travail de telle sorte, et de l’environner d’institutions telles que lui seul conduise à une possession proportionnée à sa mesure et sa nature. Le travail, l’activité, les suggestions, les tentatives, les lois, les institutions qui se proposent de rendre cela possible pour le travail, forment le contenu de la réforme sociale.
276Tel est le concept, clairement arrêté, de ce phénomène ; et à présent nous pouvons répondre à la dernière de nos questions.
277S’il est certain que la configuration de la société est dominée par les éléments sociaux, et que le pouvoir d’État ne peut que conduire et donner l’impulsion, comment se peut-il que cette société elle-même en vienne à consacrer tous ses efforts à promouvoir cette réforme sociale, puisque celle-ci est destinée à l’abolir ?
278Nous avons vu que tous les mouvements de la société sont nécessairement dominés par l’intérêt. Il faut méconnaître totalement l’essence de cet intérêt pour imaginer que ce que nous appelons l’amour puisse être jamais plus puissant, ou même seulement aussi puissant, que l’intérêt. L’intérêt est l’amour conscient de soi ; c’est cet amour qui se répète en chaque homme ; il est de ce fait la puissance universelle irrésistible dans l’humanité, parce que nulle volonté et nulle conscience ne sont aussi universelles chez tous, même s’il y a quelques individus chez qui l’amour universel est peut-être plus fort que l’amour-propre. Quiconque a le courage d’affronter la vérité ne saurait du moins mettre cela en doute.
279Si donc la société doit travailler à sa propre réforme, cette réforme doit être dans son propre intérêt. Ne nous y trompons pas ; jamais la réforme ne se ferait ni ne pourrait se faire si elle n’était imposée par cet intérêt.
280Est-ce le cas ? Sans aucun doute. L’harmonie des lois éternelles qui gouvernent le progrès de l’humanité serait absolument caduque si le principe qui préside à la naissance de l’ordre social détruisait la liberté dans cet ordre. L’intérêt doit pouvoir exiger la liberté, et il doit aussi pouvoir la produire.
281Les limites assignées au présent travail ne permettent pas de faire cette démonstration-là ; il y faudrait toute une nouvelle série d’investigations. Du moins voit-on clairement, à présent, en quoi réside le principe de toute véritable réforme sociale. C’est la conscience qui existe dans la classe possédante de la société, que son intérêt propre, supérieur et bien compris, exige d’œuvrer inlassablement à la réforme sociale par la contention de toutes ses forces sociales et avec l’aide sans réserve de l’État et de son pouvoir.
282Si la doctrine du concept et de l’ordre de la société forme la première partie de la science de la société, l’histoire de la société la seconde, et l’exposé des principes selon lesquels l’ordre social domine la constitution étatique et l’administration, la troisième, la doctrine de la réforme sociale, ou encore la preuve que l’intérêt propre de la société appelle cette réforme, afin d’échapper grâce à elle à la révolution sociale autrement inévitable, et secondement la mise en évidence des lois et institutions qui permettent au travail d’accéder au capital selon sa quantité et sa qualité, contiennent la quatrième partie de cette même science.
283On a presque toujours considéré cette quatrième partie comme l’unique contenu de cette science ; on ne l’épuisera pas avant d’avoir exploré les trois premiers domaines. Mais, de même que l’avenir est plus important pour l’homme que le présent et le passé, parce qu’il les englobe et les réunit en soi, de même cette quatrième partie est-elle plus significative que les trois premières.
284Honneur à ceux qui n’ont pas craint, ni ne craindront la haine, l’erreur et l’échec dans leur effort pour confier ce domaine à la connaissance humaine, à l’activité humaine et à l’espoir du suprême bonheur humain !
VI. Conclusion. La France et l’Allemagne
285C’est là ce qu’entendait démontrer notre travail en tant qu’introduction à l’histoire de la révolution sociale en France. Notre tâche était de faire droit au concept de société à côté de celui d’État, de présenter l’ordre et le mouvement sociaux comme étant le facteur principal de toute vie étatique, et de caractériser l’opposition entre l’idée de liberté et celle de non-liberté comme le véritable contenu de la vie de cette société et de ses mouvements. Nous sommes fermement convaincu qu’une connaissance claire des éléments et lois universels de toute vie de la communauté humaine est la condition première et absolue pour maîtriser le conflit de ces contradictions. Avant de vouloir aider, protéger et encourager, il faut connaître l’essence des choses pour lesquelles et avec lesquelles on travaille. Et c’est à élucider cette essence de la société, de ses éléments et de sa vie, que nous nous sommes employé ici. –
286Néanmoins, nous savons en même temps fort bien qu’en faisant cela – le tout comme le détail fussent-ils parfaitement justes –, nous sommes loin d’avoir embrassé en sa totalité le domaine des questions qui se rapportent à la société et à ses oppositions. Résumons encore une fois ce qui précède. Nous n’avons répondu qu’à la première des trois questions qui se posent ici : qu’est-ce que la société, et quelle est la nature de ses forces et de ses oppositions ? La deuxième question, non moins importante, est celle-ci : si l’ordre de la société repose sur les principes indiqués, et que son mouvement est régi par les lois que nous avons établies, quels sont alors, envisagés de ce point de vue, la situation sociale, le risque social (gesellschaftliche Gefahr) et la question sociale (gesellschaftliche Frage) dans l’Europe entière ou dans certains des pays qui la composent ? Il s’y rattache la troisième question, tout aussi significative : par quels moyens peut-on remédier à l’opposition des deux grandes classes de la société, que nous venons de caractériser, autrement dit, quel est l’avenir social de l’Europe ? – S’il est une chose claire, à présent, c’est au moins, pensons-nous, qu’il faut absolument dissocier ces trois grandes questions pour parvenir à comprendre les phénomènes particuliers ; mais nous devons énoncer ensuite, comme préalable absolu de tout jugement bien fondé, cette thèse, qu’on ne saurait prétendre trancher l’une quelconque de ces trois questions avant de s’être formé une idée précise des précédentes. Nous insistons d’autant plus fermement sur cet impératif qu’il est devenu courant, en notre temps, que tout un chacun s’estime appelé à lancer dans la tempête de l’époque présente une théorie sociale plus ou moins réfléchie, sans jamais avoir perçu l’existence de cette opposition sociale. Nous ne croyons pas que cela puisse avoir des effets néfastes ; mais nous nous devons d’exprimer la conviction intime que cela ne servira pas à grand-chose. De fait, sauf à infliger un démenti à la sincérité dont on crédite les Allemands, il nous faut avouer ouvertement que l’Allemagne, jusqu’à présent, n’a strictement rien produit, en particulier dans le domaine social, qui fût véritablement original. Avec un sentiment de gêne, l’observateur averti confesse que notre mouvement social et intellectuel, en sa totalité, n’a été jusqu’ici qu’un reflet, trop souvent bien pâle, du mouvement français dans ce domaine. Or, cela n’est plus digne d’un grand peuple, réputé pour la profondeur de sa pensée ! Si l’Allemand n’est capable de rien d’autre que d’imiter le Français, il vaudrait mieux pour lui qu’il disparût. Et maintenant que les grandes vagues du mouvement social remuent en leur tréfonds le peuple et l’État et poursuivent sans ménagement leur travail de sape de l’ordre établi, il est grand temps que nous, les Allemands, nous montrions là aussi à la hauteur de notre mission et de notre réputation ! Or, si nous voulons accomplir de grandes choses à côté de ce que les voisins ont déjà pensé et fait de grand, il nous faut désormais faire porter notre action sur le noyau le plus profond de cet ordre social ; il nous faut inverser le rapport traditionnel et, tandis que les Français stagnent dans le domaine des théories sociales, prisonniers de tous les dangers et faiblesses d’une conception purement subjective, nous élever à la science de la société, à la connaissance objective, vraie en soi, des éléments et phénomènes sociaux. Car, en vérité, c’est la seule voie possible, non seulement pour inaugurer en ce domaine une ère spécifiquement allemande, mais aussi pour parvenir à une solution effective de la question sociale. Voici donc notre mot d’ordre : nous autres Allemands devons nous saisir de cette question cruciale avec toute notre profondeur et notre sérieux intellectuels, que nous rejetions la suprématie que la pensée française a exercée jusqu’ici sur la pensée allemande, et qu’enfin ce soit nous qui poursuivions le travail de la pensée humaine là où la France l’a laissé tomber. Cette France magnifique n’en sera pas diminuée, car c’est elle qui a ouvert la voie ; en revanche, la grande Allemagne en sera grandie, car la mission qui est et demeure la sienne consiste à parachever à sa manière ce que la France a commencé à sa manière et abandonné. Mais pour y parvenir, il nous faut trouver un point où nous soyons d’emblée supérieurs aux Français ; et où trouver ce point, sinon là où les mouvements sociaux français, depuis cinquante ans, ne nous apparaissent à nous-mêmes que comme moments et étapes dans le développement de la question à laquelle nous travaillons ? Ce point n’est autre que celui où s’éclairent pour nous, non plus seulement telle ou telle théorie sociale, mais le concept, la nature, la vie la plus haute de la société même. Cette vie connaît des lois éternelles et immuables, car elle détient dans la personnalité et le bien ses éléments éternels. Mais si la nature entière, si les systèmes solaires autant que la plus petite graine dans son mouvement, si le corps de l’homme dans sa croissance, mieux, si le hasard lui-même a ses lois calculables, comment ce que la terre porte de plus noble – la communauté vivante des hommes – pourrait-il être exempt de lois dans ses configurations, changements et progrès ? Et si lois il y a, ce sont ces lois, ce sont ces éléments, ces nécessités terrestres éternelles qui formeront seuls la base de la vraie connaissance des choses humaines. C’est là qu’est notre domaine, là qu’est le domaine du travail allemand ; et la question est suffisamment urgente pour mobiliser les meilleurs efforts des meilleurs d’entre nous !
287C’est précisément la raison pour laquelle j’ai entrepris, à une époque où la plupart sont à la recherche de théories sur la résolution des antagonismes sociaux, de fixer la doctrine du concept et de la nature de la société humaine. Un minimum d’expérience suffit à montrer que d’aussi grandes questions n’ont jamais été réglées par un système tombé du ciel, issu, telle une Minerve casquée, du cerveau d’un seul. Une nécessité profondément enracinée dans la nature de l’homme, mieux, dans sa liberté même, veut que ce qui est destiné à aider tout le monde doive procéder du travail de milliers d’individus. Afin que ce travail, une fois engagé, porte des fruits, il faut que la recherche commence là où commence son objet ; et c’est ce dernier que nous avons essayé d’analyser ici. Ce n’est qu’assuré de cette présupposition absolue de résultats durables, que l’on peut se pencher avec persévérance et l’espoir d’aboutir, sur la redoutable énigme qui nous occupe. C’est dans cet esprit que nous avons entrepris le présent travail.
288Quant à savoir si ce qui est posé ici comme fondement d’une connaissance scientifique a une vérité purement logique, ou bien peut se prévaloir aussi d’une vérité objective, assignable dans la réalité de la vie humaine, seule peut en décider la réponse à la deuxième question principale, la présentation de l’histoire et de la configuration actuelle de la société européenne. Il s’ouvre là à notre investigation un domaine qui par son étendue dépasse de très loin les forces d’un seul. S’y engager est possible – quant à l’épuiser, personne n’y saurait prétendre, et c’est déjà s’avancer beaucoup que d’affirmer que le travail commun de l’historiographie future l’épuisera un jour. Car si l’on veut que cette enquête serve à quelque chose, elle ne doit pas se contenter de faits généraux ni d’une périodisation subtile. Elle doit appréhender la vie de la société et de l’État sous ses différents aspects, peu remarqués jusqu’ici ou envisagés de manière unilatérale ; non contente de rattacher l’histoire politique à l’histoire du droit, elle doit subordonner l’une et l’autre à l’idée et aux lois des mouvements sociaux. S’il n’est guère de peuple pour qui ce travail puisse être entrepris par un seul, à plus forte raison ne peut-il l’être pour tous. Quant à nous, nous nous sommes borné à l’histoire la plus récente ; à nombre d’égards, elle est par excellence l’époque du mouvement social. Et à l’intérieur de cette époque, nous avons choisi un peuple comme objet et vecteur de ce mouvement. Ce peuple est le peuple français.
289L’Allemagne, dont nous étions en apparence plus proche, semblait par le fait même devoir requérir d’abord notre attention. Mais l’Allemagne, singulière à tous les points de vue, l’est aussi à celui-là. Morcelée en divers États, elle forme pourtant un peuple. Elle tend par conséquent, de toute la force de sa volonté et de son enthousiasme, à réaliser son unité politique comme étant la première présupposition d’une évolution libérale. Or, elle n’est jamais parvenue, jusqu’ici, à réaliser cette unité ; elle est avant tout et d’abord en plein milieu d’un mouvement essentiellement national-politique, indépendant des éléments et des courants de la société. Mais, en même temps, le peuple allemand est un peuple hautement cultivé, peut-être le plus cultivé d’Europe. La possession de cette culture a par conséquent éveillé en lui aussi le besoin d’une évolution libérale de la société, et amalgamé ce besoin au mouvement purement social. De cette manière, l’Allemagne est travaillée par deux mouvements à la fois. Il en est résulté, lors des percées violentes des éléments libéraux, un mélange des deux éléments qui, pour être propre à l’Allemagne, n’en est pas moins de nature à affaiblir nécessairement le mouvement du tout. Car là aussi, le vrai véritable pouvoir réside dans l’unité de toutes les forces spirituelles et matérielles, et celle-ci présuppose la communauté absolument évidente d’un grand dessein. Cela a toujours fait défaut jusqu’ici. Le courant national, qui veut l’unité de l’Allemagne, a considéré le mouvement social existant comme quelque chose de subalterne, et employé une partie de ses forces les meilleures à se garder de lui. Le courant social a en partie méprisé, en partie ignoré le courant politique, et s’est détaché de lui. Le meilleur de leurs forces respectives s’en est trouvé atteint, et c’est dans cette attitude qu’il faut chercher la clé de l’histoire du Parlement de Francfort.8 En effet, c’est justement à cause de son aversion pour le courant social que le courant national, politique, s’est trouvé d’abord affaibli, puis émietté et vaincu par la réaction. Telle est l’histoire de cette étrange période. Mais si la loi qui régit le mouvement de la liberté est exacte, alors le changement politique doit précéder le changement social. Aussi est-il tout à fait certain que, pour l’Allemagne, le mouvement social ne peut qu’être relégué à l’arrière-plan – et qu’il subira bel et bien cette éclipse, dès que le peuple allemand se soulèvera de nouveau. Car alors il pourra régler, et réglera d’abord, la question purement politique de l’unité allemande, puisqu’elle est la condition sine qua non, naturelle, de la question sociale. La prochaine révolution en Allemagne sera donc une révolution politique, et décidera de la forme étatique de l’Allemagne. Mais tout aussi nécessairement, les mouvements sociaux accepteront cette révolution politique ; déjà ils l’auront accompagnée, conscients que, grâce à elle, leur temps viendra lui aussi, mais ce n’est que lorsque l’Allemagne sera une unité politique, que pourra surgir, et surgira, la question de la liberté sociale. Nous affirmons cela parce que nous sommes pénétré de la vérité de la loi qui régit le mouvement de la liberté ; nous affirmons que tous ceux qui, à notre époque, donnent la priorité à la question sociale, ne comprennent pas les choses humaines et nuisent à l’instauration du bien en visant le meilleur. Nulle chose ne se fait valoir avant que son heure ne soit venue ; nul fruit ne mûrit avant qu’il soit temps. Le risque, pour l’unité de l’Allemagne, vient pour le moment encore de l’orientation sociale du parti démocratique ; à mesure que, comprenant le véritable état des choses, il abandonne cette orientation exclusive, il se rapproche de la réalisation de ses idées, précisément parce qu’il apprend à en atteindre la présupposition avant d’en rechercher la conséquence.
290Mais en raison, justement, de cet entremêlement de deux époques à l’intérieur d’une seule et même période, le mouvement allemand est moins propre à expliquer les concepts mis en œuvre ici, qu’il ne convient de l’expliquer par eux. Il en va tout autrement en France.
291La France est le pays dans lequel les grands mouvements à l’œuvre en l’Europe ont coutume de prendre rapidement et résolument une forme déterminée. C’est la raison pour laquelle, dans toutes les affaires publiques, ce pays de l’action attire sur lui les regards du reste de l’Europe ; on se rend compte qu’il est destiné à être pour ainsi dire la pierre de touche de la validité réelle et de la vérité de tous les principes qui régissent la vie pratique et la vie de l’État. Du point de vue des mouvements de la société et de ses oppositions les plus récentes, il n’a pas renié non plus ce caractère. En lui, comme en nul autre pays, la société a eu une histoire riche de résultats et de graves enseignements. Mais son présent offre une image singulière, qu’il ne viendra à l’idée de personne d’appeler rassurante. L’attention des milieux cultivés et possédants, l’intérêt de l’historiographe et la recherche de l’érudit y trouvent un terrain également riche pour l’examen des raisons et des luttes qui tourmentent notre société européenne actuelle. Si, autrefois déjà, il n’était pas possible d’en rester à la simple présentation du socialisme et du communisme, c’est encore moins le cas aujourd’hui. Le mouvement imposant de l’époque contemporaine, qui va bien au-delà de cette théorie, nous a contraint de rechercher en même temps, spécialement en France, la base de tous ces phénomènes, et de ne pas les comprendre seulement comme une configuration donnée de la société, mais comme un résultat de son histoire. Or, cette histoire elle-même est de celles qu’il est impossible, même à qui le voudrait, de recomposer à partir d’événements extérieurs en un tableau de formes qui se sont supplantées et enchaînées dans le temps. Elle est une vie intérieure, et c’est ainsi qu’il convient de la concevoir. Qui ne voit en elles un travail de l’histoire ne comprendra ni ces formes, ni la signification qu’il ne saurait pourtant dénier à cet élément dans la situation actuelle de tout notre présent.
292Ce jugement sur la France peut passer pour un jugement s’appliquant à l’ensemble de son histoire ; mais il vaut tout particulièrement pour l’époque contemporaine depuis 1789. Beaucoup d’observateurs ont souligné qu’on a imité presque pas à pas l’histoire de cette époque, surtout en Allemagne. On en a fait reproche aux Allemands et utilisé ce reproche comme arme. On a eu tort. Ce qui s’est passé en France n’est pas dû à un don particulier du peuple français ; l’histoire de France de 1789 jusqu’à nos jours n’est pas un titre de gloire de ce royaume, elle n’est rien d’autre que la manifestation la plus pure, mêlée de nulle autre influence, des lois qui commandent les mouvements de la vie politique et sociale. Le développement de cette histoire, les grands événements qui la composent ainsi que les principaux actes de la législation, ont été – nous osons l’affirmer au regard du contenu de notre doctrine de la société – des phénomènes nécessaires. Il était nécessaire qu’eussent lieu les révolutions politiques de 1789 et 1830, il était nécessaire que les idées sociales vissent le jour, il était nécessaire qu’avec la révolution de 1848 la démocratie sociale fît son entrée en scène. Il n’était pas nécessaire que tout cela se produisît précisément en ces années-là, ni précisément dans ces conditions-là ; mais il était nécessaire que cela se produisît. L’histoire de la France est la preuve magistrale de la doctrine de la société ; c’est qu’il n’est pas possible qu’un développement de la liberté ait un autre contenu, même s’il peut prendre une autre forme, comme c’est le cas en Angleterre et en Allemagne. Aussi l’historiographie de la société se tourne-t-elle d’abord, de façon naturelle, vers la France et ses révolutions. La concentration de tous les éléments vitaux de la France dans sa capitale permet de suivre pas à pas l’évolution dans le domaine spirituel comme dans le domaine matériel, de voir naître l’un après l’autre et s’affronter les divers éléments de la société, de pouvoir mesurer le mouvement presque à l’échelle du mois. Tout ce qui a été dit et pensé dans les cinquante années suivantes en rapport avec les grandes questions de notre avenir gît là en germe ; toutes les constitutions qui procèdent des différentes formes de la société, toutes les institutions étatiques qu’elles appellent à l’existence, ont été essayées ; et s’il subsiste peu de choses de ce qui en est résulté, il est peu de choses qui ne portent la marque des six années comprises entre 1789 et 1795. Pour cette raison même, la période suivante n’est que leur répétition à grande échelle ; et ce sera toujours une tentative féconde que de mettre cette Révolution française en tête de l’histoire récente de la société européenne. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes penché principalement sur l’histoire de France. Son contenu autorise, croyons-nous, cette limitation.
293S’il est par conséquent exact que la France offre ainsi le modèle de l’histoire extérieure de la société, alors cette histoire se divisera en trois phases parfaitement naturelles. La première phase contiendra la révolution purement politique, et donc la victoire de la classe productive mais juridiquement dépendante sur la classe uniquement possédante et dominante ; elle s’étend de 1788 à la révolution de Juillet. La deuxième phase illustrera la naissance de la classe uniquement laborieuse comme partie autonome et homogène de la société, c’est-à-dire du prolétariat, et de son opposition à la partie possédante ou encore au capital, ainsi que les idées sociales et mouvements intellectuels qui procèdent en elle de l’idée de liberté et d’égalité. La troisième phase, enfin, montre la lutte et la victoire de la démocratie sociale et sa situation actuelle. Ces trois phases constitueront les trois parties de notre travail.
294Tel est le propos des pages qui suivent. Qu’il nous soit permis de faire ici, en conclusion, une ultime remarque. Nous avons postulé que l’ordre, les forces et les mouvements de la société dominent nécessairement la constitution d’État. Nous avons démontré cela à titre de principe. Mais, ce faisant, nous avons laissé de côté un deuxième aspect ; à savoir l’application de cette loi aux différentes institutions et relations dans l’État. Nous avons exclu cette application de notre introduction et nous ne pouvions guère faire autrement ; car l’application à la réalité présuppose un État réel. Il restait donc à répondre à la question de savoir dans quelle mesure, de quelle manière et avec quelle force s’opère cette application dans l’État réel, dans ses lois, organes et institutions particuliers. Il est clair que l’histoire sociale (soziale Geschichte) de la Révolution française, si on la veut pratique, doit contenir cette application, autrement dit la démonstration de la domination des mouvements et éléments sociaux dans chacune des institutions du droit public et du droit social. La valeur véritable d’un tel travail est fonction de son aptitude à atteindre réellement cet objectif. Nous ne prétendons pas y avoir réussi ; toutefois, nous croyons avoir montré et suivi la voie qui permet d’atteindre ce but suprême de toute véritable historiographie. Si notre travail a une valeur durable, c’est précisément là que nous souhaiterions la situer. Ce n’est pas ce que nous avons fait, mais ce que cette première tentative inspirera à d’autres et, espérons-le, produira, qui doit nous remplir de joie et de fierté.
295Nous en venons donc maintenant à cette histoire des mouvements français, en la considérant comme la deuxième étape à partir de laquelle peut être abordée la troisième étape, la vraie connaissance de la question sociale et de sa solution.
Notes de bas de page
2 L’original porte « überscheint ». Il s’agit probablement d’une faute d’impression ; nous lisons überschaut. (NdT)
3 Citation littérale de la Philosophie du droit de Hegel, § 257, trad. Derathé. (NdT)
4 Pour une bonne compréhension, il convient de faire attention à la graphie : l’état au sens de « catégorie sociale » est à distinguer de l’État avec majuscule. Nous avons écarté la traduction de Stand par « ordre », qui eût été source d’une nouvelle confusion. Quant au mot « classe », nous en réservons l’usage aux occurrences de Klasse dans le texte original. Ce parti pris de traduction nous obligera, il est vrai, à parler plus loin d’« état laborieux », bien que « classe laborieuse » soit incontestablement plus français. (NdT)
5 Wilhelm Weitling (1808-1871), socialiste allemand. (NdT)
6 Alexandre Rodolphe Vinet (1797-1847), théologien protestant et critique littéraire suisse. (NdT)
7 Le mot Schreckensherrschaft renvoie en allemand à la Terreur robespierriste. (NdT)
8 Le 18 mai 1848, une Assemblée nationale constituante se réunissait dans la Paulskirche de Francfort (église Saint-Paul). Les 831 députés, élus par tous les Allemands, devaient y proclamer des « droits fondamentaux » et s’accorder sur le principe d’un empire dont le roi de Prusse eût été empereur héréditaire (solution dite großdeutsch). Mais le refus de Frédéric-Guillaume IV (avril 1849) mit fin à l’histoire du parlement de Francfort, entraînant la restriction des libertés. (NdT)
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