Lorenz Stein. De l’idéalisme allemand à la sociologie
p. 9-61
Texte intégral
1« Le premier ouvrage sociologique allemand » : voici comment, dans Raison et révolution1, Herbert Marcuse considère l’Histoire du mouvement social en France, de 1789 à nos jours2 – ou, plus exactement, l’introduction rédigée par Lorenz Stein pour son œuvre, et intitulée « Le concept de société et les lois de son mouvement » : le texte même, que nous présentons ici pour la première fois en traduction française. S’opposant à la représentation, largement répandue jusqu’alors, selon laquelle Stein n’aurait été que le « compilateur » de doctrines sociales venues d’ailleurs3, Marcuse rend hommage à Stein4, pour avoir été le premier à tenter de « définir le concept de société comme un concept à part entière » (selbständig : les termes sont de Stein lui-même ; voir GsB I, 6 ; trad. fr. ci-après 71 et suiv.) – ou encore, comme nous le dirions aujourd’hui, le premier à vouloir faire de la sociologie une science autonome, émancipée des autres disciplines : des sciences politiques, mais surtout de la philosophie. Marcuse aurait aussi pu ajouter, dans le même sens, que Stein contribua à la création d’une autre science encore : la « science de l’administration » (Verwaltungslehre) qui constitue en quelque sorte la science appliquée, ayant à résoudre les problèmes diagnostiqués par la sociologie. Dans le texte que nous présentons ici, le lecteur trouvera en effet déjà les « principes », ou encore les fondations conceptuelles, de cette science appliquée, que Stein n’élabora en détail que quinze ans plus tard5 : Stein souligne l’importance non pas seulement de la constitution (Verfassung), mais aussi de l’administration (Verwaltung)6, convaincu que les réformes politiques, et les transformations de la constitution elle-même, ne suffisent guère pour porter remède à une situation sociale qu’il croit grave.
2Par l’impact qu’il eut sur les disciplines, alors toutes nouvelles, de la sociologie et de la science de l’administration, Stein mérite sans aucun doute toute notre attention. Mais il ne s’agit pas seulement, ici, d’histoire des idées : avec la question des origines de la sociologie comme science autonome, c’est en effet la question du statut même, et de la signification, de cette discipline qui est posée. Comme nous l’avons souligné dès l’abord, Stein voulut, certes, faire de la sociologie une science autonome par rapport à la philosophie. Ses emprunts à cette discipline et, plus précisément, à l’idéalisme allemand – à Kant, à Fichte, à Krause et surtout à Hegel – sont pourtant manifestes : tout se passe même comme s’il faisait « naître l’État social, à partir de l’esprit de l’idéalisme allemand »7. C’est bien, comme le souligna toute une tradition d’interprètes, précisément dans la position limite qu’il occupe, aux frontières de l’idéalisme philosophique et de la sociologie empirique, que se trouve son intérêt, et son importance8. Lorsque Marcuse sous-titre son livre « Hegel et la naissance de la théorie sociale », il se replace dans cette tradition. Par le titre qu’il donne à son ouvrage, Raison et révolution, il se situe même, plus précisément, à la suite de toute cette lignée d’interprètes qui, étudiant l’évolution de Hegel à Marx, voulut en souligner la continuité. Sans doute est-ce aller trop loin que de considérer le rapport entre Hegel et Marx comme une simple continuité. Il faut plutôt voir dans la pensée des deux auteurs des réponses différentes, alternatives, à tout un ensemble de problèmes, eux-mêmes en évolution. Mais il est vrai que l’œuvre de Stein peut tout à fait être perçue et comprise à partir de ces deux grands auteurs, et dans le cadre de leur pensée : Stein fut, d’une part, un disciple et un héritier de Hegel, qui sut préserver son autonomie et son originalité propre. Mais il fut aussi, d’autre part, une source d’inspiration de Marx, aussi bien que son concurrent, et l’objet de sa critique.
3On sait que Marx se servit abondamment de l’œuvre de Stein pour se renseigner sur les penseurs pré-ou proto-socialistes, tout particulièrement sur des auteurs français. Dans le premier de ses grands livres9, mais aussi dans de nombreux articles10, Stein présente en effet à ses contemporains allemands la nouvelle pensée sociale française : celle de Saint-Simon, de Fourier, et de leurs écoles – dont il était devenu familier à Paris par une étude approfondie des sources et de la littérature secondaire11, et surtout par des entretiens directs avec Victor Considérant, Louis Reybaud, Louis Blanc, Étienne Cabet, etc. Si, comme nous l’avons souligné dès les premières lignes de cette présentation, il serait erroné de réduire l’œuvre de Stein à un recueil de sources en ce domaine, il faut néanmoins apprécier à sa juste mesure le rôle important qu’il remplit en informant ses contemporains des nouvelles doctrines sociales françaises12. Il ne se contenta pas, d’ailleurs, de présenter ces doctrines en Allemagne. Un aspect bien moins connu de son travail mérite lui aussi d’être rappelé : juriste de formation, Stein contribua largement en son temps, par son enseignement (d’abord à Kiel, puis surtout à Vienne) comme par ses publications13, à la propagation, dans les pays germanophones, d’une information solide sur la législation et les institutions juridiques en France. Que Stein ait choisi de privilégier la France dans ses recherches ne fut pas, en tout cas, le fruit du hasard. Dans le texte traduit ci-dessous, Stein donne lui-même les raisons de son choix :
La France est le pays dans lequel les grands mouvements à l’œuvre en Europe ont coutume de prendre rapidement et résolument une forme déterminée. C’est la raison pour laquelle, dans toutes les affaires publiques, ce pays de l’action attire sur lui les regards du reste de l’Europe ; on se rend compte qu’il est destiné à être pour ainsi dire la pierre de touche de la validité réelle et de la vérité de tous les principes qui régissent la vie pratique et la vie de l’État. Du point de vue des mouvements de la société et de ses oppositions les plus récentes, il n’a pas renié non plus ce caractère. (GsB I, 145 ; ci-après 227)
4Il faudrait sans doute accorder plus d’attention qu’on ne le fait souvent à ce rôle de médiateur joué par Stein – après Henri Heine (1797-1856), dont tous connaissent le nom, et Edouard Gans (1797-1839)14, bien moins connu ; mais avant Moses Hess (1812-1875), et Marx lui-même – dans le « transfert », les échanges culturels entre la France et l’Allemagne.
5Mais ce sont aujourd’hui, le plus souvent, d’autres questions encore qui conduisent à l’étude de Stein. Le nom de cet auteur s’impose en effet de plus en plus dans la recherche des origines intellectuelles de l’État de droit social (sozialer Rechtsstaat) : cette conception même, mentionnée à l’article 28 du Grundgesetz (« loi fondamentale », ou « constitutionnelle », de la République fédérale d’Allemagne), que l’on peut considérer comme la pierre fondatrice du modèle ouest-allemand15. Le juriste et homme d’état social-démocrate Carlo Schmid (1896-1976), qui fut un membre très influent et même, un temps, Président du « Conseil parlementaire » (Parlamentarischer Rat) au sein duquel naquit le Grundgesetz, manifestait déjà un grand intérêt et une grande admiration pour Stein16. Ce fut ensuite Ernst Forsthoff (1902-1974) qui, dans les années cinquante, n’hésita pas à accorder la priorité à Stein, parmi les précurseurs intellectuels d’un « État constitutionnel et social »17. Enfin, depuis les travaux d’Ernst-Wolfgang Böckenförde18 et de Karl-Hermann Kästner19, Lorenz von Stein est devenu une référence indispensable, pour tout ce qui concerne les origines intellectuelles de l’État de droit social. Quand Böckenförde, devenu entre temps l’un des théoriciens les plus en vue de l’« État social » allemand contemporain, définit aujourd’hui la fonction et la tâche de l’État, il ne fait pas simplement écho à Lorenz von Stein, il se réfère expressément à lui. En témoigne, par exemple, le passage suivant :
L’État doit agir contre l’inégalité sociale qui, eu égard à la dialectique de la liberté et de l’égalité, se reproduit constamment sur le terrain de la société ; il doit la relativiser par des mesures correctives et par des prestations sociales afin de maintenir réellement la liberté individuelle et sociale et l’égalité juridique.
6– Et Böckenförde d’enchaîner, en citant Stein (GsB III, 104) :
La liberté n’est une liberté effective que chez celui qui possède les conditions de celle-ci, qui possède les biens matériels et spirituels qui sont les présupposés de l’autonomie20.
7Rappelons enfin un dernier point, parmi les plus importants : la conception originale que se fit Stein de la « question sociale ». Il en donne un aperçu dès la préface de son Histoire, soulignant en particulier la primauté de l’ordre social par rapport à la vie politique, comme dans le passage suivant :
L’introduction du présent écrit, la doctrine de la société, montrera que les constitutions comme les administrations des États sont soumises aux éléments et aux mouvements de l’ordre social. Si cela est quelque chose de nécessaire en soi, alors c’est quelque chose qui est toujours valable. […] Nul mouvement politique ne peut se soustraire à cette loi. (GsB I, 3 ; ci-après 67)
8La thèse est justement célèbre. Mais il nous faut justement, pour cette raison même, dissiper tout de suite un éventuel malentendu : lorsque Stein s’attaque à la « question sociale », ce qui le préoccupe n’est pas la condition matérielle des pauvres elle-même, la suppression de la pauvreté21, ou quelque autre chose de ce genre. Son souci, à la fois plus fondamental et beaucoup plus vaste, est, comme celui de son maître Hegel22, la liberté – « le développement le plus parfait possible de toute personnalité singulière jusqu’à son accomplissement individuel » (GsB III, 104) – et, surtout, l’accès à la liberté de ceux qui n’en disposent pas encore. Si Stein s’intéresse aux conditions matérielles, c’est en raison du lien indissociable qui existe selon lui entre l’indépendance sociale et la liberté.
Si l’on veut […] qu’ait lieu une élévation effective à l’indépendance sociale de la classe jusque-là dépendante, et par là, à la liberté étatique, il s’ensuit que doit l’avoir précédée, dans la classe dépendante, l’acquisition des biens qui de par leur nature conditionnent nécessairement cette élévation. (GsB I, 81 ; ci-après 154)
9Stein comprit très clairement ce point, et sa grandeur réside précisément dans sa lucidité : la réalisation authentique de l’idée de liberté n’est pas simplement fonction de la liberté politique ou étatique (staatliche Freiheit) qui procure, de façon purement formelle, les mêmes droits à tout le monde. Elle dépend en fin de compte des conditions sociales : la transformation de la classe inférieure et dépendante en individus libres et indépendants ne peut être obtenue que si on leur procure un accès aux « biens matériels et spirituels » (die materiellen und geistigen Güter ; GsB III, 104) – accès qui est lui-même indispensable à leur élévation. Nous reviendrons, dans la suite de cette présentation, sur cette acquisition des biens sociaux et sur leur différenciation, selon Stein, en « biens matériels » (c’est-à-dire Besitz « possession ») et « biens spirituels » (c’est-à-dire Bildung « culture »). Il suffira ici de souligner que la question de savoir si et comment cette tâche de transformation peut être accomplie s’identifie, pour Stein lui-même et dès le début de son étude, à « la question proprement sociale de notre temps » (die eigentlich soziale Frage unserer Gegenwart ; GsB I, 4 et 5 ; ci-après 69).
10Malgré ces différents titres de gloire que nous venons de rappeler, Stein demeure, aujourd’hui encore, très peu connu en France : ses grands textes23, et les commentaires que l’on fit de ceux-ci, n’ont pas été traduits24. Les quelques études qui lui furent consacrées en français25 n’ont pas réussi à susciter un intérêt durable pour lui. En Allemagne même, son pays natal, son nom est certes souvent cité çà et là, mais son œuvre bien plus rarement étudiée de façon approfondie. Pourtant, les signes annonciateurs d’un changement dans ce domaine ne manquent pas26.
11Maintenant que nous avons mentionné quelques-unes des raisons pour lesquelles il serait bon que l’on s’intéresse de nouveau à Lorenz Stein – la plupart des points mentionnés seront d’ailleurs repris de façon plus structurée par la suite –, souhaitons donc au travail accompli par le traducteur de Stein, M. Marc Béghin, toute l’attention qu’il mérite27.
12Le lecteur trouvera ici, en traduction française, la première partie de l’Histoire du mouvement social en France, intitulée « Le concept de société et les lois de son mouvement » (GsB I, 1-149). L’ouvrage de Stein est bien plus long, puisqu’il comprend en tout trois volumes (I : 507 pages ; II : 567 pages ; III : 411 pages). Il a toutefois été décidé de ne traduire que la première partie, non seulement pour des raisons de longueur, mais aussi parce que ce fut essentiellement par cette première partie, plus théorique, que l’œuvre acquit sa réputation : celle d’un classique de la sociologie. Certes, les analyses historiques, politiques et sociales, l’aperçu sur les nouvelles idées sociales en France (le saint-simonisme, le fouriérisme) que contient la suite de l’ouvrage méritent elles aussi l’attention. Mais pour bien des lecteurs français, déjà familiers avec beaucoup des faits présentés, tout ceci n’est sans doute pas aussi indispensable. À la fin de ce volume se trouve une bibliographie qui fut conçue de façon à servir d’outil à tous ceux qui voudraient poursuivre et approfondir leur étude de Stein.
I. Vie et développement intellectuel de Lorenz Stein28
13Lorenz Stein naquit le 15 novembre 1815 à Eckernförde, non loin de Kiel, dans le duché de Schleswig, qui était alors rattaché au Danemark : une constellation problématique, qui devait avoir, comme nous le verrons encore, des conséquences directes pour notre auteur. Stein n’ayant été anobli qu’en 1868 par les autorités autrichiennes29, c’est commettre un anachronisme que de dénommer, comme on le fait pourtant souvent, l’auteur de l’Histoire du mouvement social en France depuis 1789 jusqu’à nos jours « von Stein » – même s’il y a du vrai dans cette erreur, Stein étant le fils naturel d’un officier de l’armée danoise, lui-même d’origine noble. Mais nous ne résisterons pas à la tentation de reprendre ici une anecdote souvent répétée, qui n’est peut-être pas authentique, mais qui demeure très révélatrice, et une excellente façon de caractériser le personnage : à ceux qui lui auraient suggéré d’adopter le nom d’origine de son père, Stein aurait répondu qu’il n’avait nul besoin d’une noblesse de naissance, car il était tout à fait capable de conquérir lui-même un tel titre30…
14Le parcours de Stein fut en effet exceptionnel : enfant illégitime, il passe par un hospice pour les pauvres avant de grimper tous les échelons qui conduisent à la reconnaissance internationale comme chercheur… et il devient même millionnaire31. Ceci n’est pas sans importance, lorsqu’il s’agit de comprendre son œuvre32. On notera ainsi, par exemple, que les privations – avant même de devenir, sous le titre de « question sociale », un thème central de son œuvre – avaient fait partie de sa propre expérience personnelle : l’enfant connut une jeunesse difficile, pleine de privations. Il n’avait pas encore six ans qu’en 1821, à Pâques, il fut envoyé, pour onze longues années, dans une institution : le « Christians-Pflegeheim »33, une sorte d’hospice pour les pauvres, qui était aussi une école militaire. Les conditions matérielles y étaient très dures : les bâtiments étaient si mal chauffés que des engelures aux pieds et aux mains étaient courantes parmi les pensionnaires34. S’exprimant bien plus tard, dans un document autobiographique, sur les expériences de son enfance, Stein fera allusion, pudiquement, à des « obstacles » (Hindernisse)35. Cette pudeur se retrouvera dans la façon, très sobre et en quelque sorte détachée, dont il traitera, dans son œuvre scientifique, de la misère de masse. Mais donnons encore un second exemple : en juin 1831, le roi du Danemark, Frédéric VI, inspecta l’école de l’hospice dans lequel se trouvait alors le jeune Stein, et il lui accorda une bourse d’études, qui lui donna la possibilité de compenser son désavantage social par la culture (Bildung). La solution empruntée à son histoire personnelle se retrouve dans son œuvre, mais exprimée sous une forme théorique et universelle.
15Grâce aux bourses qu’il obtint, et parce qu’il eut toujours d’excellents résultats scolaires, Stein progressa rapidement dans ses études. En 1835, il commença des études de droit à l’université de Kiel36 ; mais il suivit aussi des cours en philosophie et en Staatswissenschaften – la version allemande, à l’époque, de ce que nous appelons aujourd’hui « sciences politiques », qui comprenait aussi les sciences économiques. Dans une lettre de juin 1839, Stein résuma lui-même ses études en disant : « Je me suis beaucoup occupé de philosophie, plus encore de l’histoire du droit. »37 Pour mettre immédiatement en exergue cette pluridisciplinarité qui se montra si tôt chez Stein, nous citerons ici la caractérisation que Gustav Schmoller (1838-1917)38, alors lui-même tout au début de sa carrière, mit en avant, comme l’un des traits les plus remarquables de Stein en tant qu’homme mûr :
Stein est aussi bien juriste qu’économiste politique, aussi bien historien que philosophe, aussi bien psychologue que maître en droit politique. Son esprit synthétique ne connaît aucune des lignes de démarcation que se trace l’homme de métier. Il est partout chez lui. Toute son importance provient, comme celle de Montesquieu, dont il se réclame lui-même de multiples façons, de ce qu’il n’est pas un spécialiste39.
16Se conformant à une vieille et digne tradition universitaire allemande, Stein ne fit pas toutes ses études dans la même université, mais passa une année (1837) à l’université d’Iéna40, puis une autre (1840-1841) à l’université de Berlin, revenant chaque fois à Kiel, où il passa d’abord l’examen d’État en droit (1839), puis acheva et soutint sa thèse (en 1841) sur l’« Histoire et la condition actuelle du procès civil danois »41. À l’époque, la faculté de droit de l’université de Kiel était dominée par Niels Nikolaus Falck (1784-1850)42, donc largement sous l’influence de l’École historique de Friedrich Carl von Savigny (1779-1861)43. Non seulement Stein garda ses distances envers ce courant – en octobre 1841, il publia même un compte rendu détaillé et assez critique du « système » de von Savigny44 ; et l’on ne peut qu’être impressionné par le courage du jeune chercheur, alors démuni de toutes ressources, qui osait néanmoins prendre la plume contre l’homme au pouvoir dans sa discipline – se rapprochant même de ceux qui constituaient alors l’une des cibles de prédilection de l’École historique : les hégéliens. Stein se tourna rapidement, comme par instinct, vers des professeurs qui sympathisaient avec la philosophie hégélienne, notamment Johann Friedrich Kierulff (1806-1894), professeur en histoire du droit45, et J. J. Ch. F. Christiansen (1809-1854), qui enseignait la philosophie du droit à l’université de Kiel46. Ainsi encouragé à se tourner vers la philosophie du droit de Hegel, Stein fit un séjour d’études à Berlin (d’octobre 1840 à octobre 1841) qui lui donna l’occasion d’approfondir la connaissance qu’il avait de cette pensée et, plus particulièrement, des conceptions du droit qu’avaient tirées de cette philosophie les disciples de Hegel parmi les juristes : Edouard Gans, par exemple47. Ce fut à Gans, sans doute, que pensa Stein lorsqu’il écrivit en 1846 que la philosophie de Hegel « a produit des philosophes qui sont des juristes » ; ajoutant : « C’est ce dont nous avons besoin. »48
17Pendant son séjour à Berlin, Stein entra aussi en contact personnel et amical avec certains dirigeants des « jeunes hégéliens » de l’époque, comme par exemple ceux qui se regroupaient autour de la revue Hallische Jahrbücher (Annales de Halle) de Theodor Echtermeyer (1805-1844), ou encore et surtout Arnold Ruge (18021880)49. Mais il préserva toujours, pour ce qui concerne le contenu, son esprit d’indépendance, et il adopta très tôt une distance critique par rapport à eux50. Quelles qu’aient été ses réserves théoriques, sa sympathie initiale pour eux ne peut cependant pas être mise en doute. C’est bien en pleine connaissance de cause que Stein choisit de publier dans les Hallische Jahrbücher) puis dans la revue qui leur succéda, les Deutsche Jahrbücher (Annales allemandes) et enfin dans l’autre organe de publication des jeunes hégéliens, la Rheinische Zeitung (Gazette rhénane)51. On ne peut pas non plus considérer comme un hasard le fait qu’il ait demandé à Ruge de l’aider à publier ce qui fut (si l’on exclut sa thèse) son premier livre chez Otto Wigand, à Leipzig52 : un éditeur bien connu, à l’époque, pour ses publications radicales.
18Après son doctorat à Kiel, il eut la possibilité, grâce à une bourse de voyage du roi du Danemark, de passer dix-huit mois à Paris : d’octobre 1841 à mars 184353. Ce séjour parisien élargit son horizon de façon décisive, en lui donnant une dimension européenne. Comme juriste et, sans doute, pour préparer ses perspectives professionnelles, Stein étudia de façon exhaustive les institutions juridiques de la France. Il prépara notamment une substantielle histoire du droit pénal et de la procédure en France, et une autre sur la constitution de la Commune en France54. Lorsqu’on constate que le premier des deux ouvrages compte sept cents pages, on ne peut que souligner, voire admirer, l’étendue de ses études de sources. Même si l’on ne prenait en considération que ses recherches juridiques, aujourd’hui bien moins connues, il faudrait conclure que le travail, accompli en dix-huit mois seulement, fut tout à fait remarquable. Mais Stein n’en resta pas là. À Paris, en plus de ses travaux juridiques, il prépara un autre livre de presque cinq cents pages : son premier grand ouvrage – Le Socialisme et le communisme dans la France d’aujourd’hui. Contribution à l’histoire contemporaine (voir ci-dessus, note 9) –, par lequel il fit connaître en Allemagne la nouvelle pensée sociale française. Pour préparer cette étude magistrale, Stein lut d’abord les œuvres de penseurs comme Saint-Simon et Fourier. Il rencontra certaines des personnalités dirigeantes du mouvement socialiste, ainsi que des journalistes : Victor Considérant (1808-1893), Louis Reybaud (1799-1879), Louis Blanc (1811-1882) et Étienne Cabet (1788-1856)55 ; et il se plongea dans l’étude du développement social et politique de la France, depuis la Révolution de 1789.
19L’ambivalence qui consistait, d’une part, à se rapprocher des jeunes hégéliens sur le plan personnel, mais aussi, d’autre part, à garder ses distances par rapport à leurs idées se manifeste de la façon la plus frappante dans un épisode de sa vie que l’on ne saurait passer sous silence. Alors même qu’il faisait des recherches en France, et comme en liaison avec celles-ci, Stein rédigea pour le gouvernement prussien des rapports sur les radicaux français et les émigrés allemands à Paris56. Prenant connaissance de l’existence de tels rapports, certains voulurent lui coller l’étiquette de Spitzel (ou « mouchard »), à la solde de la Prusse réactionnaire57 ; et il faut reconnaître que le comportement de Stein à cette époque est ambigu : il écrit pour des publications radicales (Annales de Halle, Annales allemandes, Gazette rhénane), mais il rédige en même temps des rapports pour la Prusse, le pouvoir qui représentait des options politiques radicalement opposées. Cependant, lorsque nous regardons de plus près ce que Stein transmit au ministère prussien58, nous constatons que les documents ressemblent davantage, en fait, à des rapports scientifiques qu’à des rapports de police59 ; et ceci doit aussi être pris en compte dans le jugement que nous portons aujourd’hui sur lui : lorsque Stein agite la menace révolutionnaire face au ministère prussien (et c’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre sa stratégie), c’est pour le faire bouger dans le sens de véritables réformes, seules susceptibles, selon lui, d’éviter des secousses plus violentes…
20L’ouvrage sur le socialisme et le communisme en France rendit Stein très vite célèbre en Allemagne – Schmoller parla même d’une renommée européenne60. Il fut complètement réécrit pour la seconde édition augmentée, qui parut en 1848. Et lorsque Stein découvrit qu’une nouvelle rédaction ne suffisait plus – ses réflexions théoriques, mais aussi, sans doute, les événements de 1848 jouèrent là un rôle important –, il fit paraître son étude en 1850, sous la forme d’un nouveau travail, en trois volumes : Histoire du mouvement social en France de 1789 à nos jours (voir ci-dessus, note 2) : c’est la première partie de ce travail qui est présentée ici pour la première fois en français. Dans la première version (de 1842), les recherches de Stein portaient encore très nettement la marque de l’histoire des idées : Stein reprenait de Saint-Simon et de Fourier la critique de la polarisation sociale entre capital et travail, donc du phénomène même qui avait servi de point de départ à ces auteurs dans la construction d’utopies. Mais il transformait aussi cette critique en une science de la société, se servant du processus de réalisation de l’« idée d’égalité » (p. 100) comme d’un principe d’organisation de son exposé. Dans les versions plus tardives du même texte, la question des conditions sociales dans lesquelles certaines conceptions se forment, puis deviennent les idées dominantes d’une époque ou d’un temps apparaît beaucoup plus nettement au premier plan. Pour exprimer cela en une formule, on pourrait dire que Stein opère « un tournant, de l’histoire des idées à l’histoire sociale »61. Mais ce qui demeure comme une constante, dans toutes ces versions du même travail, c’est la façon dont Stein interprète les événements : pour lui, ils recèlent le danger de crises graves, concernant le futur de toute l’Europe – parce qu’il accorde aux développements en France un caractère paradigmatique.
21Après son retour de Paris (en 1843), Stein se fait habiliter à Kiel et donne des cours en sciences politiques, d’abord comme Privatdozent, ensuite comme Professeur a. o. (en 1846)62. Pour ce qui concerne sa vie personnelle, les années qui suivirent son retour de Paris furent particulièrement heureuses63. Sa vie publique, par contre, était alors plutôt mouvementée : à l’époque, dans les deux duchés (Schleswig et Holstein), de nombreux intellectuels – et Stein n’était pas le moindre parmi eux – remettaient en cause la suprématie du Danemark64. Le gouvernement danois permit alors, certes, l’établissement et la tenue de Ständeversammlungen (« Assemblées des états ») du Holstein (en 1835) et du Schleswig (en 1836) : c’était, de sa part, une concession à l’autonomie de ces régions – une bien maigre concession, car les pouvoirs réels de ces assemblées étaient limités. Loin d’apaiser et de satisfaire la volonté d’autonomie des duchés, ces assemblées servirent de tribune à cette volonté, lui permettant de s’exprimer et de se développer. En 1846, Christian VIII, roi du Danemark, publia une « Lettre ouverte » dans laquelle il cherchait à donner un statut unitaire et définitif à toute la succession de l’État danois, y compris les duchés. Réagissant à cette lettre du roi, Stein, qui avait écrit dès 1843 et dans les années suivantes un grand nombre d’articles pour expliquer aux Allemands la situation des duchés65, prit publiquement position dans un pamphlet signé par neuf professeurs de l’université de Kiel66, qui reçurent ensuite un « blâme » (Verweis) du roi. Deux ans plus tard, lorsque les duchés se rebellèrent contre le Danemark, Stein s’engagea à fond en faveur du gouvernement provisoire, qui se battait pour l’autonomie du Schleswig-Holstein ; et ce fut encore lui, Stein, bien choisi parce que fin connaisseur de la France, que le gouvernement provisoire envoya à Paris, pour convaincre la classe politique française de soutenir son mouvement. Dans ce rôle de quasi-ambassadeur, Stein rédigea en français, en quelques jours de juillet 1848, une brochure de 46 pages intitulée La Question du Schleswig-Holstein67. – Il paya très cher ses activités politiques : pour avoir défendu la cause des duchés de Schleswig-Holstein, il perdit son poste d’universitaire lorsque le Danemark rétablit sa domination, comme d’ailleurs plusieurs autres professeurs de l’université de Kiel.
22Pendant les années suivantes, Stein s’efforça d’obtenir un autre poste universitaire, et il trouva des universités prêtes à l’accueillir : Erlangen, Würzburg et Königsberg. Mais, chaque fois, les gouvernements récusèrent le choix des universités. Si la Prusse, en 1841-1842, avait été prête à recevoir des rapports du jeune Stein sur les radicaux à Paris, dix ans plus tard la même personne était en effet devenue bien trop suspecte, comme rebelle, pour qu’on lui donne un poste de professeur. Pour survivre, Stein caressa aussi, dans ces années d’incertitude, l’idée de s’engager dans une carrière de journaliste : une forme d’activité dont il s’était rapproché par de très nombreuses publications d’articles. Enfin, il consacra beaucoup de temps à la rédaction de nombreux et importants travaux scientifiques : il termina ainsi, par exemple, le premier volume de son System der Staatswissenschaft (Système de science politique)68.
23Ce n’est qu’en 1855 que Stein obtint à nouveau la possibilité d’être actif à l’intérieur d’une université. Franz Joseph, l’empereur d’Autriche, le nomma le 22 mars 1855 professeur d’économie politique à l’université de Vienne : une université à laquelle Stein devait rester fidèle pendant 32 ans, donc même après sa retraite en 188569. Stein avait cherché à se tourner vers le sud de l’Allemagne et l’Autriche dès la perte de son poste à Kiel. Après un séjour à Munich, Stein alla à Vienne à la fin de l’été 1854. Il semble que, lors de sa nomination, le soutien de Karl Ludwig von Bruck (1798-1860), ministre autrichien du commerce, puis des finances (1848-1851, 1855-1860), mais aussi celui du ministre Leo Graf Thun-Hohenstein, responsable de l’enseignement (1811-1888), ministre de 1849 à 1860, jouèrent un grand rôle. La protection de ces deux ministres conduit aussi à penser que Stein fut nommé non seulement en raison de ses qualités scientifiques, mais aussi en raison de ses talents et de ses options politiques, comme publiciste70. Nous ne pouvons examiner ici en détail le rôle et l’influence, indubitables, qu’eut Stein comme conseiller et écrivain politique, pendant les longues années qu’il passa au service de l’Autriche, même si ses réflexions sur « l’Europe centrale » sont sans aucun doute d’un grand intérêt71. Toutefois, la signification de ce dernier travail doit être brièvement évoquée, car il importe de corriger l’interprétation, souvent développée de diverses façons, selon laquelle Stein serait toujours resté un étranger en Autriche : il se serait constamment référé, dans ses paroles et ses écrits, au contexte politique prussien72. Que Stein ait été anobli en 1868 par les autorités autrichiennes (voir ci-dessus, note 29) semble, en tout cas, témoigner d’une reconnaissance publique, non seulement pour l’enseignant, mais aussi pour le conseiller, voire l’inspirateur, d’hommes politiques en Autriche.
24Ce sont non pas seulement tous les écrits postérieurs de Stein – en particulier, son Lehrbuch der Volkswirtschaft (Manuel d’économie), 1858, son Lehrbuch der Finanzwissenschaft (Manuel de science financière), 1860, et son ambitieuse Verwaltungslehre (Science de l’administration), 1865-1868 – qui mûrirent en Autriche. C’est aussi à Vienne qu’il acquit beaucoup d’influence, comme professeur de sciences politiques. On sait que même le gouvernement japonais lui envoya ses hauts fonctionnaires et membres honorifiques, comme élèves privés à Vienne (l’expression « shutain môde », c’est-à-dire « pèlerins pour Stein », devint courante dans le Japon de l’époque)73 ; et qu’il put ainsi contribuer, par l’intermédiaire de ces auditeurs, à la modernisation de ce pays plein d’avenir74 : ce fait illustre, mieux que tout autre sans doute, le grand rayonnement international acquis par Stein en Autriche. Dans ce pays, Stein chercha aussi à intervenir pratiquement dans la vie économique en prenant part financièrement à plusieurs entreprises75.
25Un très grand nombre de publications plus courtes, dans des domaines très différents, témoigne de l’érudition encyclopédique de Stein, et de la diversité de ses intérêts : le champ s’étend ici des articles consacrés à l’infrastructure du pays (lignes de chemin de fer, lignes maritimes) à la question des femmes et aux réflexions esthétiques. Il publia même en 1873 un recueil de poèmes, sous le titre Alpenrosen (Roses des Alpes), 1873. Le 20 mai 1890, il put encore fêter le cinquantième anniversaire de l’obtention de son titre de docteur – avant de mourir des suites d’une maladie pulmonaire, dans son domaine de Weidlingau, près de Vienne. Il fut enterré dans le cimetière protestant de Vienne (Matzleinsdorf) ; et l’on érigea un monument à sa mémoire, dans la cour à arcades de l’université de Vienne76. Les travaux scientifiques qu’il laissait derrière lui demeurèrent longtemps oubliés, dans une maison de sa famille, jusqu’à ce que son biographe, Werner Schmidt77, en retrouve les traces, après un véritable travail de détective. Par son intermédiaire, l’héritage de Stein – une bibliothèque de 3000 volumes, ainsi que de nombreux manuscrits et documents – fut transmis en 1972 à la bibliothèque de Kiel78.
26Nous avons déjà mentionné en passant, dans cette partie biographique, certains éléments du développement intellectuel de Stein : nous avons noté qu’il se détourna assez tôt de l’École historique du droit, alors prédominante, pour se tourner vers la philosophie de l’idéalisme allemand et plus particulièrement vers l’hégélianisme, et les jeunes hégéliens : un groupe qui, dans les années trente et quarante, acquit de plus en plus un caractère contestataire, si ce n’est subversif79 et avec lequel, comme nous l’avons vu, Stein entretenait des rapports complexes et parfois ambigus. Nous avons aussi souligné le rôle décisif joué, dans l’élaboration de la théorie de Stein, par les contacts étroits qu’il eut avec différents courants de la pensée française, et avec les réalités en France. Enfin, la signification des longues années passées par Stein à Vienne – presque la moitié de sa vie – a pu être soulignée : c’est à Vienne que le jeune érudit, à la vie jusque-là plutôt turbulente, atteint la maturité de son œuvre. Il reste aussi dans cette ville jusqu’à sa mort. Identifier des périodes distinctes et des étapes dans le développement intellectuel de Stein, vouloir les distinguer de façon stricte les unes des autres, est une entreprise risquée, difficilement convaincante80. Si ses années à Kiel et à Berlin furent sans aucun doute celles pendant lesquelles il se montra le plus réceptif à l’idéalisme allemand, il est par contre difficile de déterminer si et quand cette réception prit fin. Ceux d’entre les interprètes qui croient déceler un changement dans le passage de Stein d’une démarche plus spéculative, adoptée dans sa jeunesse, à la façon bien plus empirique de procéder qu’il manifesta lorsqu’il fut plus âgé semblent en tout cas faire erreur : ils adoptent comme présupposition de leur analyse une façon de caractériser le rapport entre spéculation et empirie qui n’est pas du tout hégélienne, et avec laquelle Stein lui-même n’était certainement pas d’accord (nous revenons sur ce point important par la suite). Même si nous ne disposons pas, aujourd’hui encore, de bonnes études détaillées sur la question du rapport de Stein à Hegel – il serait urgent de se tourner vers ce thème de recherche – nous pouvons tout de même affirmer sans grand risque d’erreur que le Stein adulte, celui de la Verwaltungslehre (Science de l’administration), se réclama encore, de multiples façons et très consciemment, de Hegel. Il est donc possible d’émettre de sérieuses réserves sur la thèse d’une séparation nette entre différentes étapes de développement de la vie de Stein. Mais il est vrai que les défenseurs d’une telle théorie des étapes pourraient fort bien avoir raison sur un point en tout cas : les événements et conséquences de l’année 1848 firent date pour Stein, et dans sa pensée81. Ils suscitèrent des changements décisifs dans sa doctrine. Ainsi, par exemple, c’est là que l’idée d’une séparation claire entre constitution et administration, que nous rencontrons dans le texte traduit ci-après, trouve son origine. (GsB, I, 48 ; ci-après 117)
II. La société et le progrès dans la conscience de la liberté : Stein et Hegel
27Comme nous avons déjà pu souligner dans notre esquisse du développement intellectuel de Stein la signification qu’eut pour lui la pensée de Hegel, le lecteur ne sera pas surpris de lire que, pour nous, le rapport à Hegel se trouve aussi au centre même de la première partie de l’Histoire du mouvement social, traduite ci-après. Dans notre présentation de ce texte, nous pourrons donc nous servir, comme d’un fil conducteur, de l’idée qui se trouve au cœur même de la philosophie hégélienne – celle d’un développement de la liberté, au double sens du terme « développement » : épanouissement de la liberté et de ses conditions, mais aussi meilleure compréhension de celle-ci et de ses critères.
28Jetons d’abord un premier regard sur la genèse de l’ouvrage, très éclairante pour tout ce qui concerne sa signification. Comme nous l’avons déjà noté ci-dessus, l’étude de Stein sur Le Socialisme et le communisme dans la France d’aujourd’hui fut d’abord publiée en 1842, puis en 1848, dans une deuxième édition dont la préface date de septembre 1847. Dans l’ouvrage de 1850, dont la première partie est présentée ici pour la première fois en traduction française, Stein introduit, en partie au moins sous l’impact des événements de 1848, certaines modifications par rapport à sa conception d’origine, qui nous serviront ici d’introduction. Expliquant ces modifications, Felix Gilbert (1936, p. 376) affirmait déjà que Stein se tourne peu à peu « de l’histoire des idées à l’histoire sociale ». On constatera en effet que la première version (de 1842) de son écrit porte encore la marque très nette de l’histoire des idées : Stein reprend de Saint-Simon et de Fourier la critique de la polarisation sociale entre capital et travail – une problématique qu’il a d’ailleurs déjà pu trouver, chez Hegel, dans la « dialectique » de « la société civile »82. Mais il transforme cette problématique en une science de la société. Dans les versions plus tardives du même texte (18471848 et 1849-1850)83, la question des conditions sociales dans lesquelles certaines conceptions se forment, puis deviennent les idées dominantes d’une époque ou d’un temps, apparaît beaucoup plus nettement au premier plan. Voici la façon dont, dans son « Avant-propos » de 1850, Stein lui-même s’exprime sur la relation entre les deux ouvrages :
Je livre ici au public un ouvrage qui ne peut être qualifié de réédition de mon écrit précédent sur le socialisme et communisme. […]
La présentation séparée du socialisme et du communisme est une tâche féconde et qui vaut la peine, à notre époque plus que jamais.
Dans mon écrit précédent, je me suis situé moi aussi à ce niveau. Si gratifiant qu’ait été l’ouvrage, je l’ai pratiquement mis en pièces, pour en faire un nouveau ; le lecteur s’apercevra que peu de chose a survécu à cette refonte.
Ce qu’on prédisait il y a des années est aujourd’hui réalité ; la révolution qui se profilait à l’horizon a éclaté, et personne n’oserait mettre en doute qu’il ne se soit agi d’une révolution sociale. (GsB I, 1 et suiv. ; ci-après 2)
29Le rapport sur les théories de Saint-Simon et de Fourier – que Stein évoque ici lorsqu’il parle de « la présentation séparée du socialisme et du communisme » – constituait le noyau du livre précédent. Il a également sa place dans l’Histoire du mouvement social (GsB II, 133-231, 232-339, plus annexes), mais la valeur des thèses avancées s’est modifiée. Si, en effet, l’idée d’égalité qui s’exprime dans ces doctrines sociales constituait le véritable principe d’organisation de l’écrit antérieur – le « principe de l’égalité » y apparaît comme « base nécessaire pour la parfaite compréhension de tous les mouvements socialistes et communistes »84 –, cette idée abandonne déjà du terrain dans la deuxième édition, et une nouvelle partie théorique, additionnelle, s’y ajoute au début de tout le livre : « La société et le prolétariat ». Dès la deuxième édition de l’étude, la théorie et l’histoire de la société acquièrent ainsi plus d’indépendance par rapport au principe de l’égalité mais, dans le texte plus tardif, l’histoire sociale s’autonomise clairement : le fait que le titre Histoire du mouvement social soit maintenant mis en avant n’est nullement un hasard. Pour Stein, il ne s’agit plus désormais – et en ce sens, il corrige sa position précédente – de l’idée (ou du principe) de l’égalité qui se réalise elle-même, mais bien plutôt des conditions sociales, dans lesquelles cette idée prend tout son sens :
La force véritablement agissante dans la révolution, insiste-t-il ainsi, n’est nullement l’idée d’égalité, mais seulement le bien social inégalement réparti, et […] ce ne sont pas les vérités philosophiques qui font la révolution, mais les classes sociales. (GsB I, 101 ; ci-après 177)
30Comme le montre bien l’addition de la deuxième édition, il y a donc beaucoup à dire en faveur de l’avis de Felix Gilbert, selon lequel Stein se serait peu à peu éloigné de l’histoire des idées pour se rapprocher de l’histoire sociale, ou plutôt, peut-être – pour éviter ici des associations anachroniques – de la saisie du mouvement propre de la société. Cette évolution avait pourtant déjà commencé avant la révolution de 1848. Il est donc exagéré de la rapporter exclusivement à ce que gagna Stein en expérience grâce à la révolution, comme on pourrait l’inférer de bien des formulations de Gilbert. Mais ce chercheur aura à tout le moins indiqué la bonne direction en affirmant que la révolution de 1848 encouragea Stein à poursuivre de façon bien plus résolue le chemin sur lequel il s’était déjà engagé de façon hésitante.
31Accepter la thèse d’un rejet progressif, par Stein, de sa conviction première ne signifie pas pour autant que l’on peut adopter la démarche de ceux qui voulurent voir dans cette évolution la manifestation d’un lent détachement par rapport à Hegel : Stein aurait peu à peu abandonné une conception, héritée de Hegel, selon laquelle l’idée de l’égalité se réaliserait ou s’accomplirait en quelque sorte par elle-même85. S’écartant de la philosophie, il se serait tourné vers l’empirie…86 Mais ce que l’on retrouve au fondement de cette interprétation, ce sont bien souvent des idées liées à la représentation d’un « idéalisme » hégélien, qui serait, en tant que « spéculation », éloigné de toute réalité. On ne rappellera cependant jamais assez que pour Hegel, comme pour Stein, il s’agissait au contraire de trouver et de comprendre l’« idée » dans les réalités politiques et sociales. Ce que les deux auteurs cherchent dans leur interprétation des événements historiques, c’est plutôt l’unité de l’idéel et du matériel87. Contre la thèse d’un détachement progressif de Stein par rapport à Hegel, il faut aussi souligner que, dans son Histoire du mouvement social elle-même, c’est encore et toujours à une idée hégélienne fondamentale que Stein a recours : l’idée hégélienne de liberté. Cette idée sert de principe d’organisation de toute son œuvre.
32Dans la première partie de son ouvrage, traduite ci-après, Stein analyse la société et l’État qui, dit-il, « ne constituent pas seulement […] deux configurations différentes de l’existence humaine, mais […] les deux éléments de vie de toute communauté humaine » (GsB I, 31 ; ci-après 98). Une bonne part des déterminations singulières qu’il rapporte respectivement à l’État, ou à la société, sont empruntées à Hegel ; et sa dépendance par rapport à cet auteur se révèle jusque dans la reprise mot à mot de certaines formulations : ainsi retrouvons-nous chez lui, au début du chapitre sur le point de départ de la non-liberté (GsB I, 46 ; ci-après 115), la phrase célèbre de Hegel sur l’État comme « réalité effective de l’idée éthique » (Wirklichkeit der sittlichen Idee)88 ; et à la fin de la section sur le concept de la société (GsB I, 29 ; ci-après 95), Stein utilise même la caractérisation de « système des besoins » (System der Bedürfnisse) qui constitue chez Hegel, comme on sait, le premier moment de la société civile bourgeoise (PPhD § 189-208). Même si la formulation de l’ensemble du passage est souvent plus libre et plus indépendante, Stein reste très proche de Hegel dans le fond, et d’ailleurs dans l’usage même des concepts. Ainsi, lorsqu’il clarifie le « principe de la société » (GsB I, 40 et suiv. ; ci-après 107 et suiv.), il a recours à des termes proprement hégéliens : ceux de « besoin » (Bedürfnis), de « buts » ou « fins » (Zwecke) des individus, ou encore de « dépendance » (Abhängigkeit) de ceux-ci. Tout au début de la partie consacrée, dans les Principes de la philosophie du droit, à la « société civile » ou « bourgeoise » (bürgerliche Gesellschaft) (§ 182-256), Hegel écrivait :
La personne concrète, qui comme particulière est fin (Zweck) pour soi, en tant qu’elle est une totalité de besoins (Bedürfnisse) et un mélange de nécessité naturelle et d’arbitre, est le premier principe de la société civile (PPhD § 182 ; trad. Kervégan, p. 259),
33précisant encore que « dans son effectuation, [cette] fin égoïste, ainsi conditionnée par l’universalité, fonde un système de dépendance multilatérale (allseitiger Abhängigkeit) » (PPhD § 183 ; Kervégan, p. 260). Ce sont ces idées que Stein reprend clairement, dans la partie sur « Le principe de la société », lorsqu’il écrit (GsB I, 40 et suiv. ; ci-après 107 et suiv.) :
La société procède […] du besoin (Bedürfnis) de la personnalité particulière […]. Or, étant donné que l’individu, avec sa force individuelle, ne dispose que de faibles moyens pour atteindre son but, il lui faut, afin de parvenir pour soi à son épanouissement, recourir à la force d’autres individus, et les utiliser pour ses propres fins (Zwecke). Il est clair que tout individu est d’autant plus riche, plus puissant, plus heureux, que d’autres lui obéissent, le servent et exécutent sa volonté. […] Or, ce service présuppose une dépendance (Abhängigkeit).
34C’est encore Hegel que Stein reprend lorsque, tout à fait dans le sens de cet auteur, il détermine la liberté comme « le principe de l’État » (Prinzip des Staats : GsB I, 66 ; ci-après 138). Non seulement Stein considère constamment l’État et la société en rapport à et comme condition de la liberté, mais il est aussi en mesure de tenir compte de ce qui se passa pendant les vingt années qui séparent la publication de son Histoire de la mort de Hegel ; et son originalité se révèle enfin dans la façon dont sa science de la société comprend en elle une histoire de la société.
35Tout cela nous aide à comprendre ce qui est peut-être le point le plus original dans la théorie de Stein : la jonction qu’il effectue entre « État de droit » et « État social », lorsqu’il affirme que la réalisation de la liberté, à laquelle aspire l’« État de droit », est certes possible formellement, mais dépend tout de même, en fin de compte, de présupposés sociaux. Pour permettre au lecteur d’apprécier ce point, rappelons ici que la notion d’« État de droit » (der Rechtsstaat) présuppose et évoque, en Allemagne, toute une tradition89. Cette tradition s’enracine dans des principes établis, dans les années 1780 et 1790, par Kant90 – qui lui-même, d’ailleurs, n’utilisa pas encore le terme91. Mais c’est dans le premier libéralisme allemand, chez C. Th. Welcker (1790-1869) et surtout chez Robert von Mohl (1799-1875), qu’elle se développe plus largement92. Pour ce qui concerne Kant lui-même, il est bien possible d’affirmer que tous les grands thèmes de sa pensée politique – l’opposition de la république au despotisme ; l’égalité et l’autonomie ; le rapport à la Révolution française ; la loi et le droit ; la souveraineté et la séparation des pouvoirs – sont intimement liés à ce pour quoi sera forgé, peu de temps après, le concept de Rechtsstaat. Les libéraux, comme Mohl, cherchèrent ensuite à élaborer et à utiliser un concept de Rechtsstaat susceptible, selon la formulation de Jacques Chevallier, de « protéger les libertés individuelles – à travers l’affirmation de la suprématie de la loi, à la formation de laquelle les citoyens participent par l’élection du Parlement (l’État de droit étant associé à l’idée de représentation nationale (Volksvertretung) et de parlementarisme) »93. Avant que les événements de 1848-1849 anéantissent les grands espoirs libéraux, nous trouvons ainsi deux mots clés au centre de la conception allemande d’un État de droit : la demande d’une « constitution » (Verfassung), et celle d’une « représentation » (Volksvertretung). Après 1848-1849, c’est une conception de l’État de droit bien plus limitée, formalisée et dépolitisée qui devient dominante : l’État de droit se réduit alors à des règles de procédures destinées à assurer la protection juridique de l’individu face à d’autres individus et, surtout, face à l’administration. Cette conception plus tardive, associée à l’œuvre de Friedrich Julius Stahl (1802-1861), peut être considérée comme l’expression, et un indice, de la résignation politique de toute une génération94. Stein lui-même fait partie, en un sens, des deux courants distingués ci-dessus. Il participe lui aussi, certes, au débat sur l’État de droit qui se développa en Allemagne après 1848-184995. Mais sa conception de l’État, qui conduit à exiger une constitution, met déjà elle-même en évidence son affinité avec le premier courant. Sa réussite consista surtout à surmonter cette dichotomie entre l’un et l’autre, grâce à une réflexion originale sur les fondements sociaux de l’État de droit, et sur son évolution.
36Avant de présenter cette réflexion, il nous faut cependant évoquer à nouveau Hegel – car c’est déjà dans la pensée de Hegel lui-même que l’on peut trouver la saisie du rapport qui existe entre le développement social et l’évolution de l’État de droit. Contre les vieux préjugés d’un étatisme monolithique et écrasant de Hegel, on ne saurait trop souligner en effet que le projet politique hégélien d’une Aufhebung – d’une « sursomption », ou suppression dans la conservation – de la « société civile » dans un État de raison, ou rationnel (PPhD § 257 et suiv.), se fonde non pas sur le refus d’accorder une autonomie propre à la « société civile », mais bien plutôt sur la reconnaissance de la distinction nécessaire entre « société civile » et État. Si, selon Hegel, l’indépendance de la « société civile » doit être reconnue, c’est parce que c’est la société civile – et non pas l’État au sens classique du terme – qui permet de réaliser l’idée moderne de liberté, comme liberté subjective : parce que la société civile permet l’épanouissement et la croissance d’une économie moderne, elle permet en effet aux hommes de se libérer pratiquement du joug de la nature : en ce sens, Hegel souligne le moment de « libération » inhérent, à l’époque moderne, au travail des hommes. Ici, écrit-il, « la stricte nécessité naturelle […] passe au second plan ». Mais la société civile se trouve aussi au fondement de l’idée révolutionnaire de liberté pour tous : elle seule est susceptible de garantir la juridiction civile, l’« administration de la justice » (Rechtspflege) qui accorde à tous les hommes et, en vérité, à l’homme comme tel, liberté et capacité juridique. Telle est la raison pour laquelle Hegel dit de l’individu libre qu’il est « fils de la société civile » (PPhD § 238, 249). On ne saurait exagérer l’importance des phrases par lesquelles il souligne ce dernier acquis :
C’est grâce à la culture (Bildung), à la pensée comme conscience de l’individu sous la forme de l’universel, que je suis conçu comme personne universelle, notion dans laquelle tous sont identiques. L’homme vaut (comme personne) parce qu’il est un homme et non parce qu’il est juif, catholique, protestant, allemand, italien, etc. (PPhD § 209, 230)
37La montée en puissance de la « société civile » permet donc d’élever tous les « bourgeois » au statut de citoyens libres et égaux en droits96.
38Cette conception hégélienne contient déjà, in nuce, la thèse d’une relation entre le développement social et l’évolution de l’État de droit – et ce fut Stein, justement, qui l’élabora et qui la défendit, dans les grands débats du XIXe siècle sur l’« État de droit ». Stein met en effet l’accent sur la relation qui existe entre le développement social et l’évolution de l’État de droit : il le fait à de multiples reprises et dans bien des écrits, tout particulièrement dans un passage célèbre de son Histoire du mouvement social, dans lequel il insiste très éloquemment sur le fait que
le principe de l’État est la liberté […], le développement le plus parfait possible de toute personnalité singulière jusqu’à son accomplissement individuel. […] Mais le concept de liberté est un concept abstrait. La liberté ne devient réelle que chez celui qui en possède aussi les conditions, les biens matériels et spirituels présupposés par l’autodétermination. (GsB III, 104)
39Stein élucide ce rapport de façon plus détaillée dans des passages précédant celui-ci. L’État, écrit-il, tout à fait dans l’esprit de Hegel, est « d’après son essence la plus intime […] libre » (seinem innersten Wesen nach frei), si bien qu’il est impossible à l’« idée pure de l’État » de permettre que naisse la non-liberté : « L’idée pure de l’État n’offre pas de faille à partir de laquelle la non-liberté pût se développer » (GsB I, 66 ; ci-après 138). Mais comme il ne s’agit d’abord, avec l’« État », que d’un « pur concept » ou d’une « idée pure », l’existence de la « liberté étatique » (GsB, I, 37 ; ci-après 104) n’est d’abord qu’abstraite97. Cette idée abstraite doit se réaliser ou, en d’autres termes : « Le principe de l’État requiert par conséquent une constitution pour tous et la liberté pour l’individu. » (GsB I, 37 ; ci-après 104) Mais l’idée de l’État n’acquiert une réalité que grâce aux individus, qui en constituent les organes.
Or, ces individus réels sont tous immergés eux-mêmes dans la société, et c’est cette société qui domine leur situation individuelle. Dans la mesure, donc, où l’État doit remettre à l’individu la détermination de sa volonté et l’exécution de ses résolutions, la vie de la société sera nécessairement et inévitablement intégrée dans la vie de l’État ; […] il s’ensuit que l’État est impuissant à occuper une position à l’extérieur de la société ; il n’est de ce fait pas moins impuissant à se soustraire aux éléments qui, dans cette société, décident de l’ordre de la communauté98.
40Le principe de liberté qu’implique l’État dans l’abstrait dépend, pour sa concrétisation réelle, de conditions sociales : la société, comme Stein le souligne explicitement, devient « la véritable source de toute liberté et de toute non-liberté » (GsB I, 52 ; ci-après 121). C’est de tout cela que provient la nécessité, chez lui, de s’engager dans une analyse de la société moderne.
41Dans son Histoire du mouvement social, comme dans son Système de la science politique99, Stein explique, en prenant l’exemple de la France, qu’il est devenu impossible de rendre compte des réalités gouvernementales et constitutionnelles du monde moderne (après 1789) par le moyen d’une analyse strictement politique. Afin de comprendre et d’expliquer ces données, il est désormais indispensable d’examiner les réalités sociales du travail et de l’économie, qui poussèrent d’abord à la révolution pour, ensuite, être définitivement libérées par celle-ci. Il s’avère donc que la science de la société que Stein entend élaborer devra nécessairement comprendre en elle une histoire de la société. L’histoire de la société industrielle révèle à Stein un antagonisme, qu’il décrit sans ménagement aucun, entre les possesseurs de capitaux et les prolétaires. Le capital, qui par son essence même recherche le profit, ne peut que pousser à la rétribution la plus faible possible du travail. Il devient impossible au travailleur, dans ces conditions, d’acquérir un capital ; et cela conduit à une pérennisation du statu quo pour ce qui concerne les rapports de propriété :
Celui qui ne possède pas de capital ne peut accéder au capital. Ainsi, les classes possédante et non-possédante se transforment en états possédant et non-possédant ; possession et absence de possession s’invétèrent dans les générations, et l’ordre de la société se fige et se clôt sur lui-même. (GsB I, 109 ; ci-après 185 et suiv.)
42Pour Stein, cette entrave à la mobilité sociale suscitée par l’appartenance à des « états » se ramène à la perte, pour l’individu, de la liberté de développer sa personnalité. La société qui, selon son principe, est libre, puisque fondée sur la propriété privée, dégénère ainsi en un système de dépendance et de non-liberté. Bien qu’établi à partir de l’expérience acquise dans l’étude de l’histoire française, ce diagnostic vaut, selon Stein, pour la société industrielle moderne comme telle : la liberté est en premier lieu fonction de l’émancipation sociale, et non politique (GsB I, 81 ; ci-après 154).
43Dans la deuxième partie de son ouvrage, Stein poursuit la description de la situation des classes non-possédantes, qui empire, allant jusqu’à la misère de masse ; ce qui résulte, comme une « conséquence inévitable » (GsB II, 74), des innovations technologiques et des crises commerciales. Suivant sur ce point Hegel, Stein va bien au-delà des simples impressions, et des statistiques, qu’offrait la littérature contemporaine sur le paupérisme : en premier lieu, la pauvreté, ou la misère, ne sont plus considérées comme une exception marginale, mais bien plutôt comme « l’inévitable compagne, et le mal constant ou pérennisant de la société industrielle » (GsB II, 76). Stein aperçoit aussi, en second lieu, le corrélat de la pauvreté qui dépasse les conditions matérielles : la production soumise à la division du travail, et ses conséquences « aliénantes ».
Le travailleur industriel perd […] une vision libre de l’ensemble de l’activité, dont il ne constitue plus qu’un membre presque sans volonté. Il perd, en même temps que cette vision, la possibilité de comprendre et de diriger une véritable entreprise, composée d’éléments multiples. Sa capacité mentale de travail est brisée dans son élan, et il lui est ainsi ôté, précisément par ce dont il doit faire son gagne-pain, la présupposition nécessaire à toute acquisition d’un capital. (GsB II, 79)
44Dans la partie présentée ici, Stein montre que, dans les développements les plus récents de l’histoire de France, l’antagonisme du capital et du travail s’est poursuivi jusque dans la sphère, jusque-là autonome, de l’État : « La dernière révolution […] a précipité l’État dans la lutte entre les deux pôles de la société » (GsB I, 5 ; ci-après 70). La classe socialement dominante des possesseurs de capital « s’empare réellement du pouvoir d’État », pour le faire servir à son propre intérêt (GsB I, 50 ; ci-après 120) – mais la classe non-possédante proclame déjà sa prétention au pouvoir. Le pronostic que Stein considère comme réaliste est celui d’une révolution du prolétariat, dont le but essentiel serait la négation de la propriété privée. Mais – et c’est là que se situe le but de sa recherche – il espère pouvoir éviter cette révolution, par la critique scientifique : vue à la lumière de celle-ci, une telle révolution ne ferait que renverser le rapport entre dominants et dominés, tout en éternisant la non-liberté.
Cette classe a elle aussi son intérêt bien à elle, qui englobe la vie entière de la société. Elle utilisera par conséquent le pouvoir d’État dans l’intérêt particulier de sa position sociale propre ; elle y subordonnera grâce au pouvoir d’État tous les autres intérêts et tâches […]. En excluant de la sorte la moitié de la communauté […] elle rend l’État et la société non-libres. La non-liberté n’est pas moins présente là où le travail domine le capital, que là où le capital domine le travail. Le triomphe du prolétariat est le triomphe de la non-liberté, alors qu’il devrait signifier le triomphe de la liberté. (GsB I, 127 ; ci-après 206 et suiv.)
45Stein développe ensuite une apologie de principe, teintée d’hégélianisme, de la propriété privée. Il met l’accent sur l’« identité intime de la possession libre et de la liberté de la personnalité » et il déclare que l’idée de liberté « n’obtient sa réalité que par cette indépendance de la vie matérielle, que l’on obtient grâce à la possession »100. C’est dans l’argumentation de Stein en faveur de la propriété privée que sa proximité avec Hegel est la plus grande. Mais c’est aussi ici que se trouve l’une des lignes de partage les plus importantes entre sa pensée et celle de Karl Marx.
46Comment, pourtant, peut-on sortir d’une situation dans laquelle « l’ordre social domine et conditionne la liberté » (GsB, I, 83 ; ci-après 157), ce qui prive une grande partie de la population de l’accès effectif à l’État de droit ? La plupart du temps, dit Stein, on a cherché des solutions politiques : « On cherche à aider la classe inférieure par la liberté étatique. » (GsB I, 82 ; ci-après 155) Ce à quoi il fait précisément allusion ici, c’est à l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit : l’égalité devant la loi. « L’État commencera donc d’abord, afin de remédier à la dépendance de la classe inférieure, par proclamer dans la constitution, à titre de principe juridique suprême, l’égalité du droit public (Gleichheit des öffentlichen Rechts). »101 Mais, selon Stein, cela ne peut suffire. Cette réponse semble même être plus mauvaise encore, pour lui, que la simple absence de solution : « Ce faisant, on commence par la conséquence avant de s’être assuré du fondement ; on veut quelque chose d’impossible, d’intenable. » (GsB I, 82 ; ci-après 155 et suiv.) La liberté politique n’est que formelle, et ne peut pas être assurée, si l’on ne procure pas à la classe inférieure l’« indépendance sociale ». Il est donc nécessaire d’apporter un complément matériel à ce que l’État a de formel : il faut « élever les classes inférieures » ou, en d’autres termes, supprimer leur dépendance. De cette « élévation des classes inférieures » (die Hebung der niederen Klassen) (GsB I, 48 ; ci-après 117), Stein fait l’« objet essentiel » de l’activité de l’administration. Ce projet, ainsi que l’usage des mots heben et Hebung eux-mêmes, n’est pas sans rappeler la philosophie de Hegel, dans laquelle le terme d’Aufhebung et le verbe correspondant aufheben avaient un sens propre, technique. Hegel, en effet, joua sur le triple sens que ces termes peuvent avoir en allemand : Aufhebung peut avoir un sens négatif, dérivé du latin negare, et désigner la « négation » ou la « suppression » d’un phénomène. Le terme peut cependant aussi signifier, en même temps, la « préservation » ou « conservation » (de : conservare). Enfin, il peut exprimer l’élévation (de : levare) à un niveau supérieur. Lorsque, dans les Principes de la philosophie du droit, Hegel étudie le passage de la « famille » (dont il traite dans les paragraphes 151-181102), d’abord à la « société civile » (bürgerliche Gesellschaft) (§ 182-256), puis à l’« État » (Staat) (§ 257 et suiv.), il utilise intentionnellement la polyvalence du terme Aufhebung. L’étape antérieure est chaque fois non pas seulement supprimée, mais conservée dans sa valeur propre, tout en étant profondément modifiée, dans la mesure où l’aspect isolé devient partie intégrante d’un ensemble plus englobant, plus vaste. C’est ainsi par l’Aufhebung, ou « élévation », que Hegel entend remédier aux problèmes soulevés par les deux premiers moments que constituent la « famille » et la « société civile ». Certes, ni l’une ni l’autre ne représentent le point final du développement. Ces deux éléments doivent encore être complétés par d’autres. Mais même là où l’évolution dépasse en fin de compte ces premiers éléments, ce sont précisément eux qu’elle prend pour base. C’est en ce sens que Hegel fait de la « famille » la première « racine éthique de l’État »103.
47Stein reprend ce défi : il veut lui aussi réaliser une Aufhebung de la société civile dans l’État. Il insiste sur la nécessité de fournir les conditions nécessaires à toute indépendance sociale, à savoir l’acquisition des biens matériels et spirituels (die materiellen und geistigen Güter ; GsB III, 104), en d’autres termes, propriété (ou possessions) et culture (Besitz und Bildung). De ceci, dit-il, il « s’ensuit que la véritable histoire de la société, et partant, celle de la liberté et celle de l’ordre étatique, consiste essentiellement dans la répartition et le développement de ces biens sociaux dans la classe inférieure ». (GsB I, 83 et suiv. ; ciaprès 157)
48Si, pourtant, les antagonismes dans la société ont fait de l’État un État de classes, quel pourra être le support et le garant des mesures assurant à tous possessions et culture ? Quel pourrait être, en d’autres termes, le support d’un pouvoir d’État autonome ? La solution démocratique qui aurait consisté à faire du peuple le seul support de la constitution ne pouvait satisfaire Stein : il pensait qu’une telle solution conduirait à la reprise pure et simple, au niveau de l’État, de la polarisation sociale – celle-là même qu’il s’agissait de surmonter. Ainsi notre auteur en vint-il à développer la conception d’une « monarchie de réforme sociale » (Königtum der sozialen Reform) (GsB III, 41) ou, pour exprimer ceci de façon plus brève, d’une monarchie sociale104. Considérée du point de vue du droit constitutionnel, cette conception semble être une reprise de la théorie du « pouvoir neutre », formulée par Benjamin Constant105 : lorsque Stein entreprend de caractériser la monarchie de Juillet (GsB II, 51), il constate ainsi qu’elle n’a pas réussi à incarner complètement « le “pouvoir neutre” (neutrale Gewalt) dont parlait Benjamin Constant ». Elle devrait pourtant, dit-il, s’ériger en arbitre, comme ce « pouvoir neutre », au-dessus du pluralisme des intérêts. Elle devrait utiliser la position propre qu’elle occupe constitutionnellement pour harmoniser toutes les tensions qui, en son absence, auraient pu avoir des conséquences destructrices pour la communauté humaine, et fatales à la survie de la monarchie elle-même. Stein pensait que la royauté était confrontée non pas seulement à une société déchirée entre possédants et non-possédants, mais aussi à une classe possédante, donc socialement dominante, qui cherchait aussi à conquérir le pouvoir politique ou, en d’autres termes, à vaincre et à chasser la royauté. Il ne lui serait donc resté qu’une seule issue : se placer du côté des défavorisés, et s’en faire des alliés106.
La monarchie […] doit prendre parti, contre la volonté et la tendance naturelle de la classe dominante, pour la suppression (l’élévation : die Hebung) de la classe la plus basse, celle qui fut jusqu’à aujourd’hui socialement et politiquement soumise ; et il lui faut employer en ce sens le pouvoir politique suprême qui lui a été confié. […] Pour maintenir son autonomie et sa haute position, la monarchie n’a qu’une seule issue qui soit certaine : se placer, au nom du bien-être populaire et de la liberté, en tête de la réforme sociale, avec toute la circonspection, la dignité et la force qui conviennent au pouvoir suprême dans l’État. Une monarchie qui n’aura pas le grand courage moral de devenir une monarchie de réforme sociale se transformera dans l’avenir soit en une ombre vide, soit en un despotisme – si elle ne disparaît pas dans une république. (GsB III, 38 et 41)
49Pour pouvoir remplir ce rôle historique, la monarchie sociale peut et doit s’appuyer sur une administration de fonctionnaires éclairés : on comprend ainsi pourquoi Stein se battit si longtemps pour une conception scientifique, une « science », de l’administration. On voit donc que si, sur le plan constitutionnel, la conception que se faisait Stein d’une monarchie sociale s’inspirait des idées de Benjamin Constant, ce fut aussi la Prusse des grandes réformes qui lui montra, au moins par certaines de ses aspirations et promesses, un modèle réel. Lorsqu’inversement, une quinzaine d’années plus tard, Bismarck et son conseiller pour la politique sociale, Hermann Wagener (1815-1889), cherchèrent à créer de nouveaux liens entre le Roi et son peuple, voire même à accorder à la royauté le rôle d’un défenseur des pauvres, ils se tournèrent vers les œuvres de Stein, pour y trouver de l’inspiration107.
50Le plaidoyer de Stein pour une monarchie sociale a souvent été considéré dans le passé comme une apologie classique de la royauté et de sa légitimité – voire même de la Restauration. Parce que Stein, se réclamant de ses projets de réforme, recommandait à la classe ouvrière non-possédante de s’armer de patience et d’attendre avec espoir l’aide du Roi, il fut souvent représenté – par les « jeunes hégéliens », ses contemporains, mais aussi par des chercheurs au XXe siècle108 – comme un idéologue conservateur, qui se servirait en quelque sorte de corrections cosmétiques de la réalité sociale pour stabiliser en fin de compte les rapports de domination existants. Il serait plus approprié de voir dans sa conception d’une monarchie de la réforme sociale une toute nouvelle légitimation de la monarchie, dont l’existence et la survie ne sont justifiées que si elle agit en faveur des défavorisés, si elle prend le chemin des réformes. La ligne d’interprétation qui ne voit en Stein que l’idéologue conservateur néglige, ou reste aveugle, à toutes les modifications réelles du statu quo demandées par Stein dans son programme de réformes. Il n’est permis de classer la position de Stein comme une position conservatrice que lorsqu’on reconnaît en même temps la limite posée à son « conservatisme » par l’aspiration à l’émancipation sociale des défavorisés qui fut toujours la sienne, et en laquelle on peut voir une anticipation de l’État social moderne109.
51Mais comment donc Stein entend-il « permettre à la classe inférieure l’acquisition des biens matériels et spirituels » ? Pour ce qui concerne la répartition des premiers, le grand économiste que fut aussi Stein développa, sur les impôts, une doctrine fort subtile : celle-ci conduisait, certes, à une certaine redistribution des richesses, en évitant toutefois toute forme de collectivisme : les impôts ne toucheraient pas à la possession, ils se limiteraient aux revenus110. L’acquisition des biens dits « spirituels » était cependant, pour lui, bien plus fondamentale encore : ce que Stein avait là en vue, c’était la culture – ou Bildung – de l’individu. Le point est fortement souligné, par exemple dans le passage suivant :
De même que l’esprit domine la matière, de même la culture est-elle la première présupposition absolue de la domination d’une classe sociale. C’est par conséquent de l’acquisition de la culture que dépend prioritairement l’élévation de la classe dépendante (die Erhebung der abhängigen Klasse). (GsB I, 85 ; ci-après 158 et suiv.)
52Ce sont les modestes origines de Stein qui, ici, se font sentir : dans sa jeunesse, Stein lui-même avait séjourné dans un hospice pour les pauvres, et ce ne fut que grâce à ses succès académiques ou universitaires qu’il obtint des autorités autrichiennes un titre de noblesse (le von Stein). Sur ce point très proche de l’idéal kantien, Stein prône fièrement l’autonomie : il souligne que l’aspiration à la culture relève de la responsabilité de chacun – sans nier pour autant le devoir de l’État. Le fait que, dans son chef-d’œuvre ultérieur, sa grande Science de l’administration, Stein ait consacré trois volumes entiers (sur les dix volumes que compte la deuxième édition) à l’éducation et au système éducatif111 ne relève donc nullement du hasard. Stein entre là dans tous les détails, ne s’épargne aucun détour. Mais tous ces détails empiriques, toute cette analyse historique et systématique, tous ces efforts sont entrepris dans un esprit philosophique, car Stein – redisons-le à nouveau, en conclusion – n’hésite pas à commencer par « le concept » de Bildung. Stein n’attend pas moins, en effet, de l’État, qui doit prendre grand soin du système éducatif, n’épargner aucun effort et garantir à tous l’égalité des chances en ce domaine : « Le souci de la culture est pour cette raison l’éternel signe distinctif des peuples libres. » (GsB I, 86 ; ci-après 160)
Notes de bas de page
1 H. Marcuse, Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale [éd. anglaise : 1941], 1968, p. 421. On trouvera dans la bibliographie en fin de volume les références complètes des ouvrages mentionnés dans les notes sous forme abrégée.
2 L. Stein, Geschichte der sozialen Bewegung in Frankreich, von 1789 bis auf unsere Tage, 1850 ; cité par la suite d’après l’édition de G. Salomon, 1921, réimpression 1959, sous le sigle GsB – la traduction française que nous citons est celle de M. Béghin ci-après. K. Mengelberg publia une traduction américaine de ce texte en 1964. Ces éditions précédentes nous furent fort utiles dans la préparation de notre propre introduction – même si nous ne sommes pas d’accord avec certaines implications, ou conclusions, de leurs analyses.
3 F. Mehring, « Stein, Hess und Marx », 1897, p. 380. L’étiquette de « compilateur », attachée à Stein, remonte à M. Hess, 1843, p. 74-97, ici p. 84, mais ne devient courante qu’avec le verdict de Mehring.
4 Comme l’avaient d’ailleurs déjà fait, avant lui, G. Salomon, l’éditeur de Stein en 1921 (GsB I, xiii), et F. Oppenheimer, 1922, p. 891 et 893.
5 L. Stein, Die Verwaltungslehre (La Science de l’administration) ; 2e édition en 10 vol., 1869-1884 ; réimpression 1975.
6 GsB I, 48 ; trad. fr. ci-après 117 : « L’État commencera donc d’abord […] par proclamer dans la constitution [c’est moi qui souligne], à titre de principe juridique suprême, l’égalité du droit public (Gleichheit des öffentlichen Rechts) ; dans l’administration [c’est moi qui souligne], il fera de l’élévation des classes inférieures (Hebung der niederen Klassen) l’objet essentiel de son activité. »
7 Pour reprendre ici le titre évocateur d’un ouvrage récent, Die Geburt des Sozialstaats aus dem Geist des Deutschen Idealismus (La Naissance de l’État social, à partir de l’esprit de l’idéalisme allemand), par S. Koslowski, 1989.
8 Formulée de façon succincte, cette interprétation se trouve dans la description faite de Stein par L. Gumplowicz : Stein aurait été « un réaliste, s’avançant drapé dans l’ample manteau de l’idéalisme », 1881, p. 151. Elle est déjà sous-jacente à l’image, presque identique, utilisée par G. Schmoller, 1867, p. 262 : « La méthode de la philosophie spéculative semble être pour lui [pour Stein] le seul habit correct. » Certains interprètes (par exemple G. Salomon, dans sa présentation de GsB XLII) attribuent d’ailleurs aussi la même lecture à Marx. Parmi ceux qui reprirent cette image se trouvent encore H. Freyer, 1931, p. 69, et C. Schmitt, 1940, p. 644.
9 L. Stein, Der Socialismus und Communismus des heutigen Frankreichs. Ein Beitrag zur Zeitgeschichte (Le Socialisme et le communisme dans la France d’aujourd’hui. Contribution à l’histoire contemporaine), 1842.
10 Voir les bibliographies détaillées de M. Munding, 1978, et B. Richter, 1970, ainsi que celle de W. Klutentreter, 1967, p. 222 pour ce qui concerne les contributions de Stein à la Gazette rhénane.
11 Par exemple, L. Reybaud, 1840.
12 Sur ce point, on lira encore avec profit le chapitre de H. -O. Sieburg sur « La discussion sur le socialisme transférée de la France à l’Allemagne, dans la doctrine sociale de Lorenz von Stein », 2 e éd. 1958, p. 166-175.
13 On consultera, en plus de ses nombreux articles, Die Municipalverfassung Frankreichs, 1843 (trad. fr. : De la constitution de la Commune en France, Bruxelles, 1859 ; 2 e éd. 1864), et Die Geschichte des französischen Strafrechts und des Processes (Histoire du droit pénal français et de la procédure), 1846 ; 2 e éd. 1875.
14 Sur Gans, voir notre présentation dans Edouard Gans : Chroniques françaises. Un hégélien juif à Paris, 1825, 1830, 1835 ; trad. par M. Bienenstock ; présentation, notes et bibliographie par N. Waszek, Paris, Cerf, 1993.
15 Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland, du 23 mai 1949, Stuttgart, Reclam, 1985, p. 28. Voir H. F. Zacher, Das soziale Staatsziel (Le But social de l’État), 1987, p. 1045-1111. En français, on pourra consulter A. Bleckmann : « L’État de droit dans la constitution de la République fédérale d’Allemagne », 1982, p. 5-28 ; M. Fromont : « République fédérale d’Allemagne. L’État de droit », 1989, p. 1203-1226.
16 Carlo Schmid ne fut peut-être pas le premier à proposer la formule « État de droit social » (sozialer Rechtsstaat), dans la discussion précédant l’adoption de cette « loi constitutionnelle », ou Grundgesetz, comme certains l’ont affirmé – comparer avec Ch. F. Menger, 1953, p. 3 et suiv., avec les recherches récentes d’O. Duchatelle 1999, p. 113-137, ici p. 114. Mais il fut en tout cas un des principaux artisans de la Loi fondamentale et il rédigea l’article sur Stein dans une encyclopédie importante, 1957, p. 318-330. Duchatelle souligna aussi l’influence de l’œuvre de Stein sur la conception par Schmid d’un État social, p. 127.
17 Voir E. Forsthoff, « Begriff und Wesen des sozialen Rechtsstaates (Concept et essence de l’État de droit social) », 1954, p. 13.
18 On trouve dans les travaux de Böckenförde de nombreuses analyses de Stein. Mais le plus important d’entre eux, celui dans lequel il fit un vrai travail de pionnier, est l’article intitulé « Lorenz von Stein, théoricien du mouvement de l’État et de la société vers l’État social » [éd. allemande : 1963], dans son livre Le Droit, l’État et la constitution démocratique, éd. O. Jouanjan, 2000, p. 148-175.
19 K. -H. Kästner, « Von der sozialen Frage über den sozialen Staat zum Sozialstaat (De la question sociale à l’État social, par la voie de l’État du social) », dans Staat und Gesellschaft. Studien über Lorenz von Stein (État et Société. Études sur Lorenz von Stein), éd. Roman Schnur, 1978, p. 381-402.
20 E. -W. Böckenförde, Le Droit, l’État et la constitution démocratique, 2000, p. 195.
21 Stein est très explicite à ce sujet dans la suite de son introduction (GsB I, 133 et suiv. ; ci-après 214). Certes, dit-il, « on peut et on doit venir en aide à la pauvreté ». Mais l’essentiel n’est pas là, car la « suppression de la pauvreté », même si elle pouvait être obtenue, ne nous conduirait pas encore à la réalisation de la liberté. Même « sans pauvreté », insiste Stein, « il peut y avoir un prolétariat » – une classe sans indépendance sociale et donc sans liberté politique accomplie. Voir à ce sujet l’article de J. Freund, 1978, p. 139 et suiv.
22 Lorsque Edouard Gans (voir n. 14 ci-dessus), le disciple et l’éditeur de Hegel, écrit dans la préface à la deuxième édition des Principes de la philosophie du droit, 1833, p. x, que « l’œuvre entière est édifiée en un seul métal, celui de la liberté », il exprime fort bien, au nom de son maître, la même préoccupation.
23 Jusqu’à présent, le lecteur francophone n’avait à sa disposition que quelques textes courts de Stein, notamment : a) le pamphlet La Question du Schleswig-Holstein, 1848, rédigé en français et destiné à convaincre les députés français de se déclarer en faveur de la révolte des deux duchés contre la domination danoise ; b) De la constitution de la Commune en France, 1859 (voir n. 13) ; c) quelques articles, rédigés en français.
24 Sont néanmoins disponibles en français, outre Marcuse (voir n. 1), les articles de Koselleck, 1965, trad. fr., 1990, et de Böckenförde, 1963, trad. fr., 2000.
25 Parmi les études françaises, citons, dans l’ordre chronologique : G. Gurvitch, 1932 ; M. Thomann, 1963 ; C. Rihs, 1969 ; R. Hörburger, 1973 et 1974 ; J. Freund, 1978 ; J. -F. Kervégan, 2000 ; N. Waszek, 2001.
26 La plupart des œuvres majeures de Stein sont à nouveau disponibles, ne serait-ce que sous la forme de réimpressions. Parmi les livres récents sur Stein, signalons : H. Taschke, 1985 ; C. Quesel, 1989 ; S. Koslowski, 1989 – tous trois présentés par N. Waszek, 1996, p. 378-384 –, et K. H. Fischer, 1990.
27 La traduction a été réalisée à partir de l’édition moderne du texte, établie par G. Salomon, 1921, qui contribua dans une large mesure au renouveau d’intérêt pour l’ouvrage de Stein.
28 La source d’information la plus complète sur la vie de Stein reste la biographie de W. Schmidt, Lorenz von Stein, 1956. On notera cependant que de nombreux détails ne furent clarifiés qu’après cette publication.
29 Voir C. von Wurzbach, 1879, p. 38 : « Par décret du Cabinet, en date du 14 août 1968, lui fut décerné l’ordre de la Couronne d’acier de troisième classe (Orden der eisernen Krone dritter Classe), suite auquel, par un diplôme en date du 8 novembre de la même année, eut lieu son élévation à la noblesse héréditaire. »
30 Selon G. Salomon (GsB I, vi), Stein s’inspira des armes de la famille von Wasmer lorsqu’il créa son propre blason, en 1868. Voir, pour la description héraldique, l’article de C. von Wurzbach, 1879, p. 40.
31 D’où savons-nous que Stein fut si riche ? – En 1879 il perdit, dans un investissement malheureux, 391000 florins autrichiens. Selon un calcul effectué par H. Taschke, 1985, p. 16, cette somme correspondait, en 1981 ( !), à 4300000 DM.
32 Certains espèrent même trouver, dans l’étude des origines et du développement de Stein, des clés pour une meilleure compréhension de son œuvre. Voir D. Blasius et E. Pankoke, 1977, p. 182.
33 Créée à Copenhague en 1765 par Frédéric V (roi du Danemark de 1746 à 1766), et nommée d’après son héritier, Christian VII (1766-1808), cette institution, qui s’occupa de près de 400 pauvres, parmi lesquels des invalides de l’armée, des veuves et des orphelins des militaires, fut déplacée à Eckernförde en 1785 et réorganisée en 1820, juste avant l’arrivée de Lorenz Stein.
34 Voir W. Schmidt, Lorenz von Stein, 1956, p. 17.
35 Voir le « curriculum vitae », que Lorenz Stein rédigea en 1854-1855 pour le ministère autrichien de l’Éducation nationale, lors de sa demande de poste à l’université de Vienne. Transcrit et publié par D. Blasius dans Blasius et Pankoke, 1977, p. 183.
36 Là encore, Stein était si pauvre qu’il fut inscrit sans frais de scolarité : « gratis ob paupertatem ». Voir W. Schmidt, Lorenz von Stein, 1956, p. 22.
37 Voir L. Stein, « Lettre à Theodor Echtermeyer du 4 juin 1839 », publiée pour la première fois et citée ici d’après W. Schmidt, 1956, p. 141.
38 Gustav Schmoller devint plus tard le chef de file de l’école historique parmi les économistes et le théoricien et propagandiste d’une politique sociale ; ce qui lui valut le titre de « socialiste de la chaire » (Kathedersozialist). Sur Schmoller et Stein, voir J. von Kempski, 1964.
39 G. Schmoller, « Lorenz Stein », 1867, p. 261.
40 Il reste peu de traces et de témoignages du passage de Stein à Iéna. Selon W. Schmidt, 1956, p. 24, Stein se serait inscrit le 26 avril 1837 à l’université de cette ville et il aurait été actif dans les associations d’étudiants, les Burschenschaften. Ces maigres données mises à part, on pourrait s’interroger sur les professeurs qui, à l’époque et dans cette ville, auraient pu exercer une influence sur lui : W. Schmidt évoque ainsi l’historien H. Luden (1778-1847), disciple de Fichte et professeur à Iéna depuis 1806. Mais, en l’absence de preuves matérielles permettant de conclure à une affiliation ou à une coopération, la prudence s’impose sur ce qui reste du domaine de la conjecture.
41 L. Stein, Die Geschichte des dänischen Civilprocesses und das heutige Verfahren, als Beitrag zu einer vergleichenden Rechtswissenschaft (Histoire et condition actuelle du procès civil danois, comme contribution à une science comparée du droit), 1841.
42 Falck se fit surtout connaître par son Handbuch des schleswig-holsteinischen Privatrechts (Manuel de droit privé du Schleswig-Holstein), 1825-1848, et sa Juristische Enzyklopädie, 1821, 5 e éd. 1851. Voir la traduction française de l’époque : Cours d’introduction générale à l’étude du droit ou Encyclopédie juridique, 1841.
43 Même si Falck ne fut jamais un inconditionnel de Savigny, il resta néanmoins proche de lui, partageant par exemple son scepticisme envers les projets de codification. Savigny, d’ailleurs, le considéra toujours comme l’un des siens, au point de vouloir le faire nommer à l’université de Berlin en 1816-1817. Sur Savigny comme figure de proue de l’École du droit historique, voir A. Dufour : « Savigny et l’École du droit historique », 1991, p. 153-163.
44 L. Stein, « Zur Charakteristik der heutigen Rechtswissenschaft. System des heutigen römischen Rechts, von Friedrich Carl von Savigny (Sur le caractère de la science du droit contemporaine. Système du droit romain contemporain) », Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst, octobre 1841, p. 365-399.
45 J. F. Kierulff publia en 1839 une étude intitulée Theorie des gemeinen Zivilrechts (Théorie du droit civil commun), qui est imprégnée d’hégélianisme ; voir R. Polley, 1985, p. 110-112.
46 L’un des premiers articles de Stein fut consacré à un livre de Christiansen, Hallische Jahrbücher (Annales de Halle), août 1839, p. 1601-1648.
47 Gans (voir ci-dessus n. 14) étant mort très tôt, en mai 1839, Stein ne put plus suivre ses cours. Mais il lut ses œuvres. Parmi les manuscrits de Stein non encore publiés, conservés à la bibliothèque de Kiel (voir plus bas), se trouve ainsi un extrait rédigé par Stein sur l’Histoire du droit de succession de Gans ; voir N. Waszek, 1996, p. 379 et 384, et M. Hahn, Bürgerlicher Optimismus im Niedergang. Studien zu Lorenz Stein und Hegel (L’Optimisme bourgeois en déclin. Études sur Lorenz Stein et Hegel), 1969, p. 41-45.
48 L. Stein, « Kriminalrecht. Neue Revision der Grundbegriffe des Kriminalrechts von E. R. Köstlin (Droit criminel. Nouvelle révision des concepts fondamentaux du droit criminel de E. R. Köstlin) », Allgemeine Literaturzeitung (Revue générale de littérature), avril 1846, p. 739.
49 À en croire ses lettres, conservées et publiées par W. Schmidt, Lorenz von Stein, 1956, p. 141-149, Stein s’adressa d’abord, de Kiel, à Echtermeyer, pour écrire ensuite, de Berlin, à Ruge.
50 La rupture avec les jeunes hégéliens se produira après la publication de son livre sur le socialisme et le communisme, 1842, un ouvrage qui fut sévèrement critiqué par Ruge.
51 Voir la bibliographie de W. Klutentreter, 1967, p. 222.
52 L. Stein, 1842. Stein écrivit en fait à Ruge, de Paris (le 4 janvier 1842 ; la lettre fut publiée par W. Schmidt, 1956, p. 148 et suiv.), en lui demandant de transmettre sa lettre à Wigand et, sans doute, de présenter son projet oralement.
53 Voir W. Schmidt, 1956, p. 26, qui donne la référence aux archives de l’administration danoise pour la demande et l’allocation de cette bourse. Sur le séjour de Stein à Paris, on peut lire l’article de Ch. Rihs, 1969, même si certains détails sont inexacts – à commencer par la date même du séjour.
54 Les deux livres ne furent publiés qu’après le retour de Stein à Kiel (en 1843 et 1846 ; voir n. 13 ci-dessus), mais il est évident que les recherches considérables nécessaires à leur réalisation furent entreprises à Paris.
55 Dans la préface à son ouvrage Der Socialismus und Communismus…, 1842, p. x, Stein exprime ses remerciements à ces quatre personnalités, en les nommant dans l’ordre reproduit ici.
56 Sur cet épisode de sa vie, voir K. -G. Faber, 1966, p. 397, 442-445 ; J. Grolle, « Lorenz Stein als preussischer Geheimagent (Lorenz Stein comme agent secret prussien) », 1968, p. 82-96 ; Blasius et Pankoke, Lorenz von Stein, 1977, p. 20-33.
57 Le plus dur, peut-être, parmi les juges de Stein, fut C. Quesel, 1989, p. 25, qui le condamne comme représentant d’une sociologie « qui s’est prostituée dès son enfance (die sich von klein auf prostituiert hat) ».
58 On trouve des extraits de ses rapports – six, selon Grolle, 1968, p. 82 et suiv., et Blasius et Pankoke, 1977, p. 23 ; sept selon C. Quesel, 1989, p. 252 – dans K. -G. Faber, 1966, p. 442 et suiv. et, en français, dans A. Cornu, Karl Marx et Friedrich Engels, tome II, 1958, p. 162 et suiv.
59 R. Hörburger, 1974, p. 379, semble arriver à une conclusion similaire : « Ses lettres trahissent une lecture attentive des journaux français et ne révèlent comme noms d’émigrés allemands que ceux déjà connus par la police. »
60 G. Schmoller, « Lorenz Stein », 1867, p. 245 ; 1888, p. 114.
61 F. Gilbert, 1936, p. 376. Voir l’argumentation plus nuancée de M. Hahn, 1969, p. 62-67.
62 Le Privatdozent était un enseignant habilité, donc pleinement qualifié, mais sans véritable poste : il ne recevait pas de rémunération de l’État et ne touchait que les frais de scolarité de ses étudiants (Hörergeld). Le Professor a. o. (außerordentlich « extraordinaire ») avait au contraire un vrai poste, moins élevé pourtant, en termes de statut, que celui d’un professeur « ordinaire », c’est-à-dire titulaire d’une chaire.
63 C’est alors qu’il rencontra et épousa, en septembre 1845, Dorothea, dite « Dora », Steger (1824-1876). Ils eurent trois fils : Alwyn, artiste peintre ; Ernst, qui édita la revue Zentralblatt für Eisenbahnwesen und Dampfschiffahrt (Bulletin central des chemins de fer et de la navigation) avec son père ; et Hugo. En 1884, huit ans après la mort de sa première femme, Stein épousa en secondes noces Therese Ruhland.
64 Les deux duchés, du Schleswig et du Holstein, avaient été réunis en 1386. La lignée des comtes d’Holstein s’étant éteinte en 1460, les rois du Danemark y régnaient, depuis cette époque, en union personnelle ; voir W. Carr, Schleswig-Holstein 1815-1848, 1963 ; sur l’engagement de Stein dans ce contexte, voir F. Werner, 1942 ; A. Scharff, 1969 ; B. Richter, 1970.
65 Notamment dans la Deutsche Allgemeine Zeitung (Revue générale allemande), l’Allgemeine Literaturzeitung (Revue générale de littérature) et la Deutsche Vierteljahrs Schrift (Brochure trimestrielle allemande) ; voir les bibliographies de B. Richter, 1970, et de M. Munding, 1978.
66 Staats- und Erbrecht des Herzogthums Schleswig. Kritik des Commissionsbedenkens über die Successionsverhältnisse des Herzogthums Schleswig (Droit politique et droit de succession du duché de Schleswig. Critique des remarques de la commission sur les relations de succession du duché de Schleswig), Hambourg, Perthes, 1846. Les huit autres auteurs étaient J. Christiansen, J. -G. Droysen, N. N. Falck, E. Herrmann, C. O. von Madai, J. -C. Ravit, M. Tönsen, G. Waitz.
67 Voir bibliographie. W. Schmidt, 1956, p. 158 et suiv., publia les lettres de Stein sur cette mission diplomatique.
68 L. Stein, System der Staatswissenschaft (Système de science politique) ; vol. 1, 1852 : System der Statistik, der Populationistik und der Volkswirtschaftslehre (Système de statistique, de science de la population et de l’économie) ; vol. 2, 1856 : Die Gesellschaftslehre (La Théorie de la société).
69 Voir, sur sa nomination, A. Novotny, « Lorenz von Steins Berufung nach Wien (La nomination de Lorenz von Stein à Vienne) », 1951, p. 483. En principe, Stein aurait dû prendre sa retraite à 70 ans, donc en 1885, mais il semble avoir continué à enseigner, au moins pendant deux ans ; voir H. Taschke, 1985, p. 8.
70 Dans le rapport par lequel le comte Thun proposa à l’Empereur la nomination de Stein, il souligna expressément que le candidat avait « représenté […] dans de nombreux journaux, et avec beaucoup de force, les intérêts autrichiens et la politique autrichienne » ; cité d’après Novotny, 1951, p. 481.
71 Sur l’Europe centrale, voir J. Droz, 1960 ; sur Stein, p. 110 et suiv., et J. Le Rider, 1994. Sur Stein dans ce contexte, voir L. Boicu, 1967.
72 On trouve cette évaluation par exemple chez C. Schmitt, 1940. F. Werner, 1942, prit déjà le contrepied de cette perspective en soulignant la signification durable du lien de Stein avec von Bruck. B. Richter, 1970, p. 18 et suiv., propose une discussion des différentes positions sur Stein et la Prusse.
73 R. Zöllner, « Lorenz von Stein und Japan (Lorenz von Stein et le Japon) », 1992, p. 40.
74 Sur Stein et le Japon, voir les études d’E. Grünfeld, 1913, et R. Zöllner, 1990, 1991, 1992, et 1995 ; ainsi que les éditions récentes de W. Brauneder et K. Nishiyama, 1992, et Kazuhiro Takii, 1998.
75 Tout particulièrement dans l’industrie du verre. Mais comme il « s’entendait très peu à la direction pratique » d’une telle entreprise (son propre aveu), Stein subit en 1879 un sévère échec dans ce domaine. Soutenu moralement par ses étudiants et ses collègues, il semble s’être vite remis, tant mentalement que financièrement, de ce revers.
76 La biographie de W. Schmidt, 1956, p. 16 et 74, contient des photos de sa tombe et du monument.
77 Werner Schmidt, un élève de Carl Schmitt – voir la publication de sa thèse, 1944 –, fut maire d’Eckernförde, la ville natale de Stein, de 1952 à 1966, puis secrétaire d’État (1967-1973) à Kiel.
78 Voir sur ces points A. Boockmann, Lorenz von Stein 1815-1890, 1980 ; H. Taschke, 1985, p. 21-39.
79 Stein lui-même commenta cette modification de statut de la philosophie hégélienne, voyant dans la révolution de Juillet le ferment qui conduisit une philosophie autrefois tenue pour servile à revêtir des traits subversifs. Voir sa conférence intitulée « Histoire de la philosophie du droit », publiée dans H. Taschke, 1985, p. 185.
80 H. Taschke, 1985, p. 226, critique les tentatives faites en ce sens par H. Nitzschke, 1932, ainsi que par F. Gilbert, 1936.
81 Cette thèse fut formulée en particulier par F. Gilbert dans son étude de pionnier, 1936, p. 373 et suiv.
82 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit (désormais abrégé en PPhD), trad. J. -F. Kervégan, 1998, § 246, p. 305 ; voir § 243 et 245, p. 302 et 304 : « Lorsque la société civile ne se trouve pas empêchée dans son efficace, […] l’accumulation des fortunes s’accroît […], tout comme s’accroissent, de l’autre côté, l’isolement et le caractère borné du travail particulier et, partant, la dépendance et la détresse de la classe attachée à ce travail » ; « Il apparaît clairement […] que, malgré l’excès de fortune, la société civile n’est pas assez fortunée, c’est-à-dire qu’elle ne possède pas suffisamment, en la richesse qu’elle a en propre, pour remédier à l’excès de pauvreté et à l’engendrement de la populace ».
83 Ces dates s’expliquent ainsi : la deuxième édition de son Der Sozialismus und Communismus… fut publiée en 1848 et Stein signa sa préface « en septembre 1847 » ; Die Geschichte der sozialen Bewegung fut publié en 1850 et Stein signa sa préface « au milieu du mois d’octobre 1849 ».
84 L. Stein, Le Socialisme et le communisme…, 1842 (voir ci-dessus, n. 9), p. 31.
85 M. Hahn, 1969, p. 68 et suiv.
86 C’est la position adoptée récemment dans l’étude, par ailleurs intelligente et érudite, de S. Koslowski, 1989 ; voir le compte rendu critique dans N. Waszek, 1996, p. 382.
87 Il nous est impossible de traiter ici de façon adéquate du rapport de Hegel à l’« empirie », à l’observation et à l’expérience. Voir cependant, sur cette question fondamentale, les pages très justes, et extrêmement claires, rédigées par Bernard Bourgeois dans la Présentation de sa traduction de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, III : Philosophie de l’esprit, 1988, p. 85-89 : « C’est bien la même [comme dans l’aristotélisme] unité de l’intuition empirique et du concept rationnel – il est vrai, totalisée dialectiquement – que nous trouvons dans l’hégélianisme. On n’a pas assez souligné que le plus grand spéculatif de l’histoire de la pensée en fut aussi le plus grand empirique ! Le philosophe qui a répété que le concept peut tout engendrer, même l’existence du non-conceptuel, a également énoncé cette proposition tout aussi catégorique : “Tout doit nécessairement nous parvenir d’une manière extérieure” et la philosophie hégélienne est, de part en part, en son processus encyclopédique comme en son processus phénoménologique, la conjonction du ceci sensible et du sens universel. » (p. 86)
88 Hegel, PPhD, § 257 ; le lecteur français a maintenant à sa disposition, à côté de la traduction déjà ancienne de Derathé et Frick, Principes de la philosophie du droit, 1975, les nouvelles traductions de J. -F. Kervégan, 1998, et de J. -L. Vieillard-Baron, 1999.
89 Voir H. Mohnhaupt, « L’État de droit en Allemagne », 1993, p. 71-91 ; ainsi que l’ouvrage collectif, Figures de l’État de droit, éd. O. Jouanjan, 2001.
90 D’abord dans plusieurs articles, connus en France sous le titre Opuscules sur l’histoire, 1990, ensuite dans sa Métaphysique des mœurs, 1796-1797, 1re partie : Doctrine du droit, 1986. Sur la conception kantienne du Rechtsstaat, voir les indications bibliographiques dans Kant : Philosophie de l’histoire, 1996, p. 195-207.
91 Le terme de Rechtsstaat apparaît à la fin du XVIIIe siècle – il est donc proche, dans le temps, de la Révolution française – dans une description de la philosophie politique de Kant, publiée sous le pseudonyme de « Placidus » par J. W. Petersen, Litteratur der Staatslehre (Littérature sur la doctrine de l’état), Strasbourg, 1798, p. 73.
92 C. T. Welcker, 1813, p. 13-26 ; R. von Mohl, 1832-1833. Quand Stein, dans sa grande Science de l’administration, t. I, 2 e éd. 1869, p. 296 et suiv., présente l’histoire du concept de Rechtsstaat, il se réfère surtout à Mohl.
93 J. Chevallier, L’État de droit, 2 e éd., 1994, p. 14 et suiv.
94 Nous reprenons ici le point de vue de M. Stolleis dans « Rechtsstaat (État de droit) », 1990, p. 367-375.
95 Pour voir ce que Stein a à dire dans ce cadre, il faudrait consulter les passages de sa grande Science de l’administration consacrés à ce thème, vol. I. 1 : Die vollziehende Gewalt (Le Pouvoir exécutif), p. 294-448, ainsi que son article : « Rechtsstaat und Verwaltungspflege (État de droit et traitement administratif »), dans la revue de son collègue viennois, C. S. Grünhut, Zeitschrift für das Privat-und Öffentliche Recht (Revue de droit privé et public), vol. VI, 1879, p. 27-80, 297-348.
96 Au sujet de « Hegel et l’état de droit », voir l’article de J. -F. Kervégan du même titre, 1987, p. 55-94 et B. Bourgeois, « Hegel et les droits de l’homme », dans Philosophie et droits de l’homme, 1990, p. 73-97.
97 GsB I, 50 ; ci-après 119 ; dans un autre passage (GsB I, 73 ; ci-après 145) Stein décrit l’« État pur » (der reine Staat) comme un État pris dans « l’impuissance de tout ce qui est abstrait et idéal ».
98 GsB I, 50 et suiv. ; ci-après 120 et suiv. Voir GsB I, 73 ; ci-après 145 : « L’État n’a pas d’existence réelle en dehors de la société. »
99 L. Stein, System der Staatswissenschaft, 1852-1856.
100 L. Stein, Socialismus und communismus…, 2 e éd., 1848, vol. I, p. 139.
101 « Der Staat wird daher, um die Abhängigkeit der niederen Klasse zu heben, zuerst in der Verfassung die Gleichheit des öffentlichen Rechts als obersten Rechtsgrundsatz aufstellen » (GsB I, 48 ; ci-après 32). – Nous revenons cidessous sur l’usage, par Stein, du verbe heben et du nom Hebung, ainsi que sur l’origine hégélienne de cet usage.
102 Voir notre traitement de la famille chez Hegel ; N. Waszek, 1999, p. 271-299.
103 PPhD, § 255 ; trad. Kervégan, p. 311 ; comme seconde racine de l’État, fondée dans la société civile, interviendra ensuite la « corporation » (ibid.).
104 Voir Pankoke, dans Blasius et Pankoke, 1977, p. 120-131 ; ainsi que D. Blasius, 1971, p. 33-51.
105 Constant présenta le « pouvoir royal » comme « pouvoir neutre » dans le deuxième chapitre de ses Principes de politique [1815], B. Constant, Œuvres, Gallimard (Pléiade), 1957, p. 1078-1089. De cette conception, H. Michel écrivait déjà, dans L’Idée de l’État, 1896, p. 304 : « On n’a jamais mieux défini […] le rôle d’un roi constitutionnel. » Voir P. Bastid, 1966, t. II, p. 917-927 et S. Holmes, 1994, p. 179-218, particulièrement p. 202-209. Les documents disponibles ne permettent pas de déterminer avec précision l’étendue des connaissances de Stein sur les théories de Constant. Le passage évoqué ci-dessous ne permet cependant pas de mettre en doute la filiation Constant-Stein en la matière.
106 En adoptant une telle position, la monarchie défendrait en fin de compte ses propres intérêts : selon Stein, elle ne serait jamais plus populaire que lorsqu’elle s’engagerait sur la voie des réformes sociales (GsB III, 40).
107 Dans un rapport qu’il prépara pour Bismarck en 1864 – et que, comme en témoignent ses notes, Bismarck lut avec beaucoup d’attention – Wagener cite Stein, librement mais très explicitement : « C’est uniquement comme monarchie sociale, dit-il, que la monarchie européenne a encore de l’avenir. » Cité d’après D. Blasius, 1971, p. 33.
108 On pensera par exemple à H. Pross, 1966.
109 Voir E. -W. Böckenförde, 1963-1991, ainsi que K. -H. Kästner, 1978.
110 Voir M. Heilmann, 1984. Voir aussi l’article plus succinct du même auteur, 1992, p. 65-73.
111 Voir P. -M. Roeder, 1968, et G. Lahmer, 1982.
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