Florence
Sujet, lieu et protagoniste
p. 289-305
Texte intégral
Florence au XIIIe siècle : développement et déchirements
1Le titre Cronica delle cose occorrenti ne’ tempi suoi aurait pu être complété par la précision « [occorrenti] in Firenze ». C’est bien en effet l’histoire de Florence qui demeure au centre de cette œuvre faite pour illustrer le divorce entre une cité et ses citoyens. On y voit pourtant apparaître, ou jouer un rôle non négligeable, voire occuper parfois une place quantitativement importante, bien d’autres États : la France à travers Philippe le Bel et surtout Charles de Valois, la Papauté de Boniface VIII, Benoît XI, Clément V et leurs cardinaux légats, l’Empire à travers la descente d’Henri VII en Italie, longuement suivie au troisième livre, diverses villes de l’Italie du Nord, ainsi que les cités voisines toscanes, à travers les alliances contractées par Florence avec certaines et les guerres menées contre d’autres. Le monde de Dino est néanmoins exclusivement florentin et la tranche d’histoire de Florence qu’il nous livre est d’une précision telle dans l’actualité vécue qu’il est nécessaire d’en éclairer les aspects les plus marquants pour la replacer dans le contexte de cette civilisation.
Conquête de l’autonomie et rivalités internes : la cité des consuls et des podestats
2C’est au moment de la disparition du marquisat de Toscane, au début du XIIe siècle, et des interminables luttes entre Empire et Papauté pour en récupérer l’héritage, que Florence commence son ascension. Elle entre dans la compétition des cités italiennes en expansion qui, désireuses de développer et d’administrer leur richesse économique en dehors de tout contrôle et tribut contraires à la prospérité, se veulent libres et autonomes. Et c’est avec la conscience naissante d’une identité collective, cristallisée autour d’une force militaire puissante, que la ville va chercher tout au long du siècle à faire triompher une volonté de définition territoriale – qui deviendra au siècle suivant volonté d’expansion – ayant pour objectif premier de faire coïncider son autonomie avec l’unité territoriale historique qu’elle considérait comme sienne, c’est-à-dire avec son diocèse. Aussi sa prime histoire est-elle ponctuée d’engagements militaires et de soumissions forcées de fiefs environnants à sa propre juridiction. C’est ce caractère belliqueux et conquérant qui permet au chroniqueur de voir en elle une cité « redoutée et respectée par ses voisines plus qu’elle n’est aimée », une cité redoutée aussi bien par les villes voisines que par ses propres sujets, appartenant à la noblesse féodale des environs, qui « la préfèrent agitée par la discorde plutôt qu’en paix, et lui obéissent davantage par peur que par amour » (I, 1).
3La première forme connue de direction de la ville libre, dans la mise en place des organes politiques qui prennent le relais de l’autorité impériale comme dans beaucoup de villes de l’Italie du Centre et du Nord, est le consulat. Il sera tenu dès la première moitié du XIIe siècle par quatre personnes (puis six lorsque la ville sera divisée en sextiers), chargées de légiférer et de rendre la justice pendant la durée d’une année. Mais l’apprentissage de la liberté est difficile et cette cité consulaire connut de graves troubles dus à l’affrontement des familles les plus puissantes entre elles. Au désir de détenir le pouvoir se sont ajoutées des haines personnelles et des inimitiés claniques, que reflète amplement l’architecture civile d’alors, dans laquelle l’habitation familiale de l’aristocratie présente déjà comme élément prépondérant une tour militaire de défense puissamment armée. Aussi le consulat s’élargira-t-il à une douzaine de consuls et sera-t-il flanqué, à partir du début du XIIIe siècle, de divers autres organes : l’institution, épisodique au début, d’un podestat, dans un premier temps florentin puis rapidement étranger, au-dessus des groupes et des clans ; et un conseil général d’une centaine de membres choisis parmi les plus influents de la ville, en plus de l’assemblée de tous les citoyens dont on devait prendre régulièrement l’avis.
La lutte pour le pouvoir : Guelfes contre Gibelins (1215-1267)
4Les luttes internes, pour une bonne part à caractère privé, s’intensifient progressivement et se radicalisent en subissant l’influence de l’opposition entre Empire et Papauté, jusqu’à devenir une véritable lutte à caractère politique pour le pouvoir. Elles opposent alors deux camps qui, à partir de 1239, vont se désigner par les appellations de « Guelfes » et de « Gibelins », chercher à l’extérieur de la cité des appuis militaires contre l’adversaire politique – et néanmoins compatriote, c’est-à-dire concitoyen –, et se déchirer méthodiquement par l’introduction des pratiques de destruction systématique des habitations, ainsi que d’exode forcé et massif des vaincus.
5Ces désignations étaient en usage en Allemagne depuis le début du XIIe siècle, dans la lutte pour la royauté dans ce pays, qui a opposé Conrad III de Hohenstaufen, duc de Souabe et seigneur de Weiblingen (nom italianisé dans l’adjectif ghibellino), à Henri de Welf dit le Superbe (nom italianisé dans l’adjectif guelfo), duc de Bavière. C’est à partir du moment où Conrad fut Empereur (1138-1152) que les Guelfes ennemis des Gibelins furent considérés comme ennemis de l’Empire. Aussi l’insoumission des villes italiennes à l’autorité impériale devint-elle du guelfisme. Faisant alliance avec la Papauté pour combattre l’Empereur, elles n’en défendaient pas moins avant tout leur propre liberté. Même longtemps après la fin des luttes entre la Papauté et l’Empire, ces noms s’appliquèrent à toute opposition de factions. Ils ne se répandirent toutefois en Italie qu’à partir du début du XIIIe siècle, et encore, contrairement à ce que nous disent la plupart des chroniqueurs postérieurs comme Dino Compagni, n’en trouve-t-on pas trace avant l’année 1239 dans les plus anciennes annales et chroniques florentines.
6Le meurtre du jeune Buondelmonte dei Buondelmonti, le jour de Pâques 1215 à Florence, est donné par tous les chroniqueurs florentins comme le début de la querelle entre Guelfes et Gibelins de Florence, mais il est clair que le récit de l’événement a surtout valeur symbolique, car celui-ci ne marque ni le début dans les divisions ni un point culminant. Dino en fait, sans le dater, l’ouverture de son récit à titre de lointaine préfiguration, d’archétype de la division qu’il s’apprête à retracer. L’épisode met néanmoins sur le devant de la scène des familles qui vont jouer un rôle prépondérant dans l’histoire de ce siècle par l’antagonisme féroce des partis désormais ouvertement politisés (Uberti, Fifanti, Amidei, Donati, Buondelmonti, Lamberti).
7À partir de la décennie 1240-1250, la scission de la noblesse citadine devient permanente et irréversible. Les désignations auparavant unitaires de la cité (Florence, les Florentins, la ville…) ne s’appliqueront plus désormais qu’à une partie de la population, celle qui gouverne. La commune florentine ne représentera plus l’ensemble des citoyens mais s’identifiera avec le parti au pouvoir. La politique internationale s’est greffée sur la lutte des factions citadines et, même si les motivations tiennent davantage aux circonstances, l’alignement de l’idéologie guelfe sur la politique philopapale et de l’idéologie gibeline sur la politique philoimpériale est définitivement établi.
8Les forces des deux camps à Florence sont alors assez équilibrées et ce n’est que l’appui de la puissance impériale qui fera dans un premier temps pencher la balance vers les Gibelins. En 1249, l’empereur Frédéric II de Souabe qui a rallié les Gibelins de Florence y envoie son fils naturel Frédéric d’Antioche qui, avec de nombreux cavaliers allemands, entre dans la ville le 30 janvier 1249 et s’impose comme podestat, c’est-à-dire vicaire impérial. Les Guelfes sont exilés.
L’arbitrage de la bourgeoisie : une parenthèse démocratique (1250-1260)
9Mais la pression fiscale dictée par l’effort de guerre, l’attitude supérieure et exigeante des nobles Gibelins vainqueurs, face aux masses bourgeoises et populaires, l’indignation pour la cruauté dont furent victimes les Guelfes vaincus, la méfiance d’une population active d’artisans et de marchands envers une politique étroitement philoimpériale qui réveille de traditionnels sentiments autonomistes, tout cela suscite dans la ville des réactions populaires défavorables envers les Gibelins. À la mort de l’Empereur, en décembre 1250, la bourgeoisie de Florence rappelle les Guelfes, et s’instaure la première constitution populaire.
10C’est la grande bourgeoisie qui est arrivée au pouvoir. Cette arrivée marque un élargissement de la base dirigeante à ceux qui jusque-là en étaient écartés. Les conseils et les organes de gouvernement (notamment les Buonuomini remplaçant la magistrature des Anciens) tombent, dans leur grande majorité, aux mains de la bourgeoisie d’affaires (grands marchands, dirigeants influents d’entreprises commerciales et bancaires), qui en écarte alors aussi bien les Guelfes que les Gibelins. La base du régime est dès lors constituée par les forces que l’on appellera populaires (popolane), organisées militairement. Le capitaine ou défenseur du Peuple, choisi néanmoins, comme le podestat, au sein de la noblesse étrangère à la ville pour mettre à exécution et contrôler le travail de ce dernier, commande les milices urbaines. Celles-ci se composent de tous les citoyens en âge de porter les armes, et sont réparties, sur la base de la topographie urbaine (les paroisses ou popoli), en une vingtaine de compagnies dotées chacune d’un étendard, auxquelles s’ajoutent les milices du territoire environnant, réparties en plusieurs dizaines de compagnies, quatre-vingt-seize à l’époque de Dino.
11Apparemment neutre mais en vérité plus proche des Guelfes, ce premier régime qui peut être dit populaire ou démocratique, par le fait d’avoir pris la place de l’oligarchie politique traditionnelle à base nobiliaire, et d’avoir exercé un contrôle sur cette aristocratie urbaine par la conciliation forcée des Guelfes et des Gibelins, laissera le souvenir d’une courte décennie de grande prospérité. Le régime adopte de nouvelles armoiries pour la cité, lys rouge sur champ blanc, pour se démarquer des Gibelins exilés en 1251, qui continuaient d’utiliser à l’extérieur les anciennes armoiries de la ville, au lys blanc sur champ rouge. Cette époque fut caractérisée par un besoin de paix intérieure – toutes les belliqueuses tours citadines de la noblesse arrogante furent alors étêtées et ramenées uniformément à une hauteur dépassant de peu les cinquante mètres, ce qui restait encore considérable –, et par une politique extérieure expansionniste en Toscane, destinée à contrôler les voies de communication du commerce florentin variablement entravé par les cités voisines rivales.
12L’ascension irrésistible des forces démocratiques à la tête de la cité est due sans aucun doute au poids croissant de l’économie florentine sur les places italiennes et étrangères. Cette décennie 1250-1260 vers laquelle se tournent les souvenirs attendris des chroniqueurs florentins (Ricordano Malispini, Giovanni Villani et autres contemporains de Dino Compagni), qui évoquent avec nostalgie cette époque du primo popolo, fut effectivement riche en réalisations diverses dans de nombreux domaines. Dans le domaine militaire, Florence a raison des rivales Pise, Pistoia et Sienne, auxquelles elle impose la paix et le retour des Guelfes précédemment contraints à l’exil. Elle leur impose également un certain nombre de concessions territoriales, qui lui permettent d’étendre son contrôle sur des centres urbains environnants de moindre importance, tels que Montepulciano, Montecatini, Poggibonsi, Volterra ou San Gimignano, et d’apparaître comme une véritable métropole d’équilibre. Dans le domaine économique, la conscience du niveau atteint en termes de développement et de prospérité fait naître une flambée de fierté qui s’exprime en 1252 par la frappe du florin d’or, une monnaie exemplaire d’or fin de 24 carats, à la très haute valeur marchande qui l’imposera immédiatement comme monnaie étalon sur toutes les places du commerce international.
Les dernières flambées du gibelinisme : de Montaperti (1260) à Bénévent (1266)
13Le comportement des deux partis, à Florence provisoirement muselés, est désormais lié à la situation internationale qui exerce une influence de plus en plus déterminante sur la vie politique intérieure. En 1258, on découvre dans la ville une conjuration ourdie par les Gibelins, qui sentent que l’échiquier politique italien se réorganise en leur faveur depuis que Manfred, le fils naturel de l’empereur Frédéric II, a conquis le royaume de Naples. Ils sont aussitôt punis par l’exil, et trouvent refuge à Sienne. Le régime populaire, à partir de ce moment-là, s’engage ouvertement dans la voie du guelfisme.
14Mais deux ans plus tard, les Gibelins reviennent en force, avec l’aide des Siennois et de Manfred qu’ils ont réussi à convaincre de s’engager à leurs côtés contre Florence. La ville redevient gibeline pendant six années, de la bataille de Montaperti (4 septembre 1260) à celle de Bénévent (26 février 1266). Montaperti signe la chute du régime populaire et l’exil des perdants guelfes, dont un nombre non négligeable appartenant à la bourgeoisie dirigeante. Certains de ces derniers trouveront refuge à Rome, auprès de la Curie, et y établiront des liens économiques tels qu’ils parviendront à prendre la place des Siennois en tant que collecteurs des dîmes et banquiers de la Papauté.
15Mais la bataille de Bénévent (en Campanie) est pour l’Italie une victoire décisive des forces guelfes sous la direction de Charles d’Anjou, frère du roi de France. Avec l’appui de la Papauté et le concours financier des banquiers florentins et siennois, celui-ci réunit une armée de mercenaires et de partisans guelfes italiens, et conquiert le royaume de Naples en battant les forces gibelines. Avec la disparition de la dynastie souabe, par la mort de Manfred puis celle de Conradin à Tagliacozzo l’année suivante, disparaît pour toujours la puissance gibeline en Italie. À Florence, après une réconciliation de très courte durée, sous le signe du partage des charges entre Guelfes et Gibelins, nobles et grands bourgeois, les Gibelins se révoltent et sont chassés, puis de nouveau admis à Florence sous condition. Enfin, ils quittent Florence d’eux-mêmes la veille de Pâques 1267, un jour avant que ne fassent leur entrée dans la ville les Guelfes florentins et l’armée de Charles d’Anjou. Ils seront déclarés rebelles et subiront la confiscation et le partage de leurs biens par le régime définitivement entre les mains de la puissance guelfe, avec la bénédiction du Pape et la protection du « guelfissime » Charles d’Anjou à qui, nommé podestat, le pouvoir sur Florence est officiellement confié pour une durée de dix années, même s’il ne l’exercera que de loin.
Le triomphe du guelfisme et de la grande bourgeoisie (1267-…)
16C’est alors que naît à Florence le régime guelfe qui durera formellement de 1267 à 1280. Le parti guelfe, institutionnalisé et organisé avec des structures extrêmement efficaces, va imprégner toutes les institutions politiques de la cité et en faire le terrain d’action de sa propre domination. Essentiellement composé de nobles, il avait sa propre organisation, réglée comme celle d’une commune dans la commune : trois capitaines du parti, institués à l’origine pour veiller au démantèlement et à la répartition des biens confisqués aux Gibelins, prirent de plus en plus d’importance ; un Grand Conseil de 60 membres, de nobles et grands bourgeois, et un Conseil secret de 14 membres ; six Prieurs entre nobles et grands bourgeois à la gestion du budget et un syndic à l’accusation des Gibelins.
17L’alliance avec les Anjou, maîtres de toute l’Italie méridionale, permit dès lors aux Florentins d’étendre et de renforcer leur position en matière économique en Italie du Sud, où l’implantation de leur commerce était déjà commencée depuis l’époque du régime populaire.
18En 1280, le pape Nicolas III, qui ne voit pas d’un bon œil l’extension de l’autorité angevine dans l’Italie du centre, envoie à Florence un cardinal légat officiellement chargé de réconcilier les partis : c’est une réconciliation partielle qui fait néanmoins la part belle aux Guelfes. Ceux-ci en profiteront pour s’imposer au détriment de leurs adversaires, provoquant ainsi une nouvelle réaction populaire qui aboutira à la création d’un second et définitif régime populaire, réaction à laquelle Dino Compagni dit, au début de sa chronique, avoir pris une part active, voire déterminante. Et la suite c’est lui qui nous la raconte.
Florence à l’époque de Dino Compagni : un État à la recherche de son équilibre
Des institutions instables dans une société en évolution
19La composition sociale des partis guelfe et gibelin est difficile à préciser avec exactitude, mais il est hors de doute qu’il s’agit au début, avant le milieu du siècle, pour la très grande majorité, de familles issue de la noblesse citadine ayant participé au pouvoir dans la cité des consuls et des podestats. Ces familles seront renforcées peu à peu, à doses comptées, par quelques maisons bourgeoises liées à la noblesse de diverses manières, si bien que l’on verra apparaître ces éléments bourgeois jusque parmi les capitaines du parti guelfe, une fonction pourtant traditionnellement occupée par l’aristocratie. Et finalement, l’imbrication des deux classes au sommet de la hiérarchie sociale et politique portera cette grande bourgeoisie à une autorité suffisante pour décider dans un moment de crise, tel que celui de 1282, de confisquer la détention directe du pouvoir à ceux qu’on appelle les « Grands » ou les « puissants », « lesquels n’étaient pas tous de sang noble, mais qu’on appelait Grands à divers titres », précise Dino. Mais il n’y aura pas, pas encore, d’exclusion véritable de ce groupe aristocratique de la vie politique. D’ailleurs, dans le même temps, la haute bourgeoisie d’affaires se convertissait peu à peu aux manières et aux habitudes nobiliaires, donnant même à ses racines récentes le prestige conféré par la chevalerie. L’investiture chevaleresque par la cérémonie officielle de l’adoubement conférait le titre de dominus, chevalier, et autorisait à porter la robe bordée de fourrure de vair, les éperons d’or, l’épée au pommeau d’argent, et à être représenté à cheval sur les murs de l’église où on serait enterré. Elle commença d’être pratiquée avec une certaine fréquence par des souverains mais aussi par la cité elle-même, à partir de l’époque de Charles d’Anjou, pour anoblir ceux dont les mérites civiques étaient reconnus par la commune. Dans le même temps, la propriété terrienne, dont la propriété immobilière, passait aux mains de la grande bourgeoisie aux moyens financiers colossaux, et accentuait les rancœurs entre magnats à la fortune ancienne, comme les Donati, et nouveaux riches, tels les Cerchi.
20L’année 1282 marque donc l’avènement au pouvoir de la haute bourgeoisie florentine par la création de la magistrature des Prieurs des Arts : d’abord trois puis très rapidement six (un par sextier), ils sont élus parmi les membres les plus en vue des grandes corporations professionnelles (les Arts majeurs), un par Art et par famille, et pour deux mois seulement, afin de préserver le caractère démocratique de la charge et diminuer le risque de concentration individuelle du pouvoir. En outre, ils ne peuvent être réélus pendant les deux années qui suivent leur précédent mandat. Mais l’alternance ainsi préservée n’est que de façade, car ils sont élus par les Prieurs sortants, avec l’aide des dirigeants des Arts et de certains sages consultés, sur une liste d’éligibles préalablement dressée, assurant ainsi la pérennité dans la direction des choix, pour une reproduction à l’infini du même régime.
21C’est de toute manière l’établissement d’une forme de démocratie restreinte à la frange la plus élevée de ceux qui ne s’honorent d’aucune noblesse. Et ce n’est le plus souvent que dans ce sens que doivent être interprétées les constantes appellations de popolo (« Peuple ») et popolano (« membre du Peuple »), comme les qualificatifs de « populaire » ou « démocratique » dont nous ne pouvons guère faire l’économie. Les Prieurs représentent en quelque sorte l’exécutif, bien que leurs pouvoirs aillent de la politique intérieure (audiences de citoyens, convocation et présidence de conseils, arbitrage entre magistrats, préservation de l’État populaire, surveillance des agissements des Grands) à la politique étrangère et à la diplomatie (désignation et réception des ambassadeurs), en passant par la haute justice (à l’égard des grands criminels, des juges et notaires et du capitaine du Peuple) et les finances, dont ils ont la charge de surveiller la bonne utilisation.
22Les pouvoirs législatif et judiciaire sont confiés à divers conseils, rassemblés autour de grandes fonctions et dont les membres sont tous élus par les Prieurs assistés de quelques personnalités choisies. Le Conseil général du podestat (ou de la commune), de 300 membres, et son Conseil spécial de 90 membres entourent le podestat. Ce fonctionnaire de police, théoriquement au-dessus des partis, est recruté, d’abord pour une année puis à partir de 1290 pour six mois seulement, au sein de la noblesse étrangère, afin de rendre la justice, avec l’aide de son propre personnel de police et de justice. Ses pouvoirs, très étendus au début, seront limités dès 1250 par l’institution du capitaine du Peuple, destiné à garantir la bourgeoisie contre les abus et les offenses des Grands. Le capitaine, dont les pouvoirs interfèrent en partie avec ceux du podestat, est lui aussi assisté de deux conseils : Conseil général du Peuple, de 150 membres, et Conseil spécial, de 36 membres. Il existe enfin le Conseil des Cent, aux attributions essentiellement budgétaires.
23On ne peut pas dire qu’au sein de cette structure étatique à Florence la confiance règne vraiment. Chaque organe, en effet, est chargé de surveiller le fonctionnement des autres ou de limiter leur action. Les durées des mandats, en outre, sont très brèves (deux mois pour les Prieurs, six mois pour le podestat et le capitaine du Peuple), et les mandats ne sont pas renouvelables avant deux années, afin de limiter le risque de dictature. Mais encore, c’est à des fonctionnaires étrangers à la ville qu’on recourt pour les fonctions de podestat et de capitaine, dans le but de s’assurer de leur impartialité. Enfin, un syndic examine attentivement les activités menées par tous ces magistrats, à chaque fin de mandat. Et il va de soi que les attributions de ces divers organes, comme la définition et le nombre de leurs membres, sont sujets, tout au long du XIIIe siècle, à de fréquents aménagements. Même en dehors des périodes de forte crise, leurs prérogatives subissent extensions ou limitations, dans la recherche perpétuelle d’une stabilité au point d’équilibre très difficile à trouver, dans cette Cité-État socialement et politiquement agitée et aux institutions somme toute très jeunes. C’est ce qui poussera Dante Alighieri, chassé de Florence en 1302 à la suite d’une enquête sévère sur son action politique lorsqu’il était à la tête de l’État, à comparer sa ville à une malade qui, ne parvenant pas à trouver le repos, se tourne et se retourne sur son lit pour chercher à mitiger sa souffrance.
24Rapidement néanmoins, s’installe la corruption au sein de la magistrature des Prieurs, au point que l’aristocratie guelfe, alliée à une partie de la haute bourgeoisie, parvient à confisquer le pouvoir, en dépit des avancées démocratiques obtenues par les Arts depuis 1282. La guerre contre la voisine gibeline Arezzo, décidée et brillamment remportée à Campaldino en 1289 par la puissance militaire des Grands guelfes, accentue la fracture entre la coalition aristocratique et la bourgeoisie active. Cette dernière, sous l’influence d’une personnalité de premier plan comme Giano della Bella, parvient à imposer une constitution populaire dure. Inspirée surtout par la petite bourgeoisie, celle des Arts mineurs pour la première fois écoutés, cette constitution est vouée à refréner l’arrogance des Grands, à leur ôter tout privilège et même à les exclure totalement des charges qui leur étaient autrefois traditionnellement réservées. Elle s’exprime à travers les célèbres Ordonnances de justice, mises en place l’hiver 1293, et ultérieurement renforcées à plusieurs reprises, dont l’application rigoureuse est confiée à la fonction de gonfalonier de justice, un septième Prieur investi de la force militaire populaire. Les Ordonnances définissent expressément la condition de Grand par l’appartenance à l’ordre chevaleresque d’un membre, contemporain ou disparu, de la famille au sens large (la consorteria). De cette manière, elles excluent de l’accès au pouvoir, par l’interdiction de la participation aux principaux conseils et à l’organe suprême de direction, tous les éléments de la noblesse, et ceux qui y sont assimilés.
25La réaction toutefois ne se fait pas attendre, et dès mars 1295 le bannissement de Giano della Bella s’accompagne d’un assouplissement des conditions d’accès au priorat pour les Grands, qui doivent néanmoins justifier d’une inscription à l’une des vingt et une corporations professionnelles de Florence. En fait, la structure de l’État démocratique florentin, telle qu’elle a été établie en 1282, avec le priorat des Arts à sa tête, et renforcée en 1293 par les Ordonnances de justice, restera pour l’essentiel en vigueur sans modification notable pendant un siècle et demi, jusqu’à l’avènement en 1434 de Côme l’ancien, le premier des Médicis.
L’irrésistible ascension de la bourgeoisie et les corporations
26La révolution urbaine et commerciale des XIIe et XIIIe siècles en Europe passe par le développement d’associations d’entrepreneurs, de marchands et d’artisans dont les premiers surtout cherchent à encadrer efficacement leurs intérêts communs. Ils cherchent à s’offrir d’avantageuses possibilités d’achats en gros de matières premières, à établir en commun des prix de vente et des niveaux de rétribution de salariés, à imposer des méthodes de travail garantissant une haute qualité des produits réalisés, et à s’assurer le plus grand prestige sur le marché international. Dans le même temps, se fait jour l’exigence d’exercer sur la société citadine une influence, sinon un pouvoir, permettant, à travers une pression politique toujours plus forte, de se garantir au niveau local les avantages catégoriels jugés nécessaires au développement.
27L’origine des corporations professionnelles à Florence remonte au XIIe siècle avec l’apparition d’une societas mercatorum, dirigée par ses propres consuls, s’opposant à la societas militarum des nobles. Elle se constitue en un Art, qui prend son nom, Calimala, de la rue où se trouvaient principalement regroupés les ateliers dans lesquels s’exerçait l’activité textile, celle du traitement, par préparation, affinement, teinture, des draps importés des Flandres et de France. À cet Art, viennent s’en ajouter bientôt un certain nombre d’autres qui aspirent également à la reconnaissance officielle et à l’influence politique. Si bien que sept Arts, dits majeurs, sont organisés dès 1266, avec dirigeants (consules) et bannières, de manière à encadrer totalement l’activité économique principale. Ils vont constituer une force politique reconnue, avant de devenir proprement le moteur de la politique communale. Ce sont l’Art des juges et notaires, l’Art des marchands de draps français (Calimala), l’Art du change (banquiers, prêteurs et changeurs), l’Art de Por Santa Maria (regroupant le travail de la soie, la mercerie et l’orfèvrerie), l’Art de la laine, l’Art des médecins et apothicaires (incluant les peintres), et l’Art des pelletiers et fourreurs. Calimala restera néanmoins longtemps la plus importante des corporations, typique par sa structure, avec son siège social, ses armoiries, sa direction générale, ses finances, sa police, sa justice.
28À partir de 1282, cinq des Arts dits mineurs s’organisent de la même manière et obtiennent de participer aux conseils de la cité à travers leurs représentants. Ils se rapprochent ainsi des prestigieux Arts majeurs auxquels ils sont intégrés : l’Art des bouchers, l’Art des fripiers et lingers (comprenant les marchands drapiers détaillants, bonnetiers, marchands de lin et fripiers), l’Art des chaussetiers et cordonniers, l’Art des maîtres-maçons et charpentiers, et l’Art des forgerons et armuriers.
29Enfin neuf Arts mineurs viendront s’adjoindre aux précédents à partir de 1287 et obtiendront leur organisation militaire, mais resteront toujours marginalisés quant à la participation aux organes du pouvoir : marchands de vin, épiciers (marchands d’huile, de sel et de fromage), hôteliers et aubergistes (d’une certaine importance), tanneurs, fabricants de cuirasses et d’épées, serruriers (y compris taillandiers et ferronniers), bourreliers et corroyeurs, marchands de bois et fabriquants de boucliers, et enfin boulangers.
30La corporation, toujours fortement hiérarchisée en maîtres, compagnons et apprentis, dont seuls les premiers ont l’honneur de figurer au registre de l’Art tandis que les seconds attendent d’y entrer, regroupe le plus souvent les membres de plusieurs métiers censés avoir quelque caractéristique commune. De toute association corporative, majeure ou mineure, est néanmoins exclu l’ensemble du prolétariat urbain ou rural : petits boutiquiers, ouvriers spécialisés, manœuvres, domestiques, travailleurs à domicile, paysans, ouvriers agricoles… L’unité idéale du monde du travail face au monde de la prière et à celui de la guerre n’appartient pas à la réalité d’alors, et de forts clivages existent au sein même de la société industrieuse du XIIIe siècle. Ils séparent notamment la couche supérieure de la société urbaine, avec ou sans noblesse, fortunée et puissante (entrepreneurs, banquiers, grands négociants), de l’ensemble des autres catégories, dont le travail, d’une autre nature, essentiellement manuel, ne rapporte pas les mêmes revenus et n’offre guère de possibilité de représentation ni de décision politique. Les frontières sont en tout état de cause difficiles à préciser, en dépit des regroupements corporatifs, d’ailleurs assez instables, car elles permettent aux marges bien des passages et bien des chevauchements. C’est pourquoi les termes si fréquemment utilisés par Dino Compagni et ses contemporains sont si génériques et si peu discriminants socialement ou professionnellement, comme économiquement : les puissants (potenti), les sans pouvoir (impotenti), les grands (grandi), les petits (piccoli), le Peuple (popolo), les membres du Peuple (popolani), la riche bourgeoisie (popolo grasso), les riches membres du Peuple (popolani grassi), la classe moyenne (gente mezzana), les pauvres gens (poveri uomini), les petites gens (gente), les humbles (piccolini), le menu Peuple (popolo minuto )… Une constante reste néanmoins dans la caractérisation socio-économique et socio-politique, c’est la famille, la famille étendue (la consorteria), dont on hérite aussi bien la condition sociale que les choix politiques, et à laquelle on n’échappe que par infraction.
Pérennité des dissensions intestines : Noirs contre Blancs
31En plus de cette hiérarchie professionnelle se développe, à Florence comme dans la plupart des cités de l’Occident, une hiérarchie politique qui se confond avec la précédente, dans laquelle les divers groupes juridiques, sociaux et économiques sont mêlés. Après la parenthèse de l’accès au pouvoir des groupes socio-économiques inférieurs (1293-1295), les Ordonnances de justice restèrent en place et le gouvernement retourna entre les mains d’une oligarchie restreinte, le popolo grasso, la bourgeoisie fortunée politiquement imprégnée d’un guelfisme désormais stable, et encore étroitement liée à la noblesse de tradition guelfe. Cette dernière, qui conservait une bonne partie de la puissance foncière, était formellement exclue du pouvoir direct (priorat, Conseils du Peuple, spécial et général, Conseil des Cent), mais participait aux Conseils du podestat et, fréquemment, aux consultations spéciales de sages dont on demandait l’avis éclairé sur des questions de politique intérieure ou étrangère. Elle fournissait en outre les cadres supérieurs de l’État, qu’on chargeait des prestigieuses missions d’ambassade et de la conduite éventuelle de la guerre.
32Dans le contexte du régime guelfe définitivement établi, ce monde composite de l’aristocratie florentine suscite en son sein, au tournant du siècle, une nouvelle division. Trouvant son origine dans la querelle privée de deux des plus influentes familles de Grands, l’une fondant sa grandeur essentiellement sur le poids financier (les Cerchi), l’autre sur le prestige, moins de l’ancienneté nobiliaire que de la propriété foncière (les Donati), la division s’étend rapidement à l’ensemble de la population citadine, par le jeu des liens familiaux et claniques, des intérêts économiques ou de classe, des amitiés politiques et du clientélisme à la romaine. Si bien que les conquêtes précédentes de la bourgeoisie unie, telles que la mise à l’écart des nobles dans l’exercice du pouvoir et l’accaparement du priorat, pourront n’être plus que de formelles prérogatives d’une partie seulement de cette bourgeoisie : une trentaine de familles influentes qui constituent le popolo grasso et détiennent légalement les rênes de l’État, mais sont en réalité au service des intérêts des Grands qui dictent, souterrainement ou au grand jour, leurs propres volontés.
33Une fois la lutte sociale assoupie par d’apparentes avancées démocratiques, c’est la lutte des partis au plus haut niveau de la société qui réaffleure. Elle est le signe de la puissance qu’a conservée l’aristocratie en dépit de son exclusion officielle des charges de gouvernement, le signe aussi de l’incapacité des forces démocratiques à refréner l’agitation et la volonté de domination de cette aristocratie urbaine. La bipartition sur laquelle l’ensemble de la couche supérieure de la population va s’aligner, se fait entre Guelfes, lesquels adoptent des marques de coloration politique à l’origine incertaine. L’été 1301, les deux branches d’une même famille de la cité voisine Pistoia qui se sont déchirées, les Cancellieri, vont sceller la division florentine. L’une (les Blancs) reçoit l’appui des Cerchi florentins, lesquels se rapprochent, à Florence, de la partie de la haute bourgeoisie qui se trouve alors au gouvernement et obtiennent en même temps la faveur des artisans de la petite bourgeoise, ainsi que la sympathie des anciens Gibelins réduits au silence. L’autre (les Noirs), exilée de Pistoia, trouve appui à Florence auprès des Donati, qui ont partie liée avec les Grands et une autre partie de la haute bourgeoisie.
34Comme la précédente opposition entre Guelfes et Gibelins, dont elle n’est pas une suite, ni une conséquence, la fracture entre Guelfes blancs et Guelfes noirs part de faits divers florentins : une contestation d’héritage, une tentative d’empoisonnement, un nez tranché au cours de l’une des nombreuses rixes citadines. Mais elle atteint bientôt des dimensions extra-communales par l’intromission dans les affaires florentines et toscanes de puissances étrangères telles que la Papauté et la maison de France. Les Noirs de Florence, déjà bien introduits à la cour du Pape grâce à la gestion des finances de la curie que détiennent certains banquiers florentins, sollicitent en effet l’aide du pape Boniface VIII. Celui-ci ne cachait guère d’ailleurs son intention d’étendre son influence sur l’Italie du Centre. Il leur dépêche un envoyé de marque, Charles de Valois, frère du roi de France Philippe le Bel, qu’il charge d’une mission officielle de pacification des partis, mais qu’il mandate en réalité pour installer au pouvoir la faction guelfe la plus fidèle aux intérêts de la Papauté.
35C’est ainsi que, par l’action conjuguée de la faction noire de Corso Donati et ses amis agitateurs, et de Charles de Valois dont la réalité du parti-pris ne peut guère être mise en doute, la Seigneurie de la ville change brutalement de mains le 8 novembre 1301 pour soumettre définitivement la cité aux Guelfes noirs. Au cours des mois qui suivent, ces derniers purgent consciencieusement la ville de tout élément indésirable, prononçant bannissements et condamnations capitales contre les Blancs (au nombre desquels Dante Alighieri et le père de Pétrarque, dont le fils naîtra en exil) et contre les Gibelins de la cité qui, privés de tous droits politiques, dans l’espoir d’en acquérir quelque peu grâce aux Blancs, leur avaient donné leur appui. La faction des Guelfes noirs s’enrichit en outre de la confiscation des biens de leurs ennemis, ceux qui ne seront pas détruits. Mais la constitution populaire reste néanmoins solidement en place et se trouvera même renforcée quelques temps après, en 1306, par l’institution d’un magistrat supplémentaire, l’exécuteur des Ordonnances de justice, chargé de réprimer l’arrogance des Grands.
36La dispute entre Boniface VIII et Philippe le Bel, puis la mort du Pape en octobre 1303, délivrent Florence de la menace d’une perte de son indépendance. Subissant les tentatives de retour des Blancs désormais alliés aux Gibelins de Toscane, contre lesquels elle organise une résistance efficace grâce à la levée d’une ligue guelfe dirigée par la maison d’Anjou, Florence se défend contre ses propres citoyens exilés afin de conserver son indépendance et ses caractères, guelfe et démocratique, auxquels elle tient désormais le plus. Pendant plus d’une dizaine d’années, la ville repoussera avec acharnement toute tentative de retour des exilés. Ceux-ci sont désormais identifiés, Guelfes blancs et Gibelins confondus, avec les ennemis de la cité démocratique indépendante, au même titre que les villes voisines gibelines comme Pistoia, soumise en 1306, et Arezzo, ou au même titre encore que l’empereur Henri VII, dont Florence rejettera fièrement toute demande de soumission, même lorsqu’en 1312 sa menace se fera sentir jusqu’aux portes de la ville.
Paradoxe de la guerre civile : une prospérité inscrite dans la pierre
37Cette Florence qu’on voit, à travers les pages de la chronique de Dino Compagni, très concrètement vivre et, selon ses propres termes inlassablement répétés, ne cesser de se détruire, est en réalité une cité en pleine et constante expansion. Vouée à la grandeur mais aussi au déchirement, Florence trouble profondément ses habitants de la même manière que de nos jours on s’émerveille devant le paradoxe historique que constitue une cité aussi déchirée et dans le même temps aussi prospère. Le ferment économique et politique portait en lui les germes d’une rage de construire, et de reconstruire après les destructions, pour faire honneur à « la beauté et la richesse d’ornement de la ville » (I, 1).
38La puissance politique et militaire de Florence au sein de la Toscane découle d’une puissance économique d’ampleur internationale, sans cesse présente dans l’œuvre du chroniqueur, à travers les manœuvres développées par les Noirs florentins pour construire le réseau d’alliances de leur politique guelfe. Les princes sollicités n’hésiteront pas, d’ailleurs, à profiter de cette richesse, tel le pape Boniface VIII qui, rappelant à Charles de Valois qu’en l’instituant pacificateur en Toscane il l’avait « introduit dans la mine d’or », l’invite à se servir (II, 25). Cette puissance économique est elle-même favorisée par une progression démographique remarquable : de 15 000 habitants à la fin du XIIe siècle, Florence était déjà passée à 50 000 au début du XIIIe, pour atteindre probablement les 100 000 habitants au début du XIVe siècle, très loin devant toutes les autres cités toscanes, en Italie dépassée seulement par Venise. Et, ne serait-ce que pour concrétiser quelque peu l’importance relative des différentes classes de la société d’alors, il peut être utile d’avoir une idée même très approximative de leurs proportions respectives : on estime ainsi à 5 000 personnes la population des nobles et puissants – les Grands – dans la Florence du début du XIVe siècle, et à environ autant celle des grands bourgeois – le popolo grasso – qui sont éligibles et détiennent concrètement le pouvoir. Ce qui ne fait guère que 10 % de l’ensemble de la population.
39Pour répondre à une telle croissance, due à la vitalité interne de la cité mais aussi à un afflux de population rurale désireuse de participer à la prospérité citadine, qui offrait emplois et possibilités de réalisation individuelle, la ville dut constamment s’agrandir. C’est entre 1172 et 1175 que fut construite la première enceinte communale qui triplait déjà la superficie du premier périmètre romain, englobant très largement le fleuve Arno. Et ce sera à l’époque de Dino Compagni, entre 1284 et 1327, que s’édifiera patiemment le très ambitieux projet d’une enceinte de prestige, destinée à contenir l’ensemble de la structure urbaine déjà construite largement hors les murs, avec des prévisions d’extension démographique qui d’ailleurs s’avéreront nettement exagérées.
40Dans le domaine de l’urbanisation, Florence a commencé à se distinguer véritablement à partir du milieu du XIIIe siècle. En 1252, fut édifié le quatrième pont traversant l’Arno, Santa Trinita, permettant de relier l’église du même nom à celle de Santo Spirito, de l’autre côté du fleuve. Pour les grandes réalisations religieuses qui font encore la fierté de la ville aujourd’hui, et que l’on voit apparaître dans le décor urbain de la chronique de Dino Compagni, le très ancien baptistère Saint-Jean commença à recevoir son revêtement de marbre polychrome à partir de 1293. Face à lui, la cathédrale Santa Reparata allait être entièrement reconstruite sur son site, à partir de 1296, dans le but de donner naissance à l’édifice le plus beau et le plus imposant possible. Et son nouveau nom de « Santa Maria del Fiore » consacrait le nouvel édifice à la Vierge Marie, pour annexer la Vierge à Florence, dans une sorte de divinisation de la ville par elle-même, remarque un historien moderne. L’église bénédictine de la Badia connut également sa réfection, sur le modèle des églises cisterciennes, à partir de 1282. Au cours de la décennie du primo popolo, tandis que les bénédictins Umiliati mettaient la première main à l’église d’Ognissanti, les franciscains bâtissaient en deux temps, au sud-est de la ville, la nouvelle Santa Croce ; et c’est à partir de 1294 que fut mise en chantier sa grande rénovation qui en fera l’édifice que l’on admire aujourd’hui. Ils répondaient de la sorte aux dominicains qui, à l’opposé de la ville, au nord-ouest, avaient engagé dès 1279 la reconstruction totale de leur basilique, Santa Maria Novella, après une première rénovation achevée en 1252. Précédemment hors les murs, elle sera désormais intégrée, comme Santa Croce, à l’intérieur du nouveau périmètre urbain gigantesque.
41Quant aux sièges des organes politiques, c’est dès l’époque du premier régime populaire que les Florentins entendaient se doter d’un lieu de pouvoir à la mesure de leurs ambitions. Commencé en 1255, le palais du podestat, à l’architecture sévère, fut érigé très rapidement. Connu aujourd’hui comme « palais du Bargello », il porte encore sur sa façade l’élogieuse inscription épigraphique que le gouvernement démocratique d’alors voulut y faire apposer, pour exprimer l’orgueil municipal qui rendait Florence, nouvelle Rome antique, sûre de sa domination universelle, « que mare, que terram, que totum possidet orbem ». Décidée dès 1285, c’est à partir de 1299 qu’a été commencée l’édification du superbe palais des Prieurs et des Arts, qui fait aujourd’hui encore la fierté de la cité, sous les noms de « Palazzo Vecchio » ou « palais de la Seigneurie ». Son édification avança si rapidement qu’il fut très vite utilisable pour la fonction qui lui avait été assignée. Pour ne rien dire enfin des autres réalisations publiques (édifices divers tels que prisons ou hôpitaux, et autres lieux de culte partiellement financés par la commune), et des nombreux et riches palais privés élevés à l’époque de Dino Compagni, qui viendront s’ajouter à ceux plus anciens des Mozzi, des Spini, des Frescobaldi, des Gianfigliazzi, des Scali, pour certains véritables forteresses dans la cité.
L’historiographie florentine du Moyen Âge
42Un pareil organisme citadin, dès le début fier de lui-même, de sa puissance et de ses réalisations, ne pouvait qu’avoir ses propres chantres. Aussi la chronique de Dino Compagni est-elle écrite au milieu d’un fleurissement d’œuvres destinées à en perpétuer la mémoire. C’est par un texte légendaire sur les origines de la ville que débute la production historiographique florentine. Une légende de fondation, anonyme et en latin, antérieure au début du XIIIe siècle, traduite ensuite en langue vulgaire, qui devient rapidement de propriété publique par son intégration en ouverture de toute œuvre à caractère historique et dans bien d’autres à caractère poétique.
43Parallèlement à la légende, d’ailleurs de tradition au moins autant orale qu’écrite, on compilait, au début, des listes de consuls et de podestats, sans doute pour conserver des archives officielles de chancellerie, de même qu’on cherchait à conserver le souvenir des faits marquants de la cité, à l’aide d’annales, d’abord rudimentaires et en langue latine.
44C’est des premières décennies du XIIIe siècle que date la chronique florentine la plus ancienne, en latin, que le juge florentin Sanzanome a rédigée pour la période 1125-1231. Et tout au long du XIIIe siècle se succéderont à Florence de nombreuses œuvres en italien. D’abord créées sur des canevas chronologiques universels en latin, inlassablement recopiés et traduits (le Chronicon de Martin de Troppau en particulier, parfois les Gesta Imperatorum et Pontificum de Thomas Tuscus), elles suivent de près la succession des Papes et des Empereurs. Elles seront ensuite, progressivement et de plus en plus, centrées sur l’histoire de Florence, selon une méthode de composition qui ne varie guère dans ses grandes lignes. Selon les manuscrits et les versions, et en fonction de la technicité du travail accompli par le copiste ou le traducteur, qui s’improvisait également chroniqueur, les informations nouvelles concernant Florence étaient insérées, modestement d’abord, par des notes marginales ou interlinéaires, que d’autres se chargeaient par la suite d’interpoler franchement dans le texte. Et lorsque le canevas faisait défaut, au-delà de 1268, les faits de Florence prenaient sa place jusqu’à constituer le sujet principal de l’écrit, auquel la chronique universelle ne servait plus que d’introduction, par une sorte de recentrage géographique, polarisant l’intérêt autour d’un lieu unique et délimité qui devenait l’élément essentiel du récit. De nombreuses œuvres ont ainsi vu le jour, pour la plupart anonymes (le Codex Neapolitanus, la chronique faussement attribuée autrefois à Brunetto Latini, celle du manuscrit Orsucci de Lucques), dont beaucoup sont aujourd’hui encore à l’état de manuscrits.
45Par ailleurs, en ce qui concerne les informations d’histoire florentine que ces œuvres comportent, et de manière de plus en plus étoffée en passant du XIIe au XIIIe siècle, elles sont dues, le plus souvent, à un archétype, aujourd’hui perdu, allant de 1080 à 1280, que la plupart des chroniqueurs florentins jusqu’au XIVe siècle inclus ont utilisé. Dans ces Gesta Florentinorum, plus élaborés que les premières annales, la réalité est transfigurée par l’enthousiasme que soulèvent la conquête de l’autonomie et l’affirmation de puissance. Ainsi en va-t-il (pour n’évoquer que des œuvres qui peuvent offrir un nom d’auteur même si parfois on ne sait guère de lui que ce que le texte nous apprend) de la Storia fiorentina de Ricordano Malispini, de la Cronica delle cose d’Italia de Paolino Pieri, des Annali de Simone dalla Tosa, de la Nuova Cronica de Giovanni Villani, de la Cronaca fiorentina de Marchionne di Coppo Stefani.
46La tendance générale de l’historiographie florentine qui aboutira à l’œuvre imposante de Giovanni Villani, contemporain de Dino Compagni, est alors de rassembler, par compilation et enrichissement d’œuvres précédentes, le plus grand nombre possible d’informations. Qu’il s’agisse d’informations de nature proprement historique, ou bien de récits légendaires lorsque les premières font défaut. Les œuvres tendent ainsi à constituer une histoire organique de Florence, empreinte de fierté communale, visant à totaliser la somme des expériences antérieures, et répondant à la volonté de conserver une mémoire, qui prend les couleurs d’une épopée citadine et permet de forger une identité collective. Et c’est dans un tel ensemble que la tranche d’histoire, très délimitée et très orientée, que propose l’œuvre de Dino Compagni, trouve sa spécificité et son originalité.
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