Avant-propos
p. 7-21
Texte intégral
Une chronique passionnée
1« Les souvenirs des histoires de l’Antiquité ont longuement stimulé mon esprit à écrire les événements périlleux et bien peu favorables à la prospérité qu’a dû subir la noble cité fille chérie de Rome, de nombreuses années durant, et particulièrement à l’époque du jubilé de l’an 1300. » Torturé par l’idée du danger politique et du risque de décadence économique que court sa ville Florence, un citoyen de premier plan, longtemps engagé dans les affaires de la cité, songe à écrire pour faire l’histoire de sa ville en son temps.
2Le moment est grave en effet car, à partir des crises politiques sévères qui secouent alors la communauté florentine, vont résulter, en plus de violents désordres civils, le détournement d’un processus démocratique, la liquidation d’un parti et la dispersion de ses membres, et jusqu’au bannissement définitif de Dante de sa patrie. On va lire en effet la chronique d’un coup d’État et de la consécutive extinction de la faction des Guelfes blancs, dont firent partie Dante Alighieri et Dino Compagni, écrite au moment où une lueur d’espoir était en train de renaître parmi eux, par la descente en Italie (1310-1312) de l’empereur Henri VII.
3Le ton du récit historique est ainsi donné. Ce n’est pas la confiance en l’avenir, ni même la fierté pour le passé glorieux, qui va constituer le sentiment animateur du récit, ce sont l’inquiétude et l’attente angoissée pour l’issue d’événements encore en train de se produire au moment où écrit le chroniqueur. Un véritable suspens est créé dès l’ouverture pour l’issue d’une bataille engagée entre le bien et le mal, que figurent symboliquement les appellations historiques de « Blancs » et de « Noirs ».
4Cette première personne grammaticale qui s’impose d’entrée, signe d’une vivante participation de tous les instants à l’histoire en cause, est double : elle se rapporte à la fois au personnage de premier plan qui a pris une part active et essentielle aux événements majeurs relatés, et à l’historien de ces événements, qui n’a rien d’anonyme ni d’impartial. Celui-ci regrette même de ne pas s’être décidé plus tôt à entrer dans la bataille par la voie de l’écriture, à saisir l’arme de la plume pour se faire soldat de l’histoire. « Mais moi, me donnant à moi-même l’excuse de ma propre insuffisance, et croyant que d’autres écrivaient, pendant de nombreuses années je me suis abstenu d’écrire. » Dino considère maintenant que raconter ce qui s’est passé relève pour lui d’une mission, d’un devoir impératif qu’il a trop longtemps négligé. L’écriture de l’histoire va être ainsi conçue comme un secours à porter à sa ville en danger. Telle est pour lui la fonction de l’historiographie politique, une fonction civique.
5On pressent dès les premières lignes la tension d’un récit qui sera fait d’événements forts. Vont se succéder, en effet, conspirations de palais et brutalités féodales, guerres entre villes voisines et destructions de cités ennemies, luttes intestines et guérillas urbaines, attentats et guet-apens, violences et homicides, réconciliations douteuses et vengeances sanglantes, relatés avec le ton polémique issu des sentiments indignés d’un auteur qui juge et prend parti. Et les motivations de l’histoire mises en évidences par le chroniqueur, partisanes et polémiques elles aussi, s’entrecroisent avec les faits pour construire l’intrigue comme dans un roman. Discordes et rivalités entre citoyens, constitutions de clans et renversements d’alliances, oppositions aux lois communales et à la loi de Dieu naissent de la superbe et de l’ambition, d’intentions malignes et de faiblesses coupables. Au fil du récit se révèlent les perversions de l’âme humaine et se déploient les méfaits des hommes, au milieu desquels se dressent héroïquement quelques justes, isolés et infortunés. Et par contraste s’élabore une idée de justice et d’équité forgée sur la base de l’idéologie personnelle de l’auteur.
6Ainsi la vision de l’histoire n’est-elle en rien intellectualisée ni théorique, et la narration n’est pas assimilable à une démarche scientifique. Le chroniqueur ne prétend pas rechercher les grands dynamismes, les lignes de force qui animent l’histoire. C’est la description des faits concrets qui va prévaloir, et les vastes tableaux de batailles intercitadines et de guérillas urbaines alterneront avec l’examen minutieux de la psychologie de tous les acteurs. À l’élucidation de leurs mobiles contribueront notamment les portraits vivants des grands responsables du drame citadin. Célèbre est celui de Corso Donati : « un chevalier ressemblant au Romain Catilina, mais plus inflexible que lui, noble par le sang, beau de sa personne, orateur agréable, paré de belles manières, fin d’esprit, toujours rempli de mauvaises intentions, entouré de nombreux sbires et accompagné d’une longue suite ». Moins célèbre sans doute, mais plus frappant encore celui du « grand boucher qu’on appelait Pecora, un homme de peu de foi, partisan du mal et adulateur patenté ».
7En dépit de l’écart réel entre le temps des faits les plus brûlants et celui du récit qui en est donné, le narrateur refuse la distance face aux événements, et construit un récit militant, engagé, sans réserve. Ce récit débouche néanmoins sur un certain pessimisme historique, au bout duquel la seule lueur d’espoir véritable est constituée par l’action divine, apparentée à la vengeance, à l’appui de la cause que l’auteur présente comme juste. La part de l’affectivité dans le récit est très grande, et l’impassibilité historiographique est battue en brèche par la polémique du partisan et de l’insurgé. La dynamique historique est néanmoins présente, constituée par l’opposition entre ceux qui dominent et ceux qui subissent, entre l’impuissance des uns et l’abus de la force par les autres. Le vif désir de rétablissement de la justice trouve son expression dans un style direct, vivant, à la limite du style parlé, parfois haut en couleurs, à travers lequel le narrateur, faisant fi de la prudence et de l’atténuation, met les points sur les i pour dénoncer ceux qu’il déclare coupables : « Ô toi, Donato Alberti… ô messire Rosso Dalla Tosa… » À maintes reprises, on a affaire à un langage de combat qui prend ses cibles directement à parti, et qui fait fond sur la vigueur de l’évocation, sur le sarcasme pour la dénonciation, sur l’invective dans la condamnation, sur la hargne dans l’accusation : « Ô citoyens malfaisants, qui avez causé la destruction de votre ville […] regardez où vos actions malignes nous ont conduits ! »
Un temps choisi parmi les temps vécus
8Pour cette ville unanimement jugée digne, entre toutes les cités d’Italie, d’être honorée dans la mémoire des hommes, on doit se dépenser sans compter. Mais alors que Giovanni Villani, le premier grand historiographe de Florence, contemporain de Dino Compagni, relevant l’insuffisance et la défectuosité de la production historiographique précédente, entend s’attacher à combler les lacunes dans ce domaine, Dino Compagni, au même moment, limite au contraire les faits dignes d’attention aux seuls périls encourus par Florence à un moment précis de son histoire, au tournant du XIVe siècle. Alors que l’un vise à totaliser avec enthousiasme toutes les mutations, aussi bien adverses qu’heureuses, l’autre n’arrête son regard que sur ce qui lui apparaît néfaste à la sauvegarde et à la prospérité de la cité, et ne conçoit les faits mémorables que comme des avertissements.
9L’œuvre de Dino est atypique en ce sens qu’elle ne suit pas les schémas des œuvres historiques de l’époque. Les chroniques florentines d’alors tendent en effet à balayer toute l’étendue de l’histoire universelle depuis les origines. Elles tendent d’autre part à magnifier les périodes de glorieuse conquête de l’autonomie citadine contre l’autorité de l’Empire et la féodalité environnante, ainsi que les périodes de prestigieuse affirmation militaire en Toscane contre les villes voisines et rivales. Pour Dino Compagni rien de tout cela, même si les sentiments qui animent le chroniqueur sont toujours fortement imprégnés de ce patriotisme communal si caractéristique de l’époque, que Dino exprime fréquemment par l’appel aux Florentins à aimer leur cité et à manifester leur amour pour elle en travaillant à sa préservation.
10Son œuvre se détache ainsi nettement de la tradition locale qui tend à incorporer et à unir aux légendes de fondation le récit chronologiquement ordonné des faits florentins jusqu’à l’époque de chaque auteur. Car remonter à l’origine de la ville était une vieille habitude de l’historiographie romaine, depuis Fabius Pictor en passant par Caton l’Ancien, Varron, Tite-Live ou Denys d’Halicarnasse, avant que d’être une nécessité de l’historiographie chrétienne (Flavius Josèphe, Eusèbe de Césarée, Orose, Cassiodore, Marcellin, Isidore de Séville, Paul Diacre) qui se faisait un devoir de trouver aux événements les plus anciens une justification religieuse. Il est vrai néanmoins que s’enfermer dans le cadre étroit d’une époque déterminée, sans dépasser les limites temporelles fixées par le sujet choisi, afin de l’étudier en profondeur, fut également une possibilité représentée dans l’historiographie classique, ne serait-ce que par ceux qui sont restés, pour nous comme pour Dino, parmi les plus grands historiens : César dans ses Commentaires avait circonscrit son sujet d’abord à une période de six années, celle de la guerre des Gaules, puis aux cinq années de sa campagne contre Pompée et de guerre civile ; tandis que Salluste avait restreint le champ de son intérêt aux deux seules années 64-63 en traitant de la conjuration de Catilina, ou encore n’embrassait que six années dans la Guerre de Jugurtha.
11L’entreprise historique de Dino Compagni trouve donc sa première originalité dans la stricte délimitation d’un sujet précis, que son titre générique ne reflète pas : la fracture à Florence entre Guelfes blancs et Guelfes noirs. Elle se singularise également par la définition de limites temporelles (1280-1312), à l’intérieur desquelles l’auteur inscrit son travail de mémoire, encadrées par deux événements d’importance qu’il a vécus : la naissance du régime politique des Arts, en 1280, et l’arrivée de l’empereur Henri VII sous les murs de Florence, en 1312. Il s’agit d’un arc temporel qui couvre en partie deux moments successifs de la vie de l’auteur. C’est d’abord, en totalité, l’époque de son engagement, de sa propre participation en tant que spectateur privilégié, mais surtout le plus souvent aussi en tant que protagoniste des événements majeurs de la cité : de 1280 à 1301 ; puis, partiellement, l’époque où Dino n’est plus qu’acteur figurant et muselé, redevenu plus ou moins anonyme, et spectateur muet de l’histoire de Florence, à partir de 1302. Et ce sont deux moments scindés par l’événement pour lui majeur entre tous : le renversement du régime, le 8 novembre 1301, par la chute forcée du gouvernement blanc dont il faisait lui-même partie.
12Même s’il est possible d’imaginer que le travail d’écriture ait pu être commencé autour de 1306, il reste que la chronique de Dino a été composée, pour l’essentiel, très probablement entre la fin de l’année 1310, au moment où l’Empereur franchissait les Alpes pour descendre en Italie, et le 31 octobre 1312, quand il décidait de lever le siège de Florence. Ce départ mettait fin alors aux derniers espoirs de rétablissement qu’avaient nourris, pendant ces deux années, les exilés florentins, Gibelins et Guelfes blancs. Au nombre desquels, se trouvaient Dante Alighieri, le poète de Florence, ainsi que ceux qui, comme Dino, avaient eu la chance de pouvoir demeurer dans la cité, tolérés au prix d’une exclusion totale de la vie politique et d’un patient silence, condamnés à rester tapis dans la ville tels « des rats dans la farine », dira un Florentin du XIVe siècle. Les espoirs qu’il place en un rétablissement imminent de la justice et qui encadrent son texte sont sans aucun doute à rapporter à la justice impériale comme bras de la justice divine, prête à châtier les Guelfes noirs : « Qu’ils s’attendent à voir s’abattre sur eux la justice de Dieu, laquelle par de nombreux signes leur promet le malheur qu’elle réserve aux coupables […] Ô iniques citoyens, qui avez corrompu le monde entier et l’avez gâté de vos mauvaises mœurs et de vos gains malhonnêtes ! […] À présent le monde commence à se retourner contre vous : l’Empereur avec ses forces vous fera prendre et tout enlever sur terre comme sur mer. » Ces espoirs semblent répondre à un moment où entre en crise chez une partie de la population florentine le sentiment d’unité et d’identité collective. Mais c’est paradoxalement le contraire car, une fois les Blancs rendus minoritaires par la force des Noirs et définitivement écartés de la cité, c’est un souffle unitaire nouveau que trouve Florence dans l’opposition farouche à l’Empire, ennemi par excellence de la liberté communale.
13La nature particulière de l’entreprise se trouve justifiée par l’application d’un parti-pris, on ne peut plus traditionnel et nécessaire dans le genre historique, mais dont l’exigence est profondément sentie par l’auteur, celui du respect de la vérité, qui le force à ne s’attacher qu’à ce dont il a eu une connaissance directe pour en avoir été témoin. « Mon intention », dira-t-il, « n’est pas d’écrire les choses du passé, parce que la vérité parfois ne peut y être retrouvée. » C’est donc un travail d’élaboration de la mémoire personnelle, laquelle peut d’ailleurs, parfois, le trahir sur des points de détails concernant des dates ou des noms, même si à diverses reprises Dino peut avoir eu recours à des sources documentaires officielles. Le mauvais procès qui lui a été fait au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, concernant différentes erreurs de noms ou de dates, en vue de nourrir le doute sur l’authenticité du texte, est définitivement clos. La véridicité du récit de Dino est aujourd’hui établie, maintes fois prouvée par les documents officiels, dont le chroniqueur reprend parfois même les termes, outre le vocabulaire, sans d’ailleurs que cela fasse de lui un professionnel consciencieux de l’histoire, loin de là. Bien au contraire dès lors que ce sont ses souvenirs qui constituent le fond de l’œuvre, et lui confèrent cette dimension personnelle qui la caractérise, vaguement comparable à celle d’un journal. Quant à la dimension classique de son œuvre d’historien, elle se réduit à guère plus que quelques vagues échos de Salluste ou de Cicéron. Ces « souvenirs des histoires de l’Antiquité » sont contenus dans l’appel fait de mémoire aux noms fortement évocateurs, plutôt qu’aux actions, de Marius et Sylla (II, 1) et de Catilina (II, 20). Et ces échos, sans doute de simples souvenirs de lectures, voire d’exemples pédagogiques traditionnels, y sont pliés à l’illustration d’une option politique modérée, à coloration civique et morale, celle de la moyenne bourgoisie, que le citoyen vertueux qu’il veut être identifie dans les Guelfes blancs.
Le souffle d’un pamphlet politique
14Si l’ordonnancement chronologique reste le cadre général d’organisation des événements mentionnés, les déplacements et interversions de faits ou de groupes de faits sont néanmoins nombreux, dus sans aucun doute aux nécessités de la logique démonstrative qui prime dans le récit, au point que Dino omet de signaler des événements d’importance qui auraient dû figurer dans un travail de description chronologique. Ainsi, par exemple, ne sont pas évoqués la guerre contre Pise entre 1290 et 1293, ni les aménagements faits aux Ordonnances de justice, en 1295, et en 1306, alors qu’il développe d’autres faits, comme ceux qui ont trait à la situation politique des villes de l’Italie du Nord, ou l’équipée d’Henri VII en Italie, qui n’entretiennent que des rapports indirects, ou moins étroits dirons-nous, avec l’histoire de Florence. Il ne s’agit donc pas d’une chronique réalisée sur le modèle des œuvres contemporaines ou postérieures, comme celles de Ricordano Malispini et de Paolino Pieri, celles de Giovanni Villani et de ses continuateurs (Matteo et Filippo) et épigones (Marchionne di Coppo Stefani), qui, souvent avec un zèle farouche, visent à totaliser l’ensemble des informations à leur disposition, relatives à Florence, à construire une sorte de thesaurus, généralement dans un but de célébration historique.
15Ainsi, même si la ville fait l’objet de la passion de l’auteur, d’un amour patriotique sincère et profond, il ne s’agit pas de son histoire indifférenciée, mais d’une tranche très précise des événements qu’elle a connus. Ce titre Chronique des événements survenant à son époque est pour nous doublement trompeur, car il ne s’agit pas à proprement parler d’une chronique mais bien d’une histoire construite, dans laquelle l’auteur ne se contente pas d’aligner les faits florentins remarquables qui se sont produits à son époque, mais les sélectionne, les organise, de manière à bâtir un récit fortement signifiant, les arrête à une certaine date, quand cesse selon lui l’utilité d’en conserver la mémoire.
16Le plaisir et le divertissement, que l’on invoque ordinairement comme devant naître des récits historiques et de la mémoire de l’histoire, ne trouvent pas leur place dans les buts que se fixe l’auteur. Après n’avoir que trop longtemps hésité, dit-il, il s’est décidé à écrire « pour faire œuvre utile à ceux qui seront nos héritiers en des temps plus prospères ». Cette seule raison civique et morale, qui faisait partie des diverses motivations exprimées par les historiens classiques, mais au même titre que bien d’autres, devient pour lui le but unique qu’il se fixe. Il n’entend, quant à lui, écrire que pour mettre en garde les générations futures.
17Dino construit en réalité moins une chronique qu’une histoire, ayant pour sujet unique la division à Florence du parti guelfe, entre la faction qui se dit blanche et celle qui se dit noire, avec ses causes, son développement, le point crucial de la fracture, ses conséquences, les vaines tentatives des vaincus pour retrouver leur dignité perdue. C’est un sujet autour duquel s’agglutinent tous les choix de mention ou d’omission d’événements concernant Florence dans ces trois décennies. Et seules les informations qui concernent de près ou de loin les luttes intestines contemporaines, jusqu’à la perte du dernier espoir, trouvent leur place dans son travail, ce qui lui confère une très grande unité.
18L’œuvre devient même, au fur et à mesure du progrès de la narration, l’histoire du parti guelfe blanc, depuis sa naissance jusqu’à sa dissolution, si ce n’est même l’histoire du manque de réussite de ce parti, qui aurait dû triompher car il regroupait, selon Dino, les bons citoyens, ou plus exactement les moins mauvais : et cela, par la chronique des tentatives du parti blanc, toutes plus vaines les unes que les autres, pour garder le pouvoir d’abord, et pour rentrer à Florence ensuite et le récupérer. Cela implique une passion tout autre que célébrative ou archéologique, une passion politique et partisane. La chronique des occasions manquées de l’histoire ne néglige pas non plus les propres fautes des Guelfes blancs, qui n’ont pas su se maintenir solidement au pouvoir, et dont la responsabilité est au moins égale à la part de champ libre qu’ils ont, par leur inaction, leur faiblesse voire leur petitesse, laissée aux Noirs pour commettre leurs exactions. Il est cependant nécessaire de préciser que le parti-pris de Dino se caractérise surtout comme une opposition à la grande puissance économique et donc socio-politique de l’oligarchie des Grands – qui regroupe essentiellement les Guelfes noirs soutenus par la Papauté – que le popolano Dino, membre éminent de la moyenne bourgeoisie, considère d’un œil réprobateur.
19La répartition de la matière dans les trois livres de l’œuvre montre une distribution manifestement inégale. Si le premier, le plus court, prend en compte une large période de plus de 20 ans (27 chapitres allant de l’année 1279 à l’été 1301), le second pourtant bien plus long ne couvre guère plus de 2 ans (36 chapitres allant d’août 1301 à novembre 1303), tandis que le dernier, de loin le plus volumineux, touche moins d’une décennie (42 chapitres allant de l’automne 1303 à l’été 1312). Cette densité inégale de l’histoire relatée fait la part belle surtout aux deux mois décisifs de l’automne 1301 (traités dans les 24 premiers chapitres du livre II), où s’est joué le coup d’État. C’est le moment de l’intervention de la Papauté et de la maison royale de France dans les affaires de Florence, à travers la venue et l’action de Charles de Valois. Et ce moment constitue pour ainsi dire la colonne vertébrale de l’œuvre. Ce qui précède en quelque sorte y introduit, tandis que ce qui suit développe l’impossible renversement de situation pour un retour à la normalité, en dépit de tous les efforts faits par les Blancs, avec leurs tentatives de rétablissement et de retour à Florence. Font partie également de cet après coup d’État les chapitres qui suivent (de III, 23 à III, 36), dans lesquels l’espoir renaît, grâce à la descente en Italie de l’Empereur, désireux de pacifier les partis mais auquel les Florentins refusent obstinément de se soumettre. Là, Dino suit d’un œil attentif l’équipée d’Henri VII, depuis son élection jusqu’à son couronnement à Rome, dans sa progression vers Florence, une progression redoutée et constamment entravée par les Florentins. Même si les manigances des Noirs de Florence ne sont jamais perdues de vue dans cette partie du récit, qui n’a pas pour seule fin de suivre la marche de l’Empereur, l’intérêt principal décline néanmoins, au rythme des obstacles dressés devant un Empereur qui s’épuise à pacifier les villes de la haute Italie. Le récit du déchirement des partis florentins est fini, comme l’est également l’histoire du parti guelfe blanc.
20L’œuvre vise à édifier. Il s’y trouve une forte rationalité inhérente aux choses dites, toujours dites en vue de prouver quelque chose, dans un enchaînement signifiant. La présence dans l’œuvre de nombreuses listes de noms de personnages peut alors paraître mal venue, car elle peut sembler interrompre la démonstration. Or il n’en est rien. Cette présence s’insère certes dans une habitude de l’historiographie primitive, où l’énumération pouvait même être le constituant essentiel du texte. Elle n’est pas, néanmoins, chez Dino Compagni, qu’une brute énumération à but informatif, comme dans les annales précédentes, où ces nomenclatures, catalogues de régnants, de gouvernants, de partisans, s’intégraient dans la mnémotechnie de l’époque, et satisfaisaient le goût ou l’appétit de savoir, d’abord par la répétition et la fixation mnémonique, au moyen d’un quadrillage du réel, passant avant tout par la datation et la nomination. Elle n’est pas non plus de l’ordre de la précision documentaire, parfois poussée jusqu’à l’attitude archivistique comme chez Giovanni Villani, et moins encore de l’ordre de la réévocation nostalgique et émerveillée pour des noms prestigieux chargés d’un passé glorieux, comme chez Ricordano Malispini. Elle est au contraire passionnément imprégnée d’une volonté sourde et consciencieuse de proscription, au sens latin d’affichage. Il s’agit d’une opération de publication, pour l’édification du public, car cette œuvre n’a probablement pas été écrite pour rester dans l’ombre à laquelle les aléas de l’histoire l’ont condamnée. Cette opération est réalisée dans un but d’établissement des faits, certes, mais aussi dans un but de révélation, en vue de la dénonciation publique de ceux dont l’action doit être connue. Par cette tension à l’affichage, l’écriture acquiert le caractère de divulgation générale, pour la condamnation par la proscription, pour la mise au ban des personnages désignés. Et cette mise au ban est faite avec la même foi dans la valeur de l’acte d’écriture qu’aura celui qui confie à la page la tâche d’immortaliser tel acte d’héroïsme. On trouvera de la sorte maintes listes de noms dans ce texte, énumérations dont la longueur peut quelquefois sembler fastidieuse, si l’on ne prend garde à considérer que leur caractère et leur fonction sont en parfaite cohérence avec l’ensemble de l’œuvre.
21Le travail d’histoire accompli par l’auteur est à entendre non comme déroulement événementiel dépassionné, ni comme recherche objective de causes et d’enchaînements, mais comme dénonciation continue de responsabilités et culpabilités. Le chroniqueur agit en quelque sorte de manière à mettre en marche l’opération de la justice, par le seul fait d’énoncer les méfaits et les crimes, de désigner nommément tous les acteurs du drame – victimes, coupables et responsables –, afin de les transmettre à la postérité, avec leurs agissements, leurs mobiles et motivations, leurs adhésions, leurs appartenances factieuses. Voici, par exemple, comment l’auteur introduit les détails de l’incendie criminel de juin 1304 : « Afin qu’on sache la vérité sur un tel acte de malveillance, pour quelle raison fut allumé l’incendie et à quel endroit, il faut dire que les chefs du parti noir… »
22Selon ses intentions de programme, Dino affirme la volonté de montrer par l’exemple ce qu’il y a eu de mauvais et blâmable dans l’histoire de Florence au cours d’un moment délimité de son existence, dans le but d’édifier les générations futures, de dénoncer pour elles l’œuvre malfaisante des Noirs, et de leur montrer ce dont il faut se garder. Il ne montrera d’ailleurs que rarement, et seulement dans un but de contraste, ce qu’il peut y avoir eu de bon ou de louable. Au rang des comportements vertueux se trouve surtout, implicitement mais clairement, sa propre action. Et cette action d’ailleurs, incluse dans la modération, théoriquement vertueuse, des Blancs et des bons, n’échappera pas elle non plus à la condamnation, pour inefficacité, de la mansuétude qui l’inspire, le plus souvent regardée comme faiblesse voire comme lâcheté. Ainsi finira-t-il par reconnaître que « à rien ne sert la manière douce contre la grande malignité ».
23Conformément à ce but déclaré, Dino s’adresse essentiellement à ses concitoyens, même si, au moins dans ses intentions liminaires, mais dont l’énonciation se plie à une tradition d’exorde, il n’oublie pas d’éventuels lecteurs non florentins. C’est une édification par l’exemple inversé, par l’utilisation de la force du repoussoir employé comme avertissement. C’est une édification qui néanmoins ne devient jamais prétexte à développement théorique, ne s’inclut à aucun moment dans l’enveloppe du traité politique, même si quelques échos, mais réduits à de purs éléments de lexique, y renvoient manifestement. D’où le traitement de l’histoire comme accessoire de la persuasion morale, voire comme forme apparentée au sermon religieux. L’espoir est d’abord concrètement placé dans l’action terrestre puis, s’amenuisant au fur et à mesure des échecs subis, il trouve de plus en plus sa place dans la confiance en la justice divine, à travers l’inspiration religieuse omniprésente, qui prend en fin de compte les couleurs de la prophétie, arme de l’impuissance.
24Un aspect artistique certain de l’œuvre s’affirme visiblement à travers le ton oratoire qui est, à certains moments, donné au récit. C’est avec un art rhétorique que l’on peut juger parfois consommé, que l’auteur utilise tour à tour la déploration, l’apostrophe, l’invective, l’ironie et le sarcasme, et jusqu’à une emphase bien dosée dans les morceaux d’éloquence mis dans la bouche de différents personnages, comme de lui-même. Mais cet aspect n’est pas absent non plus dans les moments d’exposition narrative, toujours maîtrisés à l’intérieur des limites d’une efficace succession de faits et d’épisodes brièvement résumés, au moyen d’un langage souvent elliptique. Succession calculée ou impulsive, elle reste néanmoins constamment tendue vers la démonstration d’une thèse, celle qui constitue ce qu’il donne pour la vérité, qui est en fait essentiellement la sienne.
25Bien que l’histoire soit écrite du point de vue d’un vaincu, elle n’apporte guère davantage que les schémas conquérants traditionnels. Dino Compagni est un homme tout d’un bloc, campé sur ses convictions morales. Son récit en reçoit toute la force, comme un souffle épique, tout à fait paradoxal dès lors que Dino est convaincu de la vérité de son récit, pourtant bien partial et partisan. Il n’y a pas de réflexion historique à proprement parler : pas de recherche véritable de causes, de critique équilibrée des faits, d’hypothèse directrice dans leur mise en relation, d’objectivité critique, d’abstraction et de généralisation, de philosophie de l’histoire. Ce serait bien sûr trop demander pour l’époque. Tout y est ramené à la dimension de la faiblesse et de la malignité humaines, et soumis à l’autorité et au jugement de la divine providence. Son exigence morale, voire sa rigueur morale, a séduit maint lecteur critique, et elle emprisonne aujourd’hui encore le lecteur commun, pour lequel il est bien difficile, en effet, de ne pas entrer dans la logique politique de Dino, de ne pas adopter sa position partisane, de ne pas succomber à ses exigences morales, de ne pas détester les Noirs. La faiblesse de l’analyse historique fait en somme la force du récit qui, à aucun moment, ne laisse le lecteur indifférent.
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