Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures
p. 227-238
Texte intégral
1Michel Tournier s’est lui-même rendu compte que, chronologiquement, les deux premiers chapitres des Météores auraient dû être intervertis1. Le chapitre I, « Les Pierres Sonnantes », présente, le 25 septembre 1937, les jumeaux Jean et Paul, qui ont sept ans. Le chapitre II, « Le sacre d’Alexandre », met en valeur le 20 septembre 1934, le jour de la mort de Gustave Surin, la date aussi qui décida de la carrière d’Alexandre, son jeune frère et l’oncle des jumeaux, à la tête de la SEDOMU (Société d’Enlèvement des Ordures ménagères urbaines).
2Cette interversion montre bien que l’histoire d’Alexandre est secondaire par rapport à celle des jumeaux — au sens où l’on parle d’une intrigue secondaire dans le théâtre élisabéthain, subplot qui peut accompagner mais aussi redoubler l’intrigue principale, le plot. Le prière d’insérer ne fait du « dandy-des-gadoues » qu’une figure marginale par rapport au couple central, Paul ne voyant lui-même dans l’homosexualité de l’oncle scandaleux qu’« une approche contrefaite du mystère gémellaire ». Usant d’une autre image dans Le Vent Paraclet, Tournier fait graviter les « satellites » autour de la « planète gémellaire »2. L’existence d’Alexandre est finie : au chapitre XIII, il est tué par des petits truands dans les docks de Casablanca. Celle des parents des jumeaux est également finie : Maria-Barbara est déportée à Buchenwald en 1943, Édouard meurt en 1948. Au contraire, celle des jumeaux est in-finie : la date du départ de Jean, fuyant son frère, correspond à une rupture, mais surtout au début d’une nouvelle aventure gémellaire et, paradoxalement, d’un accomplissement.
3Ce mystère n’est pas seulement au centre d’une lecture mythocritique des Météores. Il est au centre d’une création romanesque à laquelle Tournier, toujours conscient, presque trop conscient, reconnaît qu’il a conféré une « dimension mythologique ». C’est le titre d’un chapitre du Vent Paraclet, écrit en hommage à Gaston Bachelard. Tournier y définit le mythe comme une « histoire fondamentale », une « histoire que tout le monde connaît déjà », mais aussi comme une histoire qui prouve que l’homme est capable de s’arracher à l’animalité (c’est en cela qu’il est un « animal mythologique »). Aussi Alexandre Surin, voué à l’animalité, ne peut-il être qu’un personnage secondaire dans Les Météores.
4Même pour Alexandre pourtant souffle le sirocco, la ruah, le vent, le Vent Paraclet… Le titre de l’essai de 1977 devait, à l’origine, être celui du roman de 1975. Tournier s’était d’abord proposé d’« écrire le roman du Saint-Esprit en restituant aux phénomènes météorologiques leur dimension sacrée ». Mais ce projet s’est, nous dit l’auteur, trouvé insuffisamment réalisé, et dès lors le livre méritait un titre « plus modestement profane ». Dans la première version, le personnage de Thomas Koussek devait avoir une importance beaucoup plus grande que celle qui lui a été accordée dans la version définitive. Son prénom est le nom de l’apôtre Thomas-Didyme, le jumeau du Christ. Mais Koussek a dépassé cette gémellité. Ancien camarade de collège d’Alexandre Surin au collège de Thabor, à Rennes, il est devenu le vicaire de l’abbaye du Saint-Esprit, rue de la Brèche-aux-Loups, à Paris. Alexandre est un soir invité à dîner dans le presbytère de l’église du Saint-Esprit, et il s’y rend. Il y entend un étrange sermon devant la cheminée où brûle une flamme qui pour Thomas est le symbole de l’Esprit-Saint : « Le Christ est le corps de l’Église, mais l’Esprit-Saint est son âme.3 » Koussek décrit son itinéraire spirituel comme un passage du corps à l’âme, du Christ — pour lequel, quand il était adolescent, il éprouvait un désir charnel — à l’Esprit-Saint. Il a vécu ce passage au moment même où il passait par le monastère du Paraclet, près de Nogent-sur-Seine.
5Thomas Koussek professe la doctrine selon laquelle « le Christ est mort parce que sa mission était terminée, et cette mission consistait à préparer la descente du Saint-Esprit parmi les hommes » (p. 132). Pour lui la grande fête est donc celle de la Pentecôte, où souffle le vent de l’Esprit, où « l’Esprit se manifeste par un orage sec, et sauvegarde sa nature météorologique ». Car « l’Esprit-Saint est vent, tempête, souffle, il a un corps météorologique. Les météores sont sacrés » (p. 136). Cette re-sacralisation des météores, cette manière de faire entendre leur langage, qui est à la fois le langage du vent et celui du Saint-Esprit, tel aurait donc été le projet initial du livre.
Il s’agissait d’effacer la différence des deux sens du mot ciel, air, atmosphère et séjour de Dieu et des bienheureux, et de rejoindre le culte solaire ébauché à la fin de Vendredi. L’identification du Saint-Esprit à un vent, de chaque vent à un esprit différent devait permettre la construction d’une théologie éolienne. Les jumeaux y auraient eu la place centrale d’intercesseurs entre le ciel et la terre. Ce rôle leur est assigné dans plusieurs mythologies où il est admis que des jumeaux commandent aux nuages et à la pluie, comme le rapporte Frazer dans son Rameau d’or. Cette fonction s’explique d’ailleurs très logiquement. En effet jumeaux = fécondité extraordinaire de la mère. D’autre part, pluie = fertilité de la terre. De là une affinité profonde entre jumeaux et pluie4.
6Si Alexandre se contente de la « petite Pentecôte d’un ventilateur » dans Paris déserté (p. 296), il faut aux jumeaux la « Pentecôte islandaise5 » ; ils hantent les lieux et les moments de tempête, et ces autres tempêtes que sont les catastrophes historiques, comme l’érection du mur de Berlin en 19616.
7Jean avait un calendrier météorologique, une sorte d’atlas météorologique aussi. « Ce qui l’intéressait dans les saisons, c’était moins le retour régulier des figures astrales que la frange des nuages, de pluies et d’embellies qui les entoure » (p. 346). Son voyage à travers le monde, ce « voyage de noces solitaire » (p. 362), semble avoir pour modèle le mariage du doge de Venise avec la mer. Mais c’est encore une recherche de la frange, et l’enlèvement par le Vent. Paul, qui avait une autre sensibilité aux marées, peut-il l’accompagner dans cette quête, peut-il être emporté dans le même tourbillon ?
8Les météores donnent son titre au livre, comme jadis aux Météores d’Aristote qu’est censé lire Michel Tournier sur la plage de Saint-Jacut, en Bretagne, le jour (25 septembre 1937) et à l’heure (17 h 19) où commence l’histoire (p. 7). Mais la météorologie, « qui ne connaît la vie du ciel que de l’extérieur et prétend la réduire à des phénomènes mécaniques » (p. 541), importe peu au prix de la connaissance intime des phénomènes du ciel.
9Jean part à la recherche d’une « touche », d’un « je-ne-sais-quoi » qu’il voit d’abord comme « une lumière, une couleur du ciel, une atmosphère, des météores » (p. 346-347). Paul, passionnément désireux de retrouver Jean, et essuyant à Ceylan une « tempête calme », comprend qu’il ne tend pas seulement à le faire rentrer dans le cercle d’un jeu gémellaire (ce qu’il appelle « le faire revenir à Bep »), mais qu’il a un autre dessein, plus vaste et plus ambitieux : « Assurer [s]a mainmise sur la troposphère elle-même, dominer la météorologie, devenir le maître de la pluie et du beau temps, […] devenir [lui-]-même le berger des nuages et des vents » (p. 389).
10Citant cette phrase dans Le Vent Paraclet, Tournier y voit le sujet profond des Météores, l’histoire des jumeaux qui est « la conquête de la météorologie par la chronologie, l’irruption des nuages et des aurores dans l’horlogerie des astres7 ».
11Une connaissance complète suppose la fusion avec son objet. Dans son Éden de Djerba, Deborah, nouvelle Ève, mais aussi nouvelle Baucis, s’est transformée en son jardin lui-même8. Les jumeaux ne doivent pas seulement s’élever jusqu’aux météores, ils doivent devenir météores. La mythologie classique offrait, là encore, un modèle : la métamorphose des Dioscures en astres. C’est le mythe final choisi par Pindare pour la Xe Néméenne. Castor et Pollux sont jumeaux, ou plutôt faussement jumeaux. Ils sont nés de la même mère, Léda. Mais Castor a un père mortel, le roi de Sparte Tyndare ; Pollux un père immortel, Zeus métamorphosé en cygne. L’œuf dont ils sont éclos est celui que reconstituent Jean et Paul quand leurs vêtements tombent et qu’ils s’enlacent tête-bêche pour pratiquer la communion séminale (p. 155). Alexandre l’a vu apparaître, ce « gros œuf pondu au cœur du nid », quand passant par le bois de Vincennes il a assisté à une partie de rugby : le ballon roulait entre les jambes de « frais et musculeux jeunes gens » qui se livraient à un rite curieux, presque nuptial, et il n’était d’autre nid que « ce nid de mâles ondula[nt] et chancela[nt] sous la poussée d’une cohue de cuisses arc-boutées » (p. 108). Alexandre gardera le souvenir de ce « rite nuptial autour d’un œuf de cuir » (p. 217).
12Le texte propose donc la double parodie d’un motif mythique, ou plutôt une parodie redoublée. Le ballon de rugby entretient avec l’œuf des jumeaux la même relation que celui-ci avec l’œuf de Léda. Tout se passe même comme si Tournier faisait preuve d’ironie à l’égard de la transposition qu’il a opérée de la « société hétéro » (p. 217) à l’homosexualité, de l’Alexandre homérique, Pâris, le ravisseur d’Hélène, la fille de Léda, à Alexandre Surin, l’oncle des nouveaux Dioscures. Mais un enthousiasme communicatif, dû en grande partie à l’alacrité extrême du récit, tend à faire accepter au lecteur un idéal qui dépasse toute parodie : la substitution aux faux-couples hétérosexuels (Maria-Barbara et Édouard, Jean et Sophie) du seul vrai couple possible, le couple des jumeaux, « si profondément uni que chacun de ses membres trouve son destin dans la personne de l’autre9 ». Le couple homosexuel que l’oncle Surin essaie de former avec Daniel ou avec d’autres n’en est que le pâle reflet, l’impossible réalisation. C’est pourquoi la « mort [du] chasseur » se produit quand il rencontre l’« ubiquiste » à Casablanca et soupçonne qu’il s’agit de « deux frères jumeaux, parfaitement indiscernables, mais assez indépendants pourtant pour choisir des occupations, des promenades différentes ». Alexandre meurt assassiné par des voyous, mais peut-être a-t-il été surtout entraîné dans l’abîme par ce ballet gémellaire involontaire au centre duquel il s’est trouvé placé et qui lui a donné l’image désespérante d’une inaccessible perfection.
13Selon Pindare, Castor est tué dans un combat singulier, celui qui, à propos d’un rapt de bœufs, a opposé les Dioscures aux deux fils jumeaux d’Apharée, Idas et Lyncée. Pollux, jumeau déparié, comme le dirait Tournier, pleure son frère et adresse à Zeus une prière émouvante. Il le supplie de le faire périr lui aussi pour qu’il puisse retrouver son frère dans l’au-delà. Zeus accède à sa demande : ils passeront la moitié de leur vie sous terre, dans l’Hadès, et l’autre moitié dans le palais d’or du ciel. Alors « Pollux n’hésita pas entre les deux partis ; il rouvrit l’œil, puis ranima la voix de Castor à la ceinture d’airain10 ».
14La référence à Castor et Pollux est explicite dans Les Météores. Elle s’accompagne, il est vrai, d’une allusion à Remus et Romulus, et la liste ainsi commencée se perd dans un etc. Paul croit alors à la perfection du couple gémellaire qu’il forme avec Jean (p. 142). Et cette perfection devrait trouver son accomplissement dans leur transformation météorique, comme, selon certaines versions, Castor et Pollux furent finalement métamorphosés en astres :
Nous ne devions pas vieillir, le savais-tu ? Le vieillissement est le sort mérité des sans-pareil, tenus de laisser la place un jour à leurs enfants. Couple stérile et éternel, uni dans une étreinte amoureuse perpétuelle, les jumeaux — s’ils restaient purs — seraient inaltérables comme une constellation (p. 170).
15Pindare semble ignorer cette métamorphose en astres, qui n’est connue que par des sources beaucoup plus tardives. Même Ovide, curieusement, ne lui a pas accordé de place dans ses Métamorphoses11. La solution trouvée par Zeus a pu paraître insatisfaisante. Si, pour Pindare, Castor et Pollux sont ensemble dans l’Hadès, puis ensemble au ciel (c’est la version qu’il adopte dans la Xe Néméenne), pour d’autres, Castor jouit des délices de l’Olympe pendant que Pollux erre parmi les ombres, et inversement. L’Apollon de Lucien, dans les Dialogues des dieux, conteste auprès d’Hermès ce « partage peu intelligent » : « Car ainsi ils ne se verront même pas l’un l’autre, ce qui était, je présume, leur plus grand désir. Comment le pourraient-ils, alors que l’un d’eux est chez les dieux, l’autre parmi les morts ? »12.
16Tournier a repris la tradition de ce partage, mais très librement. Le couple gémellaire se rompt. Jean, après une liaison avec une ouvrière de l’usine que dirige son père, Denise Malacanthe, a voulu épouser Sophie, une jeune fille rencontrée à Paris (chapitre XIV « La malencontre »). Mais, se heurtant à la résistance du jumeau ou à son excessive complaisance (Paul a essayé d’enfermer Sophie dans le cercle gémellaire transformé en triangle), Sophie a préféré prendre la fuite. Jean décide à son tour de partir, et d’entretenir par le voyage la distance qu’il a voulu créer entre son frère et lui (p. 361). Passant à son tour de la « dialectique sédentaire » à la dialectique nomade, Paul est entraîné dans ce tour du monde qui ne leur permettra pas de se retrouver en un point quelconque de l’espace.
17A-t-on le droit de dire que Paul descend aux Enfers pendant que Jean monte au ciel ? Il en a parfois l’impression, au cours même de son périple. À Venise, par exemple, quand il marche le long du quai des Esclavons :
Où suis-je ? L’une de ces barques, venue de la terre des hommes, ne vient-elle pas de me déposer dans la ville des morts où toutes les horloges sont arrêtées ? (p. 380-381).
18La catabase véritable s’accomplit au moment de l’étape berlinoise, la dernière du voyage de Paul sur terre. Un Allemand rencontré en Amérique, Urs Kraus, et ami de Jean, a fixé à Paul un rendez-vous chez sa mère à Berlin. Il doit venir avec Jean. Or à peine Paul est-il arrivé chez Frau Kraus, le mur de Berlin s’élève, à l’emplacement même de l’immeuble où elle habite. Il faut se réfugier dans les caves, puis tenter de s’échapper par une galerie souterraine. Paul reconnaît que « cette longue nuit carcérale dans laquelle il [était] enfermé depuis un temps impossible à mesurer — un temps proprement immémorial — il était logique qu’elle préludât à une expédition sous terre, qu’elle s’achevât en descente aux Enfers » (p. 519).
19Pendant ce temps, Jean devient, sinon un météore, du moins un météorite. La distinction entre les deux mots a été soigneusement établie par Jean lui-même, permettant ainsi à Tournier de corriger l’emploi impropre qu’il avait fait du terme dans Le Roi des aulnes13. Un météore, en effet, « n’est pas, comme on le croit communément, une pierre tombée du ciel — ce qui s’appelle un météorite — mais tout phénomène ayant lieu dans l’atmosphère, grêle, brouillard, neige, aurore boréale, et dont la météorologie est la science » (p. 347). Paul, en voyant des portraits nouveaux de son frère disparu, croit assister à sa dégradation au contact des sans-pareil, à l’effritement d’un météorite :
On dirait qu’il est en train de se désagréger pour se dissiper totalement à la fin, comme ces météorites qui fondent dans une gerbe de flamme au contact de l’atmosphère et disparaissent avant de toucher terre. Ce destin de mon frère-pareil s’éclaire par l’enrichissement continuel dont je me sens bénéficier au contraire d’étape en étape. Notre poursuite prend un sens d’une logique effrayante : je m’engraisse de sa substance perdue, je m’incorpore mon frère fuyard… (p. 466-467).
20Il est une autre distinction à établir, entre les Enfers et l’Enfer. L’Enfer, c’est le monde des ordures sur lequel règne Alexandre Surin. Ce fils à sa maman, ce dandy a dû assumer une tâche pour laquelle il semblait si peu fait : la direction d’une vaste entreprise de récupération et de « répurgation » des ordures ménagères, la SEDOMU. Or non seulement il a surmonté assez rapidement sa répugnance, mais encore il n’a pas tardé à se trouver dans son élément.
21Inverti, il a découvert en effet que monde des ordures est un monde inverse, comme l’Enfer sur lequel il va pouvoir exercer une « souveraineté diabolique » (p. 30). « Peu à peu, dit-il, j’étais séduit pas l’aspect négatif, je dirai presque inverti, de cette industrie. C’était un empire certes qui s’étalait dans les rues des villes et qui possédait aussi ses terres campagnardes — les décharges — mais il plongeait également dans l’intimité la plus secrète des êtres puisque chaque acte, chaque geste lui livrait sa trace, la preuve irréfutable qu’il avait été accompli — mégot, lettre déchirée, épluchure, serviette hygiénique, etc. Il s’agissait en somme d’une prise de possession totale de toute une population, et cela par derrière, sur un mode retourné, inversé, nocturne. » Chaque fois que le romancier lui laisse la parole (car, là encore, Tournier est soucieux d’alternance), Alexandre donne libre cours à cet humour féroce qui ne cherche pas à détruire le mythe, mais le découpe en de grossiers panneaux, une place de village devenue l’antichambre de l’enfer (au moment où il est embarqué dans le panier à salade, p. 115), la décharge de Miramas où « la nuit est le royaume des gaspards14 » et où ces rats grouillent dans « un sabbat d’enfer » (p. 252-253).
22« Empereur des gadoues » (p. 31), Alexandre règne sur une « anti-cité » (p. 299) qui est l’équivalent de la cité de Dis, le Bas-Enfer, dans l’Inferno de Dante. C’est un monde parallèle ou, si l’on veut — et c’est bien ce que veut Tournier —, un monde jumeau. À Roanne, la décharge publique est appelée le « Trou du Diable » (p. 78). On songe cette fois aux Élixirs du diable de E. T. A. Hoffmann. Diable de cet Enfer, Alexandre croit aussi en être le Dante. Il se présente volontiers comme un voyageur d’outre-tombe, par exemple quand il va visiter l’usine d’incinération d’Issy-les-Moulineaux (p. 103), ou, immédiatement après, quand il commente cette visite au cours du dîner chez Thomas Koussek (p. 129). Comme Alexandre fait de la récupération d’ordures, Dante « faisait de la récupération d’âmes dans les cercles de l’Enfer » (p. 183). Un frère jumeau, en quelque sorte…
23L’Enfer des Météores contient aussi un cercle des monstres, le quatrième : les enfants dont s’occupe sœur Gotama à Sainte-Brigitte. Ils semblent « échappés de la mythologie », mais elle préfère voir en eux « les tâtonnements de la Création » (p. 55-56). Les jumeaux ne sont-ils pas aussi des monstres ? Paul, à partir d’un certain moment, ne peut plus se le cacher et il comprend mieux sa complicité et celle de son frère avec les innocents de Sainte-Brigitte, ainsi que leur place à tous, débiles ou non-débiles, dans une vaste mythologie (p. 141). Dans cette Divine Comédie d’un nouveau genre, les Limbes seraient représentés par Sainte-Brigitte plus que par la plaine de Saint-Escobille, vaste déversoir des détritus de Paris, terre morte, terre gaste, et ceci malgré une référence explicite (p. 283).
24Une seule notation concerne le Purgatoire, et elle est assez décevante, puisqu’il s’agit du commissariat de police (p. 119). Quant au Paradis, il correspond à l’état final auquel parvient le jumeau déparié et mutilé, Paul. Enseveli dans le couloir souterrain par une masse de glaise rouge, il a perdu la moitié de son corps, son côté droit. Mais son âme s’est enrichie de son double, de Jean le disparu. Le dernier chapitre s’intitule « Une âme déployée ». Paul atteint à la connaissance suprême des choses, des météores, et à la sublimation, dernier mot du livre.
25Le précédent roman de Tournier, Le Roi des aulnes, contenait déjà un long développement sur Abel et Caïn, à la faveur d’une longue méditation que le héros du livre, Abel Tiffauges, poursuivait sur son propre prénom15. Abel et Caïn est un autre exemple de gémellité proposé dans Les Météores, parmi ceux d’une autre liste : Jacob et Ésaü, dont l’Écriture sainte nous dit qu’« ils se battaient déjà avant de naître dans le sein de leur mère Rebecca » (p. 515-516), Amphion et Zêthos, Étéocle et Polynice… Abel Tiffauges lui-même repasse, d’une manière tout à fait épisodique, dans le roman de 1975, et Tournier place même une note pour nous inviter à faire le lien entre le garagiste, cet homme « gigantesque » aux mains d’étrangleur et l’ogre du Roi des aulnes. Ogre ? Peut-être pas plus, peut-être pas moins que les autres. Pas plus que Paul, qui dévore Jean. Pas plus que chacun de nous, qui dévore avant de naître son propre jumeau (p. 170).
26Dans la présentation qu’il fait de son livre, Tournier signale qu’il a utilisé le mythe gémellaire comme « une grille de déchiffrement particulièrement instructive et pénétrante » pour « illustrer le grand thème du couple humain ». Il a usé d’une cryptophasie à des fins de décryptage. Tel est le paradoxe des Météores, et l’on doit se demander si la gageure a bien été tenue.
27Comme les mythes, les langages s’enchevêtrent dans le roman. Jean et Paul (ou, comme on dit en abrégé, avec un clin d’œil de Tournier au Romantique allemand Johann Paul Richter, Jean Paul) parlent deux langages : le langage de tout le monde et un langage qui leur est propre. « L’un des plus beaux fleurons de notre “monstruosité” », fait observer Paul, « c’était à coup sûr cette cryptophasie, l’éolien, ce jargon impénétrable, qui nous permettait de nous entretenir des heures sans que les témoins pussent pénétrer le sens de nos paroles » (p. 155-156). Dans ce langage secret, le silence a une fonction essentielle. À quelques échantillons qui nous sont fournis, on reconnaît aussi des mots-valises analogues à ceux de Lewis Carroll, de Joyce ou de Boris Vian. Le mot « bachon », dans la langue des jumeaux, désignait « tout ce qui flotte (bateau, bâton, bouchon, bois, écume, etc.), mais non pas le terme générique d’objet flottant, car l’extension du mot était bloquée et ne concernait que des objets connus [d’eux] et en nombre limité ». S’ils ignoraient le concept général de fruit, ils entendaient dans « paiseilles » aussi bien la pomme que le raisin, la groseille que la poire. Ils n’avaient aucune idée de l’animal marin in abstracto, mais disaient « cravouette » à la fois pour poisson, crevette, mouette, huître. Un seul et même prénom, Peter, servait soit pour tel ou tel de leurs frères et sœurs, soit pour l’ensemble qu’ils formaient vis-à-vis d’eux (p. 157).
28Cette simplification n’est pas sans faire penser au langage que parlent certains enfants handicapés de Sainte-Brigitte. Sœur Béatrice, qui veille sur ces êtres débiles, pense qu’il s’agit peut-être de « la langue originelle, celle que parlaient entre eux au Paradis terrestre Adam, Ève, le Serpent et Jéhovah » (p. 52), un langage brisé par la perte du Paradis et la grande confusion de Babel (p. 53). Admettons un instant que nous devions nous situer au terme provisoire de cette longue dégénérescence. Nous croyons parler une langue paradisiaque alors qu’elle n’est qu’une langue de dégénérés. À l’inverse, des êtres exceptionnels, que nous prenons pour des simples (la servante Méline, qui n’a jamais appris à écrire, et qui pourtant a son écriture à elle, p. 351-352), pour des idiots ou du moins pour des étrangers, parlent à côté de nous une langue que nous n’entendons pas ou, plus exactement, que nous ne comprenons plus. Qui s’en rend compte ne peut qu’être tenté de parler deux langages, de faire affleurer sous le flot languide du langage de tous les jours (Les Météores = 542 pages imprimées) les traces d’un langage apparemment cryptique parce qu’il est plus ancien, donc plus proche du langage originel.
29Tournier ne fait parler dans son texte ni les pensionnaires de Sainte-Brigitte ni même l’aparté des jumeaux. Ou bien il dit quelque chose à leur sujet, ou bien il lance quelques exemples. À cet égard, son entreprise est singulièrement timide par rapport à celle de Joyce ou du dernier Artaud. Mais il propose une justification qui vaut aussi pour le langage mythologique qu’il a choisi comme langage romanesque.
30Le passage d’un de ces langages à l’autre se fait d’autant plus aisément que les jumeaux sont sensibles au langage des mythes, à « toute cette mythologie âpre et somptueuse » qui satisfait en Jean « un goût de rupture et de solitude, de départ sans destination avouée » (p. 362). Quand Paul parle des jumeaux, donc de Jean-Paul, comme de monstres, il a encore recours au langage de la mythologie. Quand il donne le nom d’« éolien » à leur cryptophasie, il choisit un terme mythologique : c’est la langue de vent (p. 59), celle d’Éole — mais l’éolien est aussi le nom d’un dialecte, ou plutôt d’un ensemble de dialectes parlés dans la Grèce ancienne.
31Pour Tournier lui-même, le langage des mythes pourrait être l’équivalent de l’éolien, de cette cryptophasie qui constitue le langage des jumeaux. En s’efforçant de parler et de faire parler le langage des mythes, le romancier semble en quête d’un langage mythique, d’une expression qui se situerait au-delà de l’expression. Un épisode des Météores va dans ce sens. Il est complexe, l’écrivain procédant à la fois par surimposition et par glissement. Il est question d’un voyage que firent à Vérone les parents de Jean-Paul, Édouard et Maria-Barbara. « L’orchestre et les chanteurs de la Scala de Milan y donnaient une représentation exceptionnelle de la symphonie dramatique d’Hector Berlioz, Roméo et Juliette » (p. 274). Ce couple a pu passer pour un modèle d’amour absolu. Ce sont, dira Tournier dans Le Vent Paraclet, comme Tristan et Iseult, « des jumeaux déguisés en couples mixtes, mais présentant le privilège gémellaire de la jeunesse éternelle ». C’est pourquoi ils sont « à l’abri du vieillissement, mais tout à fait réfractaire à la procréation »16. Édouard et Maria-Barbara restent très en deçà de l’idéal de Vérone. Les jumeaux iront, eux, au-delà. Ou du moins le mythe des jumeaux doit aller au-delà de ces mythes hybrides. Sous le couvert du personnage d’Édouard (ce nom est, depuis Gide, celui du porte-parole du romancier), Tournier s’exprime pour son propre compte :
Édouard avait été frappé, comme tous ceux qui approchaient Jean et Paul, par l’éolien, cette cryptophasie par laquelle ils communiquaient secrètement entre eux au milieu des voix sans secret de leur entourage. Or il se souvenait maintenant que, dans le Roméo et Juliette de Berlioz, les circonstances extérieures du drame sont seules exprimées par les chœurs, en paroles humaines, tandis que les sentiments intimes des deux fiancés ne sont évoqués que par la musique instrumentale. Ainsi dans la troisième partie, le tendre dialogue de Roméo et de Juliette est tout entier contenu dans un adagio où alternent les cordes et les bois.
Plus il y songeait, plus la comparaison de l’éolien avec une sorte de musique sans paroles lui paraissait éclairante, musique secrète, accordée au rythme du même courant vital, entendue par le seul frère pareil, et à laquelle les autres ne comprennent rien, y cherchant vainement un vocabulaire et une syntaxe (p. 275-276).
32L’idéal pour l’écrivain serait de disposer d’une langue éolienne qui lui permettrait d’entretenir une relation de complicité avec un lecteur-jumeau. Pour cela, il devrait faire appel en lui non à la langue moderne, mais à ce langage plus ancien des mythes en en exploitant les traces résiduelles. Aux heures de doute et de découragement, il doit reconnaître que ce jumeau, il l’a perdu, ou que ce « frère pareil » — l’« hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » invoqué par Baudelaire au début des Fleurs du Mal — n’est qu’une illusion. Cryptophone déparié, il est « réduit à l’alternative du silence absolu ou du langage défectueux des sans-pareil ». Aux heures d’espoir, au contraire, il veut croire, comme Paul, que « cette cryptophasie rendue vaine par la perte de [s]on unique interlocuteur débouchera peut-être sur un langage universel, analogue à celui dont la Pentecôte dota les apôtres » (p. 443).
33Une réponse est proposée dans le dernier chapitre des Météores : « Comme la gémellité a son langage — la cryptophasie —, la gémellité dépariée a le sien. Doué d’ubiquité, le cryptophone déparié entend la voix des choses, comme la voix de ses propres humeurs. Ce qui pour le sans-pareil n’est que rumeur de sang, battement de cœur, râle, flatulence et borborygme devient chant du monde pour le cryptophone déparié » (p. 540). Mais ce n’est là qu’un beau rêve. Aucun des livres postérieurs de Tournier ne nous donne l’image de ce roman cosmique, de ce livre que Mallarmé déjà appelait de ses vœux.
34La déambulation à travers le monde ne saurait en tenir lieu : voyages de Paul, souvent calqués sur les missions de Tournier conférencier, voyage de Blanchet en Toscane dans Gilles et Jeanne, itinéraire d’Idriss de son oasis natale à Paris dans La Goutte d’or. Dans Les Météores, un voyage, non plus horizontal, mais vertical, était aussi suggéré à la faveur d’une sorte de cours sur les trois zones du ciel : la troposphère, la stratosphère et la logosphère (p. 388). Au risque d’un jeu de mots, je dirai que cette sphère du logos prend souvent, dans les romans de Tournier, l’aspect d’une mythosphère, le lieu des commandes du destin17, de la réunion astrale des nouveaux Dioscures, et peut-être encore de l’éclat solaire de la goutte d’or. Mais le mythe peut être aussi une grille, non pas une « grille de déchiffrement » comme celle dont parlait Tiffauges18, mais une grille où mettre en cage l’imagination romanesque. Sublimation ? Incarcération infernale ? C’est encore une fois la question du sort final des Dioscures qui est posée. Mais Pindare suggérait, à la fin de la XIe Pythique, qu’ils étaient plutôt sur terre, près de Sparte, à Thérapnes, quand ils n’habitaient pas l’Olympe…
Notes de bas de page
1 Le Vent Paraclet, Gallimard, 1977, p. 250.
2 Ibid., p. 251.
3 Les Météores, Gallimard, 1975, p. 130. C’est à cette édition, qui est l’édition originale du livre, que renverra désormais, in-texte, la pagination.
4 Le Vent Paraclet, p. 252-253.
5 Titre du chapitre XVII, avec le jeu de mots sur « côte islandaise ».
6 Voir Les Météores, p. 508-509.
7 Le Vent Paraclet, p. 267.
8 Dans le chapitre XVI, « L’île des Lotophages ».
9 Le Vent Paraclet, p. 233.
10 Pindare, Néméennes, texte établi et traduit par Aimé Puech, Les Belles Lettres, coll. des « Universités de France », 1967, p. 140.
11 Castor et Pollux prennent place parmi les constellations à la fin de l’opéra de Rameau, sur un livret de Pierre-Joseph Bernard.
12 Lucien de Samosate, Œuvres complètes, trad. Émile Chambry, Garnier, 1933, t. I, p. 153.
13 Le Roi des aulnes, Gallimard, 1970, p. 94. Abel Tiffauges visite le Louvre et voit une statue d’Apollon : « J’imagine ce que deviendrait ma vie si ce dieu se trouvait chez moi, possédé jour et nuit. Et à dire vrai, non, je suis bien incapable d’imaginer comment je supporterais la présence incandescente de ce météore tombé près de moi après une chute de vingt siècles. »
14 Jeu de mots sur le titre du recueil de poèmes en prose d’Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit. Dans le prologue, Gaspard était une figure du diable.
15 Le Roi des aulnes, p. 40-41.
16 Le Vent Paraclet, p. 251.
17 Et cf. Le Vent Paraclet, p. 233-234.
18 Tiffauges contemple les enfants dans la cour du collège Sainte-Croix de Neuilly : « Mettre des enfants en cage… Mon âme ogresse y trouverait son compte. Mais il y a autre chose qui va plus loin qu’un simple jeu de mots. Toute grille est grille de déchiffrement, il n’est que de savoir l’appliquer » (Le Roi des aulnes, p. 103).
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Mythocritique
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