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L’Ode à Charles Fourier d’André Breton

p. 209-226

Dédicace

À la memoire de Jean Gaulmier


Texte intégral

11945 : fin de la Seconde Guerre mondiale, qui fut pour Breton une des périodes les plus sombres de l’histoire, ces « temps de détresse » dont avait parlé Hölderlin. 1947 : l’année semble encore sombre à Breton. Il constate dans les Ajours d’Arcane 17, datés du 1er au 3 mai, que « l’esprit de résistance, avec tout ce qu’il comportait d’ouvert, de généreux, de vivifiant et d’audacieux » a été « saboté bestialement ». Les récents massacres d’Indochine, les queues s’allongeant sans cesse aux portes des boulangeries de Paris suffisent à frapper de mensonge et de dérision les prétendus « buts de guerre ».

2Pour le poète, la tentation est grande d’intervenir à la manière de Zeus tonnant, ou du mage à la manière de Victor Hugo. Mais on a trop présenté Breton comme un « pape » pour qu’il se laisse prendre au piège. Miguel Torga, dans son Journal, dénoncera toute supercherie de ce genre, toute invitation lancée au poète pour qu’il monte sur les estrades publiques et y fasse prendre des vessies pour des lanternes grâce à la séduction de son verbe. « Je » intervient dans l’Ode à Charles Fourier, publiée au début de l’année 1947, mais ce n’est qu’un truchement et un relais. Breton se propose de réhabiliter, d’interpréter et de continuer Charles Fourier. L’hymne esquissé dans Arcane 17 aux socialistes utopistes du xixe siècle — Fourier, mais aussi Flora Tristan et le Père Enfantin — se prolonge dans une Ode au seul Fourier.

3Cette Ode tripartite, donc conforme en gros au schéma de l’ode pindarique, présente une apparente anomalie. La partie centrale est dépouillée du mythe au profit d’une classification un peu aride empruntée aux douze tiroirs de Fourier. Mais Fourier est à la fois l’athlète et le héros mythique, le nouvel Orphée de l’Ode.

L’humour objectif

4Écrire, c’est écrire avec les mots des autres. Cette limite peut paraître insupportable à l’écrivain, au poète surtout. Et si toute littérature n’était qu’un centon… Cette question, je la trouve posée au début du livre de Michel Schneider, dont le titre à lui seul rappelle la gravité : Voleur de mots1. Cette expression fait écho, mais pour la corriger, et apparemment pour la nier, à la célèbre parole rimbaldienne dans la lettre dite « du Voyant » : « Donc le poète est vraiment voleur de feu2 ». Le poète, qui voudrait avoir ravi aux dieux le feu du génie, n’a fait que piller ses prédécesseurs ou tout simplement ses semblables, ceux qui à côté de lui marchent dans la rue. Prométhée a donné aux hommes le feu, et aussi les lettres ; mais il ne les a pas inventées, il s’est contenté de voler, et de transmettre. « Tout au long de ces pages, écrit Michel Schneider au début de son livre, je poserai des questions qui reviendront tracer leurs boucles insomniaques : qu’est-ce que le plagiat, le vol des idées, le communisme des mots ?3 »

5Cette question, Breton ne pouvait pas ne pas se l’être posée quand il a écrit l’Ode à Charles Fourier, et dès le premier vers de l’ode :

En ce temps-là je ne te connaissais que de vue.

6À lui seul, ce vers est un vers centon, un vers arlequin où se juxtaposent une formule stéréotypée qui sert de transition dans les Évangiles et un cliché de la langue quotidienne. S’il est ici une écriture automatique, elle ne permet pas aux images merveilleuses du rêve d’affleurer, elle ne fait surgir, triste épave, que des résidus d’un langage commun.

7Cette alliance pourtant déjà m’intéresse. Le point de départ n’est pas un initium pur, l’année 1937, rejetée, comme le suggère Jean Gaulmier, dans un passé fantasmagorique par la guerre4. Il se situe dans le continuum d’une existence, d’une histoire, et aussi d’une tradition. Cette continuité s’établit non seulement à partir d’un texte illustre, mais à partir de la simple conversation quotidienne. André Breton veut bien être l’évangéliste des temps nouveaux, tout en restant un piéton de Paris. Matthieu, Luc, Marc et Jean ont approché le Christ, ils ont vécu dans son intimité. Saint André n’a fait que passer près de Fourier, il l’a vu, il ne le connaît que de vue. Et encore c’est un miracle qu’il l’ait remarqué, avec son habit dans le genre neutre.

8Mais il s’agit bien d’habit ! L’esprit critique de Breton s’exerce d’abord sur les mots qu’il vient de voler. Évangéliste du pauvre, il reprend avec un sourire la formule stéréotypée, lui qui s’est moqué dans les Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme de ceux qui font « mine de tout savoir, la bible d’une main et Lénine de l’autre5 ». Apôtre de l’imagination, de la liberté des mots, il s’est imposé le carcan d’une expression toute faite. Quand il est conscient, le plagiat permet cette indépendance nouvelle. L’avant-guerre est revêtu d’un habit du temps du Christ, et la statue d’un habit d’homme. Fourier est à la fois ce Messie très lointain et ce voisin d’occasion qu’on connaît de vue. La première expression pouvait paraître trop pompeuse, et la seconde trop familière. Les deux avaient quelque chose d’impertinent pour un passé si récent, pour une présence privée de vie. À cette impertinence on peut donner un nom sur lequel Breton dans ces années-là a beaucoup réfléchi : l’humour.

91937 en effet était l’année d’une conférence prononcée dans le cadre de l’Exposition universelle, De l’humour noir. La Préface de la célèbre Anthologie de l’humour noir publiée par les Éditions du Sagittaire en 1940 est datée de 1939 (le livre est réimprimé avec quelques ajouts en 1947, l’année de la publication de l’Ode à Charles Fourier). Cette Préface, qui « pourrait être intitulée le paratonnerre (Lichtenberg) », se garde bien de nous proposer une définition figée de l’humour. Se moquant de toute tentative pour y aboutir, et en particulier de celles de Valéry et d’Aragon, Breton pétrit la pâte d’une réflexion plus lourde, celle de Hegel et celle de Freud (double ascendance mise en valeur par Julien Gracq). Et puisqu’il s’agit pour lui d’une « valeur ascendante entre toutes » dans la littérature moderne, il importe de la retrouver quand on étudie un texte de lui, et singulièrement un texte de cette époque.

10À Freud, la Préface à l’Anthologie de l’humour noir emprunte un exemple simple, qui figure dans l’appendice du livre sur Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient : « Le condamné que l’on mène à la potence un lundi s’écriant : “Voilà une semaine qui commence bien”6 » Freud note que c’est le sujet souffrant qui fait l’humour, que le processus humoristique tout entier a pour théâtre sa propre personne et lui procure évidemment une certaine satisfaction, ce qui lui permet de définir ainsi l’humour : « L’essence de l’humour réside en ce fait qu’on s’épargne les affects auxquels la situation devrait donner lieu et qu’on se met au-dessus de telles manifestations affectives grâce à une plaisanterie.7 » Breton complète par son propre commentaire : « Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir.8 »

11Il serait absurde de vouloir faire une application brutale de cette formule aux textes écrits par Breton dans ces temps de souffrance qui correspondent à la guerre. Aux yeux du monde, il s’est tiré avec élégance de cette situation périlleuse. Dès sa mobilisation, en 1939, il a décidé de se faire « le plus possible de liège pour pouvoir flotter9 ». En mars 1941, il s’est embarqué pour la Martinique sur Le Capitaine Paul-Lemerle, une aventure que Claude Lévi-Strauss, passager du même bateau, a racontée dans Tristes Tropiques : « un départ de forçats10 ». À partir de 1942, c’est le séjour aux États-Unis, qu’il a vécu comme un exil.

12L’une des manières de flotter en ces temps de détresse, mais aussi de les vivre comme temps de détresse, c’est l’humour. La preuve en est dans ces intermèdes des Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme qui sont imprimés en italiques, et en particulier dans le troisième, Le retour du Père Duchesne. C’est un pastiche du journal révolutionnaire d’Hébert, qui disparut quand il fut guillotiné à la suite de ses outrances, en 1794, et qu’on vit reparaître en 1848 et en 1871. Le Père Duchesne, personnage de la farce, est censé représenter le bon peuple parisien, et le langage d’Hébert brille par son cynisme et par sa grossièreté. Breton, qui est sensible à ces retours de l’histoire (le début de l’Ode à Charles Fourier le confirme), voit le Père Duchesne comme il voit Fourier, et surtout il veut voir avec son regard les salopards qui occupent le devant de la scène (j’allais écrire : le devant de la Seine), « ces messieurs en uniforme de vieilles épluchures aux terrasses des cafés de Paris », « le retour triomphal des cisterciens et des trappistes qui avaient dû prendre le train du bout de [s]on pied », ceux qui « sans cartes » peuvent continuer à « [s’]en foutre plein la lampe chez Lapérouse » pendant que les autres font la queue « de grand matin dans les faubourgs dans l’espoir d’obtenir cinquante grammes de poumon de cheval, à charge de remettre ça vers midi pour deux topinambours »11. Le retour des sans-culottes n’est pas vu d’un meilleur œil, et tout s’achève par l’annonce d’un grand coup de balai :

Et je vais te balayer cette raclure, de la porte de Saint-Ouen à la porte de Vanves et je te promets que cette fois on ne va pas me couper le sifflet au nom de l’Être Suprême et que tout cela ne s’opérera pas selon des codes si stricts et que le temps est venu de refuser de manger tous ces livres de jean-foutre qui t’enjoignent de rester chez toi sans écouter ta faim.

13Le pastiche est un autre mode du mimétisme littéraire. Comme le fait observer Michel Schneider, « un pastiche inconscient constitue un plagiat involontaire » et, s’il est conscient, comme c’est le cas, l’opération revient à « traiter le mal par le mal, le plagiat par le pastiche, l’influence par le mimétisme délibéré »12. Comme dans le premier vers de l’Ode à Charles Fourier, Breton consent ici à écrire avec les mots des autres. Je ne sais s’il en tire un plaisir particulier, mais il cherche à leur faire dire ce qu’il veut dire. C’est pourquoi il n’hésitera pas, dans l’ode, à citer Fourier ou à l’imiter dans la partie centrale.

14Les vers 50-53 donneront une idée de cette pratique de Fourier :

On n’est pas mieux pourvu sous le rapport des contre-moules antirat et antipunaise
Par ma foi les grands hagards de la faune préhistorique
Ne sont pas loin ils gouvernent la conception de l’univers
Et prêtent leur peau halitueuse aux ouvrages des hommes.

15Breton reprend une image fouriériste identifiée par Jean Gaulmier dans son édition. On trouve les contre-moules en particulier dans la Théorie de l’unité universelle : ce sont des éléments mauvais que le créateur a introduits dans l’ordre actuel de la Civilisation pour annoncer à l’inverse et en incohérent les splendeurs de l’ordre combiné. Ainsi le ver solitaire actuel prouve que dans l’ordre combiné les hommes affamés par leur activité continuelle pourront manger beaucoup plus qu’en Civilisation. Breton peut sembler tourner en dérision cette notion. En ces temps de détresse qui correspondent cette fois à l’immédiat après-guerre, il voit toujours autour de lui, non les moules espérés, mais les contre-moules. Toujours le rat, toujours la punaise. Toujours les monstres antédiluviens et leur peau couverte de vapeur « halitueuse ». Le monde moderne n’est qu’une non-création continuée. Mais Breton ne se moque pas de Fourier. Il s’insurge même contre toute moquerie de ce genre. Il le relaie, et il reprend ses images pour faire le même constat. L’humour n’est pas dans une quelconque parodie de Fourier, mais dans une vision baroque que le pastiche permet de retrouver. Ce qui est risible et inquiétant à la fois, ce n’est pas la description que faisait Fourier, c’est ce qu’il décrivait et qui existe toujours, ce qui appelle les mêmes mots et la même description.

16Breton s’élève alors vers ce que Hegel dans son Esthétique a appelé l’« humour objectif ». Comme il rend hommage à cette conception dans la Préface à l’Anthologie de l’humour noir, on est en droit de la reprendre à propos de l’Ode à Charles Fourier. À dire vrai, quand il étudie l’« art romantique » (c’est-à-dire celui qui commence avec le christianisme), Hegel conçoit d’abord l’humour comme subjectif :

Dans l’humour, c’est la personne de l’artiste qui se produit dans ses traits tant particuliers que profonds, de sorte que ce dont il s’agit avant tout dans cette forme de l’art, c’est de la valeur spirituelle de l’artiste. Dans l’humour, l’artiste ne se propose pas de donner une forme artistique et achevée à un contenu objectif déjà constitué dans ses principaux traits, en vertu des propriétés qui lui sont inhérentes, mais il s’introduit pour ainsi dire dans l’objet et applique le principal de son activité à dissocier, à décomposer par des trouvailles subjectives, des traits d’esprit inattendus, des idées frappantes, tout ce qui tend à s’objectiver et à revêtir une forme concrète et stable13.

17Mais dans la conclusion de cette partie de son cours, et dans le passage que cite précisément Breton, cet humour subjectif se retourne bien en un humour objectif :

[…] l’art romantique était caractérisé dès le début par une séparation plus profonde, par un repliement plus radical de l’intériorité sur elle-même et, étant donné la correspondance imparfaite entre l’esprit et la réalité objective, l’intériorité se montra, à son tour, indifférente à celle-ci. Cette opposition, en évoluant, devait finir par concentrer tout l’intérêt de l’art romantique soit sur l’extériorité accidentelle, soit sur la subjectivité non moins accidentelle. Mais lorsque cette concentration de l’intérêt sur la réalité objective et sur sa représentation subjective aboutit, conformément au principe du romantisme, à une pénétration de l’âme dans l’objet et que, d’autre part, l’humour s’attaqua de son côté à l’objet et à la forme que lui imprime le réflexe subjectif, on assista à une installation dans l’objet lui-même, à une sorte d’humour objectif14.

18L’expression figurait déjà dans la conférence prononcée le 29 mars 1935 à Prague, Situation surréaliste de l’objet / Situation de l’objet surréaliste, où, renversant cette fois la vapeur philosophique, Breton renvoyait Marx et Engels et rendait un hommage appuyé à Hegel15. L’humour objectif pur, il le trouvait alors dans une « Fable » de Jarry, mais aussi chez Marcel Duchamp, Raymond Roussel, Jacques Vaché et Jacques Rigaud, dans le mouvement futuriste et dans le mouvement dada16. Fourier, quasi-contemporain de Hegel, est leur précurseur, et il semble bien d’ailleurs que dans les deux textes Breton entende « romantique » au sens historique, et non au sens hégélien du terme.

19L’exemple choisi par Breton dans Situation surréaliste de l’objet, « Fable » de Jarry, nous place au cœur d’une poésie des métamorphoses dont la première partie de l’Ode à Charles Fourier offre plusieurs échantillons. Hegel pourrait servir encore une fois de référence. Il faut prendre dans l’Esthétique non plus la section qui traite de l’art romantique, mais le passage de l’art symbolique à l’art classique, et la dégradation de l’animalité qui l’accompagne. « En général, écrit-il alors, on peut considérer les métamorphoses comme l’opposé de la manière dont les Égyptiens considéraient les animaux et les honoraient. En effet, envisagées par le côté moral, elles renferment essentiellement une attitude négative à l’égard de la nature. Les animaux et les formes inorganiques présentent une sorte de dégradation de la nature humaine, de sorte que, si chez les Égyptiens les dieux qui représentent les forces élémentaires de la nature sont élevés au rang d’animaux et reçoivent la vie, ici, au contraire, revêtir une des formes de la nature apparaît comme un châtiment, pour quelque faute plus ou moins grave, ou même pour un crime monstrueux. Une pareille existence est celle de l’être séparé du principe divin ; c’est le dernier terme de la souffrance, dans lequel l’homme peut se conserver comme homme.17 »

20La métamorphose qui se produit dans les temps modernes n’est pas exactement la même. Elle renvoie à un avant le déluge, et pourtant elle est l’indice d’une dégradation supplémentaire. L’humanité de l’immédiat après-guerre fait apparaître « des espèces qui paraissaient en voie de s’encroûter définitivement / Mais qui les circonstances aidant ne semblent pas incapables d’une nouvelle reptation » : arrivistes et rampants de toute sorte, prêts à renier leur passé récent en s’adaptant aux nouvelles circonstances. L’image est caractéristique de l’humour objectif de Breton, d’un humour qu’il veut partager avec Fourier, mais la frontière est fragile entre l’humour et l’indignation :

On répugne à trancher leurs œufs sans coque
Leur frai immémorial glisse sur la peur
Tu les as connues aussi bien que moi
Mais tu ne peux savoir comme elles sont sorties lissées et goulues de l’hivernage.

21Plus loin, dans la continuité du développement sur les contre-moules, Breton propose une nouvelle série de représentations animales qui sont autant d’allégories humoristiques, mais sévères, de cette humanité d’après guerre. Ce sont successivement le lamantin, les charognards et les cynocéphales. Chacun mérite une étude plus précise.

22Le lamantin est une sorte de phoque, déjà considéré par les Anciens comme homme marin, ce qui facilite l’application allégorique. Cette masse molle peut représenter la lâcheté, le manque de vigueur dans le respect et la défense des idéaux. La survivance des lamantins, qu’on aurait pu considérer comme des contre-moules des êtres forts à venir, en dit long aussi sur la lenteur de l’évolution, du renversement vers le contraire (l’« industrie attrayante », c’est-à-dire soumise à une attraction passionnée, qui, selon Fourier, devrait se substituer à l’industrie en Civilisation, « fausse, morcelée et mensongère »).

Pour savoir comme aujourd’hui le commun des mortels prend son sort,
Tâche de surprendre le regard du lamantin dans sa baignoire d’eau tiède
Il t’en dira long sur la vigueur des idéaux
Et te donnera la mesure de l’effort qui a été fourni
Dans la voie de l’industrie attrayante.

23Les charognards sont les animaux qui vivent sur les cadavres (les vautours en particulier), ceux qui ont donc intérêt à la guerre ou aux exécutions sommaires qui ont pu intervenir au moment de l’épuration. Dans la langue argotique, le charognard est aussi celui qui vend de la charogne comme viande d’alimentation : Breton peut faire allusion à certaines pratiques particulièrement honteuses du commerce en ces temps de détresse. Les charognards sont les grands triomphateurs sur les cimetières de la guerre et de la faim :

Par la même occasion
Tu ne manqueras pas de t’enquérir des charognards
Et tu verras s’ils ont perdu de leur superbe.

24Il y a ceux qui profitent des morts, et il y a ceux qui tuent. Pour voir ces derniers, il suffit de soulever un autre rideau de théâtre, un « rideau jumeau » (mais le mot jumeau est en même temps chargé d’une connotation bouchère — le jumeau à pot-au-feu). Ces tueurs, Breton les réunit en une allégorie unique, celle du « boucher-soleil », dernier avatar d’un roi-soleil qu’on croyait pourtant disparu avec la Révolution :

Le rideau jumeau soulevé
Tu seras admis à contempler dans son sacre
Une main de sang empreinte à l’endroit du cœur sur son tablier
impeccable le boucher-soleil
Se donnant le ballet de ses crochets nickelés.

25La versification est disposée comme dans une fable de La Fontaine, comme pour renforcer l’impression d’un apologue animal, et les « crochets » pourraient faire penser à une quelconque espèce malfaisante (des serpents en particulier) si l’image ne se suffisait à elle-même. Ce sont les crochets de boucher, ceux auxquels selon le témoignage de Louis Martin-Chauffier les SS accrochaient les corps pantelants des adolescents dont ils avaient fait leurs esclaves et leurs mignons18.

26L’image animale reparaît clairement dans la suite de la phrase :

Pendant que les cynocéphales de l’épicerie
Comblés d’égards en ces jours de disette et de marché noir
À ton approche feront miroiter leur côté luxueux.

27Il faut prendre épicerie au sens large de commerce, l’évocation venant compléter la précédente. C’est l’allégorie de tous ceux que le marché noir a enrichis et qui comptent sur l’apparat de leur richesse afin de passer désormais pour vertueux. À ces imitateurs cyniques convient l’apparence des grands singes à tête de chien. Il s’y ajoute, par une surcharge sémantique qui est un trait d’humour, une allusion à la bataille de Cynocéphales (dans des collines ressemblant à des têtes de chien) qui en 197 av. J.-C. opposa le consul Quinctius Flaminius au roi Philippe V de Macédoine. Tant il est vrai que la représentation de l’après-guerre est encore inséparable de la guerre dans cette Ode à Charles Fourier.

28Dans la Préface à l’Anthologie de l’humour noir, Breton rapproche cet « humour objectif » du « hasard objectif ». Et de fait les deux termes s’appellent (« Nous avons annoncé d’autre part que le sphinx noir de l’humour objectif ne pouvait manquer de rencontrer, sur la route qui poudroie, la route de l’avenir, le sphinx blanc du hasard objectif, et que toute la création humaine ultérieure sera le fruit de leur étreinte »)19. L’auteur fait lui-même le renvoi à Situation surréaliste de l’objet, où la relation s’affirmait déjà :

Cette sollicitation, qui paraît correspondre à un regain d’activité d’un des éléments constitutifs de l’humour objectif : la contemplation de la nature dans ses formes accidentelles, au détriment de l’humour subjectif, son autre composante, elle-même conséquence du besoin de la personnalité d’atteindre son plus haut degré d’indépendance, cette sollicitation, dis-je, tout obscure qu’elle était encore chez Apollinaire, n’a pas cessé de se faire après lui plus impérieuse, à la faveur notamment de l’appel à l’automatisme qui, vous le savez, a constitué la démarche fondamentale du surréalisme. La pratique de l’automatisme psychique dans tous les domaines s’est trouvée élargir considérablement le champ de l’arbitraire immédiat. Or, c’est là le point capital, cet arbitraire, à l’examen, a tendu violemment à se nier comme arbitraire. L’attention qu’en toute occasion je me suis pour ma part efforcé d’appeler sur certains faits troublants, sur certaines coïncidences bouleversantes dans des ouvrages comme Nadja, Les Vases communicants et dans diverses communications ultérieures a eu pour effet de soulever, avec une acuité toute nouvelle, le problème du hasard objectif, autrement dit de cette sorte de hasard à travers quoi se manifeste encore très mystérieusement pour l’homme une nécessité qui lui échappe, bien qu’il l’éprouve vitalement comme nécessité. Cette région encore presque inexplorée du hasard objectif est, je crois, à l’heure actuelle, celle qui vaut entre toutes que nous y poursuivions nos recherches20.

29Cette notion de hasard objectif apparaît très tôt chez Breton. Michel Carrouges en a proposé la définition suivante : « l’ensemble des prémonitions, des rencontres insolites et des coïncidences stupéfiantes, qui se manifestent de temps à autre dans la vie humaine21 ». La rencontre de Breton et de Fourier est aussi insolite que celle qui constitue le « cadavre exquis ». Cette rencontre se produit dans chacune des images que j’ai eu l’occasion de commenter. Mais nulle part elle n’est mieux mise en valeur que dans le vers liminaire dont je suis à mon tour parti : « En ce temps-là je ne te connaissais que de vue. » Ce vers, je l’ai immédiatement placé sous le signe de l’humour et aussi sous le signe de l’amour, si l’on veut bien entendre le mot au sens large comme indiquant toute rencontre qui implique une fascination.

30Cette rencontre fortuite, Breton l’explicite quelques vers plus loin :

Et voilà qu’un petit matin de 1937
Tiens il y avait autour de cent ans que tu étais mort
En passant j’ai aperçu un très frais bouquet de violettes à tes pieds.

31Le déictique souligne une surprise que vient pourtant corriger le vers-parenthèse qui suit (et qui n’est pas mis entre parenthèses : un retrait typographique suffit). Le hasard objectif est celui d’une double coïncidence : coïncidence d’une rencontre, coïncidence d’un anniversaire. Mais parce qu’elle est double, cette coïncidence laisse deviner une nécessité secrète. Le « passant » découvre ce qui lui était destiné par un ordre mystérieux auquel croit profondément Breton sans qu’il puisse jamais en préciser l’origine.

32Une autre parenthèse, double, et présentée à la faveur d’un double retrait typographique, fait apparaître une image animale, qui est la première du poème et que continuent celles qui ont été analysées plus haut (en particulier les cynocéphales) :

Il est rare qu’on fleurisse les statues à Paris
Je ne parle pas des chienneries22 destinées à mouvoir le troupeau.

33Le mépris l’emporte sur l’humour : bouquets-signaux, bouquets-drapeaux qui sont autant de contraintes exercées sur une humanité avilie et domestiquée (les cérémonies religieuses, les monuments aux morts, etc.).

34Derrière le fleurissement inattendu de la statue de Fourier, André Breton préfère imaginer le « long sillage » d’une main féminine, celle d’une de ces mystérieuses passantes dont il aime à peupler son univers (dans Tournesol, dans Nadja, ou celles qu’il voit dans Dévotion, l’une des Illuminations de Rimbaud). Comme il semble exister une nécessité secrète sous le hasard objectif, il semble exister une causalité secrète où l’humour cède la place à la ferveur.

35Mais jusqu’où peut aller cette ferveur ? Et surtout jusqu’à quel point peut-elle s’exprimer ? Ces questions se posent à propos de deux séries de vers que j’ai jusqu’ici laissées dans l’ombre et qui appartiennent aussi à la première strophe de l’ode.

36Il s’agit tout d’abord de l’évocation nautique. L’image est belle. Je dirais même qu’elle est trop belle et qu’à cause de cela elle éveille une certaine défiance. Fourier est un gardien, un pilote posté à la proue d’un bateau qui n’est autre que la ville de Paris tout entière. Ce bateau, on le sait, figure à toutes les époques sur les différentes armoiries de Paris. Mais il est difficile de ne pas penser à Péguy et à la Présentation de Paris à Notre-Dame :

Étoile de la mer voici la lourde nef
Où nous ramons tout nuds sous vos commandements ;
Voici notre détresse et nos désarmements ;
Voici le quai du Louvre, et l’écluse, et le bief23.

37Les « coteaux tout spirituels », les « étoiles » que porte « la dernière treille » prennent alors des allures de pastiche et le lecteur se demande à quoi il doit être sensible — à la charge poétique incontestable de ces vers ou à la possible moquerie qui s’y exprime, Fourier prenant la place dévolue habituellement à d’autres pilotes, en particulier sainte Geneviève, la patronne de Paris.

38Le culte dont Fourier est l’objet est évoqué dans les derniers vers de cette première strophe :

Sans trop y prendre garde aux jours qui suivirent j’observai que le bouquet était renouvelé
La rosée et lui ne faisaient qu’un
Et toi rien ne t’eût fait détourner les yeux des boues diamantifères de la place Clichy
Fourier es-tu toujours là
Comme au temps où tu t’entêtais dans tes plis de bronze à faire dévier le train des baraques foraines
Depuis qu’elles ont disparu c’est toi qui es incandescent.

39Ce culte matinal, le constant renouvellement qu’il implique, s’organise en un rituel que continue le rituel poétique. Les roses, la rosée et le roseau du poète ne font effectivement qu’un. L’erreur serait de chercher dans ce qui suit une quelconque vision pittoresque des grands boulevards près la statue de Fourier. Si elle a laissé des traces, c’est sur le mode du ubi sunt. La guerre a tué la fête. Mais Fourier est toujours là debout et incandescent.

40Ce dernier adjectif n’est pas innocent. L’incandescence de Fourier prend la place du saint Sacrement. C’est dire que Fourier prend la place du Christ. Est-ce un signe de ferveur ? On pourrait la trouver excessive, et presque déplacée. Est-ce un trait d’humour ? Il serait moins dans la métamorphose, cette fois, que dans le transfert. Breton rappelle, dans la Préface à l’Anthologie de l’humour noir, que « l’homme tend naturellement à déifier ce qui est à la limite de sa compréhension24 ». Ainsi en est-il pour Fourier dans ce début de l’ode. Non sans doute qu’il soit un dieu. Mais Breton veut célébrer ce qu’il y eut de mystérieux et de merveilleux à la fois dans une rencontre placée sous le signe du hasard et de l’humour objectifs.

Fourier, nouvel Orphée

41L’image de la navigation confère son unité à la première partie de l’Ode. Le poème avance comme un bateau à vapeur et Breton peut, dans le petit calligramme sur lequel s’achève cette immense strophe, renverser la vapeur poétique. À dire vrai, il l’a déjà renversée, puisqu’il a déplacé le mythe de la seconde partie vers la première partie. Il ne cultive pas le mythe pour lui-même. Il en fait plutôt un usage allégorique dont l’apparente raideur est perpétuellement corrigée par des glissements de sens, des associations d’images, des éclaircies dans le didactisme.

42La métaphore initiale prépare l’entrée de Fourier en héros mythique, en pilote d’une nouvelle Argo. Mais il faudra près de cent vers pour que la silhouette orphique se précise. Fourier a d’abord la raideur de la statue de bronze, qui devra être corrigée par la pose infiniment souple du Tireur d’épine, un antique conservé au musée du Vatican. Quand il surgit « à la proue des boulevards extérieurs », la parfaite métaphore se cherche des justifications autres que la parodie. Une justification géographique : le relief de la ville, montant par vagues, vers les hauteurs de Montmartre, au pied desquelles il vécut. Une justification historique : la fureur populaire à l’assaut de la butte, qui fut un haut lieu révolutionnaire en mars 1871. Une justification vivante : la marée du désir dans le quartier Pigalle (mais la métaphore change : battue nocturne du désir dans la forêt ; le mythe bouge aussi : l’oiseau de feu, le phénix du désir toujours renaissant). La dernière image est la plus ambiguë, mais elle est aussi la plus directement orphique. C’est la « criée aux sirènes » (les prostituées qu’on vend ? les artistes qui se vendent en ces temps de détresse ?), avatar poissonnier de la lutte musicale qui, dans le chant IV des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, oppose le fils d’Œagre et la Sirène, « la force de la cithare » et « la voix virginale » :

Le navire était emporté à la fois par le Zéphyr et la vague sonore qui s’enflait du côté de la poupe : les Sirènes ne laissaient plus entendre que des sons indistincts25.

43Ce navire, nous le connaissons aussi par la IVe Pythique de Pindare, dont les treize triades sont portées par l’aventure d’Argo. Breton dans l’Ode à Charles Fourier ne lui donne pas son nom mythique, mais il met en place l’objet de ce qui fut la quête des Argonautes : le « bélier » et sa « Toison ». Le bélier est d’abord traité pour lui-même, avec l’attribut qui lui est propre, c’est-à-dire la « violence (qui) nich(e) entre ses cornes ». C’est une bête qui sait « donn(er) de la tête » (le poète pense sans doute aussi à l’instrument militaire auquel on a donné le nom de bélier). Elle finit même par se blesser elle-même. Par un effet métonymique, le bélier signifie l’aventure elle-même, c’est-à-dire l’expédition d’Argo (sens mythologique) et la Révolution russe (sens allégorique). La « toison rutilante aux franges d’or26 » est l’allégorie de la promesse. Elle représente donc ce que le bélier a de fabuleux. C’est le « printemps » qui s’ouvrait au fond des yeux du bélier-Révolution. « Du passé faisons table rase / Le monde va changer de base », chante l’Internationale, célébration du renouveau. Le moment retenu n’est pas celui de départ, mais celui du retour (comme dans la IVe Pythique), après la conquête de la Toison d’or sur le roi des Colques, Aiétès, et sur le dragon qui la gardait. Si l’on superpose la géographie mythique et la géographie réelle, on constate que ce retour se fait du nord au sud, « de l’orient à l’occident ». Allégoriquement, c’est l’expansion de la Révolution soviétique vers d’autres pays, son ambition de s’étendre à l’Occident.

44Orphée est le premier des Argonautes nommés par Pindare. Breton aussi le nomme, après un détour (son évocation vient après celle du mineur et du tireur d’épine) et à la faveur d’une attribution : « À toi (Fourier) le roseau d’Orphée. » Ce roseau d’Orphée fait penser à la verge d’Aaron : c’est l’emblème du pilote. Au moment où le navire Argo devait franchir le passage des roches Symplégades et échapper aux Sirènes, Orphée était le maître à bord. De même Fourier a disposé du « remède ». Orphée est aussi le pasteur. Dans l’imagerie chrétienne, il est même devenu le Bon Pasteur, le Christ. Le bélier appelle le troupeau, et l’image peut se prolonger. Sans avoir la vocation de berger, Fourier a compris la nécessité du « pâtre omnitone », doué de sept dominantes animiques dans Le Nouveau monde industriel. Il pourrait avoir la garde du bélier, la direction de la Révolution. Enfin Orphée est le musicien : on passe aisément du roseau à la flûte, même s’il est plutôt le maître de la phorminx27, et il eut besoin de toutes les ressources de l’instrument pour couvrir la voix des Sirènes. Par-delà la Révolution, Fourier fut l’annonciateur du règne de l’harmonie (on trouve même, dans la Théorie des quatre mouvements, un curieux éloge de l’opéra).

45Breton veut surtout célébrer l’initiative et l’initiateur du mouvement, comme Rimbaud dans un poème des Illuminations :

Sans prix
À mes yeux et toujours exemplaire reste le premier bond accompli dans le sens de l’ajustement de structure.

46Il y a quelque chose de bondissant déjà dans l’enjambement du vers court sur le vers long qui suit. L’image vaut pour la bête, pour le bateau (qui bondit sur les flots), pour le progrès (dont les révolutionnaires ont la responsabilité). L’application allégorique est ici immédiate, et l’image pourra se continuer par une notion technique. Autre image, pour caractériser l’initiative du mouvement : le choc, nécessaire et salutaire, même s’il étonne et s’il a des conséquences sanglantes. L’instant décisif sera celui du « retournement ».

47L’Ode ne veut pas être célébration pure. Le propos de Breton est nuancé. L’éloge cède la place à la critique, même quand il s’agit de Fourier, et même si Breton, critique de son temps, reprend la critique que Fourier fit du sien.

48Au moment où Breton envisage la Révolution, ce n’est pas un homme comme Fourier qui se trouve à sa tête, ce n’est pas le nouvel Orphée, ce sont « d’autres ». Et ce « d’autres vinrent » laisse la nostalgie d’un « enfin Fourier vint ». Continuée, la mission révolutionnaire peut avoir été pervertie. Breton ne semble pas loin de le penser : à la simple « persuasion », dont les Grecs avaient fait une divinité (Peithô), s’est substituée la violence, avec ce qu’elle peut avoir de séduisant et d’inquiétant à la fois. Ainsi conçue, la Révolution ne semble pouvoir apporter le bien que par le mal : les « immenses clairières » qu’elle avait ouvertes « par places ont été reprises de brousse ». L’inquiétude, dans le moment présent, naît de trois constatations : la Révolution saigne (elle interfère avec la guerre et avec les règlements de comptes sanglants de l’après-guerre) ; la Révolution paît (elle est dans une phase de stagnation) ; la Révolution semble non dirigée. Un jeu de mots, fondé sur une homophonie, mais aussi sur une allusion mythologique à Médée, la fille d’Aiétès devenue la compagne de Jason, renforce l’impression d’un danger présent dans le mirage révolutionnaire :

On tremble qu’elle ne se soit contaminée dès longtemps près des marais Sous la superbe Toison si sournoisement allaient s’élaborer des poisons.

49Fourier n’échappe pas à la critique, à cause de son antisémitisme difficilement acceptable après les rafles et les camps de concentration. Comme le précise Jean Gaulmier28, l’antisémitisme de Fourier n’était pas à proprement parler un racisme : il entrait dans une critique générale de l’usure et du commerce, que Breton reprend, et il arrive que George Sand donne dans le même travers. Fraîche sans doute, poétique, l’imagerie de Fourier n’est-elle pas aussi bien naïve ? Breton met au pluriel, avec un peu d’ironie, le sous-groupe des tentes de la renoncule. L’opposition entre Crésus-Lucullus (le travail attrayant) et Spartacus (l’esclave), l’image des « parcours de bonheur » (amalgame d’une quantité de plaisirs goûtés successivement dans une courte séance, enchaînés avec art, se rehaussant l’un l’autre, se succédant à des instants si rapprochés qu’on ne fasse que glisser sur chacun) : on s’est moqué de tout cela, et Breton le comprend.

50D’une manière générale, il faudrait peut-être critiquer tout précurseur. Fourier doit-il être compris parmi « ces êtres de très grandes proportions qu’il advient au génie de mettre en marche » ? On peut en douter. Ce sont plutôt les révolutionnaires suivants qui ont cru à la nécessité d’un détour par le néfaste pour parvenir au faste. Breton reprend la critique que Fourier fit de son temps : « Indigence fourberie oppression carnage ce sont toujours les mêmes maux dont tu as marqué la civilisation au fer rouge. » Ce sont les maux qui, pour Fourier, marquaient l’époque de la Civilisation. Mais la période de la Civilisation continue : les tares, les manques constatés par Fourier sont toujours là, et ses catégories, ses « douze tiroirs », peuvent servir à nouveau pour une présentation taxinomique des défauts du temps présent.

51On ne saurait pourtant prendre André Breton en flagrant délit de désespoir absolu. La fin de cette première partie de l’ode laisse place à des éléments de progrès, à un en-avant qui est aussi irrépressible que le mouvement de l’eau ;

Je sais comme sans arrière-pensée tu aimerais
Tout ce qu’il y a de nouveau
Dans l’eau
Qui passe sous les ponts.

52On peut, et même on doit comprendre ces vers par antiphrase : tout ce qu’il y a de nouveau ne ferait qu’entrer davantage dans les tiroirs de la critique du monde par Fourier. Mais de tout mal peut naître un bien. Il n’est pas impossible de se rendre propices les dernières acquisitions. Le tableau amer des détresses du temps laisse une aura d’optimisme qui appartient en propre à Breton. Si retournement il y a, il se retourne vers lui.

53Devant la Révolution, Breton éprouve une fascination, qui s’exprime dans le très beau vers impair : « Tout le printemps s’ouvrait au fond de ses yeux. » Il connaît un état extraordinaire, avec un dilemme qui appelle l’expression lyrique (« m’exalte et me trouble »). Il émet un vœu qui peut sembler un peu prosaïque : « Pourvu qu’elle reste assez vaillante pour aller au bout de son exploit. »

54L’image mythologique reprise par Breton dans son Ode à Charles Fourier est celle qu’il utilise volontiers lui-même pour la quête de l’artiste et du poète. « Il n’est pas de grande expédition, en art, qui ne s’entreprenne au péril de sa vie », écrivait-il dans les Prolégomènes à un troisième Manifeste du Surréalisme ou non ; « la route à suivre n’est, de toute évidence, pas celle qui est bordée de garde-fous et […] chaque artiste doit reprendre seul la poursuite de la Toison d’or »29. Quête périlleuse, courageuse, dont la récompense est la merveille. En 1947, cette merveille se situe moins pour Breton dans le trésor poétique de l’inconscient que dans l’avenir humain désiré.

55Le poète est celui qui s’inquiète, qui prévient, qui corrige. On attend de lui un signal d’alarme, un conseil ou plutôt une mise en garde, une correction surtout : il faut dénoncer et réparer une « erreur d’aiguillage », une « erreur d’optique ». Breton peut difficilement renoncer à remplir la fonction d’Orphée sur le navire Argo. Sans doute semble-t-il la concéder à Fourier. Mais Fourier est mort, et ce qui reste vivant de lui — ses mots, ses idées — se trouve repris dans l’ode : c’est une autre justification de la citation, du centon. Nouveau Fourier, le poète de l’ode est nécessairement aussi un nouvel Orphée.

56On peut le trouver un peu didactique pour cela. Le mythe a permis l’expression allégorique d’un corpus de pensées sur la Révolution, sur la philosophie de Fourier, sur la fonction moderne du poète. Mais c’est peut-être aussi avec ses propres Sirènes que le nouvel Orphée doit lutter : l’expression poétique, toujours présente, est cernée, surveillée par la prose, qui peut même s’étaler en une longue parenthèse. Avant de renverser la vapeur poétique, Breton l’a soigneusement ménagée.

Notes de bas de page

1 Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1985.

2 Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871.

3 Voleur de mots, p. 13.

4 Ode à Charles Fourier, commentée par Jean Gaulmier, Klincksieck, 1961, p. 78, n. 1.

5 Manifestes du surréalisme, Jean-Jacques Pauvert, 1962, p. 339.

6 Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, « Idées/NRF », n198, p. 366 ; Anthologie de l’humour noir, « Livre de poche », n2739, p. 15.

7 Le mot d’esprit, p. 368.

8 Anthologie, loc. cit.

9 Cité dans Philippe Audoin, Breton, Gallimard, « La Bibliothèque idéale », no 9, 1970, p. 36.

10 Tristes Tropiques, Plon, 1955, rééd. coll. « Terre humaine », p. 19-20.

11 Éd. cit., p. 346-347.

12 Voleurs de mots, p. 67-69.

13 Traduction de S. Jankélévitch, Esthétique de Hegel, L’Art romantique, Aubier, 1964, p. 139.

14 Ibid., p. 152. Breton cite une autre traduction de ce même passage dans l’Anthologie de l’humour noir, p. 12-13.

15 Dans l’édition des Manifestes du surréalisme, p. 309-311.

16 Ibid., p. 319.

17 Voir extraits de l’Esthétique, éd. Claude Khodoss, PUF, 1954, p. 176-177, et Pierre Brunel, Le Mythe de la métamorphose, Armand Colin, 1974, p. 158.

18 L’Homme et la bête, Gallimard, 1947 ; et voir le livre de Bernadette Morand, Les Écrits des prisonniers politiques, PUF, 1976.

19 Éd. cit., p. 13.

20 Éd. cit., p. 320-321.

21 André Breton et les données fondamentales du surréalisme, Gallimard, 1950, cité dans Robert Bréchon, Le Surréalisme, Armand Colin, 1971, p. 46.

22 Chiennerie : « se dit de choses basses et dégoûtantes » (Littré). On reconnaît l’hostilité de Breton à toute cérémonie de caractère officiel, et en particulier aux cérémonies religieuses (sur ce point, voir S. Alexandrian, Breton, Éd. du Seuil, 1971, coll.« Écrivains de toujours », n90, p. 157-158).

23 Premier poème de La Tapisserie de Notre-Dame (11 mai 1913), dans Œuvres poétiques complètes de Péguy, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 529.

24 Éd. cit., p. 10.

25 IV, 910-911, Argonautiques, t. III, trad. Émile Delage et Francis Vian, Les Belles Lettres, coll. des « Universités de France », 1981, p. 109.

26 IVe Pythique, v. 411.

27 R. Jobson a mis des paroles sur Syrinx, morceau pour flûte de Debussy, et a intitulé l’œuvre Orphée.

28 Éd. cit., p. 89, et cf. Ed. Silberner, « Charles Fourier on the Jewish Question », Jewish Social Studies, VIII, 1946, p. 245-266.

29 Éd. cit., p. 345.

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