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Orphée-roi de Victor Segalen, ou le miracle de la lyre

p. 165-174


Texte intégral

1On pleure sur les Orphée perdus, par exemple la tragédie d’Eschyle Les Bassarides. On devrait pleurer aussi sur les Orphée non nés, telle l’œuvre musicale commune qu’avaient conçue Victor Segalen et Claude Debussy en 1907. Il reste de ce projet un texte nu, un texte veuf dont Segalen pensait dès 1913 faire une publication d’attente « sans toutefois léser le futur Orphée musical », et qu’il a fini par publier comme texte définitif en 1916.

2Depuis longtemps la musique occupait une place importante dans le monde intérieur de Segalen, mais il n’a découvert Debussy que tardivement, en 1905. La fascination exercée sur le poète par le musicien me paraît comparable à celle qu’exerce Orphée sur le Vieillard-Citharède, le père d’Eurydice, dans Orphée-roi. Et il n’est pas impossible que l’œuvre l’ait, volontairement ou involontairement, représentée. Le don d’Eurydice serait comme le « don du poème », enfant mallarméen d’une « nuit d’Idumée ». La mort d’Orphée correspondrait au moment de la disparition de la musique possible que le texte avait fait entendre à Debussy (« Quant à la musique qui devait accompagner le drame, je l’entends de moins en moins », écrivait Debussy à Segalen le 5 juin 1916). Le poète, ou le poème, n’a plus qu’à mourir à son tour : Debussy, très malade depuis plusieurs années, disparaît en 1918 ; Segalen, atteint d’un mal mystérieux, le suit dans la tombe en 1919 ; quant au drame, Orphée-roi, il est entré dans le livre-tombeau.

3Le miracle de la lyre ne s’est donc pas produit. Les raisons de cet échec sont nombreuses. L’état de santé de Debussy ne constitue pas une explication suffisante. Dès l’origine, il existait une distance entre lui et ce voyageur qui soudain s’était présenté à lui, mû par le sentiment d’une nécessité. Il avait écarté le premier projet de drame lyrique, L’Illuminé ou Siddharta, le 4 août 1907. Mais la lecture, quelques jours plus tard, d’une nouvelle de Segalen (Max Anely) dans Le Mercure de France du 16 août, Dans un monde sonore, l’a convaincu qu’un sujet pouvait les réunir, Orphée. L’opposition entre André et Mathilde, l’enfermement d’André dans le monde sonore étaient à l’image de l’intransigeance d’un Orphée, que le texte de la nouvelle évoquait et qui finissait par fuir les hommes, et Eurydice, sans se retourner. « Orphée ne fut pas un homme, ni un être vivant ou mort », écrivait Segalen à la fin de cette nouvelle de 1907. « Orphée ? mais c’est, dans notre humanité changeante, le désir d’entendre et d’être entendu, la puissance de vivre et de créer dans la sonorité. »

4Sans doute Debussy voulait-il retrouver, lui aussi, le son sous la note. Mais comment, alors qu’il évoluait vers la musique pure, n’aurait-il pas été gêné par le texte ? Ce n’est pas un hasard s’il a abandonné, après Pelléas et Mélisande, tous ses projets de drame musical : Orphée roi, mais aussi Le Diable dans le beffroi et La Chute de la maison Usher dont quelques fragments ont pu pourtant nous être tardivement restitués1. « Trop Maeterlinck », cette remarque apparaît plusieurs fois dans son annotation en marge du texte d’Orphée-roi, et elle n’épingle pas seulement des ressemblances (le sommeil d’Orphée et le sommeil de Mélisande2, l’accusation d’être trop petite fille3) : elle dit la méfiance à l’égard de tout texte. « Trop Maeterlinck » cède d’ailleurs parfois la place à « trop discours »4. Pour lui, « la musique commence là où la parole est impuissante à exprimer5 ». Il imposait donc à Segalen un travail difficile, probablement même impossible : « les contours verbaux » devaient « se sacrifi[er] à l’hymne futur ». Le lyrisme des mots — mot lui-même si équivoque — devait « se renonc[er] en faveur de l’autre, lyrisme musical, lyrisme de la Lyre : — le chant »6. Il eût donc fallu un miracle, sinon de la lyre, du moins du lyrisme : que le lyrisme poétique se confondît avec le lyrisme musical, ou qu’il s’effaçât devant lui.

5Mais le chant qui revêt des paroles apparaissait déjà comme une solution bâtarde à Debussy. Allait-il renouveler l’erreur qu’il avait reprochée à Gluck ? Pouvait-il exiger de Segalen qu’Orphée chantât sans paroles ? Cette dernière constatation du 5 juin 1916 est bien amère : « […] on ne fait pas chanter Orphée, parce qu’il est le chant lui-même. — C’est une conception fausse7. » Dès lors il ne pouvait plus que laisser Segalen seul avec son texte.

6Entre la voix pure et la parole, chantée ou non, la lyre était peut-être un instrument de réconciliation, je n’ose pas dire une bouée de sauvetage. Elle est l’attribut traditionnel d’Orphée et, à elle seule, elle signale sa présence. Orphée chez les Thraces, sur la peinture de vase conservée au musée de Berlin, porte la lyre entre les bras. La partition musicale confie à l’instrument le soin d’annoncer l’arrivée d’Orphée (dans l’opéra de Gluck) ou même de le représenter (dans le poème symphonique de Liszt, Orphée). Pour son Orfeo, Monteverdi a prévu une double harpe (un harpa doppia), qui accompagne en effet Orphée dès son entrée en scène. Debussy connaît bien cet instrument qu’il a utilisé soit dans l’orchestre (« Sirènes », le troisième des Nocturnes (1899)) soit en soliste (la harpe chromatique dans les Danses pour harpe et cordes de 1904, l’une sur le mode dorien, l’autre sur le mode lydien, donc toujours en association avec le souvenir de la Grèce antique).

7C’est à Debussy qu’on doit l’idée du prélude qui précède le lever du rideau et le prologue :

Toute lumière éteinte, derrière le Rideau fermé, on entend, claire, triomphante en l’inaccessible lointain
une voix chantant
toute seule, singulière, avec de grands ébats sauvages […].
On discerne autour d’elle l’irisation d’une lyre nombreuse qui, dans l’instant où la voix reprend haleine, double les derniers contours du chant et ne laisse aucun répit au silence8.

8La voix est celle d’Orphée, mais elle est aussi la voix du plus lointain du monde9, la voix de l’invisible et de ce qui devrait rester étranger à toute représentation. La lyre, douée d’une forme et des couleurs de ce qui n’est encore qu’une irisation, est déjà du visible, déjà du représentable. Elle permet le passage du nouménal au phénoménal, ou plutôt (parce que le vocabulaire schopenhauérien convient mieux ici que le vocabulaire kantien), du monde de la Volonté au monde de la représentation.

9Si la voix chante dans les ténèbres, la lyre apparaît à la naissance d’une lumière. Ces ténèbres sont celles d’un chaos, fait de blocs de rocher (le Rhodope10), mais aussi de « gros blocs de nuit terrestre11 ». La voix d’Orphée est celle d’un dieu présidant à une illumination (l’aube de ce fiat lux étant « ce peu de ciel éclairé par des lueurs affleurant là-haut cette crête boisée »).

10Mais c’est moins à la Genèse qu’il convient de penser qu’à un livre qui a bien davantage marqué Orphée-roi et vers lequel nous oriente une note de Segalen : So sprach Zarathoustra de Nietzsche12. Zarathoustra est, lui aussi, un familier des cimes et des crêtes13. Le prologue s’ouvre, de la même manière qu’Orphée-roi, sur un décor de montagnes où l’aube paraît14. J’ajoute que si Zarathoustra parle, il chante aussi, comme Orphée15.

11Il y a, dans Ainsi parlait Zarathoustra, une rivalité autour de la harpe. Car, si Zarathoustra chante, le vieux magicien chante aussi en s’accompagnant de la harpe (4e partie, « Le Chant de la mélancolie »), et chante encore le voyageur « qui s’appelait l’ombre de Zarathoustra » (4e partie, « Parmi les filles du désert »). La harpe marque donc l’entrée dans le monde de l’ici-bas, cette diminution d’être que connaît Zarathoustra à partir du moment où il descend de la montagne. Ce moins existe sans doute aussi dans Orphée-roi, de la voix à la lyre, mais l’instrument va continuer à exercer une protection tutélaire sur le chanteur après sa descente dans le monde des hommes.

12L’équivalent du vieux magicien pourrait être le Vieillard-Citharède. Mieux que le Prêtre et le Guerrier, il parvient à attirer Orphée vers le monde des hommes où, selon l’oracle, il doit être roi. La cithare à quatre cordes du Citharède paraît dérisoire à côté de la grande Lyre d’Orphée.

13Segalen s’est sans doute souvenu d’un livre qui est une de ses sources et un chaînon entre Nietzsche et lui, Les Grands initiés (1889) d’Édouard Schuré. Au début du Livre V (« Orphée. — Les mystères de Dionysos ») est décrite « sa lyre aux sept cordes » qui « embrasse l’univers : chacune d’elles répond à un mode de l’âme humaine, contient la loi d’une science et d’un art »16. Qu’est à côté la misérable tétracorde ? Eurydice, qui en a joué quelquefois chez son père, s’étonne de la différence :

[…] Oh ! voici ta Lyre. Comme elle est grande et courbée ! Elle a des cordes bien tendues…
Elle a des cordes nombreuses : quatre, et huit et douze… Douze cordes, est-ce donc permis17 ?

14Émouvante est la reconnaissance à partir du connu. Eurydice est comme une aveugle qui touche d’abord les quatre cordes, comme sur la lyre de son père, et découvre avec surprise que la lyre d’Orphée a d’autres cordes. Prodigieuse est l’extension par le multiple : au 4 + 3 est préféré ici le 4 x 2, puis le 4 x 3. À l’acte II, le Prêtre s’indigne qu’Orphée ait multiplié les cordes de la Lyre, qu’il ait changé les nombres consacrés18.

15La Lyre n’est pas seulement l’instrument d’Orphée. Elle est sa première compagne. Segalen est le seul parmi ses contemporains à lui avoir accordé tant d’importance, et dans Orphée-roi elle devient un personnage à part entière. Une véritable rivalité dramatique, que je n’ose appeler rivalité amoureuse, se fait jour à partir du moment où, déléguée par le Vieillard-Citharède, Eurydice vient chercher Orphée et, au sens propre, le séduire. Dans la scène 2 de l’acte I, alors qu’Orphée s’est tapi dans un repaire profondément reculé, et qu’il est fasciné par l’apparition, par la présence d’Eurydice et le son de sa voix, Eurydice l’emporte, et précisément parce qu’elle était une voix, une voix inconnue d’Orphée, une voix « inouïe19 ». Au contraire, à l’acte II, Orphée s’enfuit le long du fleuve, et Eurydice se plaint d’être abandonnée au profit de sa rivale. Elle prétend même avoir été cinglée par une corde de la lyre qui s’est rompue toute seule par vengeance :

Voilà d’où vient ton mépris de moi, et les haines autour de toi-même :
ta lyre,
Je la déteste : elle te possède, elle t’ensorcelle… Mais je te délivrerai […]20.

16Debussy persifle quand, en marge du manuscrit, il écrit « Si toutes pouvaient casser ainsi », ou « Qu’elles cassent toutes », souhaitant sans doute faire taire de cette manière cette Eurydice trop bavarde… Mais il faut encore attendre pour que la Lyre aille au terme de sa protestation. À l’acte III, elle triomphe apparemment d’Eurydice qui, obéissant à son père, est revenue vers Orphée, prête à toutes les concessions, acceptant non seulement la présence de la Lyre (« Pardonne-moi, oublie-moi et reprends toute ta lyre21 »), mais d’être investie par la musique au point de devenir musique elle-même, et d’en mourir. Cette idée est peut-être l’une des plus belles du drame, et l’une des transpositions les plus intéressantes de la mort d’Eurydice, traditionnellement piquée par un serpent. Comme si Nietzsche et le chapitre « De la morsure de la vipère » dans Ainsi parlait Zarathoustra l’avait débarrassé de ce motif, Segalen a préféré imaginer la mort d’Eurydice comme l’analogue de la mort de Sémélé :

Je suis sa servante, je suis prête.
Qu’elle éclate en pluie d’or ou de sang ! Je suis sa victime.
Maître, prends ta Lyre dans tes bras22.

17Grâce à la lyre, qui devient une manière d’anneau nuptial, Eurydice peut chanter tout entière sous la voix d’Orphée, elle peut être une voix unie à sa voix, réalisant à la fois l’affranchissement de la chair et la constitution de la voix androgyne23.

18L’acte IV correspond à la traditionnelle descente dans l’Hadès (c’était l’acte IV, Negromantico dans le premier Orphée théâtral connu, la Fabula di Orfeo d’Ange Politien, publiée pour la première fois en 1494). Là encore, Segalen a profondément modifié l’épisode, sans être toutefois aussi directement original que pour la mort d’Eurydice. Il se souvient visiblement et de Schuré et de Nietzsche ou plutôt, une fois encore, il retrouve Nietzsche par l’intermédiaire de Schuré. L’action se déroule dans un « profond hypogée », et le titre de cet Acte IV précise : « Le Temple sous terre et l’antre. » « On entend un bruissement allègre de la lyre »24, comme à l’acte II de l’Orphée de Gluck quand le héros pénètre dans le royaume des ombres. Orphée vient rechercher Eurydice perdue : « Il veut descendre ici-bas pour la réclamer à la terre », commente le Vieillard-Citharède25. Du plus profond de l’antre on voit naître une Forme voilée. Ce n’est qu’une fausse Eurydice, une Ménade déguisée qui, après avoir été jalouse de la fille du Citharède, veut se venger. L’idée vient des Grands Initiés, de l’antre où Aglaonice, la prêtresse d’Hécate et l’amante d’Eurydice26, épie l’hiérophante objet de sa haine. Cet antre plein de vapeurs méphitiques rappelle moins le traditionnel antre de Trophonios que la caverne de Zarathoustra, celle d’où il doit sortir, à la fin du livre, pour aller vers la force et le soleil.

19La Ménade en transe se jette sur Orphée, cherche à l’enlacer. Orphée dresse sa lyre comme une arme pour se défendre, puis « d’un sursaut fulgurant, il déchire le réseau de la Lyre ; et le crèvement des cordes et leurs cinglements trament l’Antre, / (qui se fend comme un fruit) de rayons faisant au plus profond de l’épaisseur une échappée radieuse, / par où, d’un seul bond, s’évade et disparaît orphée. / Puis tout l’Antre retombe, écrasant la ménade / avec un obscur fracas. / Les ténèbres referment leur Rideau27 ». Segalen avait déjà utilisé cette idée pour sa nouvelle Dans un monde sonore, et dans un climat de misogynie vaguement analogue. Orphée, déçu par Eurydice, s’apprêtait à fuir sans elle les Enfers :

D’un coup de voix, il déchira la trame de sa lyre : la corne ployée le frappa
dans la poitrine, et les fils, en cassant, mordirent ses poignets et ses ongles.

20La lyre est donc à la fois l’instrument et le symbole de la force d’Orphée : très tôt, elle est apparue comme son sceptre (car il était roi bien avant d’être roi des hommes) ; elle gronde comme la foudre ; elle a la lumière de l’éclair. Sa destruction, nécessaire pour qu’éclate le cachot infernal, n’est que temporaire. Quand, dans l’Acte V, Orphée regagne la Montagne et les airs sonores, la lyre doit avoir « repris ses cordes » : c’est une exigence de Debussy, clairement notée en marge du manuscrit28, comme s’il n’était plus possible de poursuivre l’évocation de l’aventure d’Orphée sans la musique instrumentale, donc sans que soit complet le « monde sonore ».

21Cette résurrection indique déjà que l’Acte V sera plus que jamais celui du miracle de la Lyre. Dans l’Acte I, que ce dernier acte redouble à bien des égards, la Lyre manifestait quand Orphée proférait son nom. Maintenant elle manifeste quand il profère celui d’Eurydice, quand il lance ce nouvel appel qui importe bien plus que la quête ténébreuse de l’Acte IV. Le texte initial, que Debussy a trouvé « joli, très joli », est plus net à cet égard que celui qui a été définitivement retenu :

orphée
sans répondre, effleure les cordes de sa lyre qui s’éveille et aussitôt des milliers de petites voix bruissent et murmurent avec douceur… partout dans l’air… au bout des arbres… dans les feuilles qui tournoient… une cascade qui frémit… et un mot surgit de tout cela comme une source vive aux milliers de racines
Eurydice !
Et l’éveil de la lyre a gagné la montagne qui s’extasie doucement sur ce nom29.

22C’est donc une symphonie cosmique et une symphonie orphique à la fois qui naît de la lyre, instrument définitif d’une célébration de la femme aimée, après les doutes de l’Acte IV. Eurydice ressuscite dans le monde, dans toutes les composantes de la mélodie de l’univers, au moment où Orphée tient « sa Lyre ressuscitée dans les bras ». Là où le retour en arrière a échoué30, le grand oui l’emporte, essentiel chez Nietzsche à la pensée de midi31.

23Segalen ne peut pourtant éluder la mort d’Orphée, victime des Ménades en furie. Cette représentation traditionnelle ne doit rien cette fois au dionysiaque nietzschéen. Mais Segalen concilie la version d’Ovide et celle, plus récente, de Schuré. Dans le Livre XI des Métamorphoses, le fleuve Hèbre reçoit la tête d’Orphée, détachée de son tronc, et sa lyre. Alors se produit ce qu’Ovide déjà considère comme un miracle (mirum ! est en incise au vers 51) :

[…] medio dum labitur amne
Flebile nescio quid queritur lyra, flebile lingua
Murmurat exanimis, respondent flebile ripae.

24et sa lyre, tandis qu’elle est emportée au milieu de ton fleuve, cette lyre plaintivement fait entendre je ne sais quels reproches, plaintivement la langue privée de sentiment murmure, plaintivement répondent les rives32.

25Au miracle de la lyre se substitue dans Les Grands Initiés le miracle de la tête :

[…] il expira. Penchée sur son cadavre, la magicienne de Thessalie, dont le visage ressemblait maintenant à celui de Tisiphône, épiait avec une joie sauvage le dernier souffle du prophète et s’apprêtait à tirer un oracle de sa victime. Mais quel fut l’effroi de la Thessalienne, en voyant cette tête cadavéreuse se ranimer à la lueur flottante de la torche, une pâle rougeur se répandre sur le visage du mort, ses yeux se rouvrir tout grands et un regard profond, doux et terrible se fixer sur elle… tandis qu’une voix étrange — la voix d’Orphée — s’échappait une fois encore de ces lèvres frémissantes pour prononcer distinctement ces trois syllabes mélodieuses et vengeresses : Eurydice33 !

26Segalen, se rappelant sans doute le tableau de Gustave Moreau, Jeune fille thrace portant la tête d’Orphée, a imaginé la réunion de la tête et de la lyre. La fusion s’est opérée dans l’instant qui a précédé immédiatement l’agression des Ménades34.

orphée
élève lentement sa Lyre comme un bouclier devant sa face…
Et le masque sonnant, peu à peu se substitue à son visage humain35.

27Aussi ce qui s’élève au-dessus de l’abîme, après la mort d’Orphée et la mort du Vieillard-Citharède, est cette tête-lyre, « intacte, mortelle à tous, bienfaisante, irréelle, harmonieuse ». Ce mouvement ascensionnel, fréquent dans l’œuvre de Gustave Moreau, s’accompagne d’une interrogation qui a dû être celle de Debussy : est-ce la lyre qui joue, est-ce la tête qui chante ? À cette question le texte de Segalen répond : « dans cette ascension fulgurante » (comme l’était la lyre elle-même) le Chant s’affirme, et c’est

la voix première d’orphée
— dominant de son épiphanie le sol lourd, les bois et les roches, les jeux, les amours et les cris, et se haussant, triomphante, — qui règne au plus haut des
cieux chantants36.

28On ne passe plus de la Voix à la Lyre, comme dans le prélude, mais de la Lyre à la Voix, pour être réintroduit là où se trouve Orphée, dans l’Ailleurs de l’Exote, dans le monde sonore du Musicien, dans le silence d’où vient et où rentre l’œuvre.

29Le miracle de la Lyre, tel que nous le présente la fin du texte de Segalen, c’est le triomphe du Chant sur ce qui n’a été et n’a voulu être qu’un instrument. Debussy aurait donc dû écrire une dernière page, ou une dernière ligne, qu’on imagine monodique, sans accompagnement. Or, c’est peut-être l’inverse qui s’est produit. Je voudrais présenter ce qui n’est sans doute qu’une hypothèse, mais devrait déranger l’idée reçue d’un Claude Debussy qui, à la fin de sa vie, serait devenu Claude de France. L’inspiration antique est singulièrement présente dans ses dernières œuvres, par exemple dans les Six épigraphes antiques (pour deux pianos ou pour piano à quatre mains) de 1914, ou dans l’énigmatique Syrinx pour flûte seule de 1912. Ces pages ont été écrites au cours des années qui auraient dû être celles de la composition d’Orphée-roi. Et à défaut d’une Phorminx absente, il existe cette Sonate pour flûte, alto et harpe, de septembre-octobre 1915, où il flirte une fois encore avec le mode lydien et qui n’est pas l’aimable divertissement à la française qu’on imagine quelquefois. Lui-même la ressentait comme « affreusement mélancolique », et il ajoutait : « Je ne sais pas si l’on doit en rire ou en pleurer, peut-être les deux. »

30Cette Sonate s’ouvre sur une « Pastorale », donc dans un paysage orphique traditionnel dont il restait quelque chose chez Segalen (le fleuve, le bois plein de rumeurs), même si ses hommes frustes, vêtus de peaux de bêtes, n’avaient pas la douceur des bergers d’Arcadie. Elle se continue par un « Interlude » qui retient d’autant plus l’attention que ce titre apparaît à la fin de l’Acte IV d’Orphée-roi pour un passage auquel Debussy accordait une importance extrême : au sortir de l’antre ténébreux, ce devait être une « fuite vers la lumière », une évanescence plutôt. Et dans le « Finale », le jeu concertant de l’alto et de la flûte, les appels éperdus de celle-ci ne seraient rien sans le grand enveloppement sonore de la harpe — j’allais dire de la lyre.

31Phorminx, cette œuvre existe d’ailleurs peut-être. C’est l’hommage que Manuel de Falla rendit au compositeur en 1920, l’Hommage pour le tombeau de Claude Debussy, qui est écrit pour la guitare seule et où une citation pourtant permettait d’entendre encore une fois l’une de ces « voix chères qui se sont tues ».

Notes de bas de page

1 Voir mon article dans la Revue de littérature comparée, juillet-septembre 1987, p. 359-368.

2 Segalen et Debussy, textes recueillis et présentés par Annie Joly-Segalen et André Schaeffner, Correspondance, Entretiens, texte d’Orphée-roi, Éd. du Rocher, 1962, p. 265.

3 Ibid., p. 277.

4 Ibid., p. 246.

5 Entretien avec Ernest Guiraud, cité dans Jean Barraqué, Claude Debussy, Éd. du Seuil, coll. « Solfèges », 1962.

6 Note du manuscrit du 27 août 1907.

7 Lettre à Segalen.

8 Éd. cit., p. 225.

9 On songe à une autre évocation du chaos, Barbare de Rimbaud, dans les Illuminations, et à « la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques ».

10 Rhodopeius vates, appellation d’Orphée dans Ovide, Métamorphoses, X, v. 11-12.

11 Orphée-roi, p. 226.

12 Segalen reconnaît qu’il a voulu « faire d’Orphée ce que Nietzsche a fait de Zarathoustra : sien » (notes du premier manuscrit d’Orphée. Les Origines, 27 août 1907).

13 Voir Ainsi parlait Zarathoustra, début de la troisième partie, « Le Voyageur » : « Tout en marchant vers le sommet de la montagne, Zarathoustra songea aux nombreux voyages solitaires qu’il avait accomplis depuis sa jeunesse et à toutes les montagnes, crêtes et sommets qu’il avait déjà franchis. »

14 Prologue, § 1 : « Lorsque Zarathoustra eut atteint l’âge de trente ans, il quitta son pays natal et le lac de son pays natal et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et durant dix ans ne s’en lassa pas. Mais enfin son cœur se transforma — et un matin il se leva avant l’aube, se plaça devant le soleil et lui parla ainsi. »

15 Voir par exemple Le Nocturne ou Le Chant funèbre, dans la seconde partie, où à Ainsi parlait Zarathoustra se substitue Ainsi chantait Zarathoustra.

16 Les Grands initiés. Esquisse de l’histoire secrète des religions, rééd. Librairie académique Perrin, 1960 ; Le Livre de poche, no 1613-1614-1615, p. 269-270.

17 Orphée-roi, p. 247.

18 Orphée-roi, p. 258.

19 Ibid., p. 246 : « Il s’en vient vers moi quelque chose d’ignoré, d’inouï. »

20 Ibid., p. 273.

21 Ibid., p. 291.

22 Ibid., p. 294.

23 C’est un thème important de la pièce. La voix d’Orphée a besoin de son complément féminin pour atteindre sa perfection.

24 Orphée-roi, p. 309.

25 Ibid., loc. cit.

26 Les Grands Initiés, éd. cit., p. 309 et suiv.

27 Orphée-roi, p. 327.

28 Éd. cit., p. 330 n.

29 Ibid., p. 335 n.

30 Voir dans les fragments poétiques posthumes de 1888 (dans Dithyrambes de Dionysos, Gallimard, 1974, p. 174-175, le fragment Wirf dein Schweres in die Tiefe).

31 Voir Le signe à la fin de Ainsi parlait Zarathoustra.

32 . XI, 51-53 ; trad. Joseph Chamonard, Garnier, 1953, t. II, p. 179.

33 Les Grands Initiés, éd. cit., p. 314.

34 C’est Debussy qui a orienté Segalen vers Gustave Moreau. Segalen a visité le musée Gustave Moreau et il a même projeté d’écrire une étude sur le peintre. Moreau a représenté plusieurs fois Orphée (Orphée, 1865 ; Jeune fille thrace portant la tête d’Orphée, 1865-1866 ; La Douleur d’Orphée, 1887 ; Orphée sur la tombe d’Eurydice, 1890-1891, etc.).

35 Orphée-roi, p. 339.

36 Ibid., p. 341.

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