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En marge de Partage de midi. Claudel et « le héros Izdubar »

p. 157-163


Texte intégral

1Claudel n’a guère souci des trois coups qui annoncent le lever du rideau. Au début de Partage de midi1 les « huit coups sur la cloche » indiquent qu’il est midi. C’est le point de départ et le premier partage que ce coup de midi, qui est à la fois un « coup de fusil », un coup de foudre et un coup de soleil. Quand Mesa célèbre les noces du soleil et de la mer, le mot revient

Et face à face elle lui rend coup pour coup

2comme si les huit coups sur la cloche se prolongeaient, en écho, dans l’inlassable protestation des vagues battues de rayons.

3Tout ce premier acte semble construit sur l’oxymore du mouvement immobile. Ce « grand jour immobile » conduit au moment du soleil couchant. Les « eaux dormantes », où l’on « patin[e] ennuyeusement », conduisent à bon port le grand paquebot. Les indications mythologiques balisent le parcours suivi au cours de la traversée de l’océan Indien. Baal évoque la Phénicie, que les passagers ont déjà laissée derrière eux (p. 984). Lakshmi (p. 1011), l’épouse de Vishnu2, la Déesse du Lotus3, les orientent vers l’Inde et les pays d’Extrême-Orient. Entre les deux, Izdubar (p. 990) laisse deviner les terres lointaines de l’ancienne Assyrie.

4Baal et Lakshmi sont évoqués par Mesa. L’image du « héros Izdubar » est l’apanage d’Amalric, familier de cette mer étale :

Ici tout est fini, à la bonne heure ! Tout est résolu pour de bon.
La situation
Réduite à ses traits premiers, comme aux jours de la Création :
Les Eaux, le Ciel, moi entre les deux comme le héros Izdubar.

5Le nom crée dans le texte un effet d’étrangeté, qui n’a rien à voir avec un exotisme de pacotille. Il ouvre les mystères d’un temps lointain, d’une antique religion, d’un espace autre. Avec ses trois syllabes et en fin de vers il s’étale, non sans une certaine majesté, qui ne déplaît pas à Amalric. Mesa se contente des dieux de deux syllabes, et les correspondances numériques sont trop visibles pour n’être pas voulues.

6Il m’a fallu du temps pour identifier « le héros Izdubar », désespérément absent des dictionnaires et encyclopédies modernes. J’ai été mis enfin sur la piste par l’index de l’Encyclopaedia Britannica, qui fait un renvoi d’Izdubar à Gilgamesh, sans que l’article consacré à Gilgamesh donne d’ailleurs la moindre explication. Il fallait donc avoir recours à des ouvrages plus savants. Au moment où Claudel écrivait Partage de midi, en 1905, les livres d’Édouard Dhorme n’avaient pas encore été publiés. Le Choix de textes religieux assuro-babyloniens, que l’écrivain possédait dans sa bibliothèque, date de 19074. Le livre sur La Littérature babylonienne et assyrienne est encore plus tardif (PUF, 1937) et, à cette date, Claudel avait déjà poursuivi de ses sarcasmes, dans Mort de Judas, l’ancien Père Paul Dhorme devenu professeur5. En Chine, il avait plutôt à disposition des ouvrages en anglais, « ouvrages d’histoire, voyages, mémoires, critique et […] romans » dont « les bibliothèques des clubs [des] grands et petits ports étaient admirablement fournies »6. Pourquoi n’y aurait-il pas trouvé le livre imposant de Robert Francis Harper, Assyrian and Babylonian Literature (New York, D. Appleton and Company, 1901), récent, donc bien informé, et complet avec le corpus des textes traduits ?

7Ce livre permet tout d’abord d’apporter une solution au problème d’onomastique. Dans l’introduction au Poème de Gilgamesh, il est précisé que c’est à la suite d’une mauvaise lecture des tablettes découvertes en 1854 dans les ruines de Ninive par Hormuzd Rassam que le nom d’Iz-du-bar fut donné à Gilgamesh par les premiers déchiffreurs7. La bonne leçon fut enfin donnée par Theophilus G. Pinches en 1894. Jusqu’alors l’édition qui faisait autorité et qui était la plus répandue était celle de Paul Haupt, Das Babylonische Nimrodepos (1884-1890), et le nom d’Izdubar apparaît clairement dans un important article de ce même savant, « Ergebnisse einer erneuten Collation der Izdubar-Legenden » publié dans un volume de Contribution to Assyriology (t. I, p. 94-152) pour compléter l’édition précédente. Il n’y a donc pas lieu de s’interroger sur la signification de ce nom controuvé d’Izdubar. Le nom de Gilgamesh n’est guère facile lui-même à pénétrer. Du moins l’équivalent grec Gilgamos était-il connu d’Elien, qui l’introduit dans le De Natura animalium (XII, 21).

8Claudel a pu retenir le nom d’Izdubar, en 1905, parce qu’il n’était pas suffisamment informé sur des découvertes encore récentes. Il a plus vraisemblablement choisi, en poète, ce nom voué à l’oubli qui permettait exceptionnellement d’affecter à Amalric la sifflante sonore qui passe de de Ciz à Ysé, d’Ysé à Mesa et dont avec son nom barbare, mérovingien, il semblait privé. Bien plus, par l’image même qu’il déplie, Amalric s’installe dans cette position médiane que signifient à eux seuls les noms d’Ysé et de Mesa. Il se situe « entre les deux », entre « les Eaux » et « le Ciel » comme il est, déjà, entre Ysé et de Ciz, entre Ysé et Mesa.

9L’identification me suffit. C’est à partir d’elle que se posent les vrais problèmes que l’érudition ne peut résoudre. Il convient donc d’avancer à tâtons dans les obscurités du Poème de Gilgamesh, fragments difficilement reconstitués, et dans le texte de Partage de midi, tout éclatant, mais déjà traversé d’ombres. Très vite il apparaît qu’une confrontation de la déclamation d’Amalric à sa source assyro-babylonienne reste peu éclairante. En revanche, l’allusion est plus riche de sens si l’on tient compte du support mythique du drame.

10Qu’est-ce d’abord qu’un « héros » ? Max Müller en donnait au xixe siècle une définition suffisamment ductile pour qu’elle pût s’appliquer à toutes les grandes figures de l’épopée assyro-babylonienne. « N’oublions pas, écrivait-il, qu’un héros ne peut être qu’un homme élevé au-dessus du niveau de l’humanité, ou un dieu descendu à ce niveau, ou enfin le mélange de l’un et de l’autre. Il n’y a point d’autre échappatoire : ni esprits, ni totems, ni fétiches, ne fournissent de semence pour une race de héros. Toutefois le mot même, une fois créé, et nul ne sait comment il le fut, demeura comme demeura celui des dieux, alors même que leur personnalité vraie avait depuis longtemps disparu8. »

11Gilgamesh-Izdubar, à qui les dieux ont donné un corps parfait, est donc un héros, mais Marduk, dont le Poème babylonien de la Création donne aussi une représentation anthropomorphique9, mérite aussi ce nom, et les mythologues modernes n’hésitent pas à le lui donner. C’est Marduk en effet, et non Gilgamesh, qui se trouve au centre du Poème babylonien de la Création. Gilgamesh n’y apparaît même pas. Au début il n’y avait que les eaux, celles de l’Océan (Apsu) et de Tiamat qui se mêlèrent. De cette union naquirent le ciel et la terre, terre sans champs, terre sans villes10. Marduk est essentiellement le créateur, créateur de dieux, d’hommes, d’animaux, de noms, créateur aussi d’Eridu, la ville mère de Babylone11. Du démiurge, le second récit de la Création nous donne une image qui est la moins éloignée de celle que propose le texte de Claudel :

Alors Marduk éleva une terrasse au bord de la mer
… comme il ne l’avait pas fait jusqu’ ici
… il créa12.

12Pour Mesa et pour Ysé, l’expérience de l’amour sera comme « le profond dérangement / De la création », comme le moment où la Terre, « l’écume aux lèvres […] produisait la chose aride » (p. 1027). Amalric voit plutôt la création comme le triomphe d’un héros solitaire et maître du monde futur.

13On peut songer aussi, devant ce spectacle des Eaux et du Ciel avec entre les deux un homme sur l’arche, aux récits traditionnels du déluge. Dans Le Repos du septième jour Claudel avait déjà mis en valeur l’analogie qui existe entre l’histoire de Noé et celle de Fou-hi13. Dans Partage de midi il peut être tenté de faire apparaître une analogie nouvelle avec le récit babylonien du déluge, qui constitue la tablette XI du Poème de Gilgamesh14. Mais le héros du déluge n’est toujours pas Gilgamesh-Izdubar. C’est un autre héros, Per-Napishtim, qui fait à Gilgamesh le récit de la destruction de la ville corrompue de Shurippak et de sa fuite en bateau sur l’ordre des dieux. Pendant six jours et six nuits la tempête fit rage sur les flots, mais le septième jour

La mer fut calme de nouveau ; l’ouragan et la tourmente cessèrent.
Je risquai un regard sur la mer et je fis entendre bien fort ma voix,
Mais l’humanité tout entière était retournée à la glaise.
[…]
J’avais beau regarder dans toutes les directions partout c’était la mer15.

14Mais Amalric ne pleure pas comme Per-Napishtim. Il reste l’éternel satisfait au milieu de ces « eaux dormantes », sur ce paquebot qu’Ysé, plus loin dans l’acte I, présentera bien comme une sorte d’arche de Noé :

Et un bateau, avec tous ses compartiments, avec toutes ces portes que
l’on peut ouvrir et fermer,
Quel beau joujou ! C’est comme une boîte de naturaliste avec sa récolte,
Toutes les espèces ensemble ! (p. 1007).

15À Gilgamesh-Izdubar, « fort comme une étoile du ciel16 », il revient d’avoir affronté d’autres eaux, « les eaux de la Mort » qui entourent l’Océan. Il a perdu son ami inséparable, Enkidu, et il s’apprête comme tant d’autres héros à aller le rechercher dans l’autre monde. C’est au-delà de ces eaux elles-mêmes qu’il pourra consulter Per-Napishtim comme Ulysse a pu consulter Tirésias. Et Sabitu, cette autre Circé, l’a mis en garde :

Gilgamesh, personne n’a jamais pu faire cette traversée.
[…]
Comment, alors, pourrais-tu franchir la mer ?
Et si tu parvenais à atteindre les Eaux de la mort, que ferais-tu donc17 ?

16Mais Gilgamesh reste ferme dans son projet.

17Ce mythe de la descente aux Enfers est familier à Claudel. Il l’a repris dans Le Repos du septième jour : l’Empereur va chercher au pays des morts le secret du désordre qui s’est introduit dans son peuple. Dans Partage de midi, Mesa peut présenter sa quête comme orphique dans les reproches qu’il adresse à Ysé au troisième Acte :

Que t’ai-je fait ? Pourquoi me traites-tu ainsi ?
Ne répondant pas, comme si je n’existais plus.
Ah ! moi dans la demeure des morts je reconnaîtrais mon unique ! Ysé !
Ysé !
N’entends-tu point le son de ma voix ? que t’ai-je fait, Ysé ? (p. 1042).

18Au moment du « partage de minuit », Ysé se sentira prête à s’abandonner au mouvement des eaux de la mort et les « routes longues, pénibles » (p. 1061) sur lesquelles Mesa et Ysé vont s’engager l’un et l’autre séparément peuvent faire penser aux chemins divergents d’Enkidu et de Gilgamesh dans le pays des morts. Amalric, il est vrai, a échappé au désastre et pourra quelque temps continuer sa carrière d’aventurier, mais il n’a pas pu ignorer la profondeur du drame auquel il s’est trouvé mêlé.

19L’allusion fugitive à Izdubar prend donc son sens si on la replace dans le drame tout entier, soutenu par de puissantes images mythiques. En 1905, l’allusion est anachronique déjà, dépassée par les progrès de l’archéologie et de l’histoire des religions. Elle est floue puisque la situation du héros Izdubar pourrait être aussi celle de Marduk dans le récit de la création ou celle de Per-Napishtim dans le récit du déluge. Gilgamesh y ajoute la dimension émouvante d’une avancée vers les eaux de la mort. Claudel ne recule pas encore devant un syncrétisme mythologique qui marque tous ses premiers drames et auquel après 1910 la lecture de G.-K. Chesterton le fera renoncer. Il reste sensible à l’éclat de la mythologie solaire qu’ont promue les grands comparatistes de la seconde moitié du xixe siècle et qui a fasciné les symbolistes. Pour Mallarmé, dans Les Dieux antiques, Baal était l’un des noms du soleil divinisé18, et Max Müller reconnaissait en lui « notoirement un dieu solaire19 ». Lakshmi, « bleue dans le milieu d’un prisme vert », s’épanouit au moment du soleil couchant. Gilgamesh-Izdubar a reçu de Shamash, le dieu du soleil, le don de la beauté, et il brille parmi les hommes20. À midi, « cette grande heure sans nombre », Amalric peut se rêver entre le Ciel et les Eaux, comme le soleil, s’installer, comme Tête d’or, dans la certitude d’une destinée solaire, différer l’heure du partage entre les hommes, les héros et les dieux.

Notes de bas de page

1 Les références sont faites au tome I du Théâtre de Claudel dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1967.

2 Salomon Reinach, Orpheus ; histoire générale des religions, Paris, Publications Alcide Picard, 1914 (1re éd., 1909), p. 89.

3 H. Zimmer, Mythes et symboles dans l’art et la civilisation de l’Inde, Payot, 1951, p. 91. Le nom de Lakshmi apparaît pour la première fois dans un hymne apocryphe annexé au Rig Veda. Max Müller n’a pas vu l’origine douteuse de ce texte, et il a fait curieusement de Lakshmi une divinité abstraite de la Fortune.

4 Voir le Catalogue de la bibliothèque de Paul Claudel, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 47.

5 Mort de Judas, composé en 1932, a été publié pour la première fois en 1933. Joël Pottier, dans un article fort intéressant, a eu le grand mérite d’identifier l’ex-Père Paul Dhorme et « ce savant ecclésiastique qui, sa ceinture à la main, seul débris qui lui reste d’une soutane abandonnée aux orties, étudie de l’œil la place qu’il se propose d’occuper incessamment à ma droite » (voir « Une énigme claudélienne résolue », dans La Licorne, Publication de la Faculté des Lettres et des Langues de l’Université de Poitiers, 1983/7, p. 233-235).

6 « Un après-midi à Cambridge », dans Contacts et circonstances, Gallimard, 1947, p. 235.

7 The Gilgamesh Narrative, usually called The Babylonian Nimrod Epic, op. cit., p. 324-325.

8 Nouvelles Études de mythologie, traduites de l’anglais par Léon Job, Paris, Félix Alcan, 1898, p. 49.

9 Voir Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1969, coll.« Idées/NRF », n191, p. 70-71. Eliade rappelle que dans les cérémonies rituelles le combat de Marduk et de sa mère Tiamat était joué par deux groupes de figurants.

10 Voir Assyrian and Babylonian Literatures, « The Babylonian Account of the Creation », p. 282 : « Long since, when above the heaven had not been named, when the earth beneath (still) bore no name, when the ocean (apsu), the primeval, the generator of them, and the originator ( ?) Tiamat, who brought forth thern both their waters were mingled together ; when fileds were (still) unformed, reeds (still) nowhere to be seen ». Le second récit (ibid., p. 299) insiste sur le fait que les villes n’existaient pas encore.

11 Voir Édouard Dhorme, La Littérature babylonienne et assyrienne, p. 25.

12 Second récit, p. 300 (les points de suspension indiquent des lacunes sur la tablette).

13 Théâtre de Claudel, Paris, Gallimard, t. I, 1967, p. 811. Comme l’a fait observer Jacques Houriez, l’équivalent chinois de Noé était plutôt Ty-ko dans les Vestiges du Père de Prémare d’où Claudel a tiré à ce moment-là ce fragile système analogique (voir la note p. 142 dans L’Enfer selon Claudel. Le Repos du septième jour, no 10 de la série Paul Claudel de la Revue des Lettres modernes, 1973).

14 Assyrian and Babylonian Literature, p. 350 et suiv., donne une transcription de cette tablette et la liste des différentes traductions en anglais ou en allemand qui existent de cet épisode à la fin du xixe siècle.

15 Ibid., p. 355.

16 L’Épopée de Gilgamesh, trad. Hubert Comte d’après la version de N. K. Sandars, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1975, p. 21.

17 Assyrian and Babylonian Literature, p. 346-347. C’est la tablette X.

18 Le livre était adapté d’un manuel anglais de George-William Cox.

19 Nouvelles Études de mythologie, p. 119.

20 Assyrian and Babylonian Literature, p. 341 (tablette VI).

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