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À propos d’Orphée et de l’idylle. Victor Hugo et la littérature allemande

p. 137-156


Texte intégral

1Dans la seconde édition de La Légende des siècles, en 1877, Victor Hugo a introduit les vingt-trois poèmes du Groupe des Idylles. Ce groupe constituera la section XXXVI du recueil dans sa version définitive de 1883. « Orphée », « Salomon », « Archiloque », « Aristophane », « Asclépiade », « Théocrite », « Bion », « Moschus », « Virgile », « Catulle », « Longus », « Dante », « Pétrarque », « Ronsard », « Shakespeare », « Racan », « Segrais », « Voltaire », « Chaulieu », « Diderot », « Beaumarchais », « André Chénier », « L’Idylle du vieillard » : il suffit d’énumérer tous ces titres pour constater que d’autres hommages possibles et souvent plus attendus en sont absents : à Gessner, à Voss, à Maler Müller, et même au Goethe de Hermann und Dorothea et du second livre des Élégies romaines. Cette lacune mérite de retenir l’attention et permet de réfléchir, non seulement sur un aspect peu connu de la création hugolienne, mais aussi sur sa relation, qui est bien souvent une relation absente, avec la littérature allemande.

2Mme de Staël posait déjà la question dans la seconde partie de son livre De l’Allemagne : « Pourquoi les Français ne rendent-ils pas justice à la littérature allemande ? » Et à cette question elle répondait elle-même d’une manière fort simple en disant « que très peu de personnes en France savent l’allemand, et que les beautés de cette langue, surtout en poésie, ne peuvent pas être traduites en français ». Mme de Staël accorde une place réduite aux auteurs d’idylles. Elle situe Gessner « parmi les écrivains formés par l’école anglaise », même si elle reconnaît que paradoxalement on le goûte en France plus même qu’en Allemagne (II, 5). Elle consacre un développement à la Louise de Johann Heinrich Voss, dont elle fait une longue citation (la bénédiction nuptiale du pasteur quand il marie sa fille). Elle donne même son avis sur Hermann et Dorothée, qu’elle tire du côté de l’épopée plus que du côté de l’idylle (II, 12). Mais la conjonction est d’autant plus intéressante qu’on la retrouve avec l’insertion du Groupe des Idylles dans les « petites épopées » de La Légende des siècles. C’est là peut-être que peut exister, en profondeur, en secret, une influence véritable.

À propos du genre de l’idylle

3Il faut commencer par définir le terme, et pour cela recourir à ce contemporain exact du Groupe des Idylles, le Dictionnaire de Littré. Sa définition est intéressante à plus d’un titre. Elle nous donne d’abord une image de ce qu’est devenue l’idylle dans l’acception étroite ou, si l’on veut, classique : « petit poème dont le sujet est ordinairement pastoral ou relatif à des objets champêtres, et qui tient de l’églogue ». Mais elle propose ensuite une première extension, qui tient compte de l’idylle allemande : « Il se dit de petites pièces en prose de même genre. Les idylles de Gessner. » Enfin, elle tient compte d’une autre extension, le genre proprement dit disparaissant au profit d’un décor, d’une thématique ou d’un ton : « Il se dit même des romans. La Mare au diable, La Petite Fadette sont de charmantes idylles. »

4À propos de l’acception étroite, il convient d’observer qu’elle est devenue telle. À l’origine to eidullion n’est que le diminutif de eidos : la forme, donc la petite forme. Si l’on conçoit cette forme comme une représentation, l’idylle peut être considérée comme un petit tableau : c’est une autre équivalence que propose Littré à la fin de sa rubrique « églogue », quand il distingue par là l’idylle, plus statique, et l’églogue, qui « veut plus d’action et de mouvement ». Mais il reconnaît que cette distinction est légère. Boileau lui-même ne la fait pas (L’Art poétique, II, 35), et Victor Hugo ne la fait pas davantage : l’idylle IX, « Virgile », s’achève sur ces vers :

Je veux qu’un divin songe y soit couché dans l’herbe,
Et que l’homme et la femme, ayant mon âme entre eux,
S’ils entrent dans l’églogue en sortent amoureux.

5On peut concevoir cette eidos comme une forme poétique, et l’eidullion comme une « forme fugitive ». C’est, comme l’indique le Dictionnaire de Bailly, le sens que donnaient au terme les grammairiens alexandrins. Cette définition convient aux idylles de Hugo, parce qu’elles sont brèves (de 16 à 94 vers), mais aussi parce qu’elles ont souvent quelque chose d’évanescent, soit qu’elles s’achèvent sur une question (« Moschus », « Shakespeare »), soit qu’elles nous laissent sur une énigme (« Orphée »), sur un mystère (« Dante », « André Chénier »), sur l’image d’un envol (« Le Baiser envolé », dans « Longus » ; les oiseaux, mot final de « Salomon », de « Racan », de « L’Idylle du vieillard »), ou sur l’instrument de musique évanescent entre tous, la flûte :

Parce que le ciel gronde, est-il donc en marchant
Défendu de rêver, et d’écouter le chant
D’une flûte entre deux tonnerres ? (« Moschus »).

6La flûte, « Syrinx », est le titre et le sujet de la plus curieuse des Idylles de Théocrite, un calligramme déjà, dont les vers de plus en plus brefs dessinent les tuyaux décroissants de la flûte de Pan et restent suspendus sur un trisyllabe « nêleustô » — invisible comme la flûte évoquée dans un poème sans titre des Contemplations, un parfait eidullion déjà :

Viens ! — une flûte invisible
Soupire dans les vergers —
La chanson la plus paisible
Est la chanson des bergers.
Le vent ride, sous l’yeuse,
Le sombre miroir des eaux.
La chanson la plus joyeuse
Est la chanson des oiseaux.

Que nul soin ne te tourmente.
Aimons-nous ! aimons toujours !
La chanson la plus charmante
Est la chanson des amours (II, 13).

7Toutes les Idylles de Théocrite n’étaient pas aussi brèves que « Syrinx » ou que cette exquise pièce de Hugo. Elles ne restent pas confinées, comme pourrait le laisser penser l’idylle que Victor Hugo dédie au poète alexandrin, dans « la mousse », « la prairie », « la géorgique ». Les idylles rustiques, répertoriées par le grammairien Suidas comme boucolika épê, ne sont pas les seules. Mais l’usage s’est établi de mettre l’idylle aux champs.

8L’idylle « classique », c’est la « bergère » que décrit Boileau au début du Livre II de L’Art poétique. Mais c’est une bergère « élégante » (l’épithète devient pour Boileau une épithète de nature ou, si l’on préfère, de genre, quand il parle de l’« élégante idylle »). Après Boileau, Fontenelle, ajoutant à ses propres Poésies pastorales un Discours sur la nature de l’églogue, a critiqué les détails matériels qu’on pouvait trouver dans les Idylles de Théocrite ou les Bucoliques de Virgile :

Entendre parler de brebis et de chèvres, des soins qu’il faut prendre de ces animaux, cela n’a rien par soi-même qui puisse plaire ; ce qui plaît, c’est l’idée de tranquillité attachée à la vie de ceux qui prennent soin des brebis et des chèvres.

9L’idylle veut des bergers, mais ce sont des bergers d’Arcadie.

10Jean Paul, dans les pages qu’il consacre à l’idylle pour son Cours préparatoire d’esthétique, condamne le « sucre superfin des idylles de Fontenelle », mais il met dans le même panier (qu’on me permette cette autre image bucolique !) le « bon sucre de lait frais des alpages » de Gessner1. Pourtant l’idylle de langue allemande, au xviiie siècle, celle des poètes qui se situent dans la mouvance de Klopstock, naît d’une réaction contre cette conception trop raffinée des Français. « La théorie de l’idylle, on le sait, était comme immobilisée par les vues de Fontenelle et de ses partisans, quand apparurent ces compositions assez imprévues », écrit Fernand Baldensperger2 pour saluer une manière d’événement dans la publication des Idyllen (1756) de Salomon Gessner, cet écrivain suisse qu’on a appelé de son vivant même « Der Deutsche Theocrit3 ». Événement redoublé et considérablement amplifié en 1762 par la parution à Lyon, en deux éditions parallèles, des Idylles et poèmes champêtres dans la traduction de Michel Huber. L’intention en est moins esthétique que moralisante, et cette tendance est plus sensible encore dans les Nouvelles Idylles de 1762. Elle suscite l’approbation de Jean-Jacques Rousseau, qui voit dans les vertueux bergers mis en scène par Gessner l’homme dans son innocence de l’état de nature. Que l’idylle s’embourgeoise, chez Voss ou chez Goethe, dans Louise (1784) ou dans Hermann et Dorothée (1797), que l’œuvre prenne des dimensions inaccoutumées, peu importe : c’est bien l’esprit de Gessner et la sentimentalité à la mode qui animent ces œuvres, elles veulent illustrer ce que Schiller appelait « une nature purifiée et portée à sa plus haute dignité morale ».

11Cet idéalisme de l’idylle explique que le terme ait pu être employé pour des œuvres qui ressortissent à un autre genre littéraire. Gessner, Maler Müller avaient déjà substitué la prose au vers, auquel reviennent Voss et Goethe. George Sand sort à la fois de la forme fugitive et de la forme versifiée quand elle compose la série de ses grands romans champêtres qui s’ouvre en 1837 avec Mauprat et se clôt en 1853 avec Les Maîtres sonneurs. Elle termine la dédicace de ce dernier livre à Eugène Lambert sur ces mots :

Je t’envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés, et que la grande fête printanière de la nature va commencer aux champs.

12Mais on aurait tort de réduire ces œuvres aux scènes d’idylle qu’elles peuvent contenir (la prière du soir dans La Mare au diable, l’attendrissement de Germain devant ce petit tableau : Marie faisant dire sa prière à Pierre)4. Le personnage de Joseph, dans Les Maîtres sonneurs, est étranger au monde de l’idylle : peut-être a-t-il vendu son âme au diable, et en tout cas l’« Endroit sauvage » où l’on retrouve son corps gelé5 est un lieu maudit comme celui auquel Schumann a consacré l’une de ses Scènes de la forêt ou comme la Gorge-aux-loups dans Le Freischütz de Weber.

13Il serait trop long d’évoquer ici les relations entre Victor Hugo et George Sand6. À suivre leur correspondance, on sent bien que l’éloge parfois outré ne va pas sans des réticences profondes. Certes, Hugo prend la défense de ce « cœur lumineux », de cette « belle âme » en 1860, quand elle est attaquée vivement, et il remercie Thécel (Édouard Lemoine) pour l’article qu’il a écrit dans L’Indépendance belge « sur les romans champêtres de George Sand »7. Mais je trouve quelque chose d’un peu condescendant dans la manière dont il parle de « Nohant, le pays des livres beaux et charmants », dans sa lettre à George Sand du 15 juin 1856 : on sent qu’il accorde autrement d’importance à Guernesey, la « petite île sombre », le « pauvre rocher, perdu dans la mer et dans la nuit, baigné d’écumes qui laissent à la lèvre la saveur amère des larmes, n’ayant d’autre mérite que son escarpement et la patience avec laquelle il porte le poids de l’infini »8. Et on ne s’étonne pas du désaccord qui apparaît au moment de la publication des Misérables : aux réserves de George Sand, en particulier devant l’évangélique évêque Myriel, Hugo répond d’un ton froissé.

Votre lettre m’a attristé. Jugez si ma surprise a été pénible. Je m’étais figuré que ce livre nous rapprocherait encore, et voici qu’il nous éloigne, qu’il nous désunit presque. J’en voudrais à ce livre si je ne le savais pas si honnête. L’un de nous deux évidemment se trompe. Est-ce vous ? est-ce moi ? Votre franchise provoquant la mienne, laissez-moi vous dire que je crois que c’est vous […]9.

14« À bon évêque dur évêché » (I, 3) : monseigneur Bienvenu est meilleur que les « villages âpres au gain et à la moisson », les « familles divisées par des questions d’or et d’argent ». Dans la quatrième partie des Misérables l’idylle, même si elle commence au Luxembourg, n’a pas pour lieu la campagne, mais Paris et la rue Plumet10.

15Réticent devant une idéalisation rousseauiste de la vie champêtre, Hugo ne pouvait donc qu’être également réservé s’il lisait les idylles moralisantes des Allemands, cet « idyllisme » issu de Gessner qui a « persuad(é) nombre d’Occidentaux des générations 1770 à 1780 de l’éminente bonté de l’homme, des avantages de la vie primitive, de l’absurdité des contraintes sociales et de la spontanéité de la “vertu”, de la nécessité enfin, pour un monde fatigué de ses tutelles et courbaturé par la civilisation, de remonter à son berceau et de retrouver cette Arcadie éternelle, ce Paradis perdu tant pleuré, dont l’accès désormais semble à nouveau possible à des modernes nostalgiques »11. Hugo est un homme de son siècle, un partisan du progrès, qui cherche en avant et non en arrière la perfection de l’homme. L’introduction du Groupe des Idylles dans La Légende des siècles ne doit pas briser une ligne prévue dès 1859 et conduisant à « Pleine mer » et à « Plein ciel ».

16Sur ce point Hugo pourrait partager les vues de Jean Paul : l’idylle n’a pas à faire l’exposition de l’Âge d’or perdu de l’humanité. C’est une double méprise que de la réduire d’une part à la vie des pâtres, d’autre part aux Saturna regna. « Mis à part le repos et l’ennui », écrivait plaisamment Jean Paul, « la vie de pâtre n’offre en soi pas grand-chose de plus que celle de gardeuse d’oies, la bienheureuse terre de Saturne n’est guère un parc à moutons, et son char et sa couche célestes n’ont rien d’une roulotte de berger12. » Mais il est vrai que l’idylle est liée au bonheur, qu’elle le communique et le retire tour à tour dans un mouvement de balancement, tel celui d’une escarpolette. L’image est encore de Jean Paul :

[…] vous vous y bercez en rondes et brèves allées et venues — vous envolant et retombant sans effort — échangeant sans heurt l’avant et l’arrière de l’espace aérien. De même échangez-vous, dans le poème pastoral, votre bonheur avec celui d’un homme heureux, un bonheur ignorant l’intérêt, le désir et les heurts ; car le petit cercle des joies sensibles innocentes du pâtre s’entoure et s’élargit de votre joie plus haute en ondes concentriques. Oui, à la félicité qu’expose l’idylle et qui toujours vous reflète celle de votre enfance passée ou toute autre limitée par les sens, vous prêtez aujourd’hui les sortilèges simultanés de votre souvenir et d’une vision poétique plus élevée ; et la fragile fleur de pommier et la pomme dure, d’habitude couronnée d’un reste noirâtre de fleur fanée, se rejoignent et s’embellissent l’une l’autre merveilleusement13.

17Cette image de bonheur, fugitive comme l’escarpolette, mais récurrente comme elle, Hugo est instinctivement conduit à la présenter et à se la présenter à lui-même non dans une forme longue, comme Voss et Goethe, non dans un texte en prose, comme Gessner et Maler Müller, mais dans un poème bref qui est donc plus proche, sinon de l’idylle originelle, du moins de l’idylle classique. C’est le cas de l’« Églogue » qui précède immédiatement « Viens ! — une flûte invisible » dans le Livre II des Contemplations. C’est le cas encore des poèmes du Groupe des Idylles dans La Légende des siècles. Hugo, qui passait vite sur les Idylles d’André Chénier dans sa jeunesse, semble retrouver une prédilection pour ce genre présumé désuet au xixe siècle. Les deux idylles des Contemplations rappellent, un bref instant, des images déjà lointaines de « L’Âme en fleur », le paysage des Metz prenant l’aspect d’un décor sicilien. Il faut lancer l’escarpolette encore bien plus loin en 1877, au temps de la vieillesse, si alerte soit-elle, pour ramener des images du temps des amours. L’image a disparu, mais elle doit revenir :

Ô doux être, fidèle et cependant ailé,
Ange et femme, est-il vrai que tu t’en sois allé ?
(« Shakespeare »).

18Mais il faut qu’elle revienne

[…] cependant je la vois
La nuit au fond des cieux, le jour au fond des bois !
(« Pétrarque »).
Pour l’âme, la lueur inexprimable reste.
(« Shakespeare »).
On peut me retirer mon sceptre d’or qui brille,
Et mon trône, et l’archer qui veille sur ma tour,
Mais on n’ôtera pas, ô douce jeune fille,
De mon âme l’amour ;
On n’en ôtera pas l’amour, ô vierge blonde
Qui comme une lueur te mire dans les eaux,
Pas plus qu’on n’ôtera de la forêt profonde
La chanson des oiseaux
(« Salomon »).

19Dès lors la poésie a pour tâche de donner consistance à des images fugitives, de transformer l’eidullion en eidos. C’est la raison même de la constitution du groupe des Idylles, dont chacune prend la relève de celle qui précède, afin de donner l’impression d’un mouvement continu, donc d’une permanence, jusqu’au moment où l’évocation des femmes entrevues cède la place à l’« Idylle du vieillard », et l’art d’aimer à l’art d’être grand-père.

À propos d’Orphée

20En tête de ce groupe paraît Orphée. Mais l’Orphée du Groupe des Idylles ne peut pas avoir perdu Eurydice, ou plutôt il ne peut pas s’avouer qu’il l’a perdue :

J’aimerai cette femme appelée Eurydice
Toujours, partout ! […]

21Cette permanence est originale, et même probablement unique dans l’histoire du mythe littéraire d’Orphée. Et il me semble d’autant plus utile d’insister sur ce point que l’étude de la figure d’Orphée dans l’œuvre de Victor Hugo a été jusqu’ici passablement négligée. Pierre Albouy, auteur de travaux considérables sur La Création mythologique chez Hugo (sa thèse publiée chez José Corti en 1963, certaines des études recueillies après sa mort dans Mythographies en 1976) s’en tire par des formules désinvoltes (« Orphée, Pythagore, apparaissent çà et là dans ses vers ») ou s’attarde sur le mythe original de Prométhée secouru par Orphée, le Janus d’un Prométhée-Orphée qui se délivre lui-même par le verbe poétique14. Albert Py, dans son livre sur Les mythes grecs dans la poésie de Victor Hugo (Droz, 1963), consacre bien deux chapitres de la troisième partie l’un à « Orphée ou les pouvoirs du génie », l’autre à « Orphée et Prométhée », mais il se lasse dans son enquête et ne mentionne même pas un texte tardif comme cet « Orphée » du Groupe des Idylles. Plus précis et plus ambitieux par les dimensions de son enquête, Brian Juden, dans sa thèse intitulée Traditions orphiques et tendances mystiques dans le Romantisme français (Klincksieck, 1971), note une relative indifférence du premier Romantisme français à Eurydice. Chateaubriand aurait été presque le dernier à associer le nom d’Eurydice au dernier souffle d’Orphée dans l’Essai sur les Révolutions. Dans la première des Odes de Hugo, « Le Poëte dans les Révolutions », Orphée ne descend pas aux Enfers pour y chercher la morte, mais pour « ravir les morts » aux « peines éternelles ». Ainsi le poète, sur la terre, console « les tristes humains dans leurs fers » et

Parmi les peuples en délire,
Il s’élance, armé de sa lyre,
Comme Orphée au sein des Enfers.

22Dans Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures, Les Rayons et les ombres, Orphée est surtout le musicien auquel peuvent être comparés « Mademoiselle J… », la « jeune inspirée »15 ou Palestrina qui vint, « nouvel Orphée, après l’Orphée ancien16 ». « Dépositaire du grand secret », il le communique par la musique et le chant, qui sont plus propices que le mot17. Hugo se considère lui aussi comme un nouvel Orphée

[…] et j’entends ce qu’Orphée entendit18

23celui qui devrait précisément pouvoir donner au mot la magie du chant. La série des « Mages », où Orphée a sa place19, s’achève normalement sur Hugo lui-même.

24Dès la Préface de Cromwell, en 1827, Orphée était placé dans le cadre pastoral de l’ancienne Grèce, « cette vie pastorale et nomade par laquelle commencent toutes les civilisations, et qui est si propice aux contemplations solitaires, aux capricieuses rêveries ». Dans ce cadre pastoral se déploie la poésie lyrique où l’homme « se laisse faire, il se laisse aller. Sa pensée, comme sa vie, ressemble au nuage qui change de forme et de route, selon le vent qui le pousse. Voilà le premier homme, voilà le premier poète. Il est jeune, il est lyrique. La prière est toute sa religion : l’ode est toute sa poésie ». C’est l’âge d’Orphée. « Dans l’ancienne Grèce, Orphée avant Homère. » Si Orphée est l’inventeur de l’ode, il est une figure de l’idylle. C’est comme tel qu’il reparaît dans le Livre III des Contemplations et le long poème intitulé Magnitudo parvi. Car il faut aller au-delà de la comparaison : ce berger qui « regarde tant la nature / Que la nature a disparu », ce berger qui « voit Dieu » est un Orphée sans lyre, un Orphée musicien du silence. L’idylle renaissant au sein de la poésie la plus haute ne se contente pas de placer Orphée parmi les bergers, comme Ange Politien au début de La Fabula di Orfeo20, elle fait de lui un humble berger :

Lui, ce berger, ce passant frêle,
Ce pauvre gardeur de bétail
Que la cathédrale éternelle
Abrite sous son noir portail,

Cet homme qui ne sait pas lire,
Cet hôte des arbres mouvants
Qui ne connaît pas d’autre lyre
Que les grands bois et les grands vents,

Lui, dont l’âme semble étouffée,
Il s’envole et, touchant le but,
Boit avec la coupe d’Orphée
À la source où Moïse but21 !

25À l’inverse de Hugo et de la plupart des Romantiques français, les poètes allemands ont été d’abord sensibles à l’épisode d’Orphée dans l’Hadès. Schiller, quand il regrette le paradis perdu de la Grèce, le voit comme cet Enfer où il était possible au poète d’apaiser par son chant les déesses de la mort elles-mêmes :

Und des Thrakers seelenvolle Klage
Rührte die Erinnyen

Et la plainte mélancolique du chantre de la Thrace
Touchait les Erinyes elles-mêmes22.

26Hölderlin associe lui aussi Orphée et l’Achéron qu’il traversa, dans un de ses tout premiers poèmes, l’hymne Au Génie de la Grèce23. Pour Schiller, la Grèce de l’idylle a disparu24 ; pour Hölderlin aussi25, mais il demeure la possibilité d’une Arcadie intérieure26, donc d’un retour d’Orphée, d’un recommencement de l’aventure orphique. Cette aventure peut être une connaissance, et l’on sait combien il est difficile, à l’époque romantique déjà, de dissocier le mythe littéraire d’Orphée de l’ambition orphique de la littérature. Dans l’Introduction à la philosophie de la mythologie de Schelling, Orphée est d’abord, conformément à la théorie de Hermann, l’un de ces « connaissants » au sein d’un peuple d’« ignorants », l’un de ces « quelques hommes particulièrement doués au point de vue spirituel et s’élevant au-dessus du commun, qui ont observé et reconnu des forces, des phénomènes, voire des lois naturelles et qui ont pu avoir l’idée de projeter une théorie explicite de l’origine et des rapports des choses »27.

27Celui que j’appellerais volontiers le dernier Orphée de Hugo fait la synthèse de ces deux traditions, la tradition eurydicéenne et la tradition orphique, la descente dans l’Hadès et le savoir des cultes à mystères. Hugo prend pour point de départ, dans la première de ses idylles, un nom, Eurydice, et des textes, les poèmes orphiques que vient de traduire Leconte de Lisle. Mais il en fait l’amalgame, et Eurydice devient une vérité du dogme orphique. Eurydice est l’éternel féminin, et l’amour éternel.

J’atteste Tanaïs, le noir fleuve aux six urnes,
Et Zeus qui fait traîner sur les grands chars nocturnes
Rhéa par des taureaux et Nyx par des chevaux,
Et les anciens géants et les hommes nouveaux,
Pluton qui nous dévore, Uranus qui nous crée,
Que j’adore une femme et qu’elle m’est sacrée.
Le monstre aux cheveux bleus, Poséidon, m’entend ;
Qu’il m’exauce. Je suis l’âme humaine chantant,
Et j’aime. L’ombre immense est pleine de nuées,
La large pluie abonde en feuilles remuées,
Borée émeut les bois, Zéphyr émeut les blés,
Ainsi nos cœurs profonds sont par l’amour troublés.
J’aimerai cette femme appelée Eurydice,
Toujours, partout ! Sinon que le ciel me maudisse,
Et maudisse la fleur naissante et l’épi mûr !
Ne tracez pas de mots magiques sur le mur.

28« Tanaïs », l’ancien nom du fleuve Don, n’est pas choisi seulement pour faire grec, mais pour rappeler que le chantre de la Thrace est un homme du septentrion et pour créer par l’allitération l’impression d’une formule solennelle de serment. Le recours aux poèmes orphiques traduits par Leconte de Lisle se révèle peu éclairant ; il permet tout au plus de rendre compte de l’épithète du vers 7 « le monstre aux cheveux bleus ». Curieusement, je trouve beaucoup plus de suggestions dans ce livre que Victor Hugo n’a probablement pas lu mais qui, comme lui, est plein d’une mythologie grecque telle qu’on pouvait la connaître en ce siècle. Il s’agit encore une fois de l’Introduction à la philosophie de la mythologie de Schelling. Zeus domine ce qui est en bas, ce qu’il a contraint à la chute : Nyx, qui n’est pas la Nuit, mais le mouvement vers le bas, qui est la première production de l’espace ; Rhéa (Géa), qui n’est devenue la terre qu’à partir du moment où le ciel s’est élevé au-dessus d’elle et s’est dissocié d’elle28. Le Ciel, c’est Ouranos, « Uranus qui nous crée », « celui qui est au-dessus »29, dont Hadès (Pluton) est deux fois le contraire : parce qu’il est au-dessous, parce qu’il est celui qui dévore les vivants.

29Poséidon, Océanus, né des rapports entre la terre et ce qui est au-dessus, n’est pas seulement la mer universelle, « mais, étymologiquement, le rapide coureur, du mot ôkus, autrement dit l’eau, qui se répand partout et pénètre dans toutes les profondeurs30 ». Tanaïs, « le noir fleuve aux six urnes », fait partie de cette masse liquide, et il a hâte de rejoindre Poséidon, « le monstre aux cheveux bleus ». Et comment n’existerait-il pas une communication, une complicité même, entre Orphée et eux, puisque le chantre de la Thrace est fils du fleuve Oeagre31 ? Il est onde, il est souffle aussi, et pénètre partout. Orphée n’est plus l’humble berger, il est le familier du monde. Mais, comme le berger de « Magnitudo parvi » il a cet « instinct religieux » qui, selon Schelling, a donné naissance à la mythologie, il sent la nature comme divine32. Il n’a pas besoin de lyre : elle est le monde tout entier. La musique est celle de la pluie sur les feuilles, du vent sur les bois et sur les blés. Sa voix, qui est aussi celle du locuteur, c’est « l’âme humaine chantant ».

30Le chant lui-même se présente comme une grande affirmation et une affirmation si forte qu’elle rend inutile le vœu implicite (v. 8 « Qu’il m’exauce »), comme s’il était déjà exaucé. Orphée n’implore pas les divinités, il les prend à témoin de la force inaltérable en lui de l’amour, de la puissance éternelle et universelle de l’amour dont son amour pour Eurydice n’est que la manifestation particulière, même si cette manifestation est exemplaire. L’exigence et l’assurance de l’amour en lui sont telles que la disparition d’Eurydice devient impossible, ou du moins inutile. Ce serait séparer l’homme de la femme, tout homme de toute femme, tout principe masculin de tout principe féminin. Ce serait donc abolir toute vie, maudire « la fleur naissante et l’épi mûr ».

31Le dernier vers, volontairement énigmatique, a toujours paru obscur aux commentateurs. Certains y ont vu de possibles inscriptions tombales, interdites par Orphée puisqu’il nie la mort de l’aimée. D’autres ont songé aux pratiques de la religion orphique, à des formules inscrites sur le mur du temple et réservées aux initiés. D’autres encore ont pensé à la Bible et à la vision de Balthazar apercevant « Mané, Thécel, Pharès », inscrite par une main prodigieuse sur le mur. Peut-être aurait-on intérêt à réunir tout cela dans une interprétation globale qui serait le refus dans le monde des traces de la superstition, au sens où Schelling prend le mot dans son Introduction à la philosophie de la mythologie :

La fausse religion comme telle n’est qu’un résidu mort ayant perdu toute signification d’un processus qui a été autrefois, dans son ensemble, vérité. Toute pratique qui repose sur des rapports devenus inconscients, ou sur un processus qu’on ne comprend plus, est une superstition. On s’est toujours demandé quelle pouvait bien être l’étymologie de ce mot latin, autrement dit sa signification primitive. Les uns pensaient que ce mot avait été employé tout d’abord pour signifier la croyance superstitieuse des survivants aux mânes des morts ; mais cette explication ne donnait pas une définition du mot lui-même. Il serait plus exact de dire que toute fausse religion n’est qu’un superstes quid, persistance de quelque chose qu’on ne comprend plus33.

32Le mystère du dernier vers serait levé si l’on consentait à y voir le désir de l’abolition de toute trace de mystère ou de toute velléité d’hermétisme dans un monde dont les religions se sont effacées au profit de la seule religion. L’évangile d’Orphée serait alors clairement celui de Hugo lui-même.

Idylle et épopée

33Figure du monde de l’idylle, Orphée est devenu, bien avant ce poème de Victor Hugo, un héros épique. Toute une partie de sa geste est liée à l’expédition de Jason et des Argonautes : après la IVe Pythique de Pindare, la littérature épique, en particulier les divers Argonautiques ont exploité ce mythème auquel Hugo a fait allusion dans Les Mages, dans une assez sèche réduction :

La poésie est un pilote ;
Orphée accompagne Jason.

34Au xixe siècle Orphée est devenu une figure presque obligée de ce que Léon Cellier a appelé l’« épopée humanitaire ». Vigny, qui est lui-même passé de l’idylle antique à l’épopée moderne34, l’a définie comme « une pensée philosophique mise en scène sous une forme épique ». L’Orphée de Ballanche est une épopée en prose. Victor de Laprade fait place au chantre de la Thrace dans Eleusis et dans Les Argonautes. Orphée et Chiron de Leconte de Lisle est une petite épopée. Et Victor Hugo lui-même a ménagé des apparitions saisissantes d’Orphée dans La Fin de Satan (« Selon Orphée et selon Melchisédech », la double révélation faite à Nemrod) et dans Dieu (« Le vautour parle » : la délivrance de Prométhée par Orphée, les « ultima verba » d’Orphée annonçant une aube lumineuse).

35À elle seule, la première des Idylles, dans La Légende des siècles, pourrait être considérée comme un fragment épique. Ce n’est pas l’évocation gracieuse d’un Orphée berger, ou du rival d’Aristée, ou d’Eurydice piquée par un serpent dans les blés mûrs, mais une saisissante prosopopée de l’âme humaine. Si « Orphée » ouvre la série, si « L’Idylle du vieillard » la clôt, c’est parce que ces deux poèmes sont ceux qui assurent le mieux le passage de l’épopée à l’idylle, puis le retour de l’idylle à l’épopée. La distinction des trois grands âges poétiques du monde, faite par Hugo dans la Préface de Cromwell, n’interdit pas à Orphée de passer d’une époque à l’autre, d’un genre à l’autre : père du lyrisme à l’âge de l’ode — les temps primitifs —, il apparaît chez Virgile et jusque dans L’Énéide à l’âge de l’épopée — les temps antiques —, et il est encore là à l’âge du drame — les temps modernes.

36Quand il disparaît des Idylles qui suivent, que reste-t-il d’épique ? C’est en ces termes nouveaux qu’il faudrait poser la question pour mieux apprécier et l’unité du groupe et la relation qui peut demeurer entre l’idylle hugolienne et l’idylle allemande. Une analogie superficielle peut servir de guide. Parmi les Idylles de Maler Müller on ne trouve pas seulement des géorgiques, « Die Schafschur » (« La tonte des moutons », 1775) ou « Das Nusskernen » (« Le dénoyautage des noix », publié en 1811), mais des pièces mythologiques, « Le Satyre Mopsus » (« Der Satyr Mopsus ») et « Der Faun » (« Le Faune »). Ces sujets mythologiques, que Müller traite sur le mode familier, sont aussi des sujets hugoliens. Même s’ils appartiennent à sa plus haute poésie (« Le Satyre », qui est aussi un faune, dans La Légende des siècles de 1859), Hugo mêle le sublime et le grotesque, et déploie les visions successives (« Le bleu », « Le noir », « Le sombre », « L’étoilé ») à partir du monde familier de l’idylle :

Un satyre habitait l’Olympe, retiré
Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré ;
Il vivait là, chassant, rêvant, parmi les branches ;
Nuit et jour, poursuivant les vagues formes blanches,
Il tenait à l’affût les douze ou quinze sens
Qu’un faune peut braquer sur les plaisirs passants.

37Même un poème bref, un eidullion véritable comme l’« Églogue » du Livre II des Contemplations ménage une plongée dans le « fond lugubre et noir », avec la vision du « titan centenaire » qui se roule dans l’abîme et que d’« horribles vautours au bec impitoyable » commencent à dévorer — un Prométhée qui attend son Orphée… Alors que Maler Müller va du noble au familier, Hugo va du grotesque au sublime.

38Le registre peut sembler plus uniforme, et le ton plus bas, dans Le Groupe des Idylles. Mais elles ne ressemblent en rien à un poème purement descriptif, et d’ailleurs charmant, comme l’Idylle vom Bodensee (1845-1846) d’Eduard Mörike. Le Groupe tout entier pourrait être l’illustration de cette formule qu’on trouve parmi ses Pierres :

Poème. Végétation où Pan respire35.

39C’est une épopée de Pan, invoqué à la fin d’Aristophane (« Muses, vénérons Pan, de lierre couronné »), évoqué au début d’Asclépiade (« Vous qui marchez, tournant vos têtes inquiètes/Songez-y, le Dieu Pan sait toujours où vous êtes »), et traduit, quand il le faut, dans un langage non mythologique qui n’en est pas moins suggestif (« Tout frémit », dans « Beaumarchais » ; « tout ce qui fait tressaillir l’innocent », dans « L’idylle du vieillard »).

40Cette vie prodigieuse se substitue au respect religieux du mort (« Amyntas », dans les Nouvelles Idylles de Gessner) ou aux nobles sentiments de Louise. Dans certaines idylles de Goethe on trouverait peut-être des mouvements plus proches de ceux de Hugo : mais les « feux violents », les « blessures d’amour » sont encore bien conventionnels dans « Alexis und Dora ». Hugo prend bien davantage au pied de la lettre l’injonction finale d’« Amyntas » :

Wer sicb der Liebe vertraut, hält er sein Leben zu Rat ?

Quand on a foi dans l’amour, ménage-t-on sa vie ?

41Soucieux de débarrasser l’idylle allemande de son moralisme inutile, Hugo se plaît d’autre part à introduire le feu du désir amoureux dans l’idylle classique trop sage. Voyez le début de « Segrais » : c’est presque la bergère décemment vêtue de Boileau, l’emblème même de l’idylle dans L’Art poétique

Telle qu’une bergère, au plus beau jour de fête,
De superbes rubis ne charge point sa tête,
Et, sans mêler à l’or l’éclat des diamants,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements :
Telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante idylle.
Son tour simple et naïf n’a rien de fastueux
Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux
(Boileau)

Ô fraîche vision des jupes de futaine
Qui se troussent gaiement autour de la fontaine !
Ô belles aux bras blancs follement amoureux !
J’ai vu passer Aminthe au fond du chemin creux ;
Elle a seize ans, et tant d’aurore sur sa tête
Qu’elle semble marcher au milieu d’une fête ;
Elle est dans la prairie, elle est dans les forêts
La plus belle, et n’a pas l’air de le faire exprès ;
C’est plus qu’une déesse et c’est plus qu’une fée,
C’est la bergère […]
(Hugo)

42mais le partenaire n’a pas le moindre voile dans son regard

Comme Faune la suit d’un regard enflammé !

43Dans « Longus », « Chloé nue éblouit la forêt doucement », la forêt est « lascive » dans « Bion », le seul commandement est « Sois belle ! aime ! » dans « Diderot », « Aime ! il faut aimer ! Aimons ! », dans « André Chénier », L’idylle devient une manière de conjuguer le mot aimer. Ou plutôt, elle devient une épopée du désir épars dans tous les êtres et dans toutes les choses.

44Au terme de ce parcours, j’ai le sentiment d’avoir présenté ce qui est tout au plus, pour reprendre l’expression d’André Gide, une « influence par protestation ». Victor Hugo ne peut avoir ignoré les Idylles de Gessner, dont l’influence sur le Romantisme naissant fut considérable, bien qu’elles fussent elles-mêmes fort peu romantiques36. Ne serait-ce que par Mme de Staël, il a connu l’évolution de l’idylle allemande, à la fin du xviiie siècle, vers une sorte d’épopée bourgeoise et sentimentale à la fois dont, au xixe siècle les romans rustiques d’un Karl Immermann seront les continuateurs. Hugo romancier a pourtant suivi une voie toute différente, différente aussi de celle de George Sand. La quatrième partie des Misérables oppose l’idylle de la rue Plumet à l’épopée rue Saint-Denis et il faut avouer qu’à partir du moment où Marius descend les « marches noires » (IV, 13, 1) l’idylle paraît bien pâle à côté de l’épopée.

45En tant que poète, Hugo a pourtant connu la tentation de l’idylle. Elle est essentiellement pour lui, dans une forme poétique brève, gracieuse ou désinvolte, une image de l’amour : mais il en expulse toute mièvrerie à la manière de Gessner. Point de Thyrsis languissant ici37, point de Palémon en deuil de Myrta38. Point de faune brisant, par dépit amoureux, sa flûte et sa cruche39. Le faune, qui est dans l’homme (« Longus »), mais aussi dans le monde entier, c’est la force du sang et des sèves, c’est l’appel irrésistible du désir :

Sois belle, aime ! La vie est une fonction,
Et cette fonction par tout être est remplie
Sans qu’aucun instinct mente et qu’aucune loi plie ;
Les accomplissements sont au-dessus de nous ;
Le lys est pur, le ciel est bleu, l’amour est pur
Sans la permission de l’homme ; nul système
N’empêche Églé de dire à Tityre : Je t’aime !
La Sorbonne n’a rien à voir dans tout cela.
(« Diderot »)

46Il en résulte que l’idylle ne saurait, pour Hugo, s’enfermer dans des déguisements antiques ou dans le rêve d’un âge d’Or perdu. Elle se situe, si je puis dire, dans un présent éternel. Sur ce point, c’est encore de Jean Paul qu’il est le plus proche. Jean Paul protestait, dans son Cours préparatoire d’esthétique : « comme si (l’âge d’Or) ne pouvait se mouvoir que dans un berceau à jamais immobile, et non tout aussi bien dans l’envol d’un char de Phaéton40 » ! Entendez : comme s’il était inévitablement rejeté dans un passé mythique, au lieu d’être l’accompagnement constant d’une existence quand elle se veut lumineuse. Comme si le Rhin ne pouvait pas être le lieu de l’idylle au même titre que la source Hippocrène !

47Sans doute Hugo a-t-il convoqué, en tête du groupe du recueil, la figure antique d’Orphée. Mais c’est qu’Orphée est un parfait médiateur entre la lumière et les ténèbres, entre les jeux de l’amour et le mysterium tremendum, même si ce mystère est celui des puissances du désir. Tel est l’Orphée des Chansons des rues et des bois quand

[…] au bois du Caÿstre,
[il] Écoutait, quand l’astre luit,
Le rire obscur et sinistre
Des inconnus de la nuit.

48C’est une strophe de « Floréal », un poème daté du 22 juillet 1859, qui semble préparer le Groupe des Idylles. La première partie évoque le surgissement et l’éclatement du printemps. La seconde est le catalogue de ceux qui entendent la danse des satyres tourner au fond des bois : Phtas, le Sibylle thébaine, Eschyle en Sicile, Pline, Plaute, Versailles, Dante, Chénier, Shakespeare. En tête vient là encore Orphée, et l’on aura reconnu dans ces noms plusieurs de ceux qui serviront de titres aux idylles de 1877.

L’amour est le vautour, et nos cœurs sont la proie
(« Catulle »),

49mais Orphée n’a pas ici à délivrer Prométhée. Ils s’unissent dans une même joie. Le chantre de la Thrace est devenu le chantre de cet amour puissant, universellement répandu. En cela l’idylle est bien, comme le voulait Jean Paul, « un petit genre épique », « une exposition épique de la félicité, dans la limitation ». Mais la limitation de la forme brève n’exclut pas l’illimité du désir.

50La même année, en 1872, deux des contemporains capitaux du vieil Hugo avaient essayé d’en finir avec l’idylle. Rimbaud n’était plus le charmant Orphée bohémien qui tirait les élastiques de ses souliers blessés comme les cordes d’une lyre41. Il déclarait la « fin de l’idylle » après l’avoir bouleversée dans Michel et Christine. Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie, jugeait trop apollinienne la figure d’Orphée et dénonçait l’« illusion idyllique » de l’opéra42. Il est vrai qu’il avait pu croire un instant que Wagner serait le champion de la nouvelle idylle annoncée par Schiller et considérer L’Anneau de Nibelung comme une « idylle tragique » :

L’idylle tragique : l’essence des choses n’est pas bonne et doit périr, mais les hommes ont tant de bonté et de grandeur que leurs crimes nous saisissent au plus profond, parce qu’ils sentent qu’ils ne sont pas faits pour de pareils crimes. Siegfried, l’« homme » ; nous au contraire le non-homme sans repos et sans but43.

51Seul peut-être Hugo croyait-il encore à une idylle comique dont Aristophane, Rabelais, Shakespeare lui ont donné l’idée et que, dans La Légende des siècles, il place surtout sous le signe de Beaumarchais, mais aussi de Molière et de l’anti-Tartuffe :

Regardons s’entr’ouvrir les mouchoirs sur les gorges ;
Errons, comme Daphnis et Chloé frémissants ;
Nous n’aurons pas toujours le temps d’être innocents ;
Soyons-le ; jouissons du hêtre, du cytise,
Des mousses, du gazon ; faisons cette bêtise,
L’amour, et livrons-nous naïvement à Dieu.
Puisque les prés sont verts, puisque le ciel est bleu,
Aimons. Par les grands mots l’idylle est engourdie ;
N’ayons pas l’air de gens jouant la tragédie ;
Disons tout ce qui peut nous passer par l’esprit.

52L’idylle moderne sera donc bien du théâtre en liberté44, du langage en liberté…

Notes de bas de page

1 Vorschule zur Aesthetik (1804), volume V des Werke, München, Hanser Verlag, 1963 ; trad. franç. par Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, Cours préparatoire d’esthétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979, II, 12, § 73, p. 246. Il est à noter que le Hugo des idylles aurait pu connaître cet ouvrage, puisqu’il avait été traduit par Alexandre Büchner et Léon Dumont et publié à Paris, chez Auguste Durand, en 1862.

2 « L’épisode de Gessner dans la littérature européenne », dans Salomon Gessner 1730-1930, Gedenkbuch zum 200. Geburtstag, Zürich, Verlag Lesezirkel Hottingen, 1930, p. 86.

3 Emil Ermatinger, « Salomon Gessner, der Mensch und der Dichter », ibid., p. 27.

4 Comme le note Marie-Claire Bancquart dans sa Préface aux Maitres sonneurs (Gallimard, coll. « Folio », 1979, p. 5), la trilogie La Mare au diable, François le Champi, La Petite Fadette est « défigur(ée) » quand on la « réduit, grâce à de larges coupures, aux scènes d’idylle ou de mœurs ».

5 Éd. cit., p. 495.

6 Voir sur ce point Gustave Simon, « Victor Hugo et George Sand », dans la Revue de France, 1er décembre 1922.

7 Correspondance, t. II, édition de l’Imprimerie nationale, Albin Michel, 1950, p. 326-327.

8 Ibid., p. 251.

9 Ibid., p. 387.

10 Dans sa lettre à Albert Lacroix du 13 mars 1862, Hugo annonce le titre « L’idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis ».

11 Fernand Baldensperger, art. cit., p. 105-106.

12 Cours préparatoire d’esthétique, trad. cit., p. 244.

13 Ibid, p. 245.

14 La Création mythologique chez Hugo, p. 82-83, 221-222.

15 Les Chants du crépuscule, XXVI, « À Mademoiselle J… ».

16 Les Rayons et les ombres, XXXV,« Que la musique date du xvie siècle ».

17 Voir B. Juden, op. cit., p. 413.

18 Les Contemplations, I, 27 : « Oui, je suis le rêveur. Je suis le camarade. »

19 Les Contemplations, VI, 23, « Les Mages », strophe 13.

20 L’acte I s’intitule « Les Bergers ».

21 Cf. Exode, XVII, 5, 6. « L’Éternel dit à Moïse : Voici, je me tiendrai devant toi sur le rocher d’Horeb, tu frapperas le rocher, et il en sortira de l’eau et le peuple boira. »

22 Schiller,« Die Götter Griechenlands » (« Les Dieux de la Grèce »), poème du printemps 1788, dans Gedankenlyrik (Poèmes philosophiques), éd. et trad. de Robert d’Harcourt, Aubier, 1944, p. 87, strophe IX.

23 « An den Genius Griechenlands » ; voir Pierre Bertaux, Le Lyrisme mythique de Hölderlin, Contribution à l’étude des rapports de son hellénisme avec sa poésie, Hachette, 1936, p. 25-26.

24 « Die Götter Griechenlands », strophes XII et suiv.

25 « Griechenland » (1793), dans Gedichte/Poèmes, éd. et trad. de Geneviève Bianquis, Aubier, 1943, p. 68-73. Hätte doch von diesen goldnen Jahren / Einen Teil das Schiksal dir beschert //Pourquoi, de tout ce siècle d’or /le destin ne t’a-t-il pas réservé une part ?

26 « Der Jüngling an die klugen Ratgeber » (« Le jeune homme à ses sages conseillers », 1797), éd. cit., p. 80-83. Doch reiftin mir, so wie mein Herz geboten / Die schöne, die lebendige Natur // Mais en moi mûrit, conforme au vœu de mon cœur, /la belle, la vivante Nature.

27 Introduction à la philosophie de la mythologie, trad. S. Jankélévitch, Aubier, 1945, 2 vol., t. I, 42 (2e leçon).

28 Ibid., p. 45-46.

29 Ibid., p. 46.

30 Ibid., p. 46.

31 Voir les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, I, 23-25. On le dit parfois fils d’Apollon.

32 Introduction à la philosophie de la mythologie, I, 92-93 (4e leçon).

33 Ibid., I, 257 (9e leçon).

34 Voir Léon Cellier, L’Épopée humanitaire et les grands mythes romantiques SEDES, 1971, p. 77-78, et tout le dernier chapitre sur « Le Romantisme et le mythe d’Orphée ».

35 Œuvres dramatiques et critiques complètes, Pauvert, 1963, p. 1557.

36 Voir sur ce point l’article cité de F. Baldensperger.

37 « Thyrsis », dans les Nouvelles Idylles ; voir Œuvres complètes de Gessner, Duprat-Duverger, 1809, t. III, p. 203.

38 Ibid., p. 56 (« Palémon », dans les Idylles).

39 Ibid., p. 105 (« Le Faune », dans les Idylles).

40 Éd. cit., p. 244.

41 « Ma Bohème », poème de l’automne 1870.

42 Voir le § 19 de La Naissance de la tragédie et les fragments dans les p. 360 et et suiv. ; Œuvres philosophiques complètes de Nietzsche, Gallimard, 1977.

43 Ibid., p. 406-407 (fragment de l’année 1871).

44 Voir dans le Théâtre en liberté, « Sur la lisière d’un bois » : le Satyre accompagne de ses encouragements les ébats de Léo et de Léa et conclut : « Fin de l’idylle : un mioche. » Le texte est daté du 16 juin 1873.

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