Le tombeau de Sisyphe
p. 125-135
Dédicace
Pour Jean-Pierre Richard
Texte intégral
1D’Ajaccio, je ne me rappelle guère que le cimetière et ses tombes presque aussi hautes que des maisons. La Méditerranée invite sans doute à un tel exhaussement de la mort. On peut aussi concevoir comme un refuge plus sûr contre ses atteintes cette dernière demeure aux allures domestiques. Le défunt veut avoir là sa famille, près de lui. Ou bien il vous attend, il est prêt à vous accueillir en pratiquant l’antique hospitalité.
2Le tombeau de Sisyphe ne fut pas la plus haute maison d’un cimetière corinthien. Je l’imagine superbe, tel un palais royal. On parlait de cette sépulture célèbre comme d’une des merveilles du monde. Diodore de Sicile la mentionne encore, et Strabon ne savait pas si c’était un temple ou un palais : la demeure d’un roi, presque celle d’un dieu…
3L’enflure est telle qu’on soupçonne vite, derrière ces grandes ruines en marbre blanc de l’Acrocorinthe, une cruelle moquerie. Sisyphe a été puni deux fois, et les deux châtiments n’en font qu’un. Ulysse le voit, au-delà de la nekuia, en proie à ses tourments infernaux : ses deux bras soutiennent un rocher gigantesque qu’il cherche à pousser vers le sommet d’un tertre ; mais quand il croit atteindre la crête, une force soudain fait retomber la masse de pierre. On sait aussi, par Theognis et par Eustathe, qu’au moment de descendre dans l’Hadès Sisyphe avait ordonné à Méropé, son épouse, de laisser son cadavre sans sépulture. Il pensait ainsi se voir interdire le passage de l’Achéron et pouvoir bénéficier d’une sorte de survie, fût-elle celle d’une ombre errant aux frontières du jour et de la nuit. Or Méropé, désireuse d’être définitivement libérée d’un maître tyrannique, fit procéder à tous les rites funéraires et, pour plus de sécurité, elle donna au tombeau des dimensions inhabituelles1.
4Sisyphe expiait-il ses infidélités, ses brigandages, l’indiscrétion qui l’avait poussé à révéler au dieu-fleuve Asopos que sa fille Égine avait été ravie par Zeus ? Le Très-Rusé s’est surtout entêté dans le refus de la mort. Cette démesure, il l’avait déjà manifestée quand il avait fait construire son palais sur les flancs de l’Acrocorinthe. Vers le haut de cette colline escarpée et abrupte il avait fallu faire transporter comme par miracle des blocs de marbre formidables. Sisyphe le constructeur, Sisyphe l’architecte, Sisyphe l’artiste lançait ainsi un défi titanesque aux dieux de l’Olympe. Les dieux se vengèrent en l’obligeant à recommencer éternellement le geste de l’esclave. Sous prétexte de lui rendre hommage et de le magnifier, sa femme tourna son orgueil en dérision : elle enferma ses restes dans un tombeau grandiloquent.
5L’activité du damné répète et prolonge celle du vivant. Il n’y a là rien d’étonnant. Peut-être faut-il rechercher l’origine de cette représentation de la mort dans une représentation mal comprise de la vie. Sisyphe transportant les blocs de maçonnerie a été vu comme un réprouvé roulant, au fond du Tartare, un rocher monstrueux. C’est l’hypothèse de Salomon Reinach2, qui fait surgir les mythes de la chambre aux images. Je suis surtout frappé par le redoublement de l’écho moqueur : l’érection du nouveau Sisypheion sur les hauteurs de Corinthe, la mimèsis du réprouvé dans les abysses.
6La chambre aux images… Elle fut pour Baudelaire le Salon de peinture à travers lequel il s’était imposé de « chercher l’Imagination3 ». Mais elle est d’abord sa chambre intérieure, ce « bric-à-brac esthétique » où, comme dans les tableaux qu’il lui fut donné de connaître, les représentations mythologiques les plus conventionnelles voisinent avec les inventions fulgurantes. À plusieurs reprises, dans Les Fleurs du Mal, il attrape une image au vol, il l’arrête pour l’offrir au lecteur (« Imaginez Diane en galant équipage »)4, il la suspend dans le temps allongé d’une rêverie qui veut être, au sens fort du mot, une pensée (« Andromaque, je pense à vous !5 »). Le Guignon6 commence aussi par un envoi, à peine retardé :
Pour soulever un poids lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage !
7Je n’entends pas ici envoi dans son sens technique, comme Baudelaire quand il utilise ce titre pour le chapitre final du Salon de 1859. Même si elle vient au terme d’une rumination intime et silencieuse, l’apostrophe au prince Sisyphe ne relance pas je ne sais quelle ballade absente. C’est plutôt un coup d’envoi, dans un jeu qui n’est autre que le jeu de la mythologie. Le poète lance un nom. Venu du savoir scolaire, ce nom conserve quelque chose de magique ; il y entre un peu de la magie de l’enfance. Le poète en attend un écho. L’écho du nom mythologique en lui est ce qu’il appelle « allégorie ». Ce nom de l’autre ouvre la possibilité de parler de moi.
8Triste possibilité, à dire vrai, triste parole. Même si la comparaison reste implicite, elle tourne au désavantage du poète. L’exclamation est un soupir d’infériorité. Sisyphe se trouve pourvu de qualités athlétiques (j’ai lu dans une revue humoristique bulgare la plaisante histoire de Sisyphe devenu le moderne champion du « rouler de la pierre », ce nouveau sport7). Il acquiert une vertu héroïque, le courage, dont je ne trouve pas l’équivalent dans sa geste ; sur terre, sa qualité principale fut l’astuce (c’est le vafer Sisyphus d’Horace) ; dans l’Hadès, il obéit à la contrainte. Le héros tente de dépasser les limites de sa condition, ou du moins d’aller au bout de l’humain. Le Sisyphe d’Homère reste au contraire enfermé dans une tâche absurde qu’il n’a pas voulue et qu’il n’affronte même pas avec le clair regard de Prométhée le Patient. Sans doute est-on obligé de reconnaître en lui une force dont Achille, interrogé par Ulysse, se plaint d’être dépouillé, comme tous les morts, ce « peuple éteint », ces « humains épuisés »8. Mais cette force n’appartient pas à Sisyphe. Les dieux la lui prêtent, ils la font passer dans son apparence de corps comme ils font passer dans les yeux de Tantale, où ils rallument un désir, le nectar et l’ambroisie. Conférée à titre exceptionnel, elle est l’instrument même du châtiment, et elle n’est pas différente dans son essence de la krataïs qui fait retomber le rocher9.
9Le poète est soumis, lui aussi, à la volonté mauvaise d’une divinité, qui n’est désignée que comme le guignon guignonant, le génie malfaisant des contes d’enfant. Mais il ne bénéficie pas de ce supplément d’énergie qui lui permettrait d’y répondre. N’est pas Sisyphe qui veut. Les deux premiers vers sont un aveu d’impuissance. Réduit à la simple mesure de l’homme, l’artiste sent retomber toute velléité de création, tout élan de ferveur qui eût pu lui tenir lieu de courage. La strophe paraît décevante. Mais elle veut exprimer une déception et une amère prise de conscience. Le guignon poursuit celui qui joue au jeu de la mythologie. Malgré l’impulsion donnée par le rythme allègre du vers, malgré l’invocation lancée vers l’ancien roi d’Ephyra, tout retombe dans la banalité : le substitut débile du « courage héroïque » n’est que le « cœur à l’ouvrage » de l’honnête artisan ; l’expression personnelle s’efface devant la neutralité du « on » et devant le rappel d’un aphorisme d’Hippocrate, devenu simple adage de la sagesse commune :
Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,
L’Art est long et le Temps est court.
10Je suis moins sensible à une continuité antique, dans ce premier quatrain, qu’à un affaissement inéluctable, voulu par ce qui n’est même pas une Moire ou un Destin, mais un simple guignon. L’octosyllabe, d’abord fortement frappé, puis dérangé par un contre-rejet qui permet de mettre en valeur le nom de Sisyphe, comme sur une épitaphe, peut sembler s’affaiblir en une prose au rythme monotone et quelconque.
11Si je dis : « Je m’en vais, et j’en ai assez », ou bien : « Je suis vieux, et j’ai passé l’âge », je fais peut-être des vers sans le savoir, mais ma prose versifiée n’est, comme le dit l’écrit Rimbaud, qu’« avachissement »10
12Aspiration au grand œuvre, retombée dans la prose, ces deux temps successifs correspondent à l’élévation et au spleen. L’éternel retour du rocher de Sisyphe peut devenir l’allégorie d’une exaltation déçue, thème majeur de ce qu’on était tenté d’appeler un cycle, « Spleen et Idéal ». Mais l’erreur serait de passer insensiblement de l’allégorie en attente, de l’écho à un système allégorique où le symbole, isolé de la forêt, deviendrait le voile d’une seule réalité. Baudelaire ne réserve pas la traduction, il la disperse dans la rose des possibles. Car quel est-il, ce « poids si lourd » ? Quel est, pour le poète des Fleurs du Mal, l’analogue du rocher de Sisyphe ? L’œuvre, ou l’« ouvrage », que le temps trop court dévolu à l’artiste ne lui permet pas de porter à son point de perfection. Ce sens trop attendu était celui que prenait l’aphorisme d’Hippocrate dans le poème de Longfellow, A Psalm of Life11. Je m’obstine à voir dans ce poème un relais plus qu’une source. Baudelaire redécouvre en Sisyphe l’architecte oublié, l’« artiste inconnu12 ».
13J’imagine l’ennemi de Thésée, le roi brigand de grands chemins, comme éclatant de vigueur et de vie. On dit qu’il voulut enchaîner la mort. C’est la preuve, il est vrai, que cette pensée le tourmentait. Et puis ce constructeur de palais, ce fondateur de villes était un artiste qui put trouver, lui aussi, le temps trop court pour l’achèvement de son œuvre. Il laissa à d’autres le soin de lui construire un tombeau.
14La première image qui s’impose reste pourtant celle du réprouvé. Elle est commune à tous les poètes13. Certains la fixent : je pense à Ovide, qui immobilise et la pierre et le geste de Sisyphe, l’un et l’autre retenus sous le charme du chant d’Orphée14. Certains au contraire la transposent : Lucrèce, niant l’existence du Tartare, voit en Sisyphe l’homme politique, que nous avons sous les yeux, et qui s’acharne à briguer auprès du peuple les faisceaux et les haches redoutables, avant de devoir se retirer vaincu et plein d’affliction15.
15« Sisyphe existe dans la vie » : Baudelaire pourrait reprendre à son compte la formule de De Natura rerum. L’allégorie ne vaut plus alors seulement pour l’artiste. Edgar Poe l’utilisait pour le criminel16. Mais pour Baudelaire il n’est peut-être pas de pire crime, pas de pire châtiment que d’exister. Le « poids si lourd » est aussi celui du « ciel bas et lourd » qui « pèse comme un couvercle »17. L’emmuré de Spleen connaît dès cette terre le « jour noir » de l’Enfer, le « cachot humide » du sépulcre, la menace des araignées tisseuses d’un autre linceul18. Les Anciens ont pu placer la destinée du mort dans le prolongement de sa vie terrestre et imaginer le châtiment du réprouvé comme la répétition de ce qui fut son acte essentiel. Friedrich Dürrenmatt, à propos de Sisyphe, rêvait encore récemment sur cette équivalence19. Baudelaire considérerait plutôt la vie comme une anticipation de la mort, comme une damnation dès ici-bas. Le rocher de Sisyphe devient alors ce couvercle du tombeau de l’existence que le prétendu vivant cherche désespérément à soulever. Le ciel même étouffe comme un « mur de caveau20 ». L’image revient chez Rimbaud, dans Une saison en enfer, autre anticipation terrifiante de la mort21. Elle s’exaspère dans Fin de partie, de Samuel Beckett, où Nell et Nagg émergent à grand peine de leur poubelle. Le moderne Sisyphe est un enterré vif.
16Le Temps est d’autant plus court qu’il est rongé par la pensée de la mort, de cette mort qui est déjà là. Le vers de Longfellow transposé à la fin du premier quatrain du Guignon conduit à une paraphrase placée pourtant, dans le second, à l’ombre du cimetière de campagne de Thomas Gray :
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres22.
17On serait tenté de dire, là encore : travail d’artisan plus que d’artiste, chute dans cette forme inférieure de la littérature, le centon. Mais la comparaison fait apparaître le soin avec lequel toute trace d’héroïsme a été effacée23. L’expression poétique se resserre sur une vision qui reparaît dans Spleen (LXXVIII) : le cortège multiplié en « longs corbillards » ou en « marches funèbres ». La célèbre Marche funèbre jouée aux obsèques de Chopin en 1849 commence dans un pianissimo sourd et, avant de devenir, hélas, la proie des fanfares et des pompes, elle fut un moment dans une grande rêverie de l’artiste sur la mort, sur sa mort, la Sonate pour piano op. 35. Dans Le Guignon le convoi accompagne le poète lui-même à sa dernière demeure. Bien plus, ou bien pire, il se confond avec les battements de son propre cœur. L’organe qui en nous bat le temps devient l’instrument qui bat la mort.
À l’ombre des cyprès et dans les urnes
Consolées de pleurs, peut-il être moins dur
Le sommeil de la mort ?24
18À la question que posait Foscolo au début des Tombeaux une réponse s’esquisse dans Les Fleurs du Mal : rien n’est pire que le tombeau de l’existence. Le Mort joyeux est tout prêt à l’échanger pour gagner la fosse profonde25, le refuge des inconnus. Cette tombe anonyme, ou la tombe modeste du « cimetière isolé » s’opposent au tombeau de Sisyphe. La référence mythologique, explicite puis implicite, assure l’unité des deux quatrains. On passe d’un châtiment à l’autre, du « rouler de la pierre » au tombeau-palais. Mais la sépulture célèbre est délibérément écartée. La différence va s’accentuant entre Sisyphe et l’artiste inconnu. Leurs destins s’éloignent : le nom de l’un a été gravé en lettres d’or sur le Sisypheion, celui de l’autre s’efface sur une humble pierre ou dans la confusion de la fosse commune. Mais quelle est la véritable supériorité ? Grandiose, le tombeau de Sisyphe fut un monument d’ironie. Obscur, celui de l’artiste inconnu est peut-être la chance d’une parfaite floraison.
19Le tiret ajouté par Baudelaire au début du premier tercet rend plus aigu le problème de l’unité du poème. Marque-t-il une rupture ou au contraire une continuité plus grande ? La première personne rentre dans le silence. L’ordre syntaxique est renversé. On entre dans un air plus raréfié, et l’on comprend que Jean-Pierre Richard, délaissant les huit premiers vers, ait choisi les six derniers, les « vers magiques » du Guignon pour nous faire pénétrer directement dans la profondeur de Baudelaire26.
20Cette profondeur est encore celle de la tombe. Des Inferi où l’on imagine Sisyphe souffrant, des sépultures célèbres ou modestes, on passe sans solution de continuité à une situation d’ensevelissement, à des « solitudes profondes » comme l’abîme. Cet abîme est même ignoré, insondable. Il ne sera troublé ni par les fossoyeurs de Hamlet ni par l’indiscrétion des savants :
Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;
21On pourrait entendre dans ces vers une protestation, comme si le lecteur devait être pris à témoin de l’injustice faite au chef-d’œuvre inconnu. Mais la pierre de Sisyphe, la pierre du tombeau ont fait place à la pierre précieuse parfaite dans sa virginité. Dans l’Âge d’or d’une création recommencée, les pierres précieuses se cachent, ou s’enfouissent27. Et c’est Arthur Rimbaud qui l’a suggéré : l’éternité se conquiert « loin des humains suffrages28 » auxquels fait encore appel la vanité du Sisypheion.
22Il m’a toujours semblé que, pour bien lire Le Guignon, pour assurer à ce poème une unité que Baudelaire a laissée ad libitum, il fallait, au cours même de la lecture, revenir en arrière : des « sépultures célèbres » vers Sisyphe, du tombeau vers le « poids si lourd », des tercets vers le vers 4 (et donc, curieusement, de Gray vers Longfellow, mais ces vers leur appartiennent si peu !). L’apparente banalité de l’aphorisme d’Hippocrate s’enrichit en effet d’une polysémie inattendue, et c’est en un autre sens (son sens premier, peut-être) qu’il faut désormais l’envisager. Le temps dévolu à l’artiste pour accomplir son œuvre est court, mais son art lui survit. On sait comment cet autre lieu commun a été repris en mainte variation dans L’Art par le « poète impeccable », le « très cher et très vénéré maître et ami », Théophile Gautier.
23Pour l’artiste jusqu’alors inconnu, le temps viendra peut-être où l’on saura respirer le parfum de son œuvre. Proust le rappellera dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs à propos de la Sonate de Vinteuil : il faut des années, des siècles parfois pour que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. « Aussi l’homme de génie pour s’épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que, les contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu’on juge mal de trop près.29 » Méconnu, solitaire, incompris, le chef-d’œuvre est d’autant plus assuré de sa valeur. Mais Baudelaire n’utilise pas le futur dans les tercets du Guignon. Il médite sur une situation présente, la sienne, et en même temps sur une situation éternelle, qui est celle de la beauté inviolée. Dès lors le retournement est possible : la situation de solitude et d’abandon peut devenir une grâce.
24L’analyse de Jean-Pierre Richard est décisive sur ce point, et elle se place d’emblée au-delà des traditionnelles équivalences proposées par la critique baudelairienne. Baudelaire est « lui-même ce bijou endormi » prêt à devenir fleur30. Je ne suis pas sûr que la parataxe implique nécessairement la consécution, et je me contente de deux images isolées dont chacune représente une perfection : la virginité de la pierre précieuse non travaillée, l’exhalaison pure du parfum de la fleur que nul ne viendra respirer. Mais il est vrai qu’à mesure que se déroule le poème, le danger de pétrification est écarté : la pierre cède la place à la pierrerie, le joyau à la fleur, fleur de solitude qui est moins la fleur d’un tombeau que, déjà, une fleur du mal.
Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.
25Sisyphe reste muet dans la tradition antique. La sueur qui ruisselle sur son front lui tient lieu de parole. La seule nuance un peu plaintive du poème de Baudelaire est le mot regret, et surtout dans la version définitive, où il est déplacé de la comparaison vers une position adverbiale qui le met en relief31. Jean-Pierre Richard, commentant cette modification et cette liberté prise avec le modèle anglais — les vers de Thomas Gray —, découvre dans Le Guignon un supplément d’être, et même un aveu d’être. « Dans la version définitive, écrit-il, le regret ne se contente plus d’apporter un simple écho sentimental à la douceur proprement physique du parfum : il appartient désormais au mouvement de ce parfum, il constitue la loi de son épanchement, il en qualifie l’élan retenu, la discrétion métaphysique. Et le secret en même temps s’intériorise, cessant de signifier le vide concret d’une solitude pour installer au cœur de la douceur elle-même le mystère d’une présence nouvelle, et sans doute impénétrable32. »
26Sisyphe s’est effacé. L’évocation s’est substituée à l’invocation. Mais l’allégorie continue. Le joyau ignoré, la fleur solitaire (comment ne pas penser à celles de Schumann dans les Waldszenen, op. 82 ?) sont de possibles représentations du poète, de l’artiste inconnu. La pierre précieuse s’enfouit, la fleur s’ouvre, ne peut pas s’empêcher de s’ouvrir : Rimbaud retrouvera ce double mouvement dans Après le Déluge. La beauté pure se replie sur elle-même, et pourtant elle rayonne de son éclat, même si nul ne sait en profiter. Le secret que la fleur confie à la terre n’est pas celui de Midas. Mais il est peut-être celui de la mortalité, et de la splendeur de l’éphémère. Il n’est pas besoin, pour le révéler, de scène ni de monument. Le dernier mot du poème intitulé Le Guignon suggère bien que le lieu de la poésie est la profondeur.
27Il faut, après cela, relire les vers de Thomas Gray :
Full many a gem of purest ray serene
The dark unfathomed caves of Ocean bare.
Full many a flower is born to blush unseen
And waste its sweetness on the desert air33.
28La répétition incantatoire, plus lourde chez le poète anglais, est le seul trait stylistique commun : l’octosyllabe baudelairien s’évade de cette masse de mots ; cette fois, il échappe au poids. La profondeur n’est plus celle de l’Océan, mais de la terre, et c’est vers la terre encore que s’épanche le parfum de la fleur au lieu de se dissiper, inutile, dans l’air. Comme il paraît loin, maintenant, le prétendu modèle ! La véritable fidélité de Baudelaire est le regressus ad inferos. Non le Tartare, ni même le vide du tombeau : une rêverie du refuge souterrain, une rêverie de l’intimité qui donne tout son prix à ce guignon devenu bénédiction, la situation de l’artiste inconnu.
29Les quatre vers de Thomas Gray, Baudelaire les a aussi placés en épigraphe à La Plainte d’un Icare dans Le Boulevard du 28 décembre 186234. Même s’il est un peu mâtiné d’Ixion, cet Icare éperdu d’espace, ivre de soleil, peut apparaître comme un anti-Sisyphe. Il est la figure de l’élévation, non celle de la retombée dans l’activité tâcheronne35 ou dans le spleen. Il ne se contente pas du chant de l’ombre, mais s’élance dans la quête de la splendeur solaire. Pour lui comme pour celui qui fut peut-être le plus icarien des poètes, Vicente Huidobro, « le poète chante l’espace-corps et l’esprit-temps36 ».
30Jean-Pierre Richard a évité de confondre avec Icare le nageur spirituel d’Élévation : « Il sillonne “l’immensité profonde”, mais il se sent par elle accepté, soutenu ; il la parcourt horizontalement, en vol plané ; il peut même baisser la tête et jeter les yeux sur cette terre dont son envol ne l’a pas détaché, dont au contraire et paradoxalement son élévation le rapproche37. » Mais Icare est promis à la chute, son aile se casse, comme « brûl[ée] par l’amour du beau38 ».
31Icare, dit-on, donna son nom à la mer Icarienne où chut « ce jeune audacieux39 ». L’Icare de Baudelaire n’a pas cette consolation :
Je n’aurai pas l’honneur sublime
De donner mon nom à l’abîme
Qui me servira de tombeau.
32Mais en avait-il l’ambition, et est-ce vraiment un regret ? Le nouvel Icare, comme le nouveau Sisyphe, peut se contenter d’une tombe anonyme, renoncer aux fastes vains du Sisypheion. Le Guignon aurait pu être, et n’est pas Les Plaintes d’un Sisyphe. Albert Camus nous a invités à « imaginer Sisyphe heureux ». Jean-Pierre Richard, à son tour, nous a proposé un « Baudelaire heureux »40.
Notes de bas de page
1 Voir sur ce point Robert Graves, Greek Myths, London, Cassen & Co, 1958 ; trad. M. Hafez, Les Mythes grecs, Fayard, 1967, p. 178-179 et la n. 7. Albert Camus, dans Le Mythe de Sisyphe (Gallimard, 1942, p. 164), utilise une tradition inverse qui remonte, semble-t-il, à un commentateur de Pindare, Démétrius, à Noël-le-Comte et au Dictionnaire de la fable de François Noël (Le Normant, 1801, t. II, p. 569 : « Sisyphe étant près de mourir ordonna à sa femme de jeter son corps au milieu de la place, sans sépulture ; ce que la femme exécuta ponctuellement. Sisyphe, l’ayant appris dans les enfers, trouva fort mauvais que sa femme eût obéi si fidèlement à un ordre qu’il ne lui avait donné que pour éprouver son amour pour lui. »)
2 « Sisyphe aux enfers et quelques autres damnés », article d’abord publié dans la Revue archéologique, 1903, I, p. 154-200, puis repris dans Cultes, mythes et religions, t. II, Ernest Leroux, 1928, p. 159-205.
3 Salon de 1859, dans Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, t. II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 681.
4 Sisina pièce LIX dans l’édition de 1861 des Fleurs du Mal, dans Œuvres complètes, t. I, 1975, p. 60.
5 Le Cygne, pièce LXXXIX de l’édition de 1861, p. 85.
6 Pièce XI dans les éditions de 1857 et de 1861. Le poème a été publié pour la première fois dans La Revue des Deux Mondes le 1er juin 1855.
7 Vitaute Zilinskaite, Sisyphe et le sport (traduit du russe), dans À propos, Sofia, Éd. de la Maison de l’humour et de la satire de Gabrovo, Jusautor, 1983, p. 12-15.
8 Odyssée, XI, v. 471, 496.
9 Ibid., v. 596-597.
10 Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871.
11 Le poème fait partie des Voices of the Night (1839). Baudelaire avait inscrit quatre vers de ce poème, dont le premier est Art is long, and time is fleeting, au-dessus d’un portrait d’Auguste Blanqui. Il l’avait placé aussi en épigraphe à sa traduction du Cœur révélateur d’Edgar Poe. Sur cet emprunt voir l’édition citée p. 859-860 et l’article de Paul Bénichou, « À propos du Guignon. Note sur le travail poétique chez Baudelaire », dans le no III des Études baudelairiennes, Neuchâtel, À la Baconnière, p. 232-240.
12 L’Artiste inconnu fut le premier titre du poème, celui du manuscrit envoyé à Théophile Gautier pour La Revue de Paris entre septembre 1851 et le début de janvier 1852 (voir l’éd. cit., p. 859).
13 François Noël, Dictionnaire de la fable, loc. cit. : « Les poètes unanimement le mettent dans les enfers, et le condamnent à un supplice particulier, qui est de rouler incessamment une grosse roche au haut d’une montagne, d’où elle retombait aussitôt par son propre poids. »
14 Métamorphoses, X, 44 […] inque tuo sedisti, Sisyphe, saxo.
15 Lucrèce, De Natura Deorum, III, v. 995 et suiv.
16 L’Homme des foules : « Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte un fardeau d’une si lourde horreur, qu’elle ne peut s’en décharger dans le tombeau. Ainsi l’essence du crime reste inexpliquée » (trad. Baudelaire, Nouvelles histoires extraordinaires, Garnier, 1961, p. 61).
17 Spleen, poème LXXVIII de l’édition de 1861, p. 74.
18 Ibid.,v. 11-12 et cf. Sépulture (LXX), p. 69.
19 Die Stadt, frühe Prosa, Zürich, Verlags-AG Die Arche, 1952 ; trad. Walter Weideli, La Ville et autres proses, Albin Michel, 1974 ; rééd. L’Âge d’Homme, coll. « Poche Suisse », 1981, p. 48 : le narrateur est « embarqu(é) dans une obscure et bizarre discussion au sujet de Sisyphe » et son interlocuteur évoque « non sans sarcasmes, l’ironie inhérente, d’après lui, aux châtiments éternels, ceux-ci ne faisant que parodier les fautes du damné, d’où un redoublement effroyable de ses tourments ».
20 Le Couvercle, poème LXXXVII de l’édition de 1868, p. 141.
21 Mauvais sang : « La vie dure, l’abrutissement simple, soulever, le poing desséché, le couvercle du cercueil, s’asseoir, s’étouffer. »
22 Avec quelques fautes de transcription, Baudelaire a noté ces vers de Longfellow dont il s’inspire : And our hearts, though strong and brave, / As muffled drums are beating / Funeral marches to the grave. Sur l’autre emprunt, fait à l’Elegy Written in a Country Churchyard de Thomas Gray (1751) voir l’éd. cit. p. 859-860 et l’article cité de Paul Bénichou.
23 Suppression de though strong and brave.
24 All’ombra de’cipressi e dentro l’urne / Conforta te di pianto è for se il sonno / Della morte men duro ? Dei Sepolcri a été publié à Brescia en 1807. Je cite l’édition bilingue de Michel Orcel, Dei Sepolcri ed aitre poesie / Les Tombeaux et autres poèmes, Rome, coll. « Villa Médicis », 1982, p. 68-69.
25 Le Mort joyeux, poème LXXII de l’édition de 1861, p. 70.
26 « Profondeur de Baudelaire », dans Poésie et profondeur, Éd. du Seuil, 1955, p. 93.
27 Après le déluge, dans les Illuminations.
28 L’Éternité dans les Fêtes de la patience.
29 À la recherche du temps perdu, éd. Pierre Clarac et André Ferré, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, t. I, p. 531.
30 Poésie et profondeur, p. 93.
31 Leçon du manuscrit : Mainte fleur épanche en secret / Son parfum doux comme un regret (éd. cit., p. 861).
32 Poésie et profondeur, p. 94.
33 Maint joyau de l’éclat le plus sereinement pur, / Reste enfoui dans les sombres cavernes inexplorées de l’Océan / Mainte fleur est née pour s’épanouir sans être vue / Et dissiper son parfum dans l’espace vide.
34 Devenu Les Plaintes d’un Icare, pièce CIII de l’édition de 1868.
35 Victor Hugo, dans la préface des Odes et Ballades, comparait rhéteurs et pédagogues à de pauvres Sisyphes essoufflés.
36 Altazor o el viaje en paracaidas (poema), Madrid, Compania Iberoamericana de publicaciones SA, 1929 ; et dans Manifestes, Altazor, Gérard de Cortanze, 1976, p. 32.
37 Poésie et profondeur, p. 117-118.
38 Les Plaintes d’un Icare, éd. cit., p. 143.
39 Philippe Desportes, sonnet liminaire des Amours d’Hippolyte (1573).
40 Poésie et profondeur, p. 95 ; et cf. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 168.
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Mythocritique
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