Le mythe d’Orphée dans Aurélia
p. 99-107
Texte intégral
1Après les savantes études de Jean Richer (Expérience et création, Hachette, 1963, en particulier p. 512 et suiv., « Le nouvel Orphée aux enfers ») et de Brian Juden (Traditions orphiques et tendances mystiques dans le Romantisme français (1800-1855), Klincksieck, 1971, en particulier ve partie, chap. VI, « Les flèches de la lumière. — Gérard de Nerval »), après les suggestions de Charles Baudoin (« Gérard de Nerval ou le nouvel Orphée », dans Psyché, janvier 1947) et de Gérald Schaeffer (dans Le Voyage en Orient de Nerval. Étude de structure, Neuchâtel, à La Baconnière, 1967), j’hésite à aborder un sujet qui peut passer pour rebattu. Je le fais sans le moindre esprit de compétition, et plus pour éprouver une méthode que dans l’espoir d’enrichir l’érudition nervalienne, déjà si considérable. Aurélia permet de partir d’un affleurement mythique, d’épouser les modifications du mythe dans l’infinie flexibilité que lui assure le texte littéraire, d’être sensible à un rayonnement qui reste essentiellement celui du mythe lui-même.
2Aurélia ne contient qu’une allusion explicite au mythe d’Orphée. Comme le dit justement Brian Juden, « dans la structure de l’ouvrage, c’est le seul point de repère réel — ajouté peut-être après la rédaction — qui suggère la comparaison avec le malheur d’Orphée1 ». Cet affleurement mythique correspond à l’épigraphe de la seconde partie : « Eurydice ! Eurydice ! » Sa présence est évidente, si évidente même à cette place qu’on pourrait être découragé d’entreprendre une étude qui risque fort de devenir tautologique. Je voudrais pourtant faire trois remarques.
3Tout d’abord, cette épigraphe ne correspond pas à un emprunt précis. Aussi bien Nerval ne s’est-il pas senti tenu de mettre un nom d’auteur, comme le fait à satiété Aloysius Bertrand dans Gaspard de la nuit, ou un nom d’œuvre, comme il le fait lui-même en tête des Petits châteaux de Bohême (« Pastor fido »), ou de La Pandora (« Faust »).
4On peut pourtant penser plus particulièrement à l’appel redoublé que lance Orphée vers Eurydice dans l’opéra de Gluck. C’est l’appel initial scandé par les interventions du chœur, ou, après la seconde disparition, l’air fameux J’ai perdu mon Eurydice, « devenu pour l’époque, symbolique du premier frisson de l’âme romantique, et pour Nerval, l’expression même de l’amour évanoui2 ». Nerval se réfère plusieurs fois au livret de Pierre-Louis Molines, et il ne peut pas ne pas connaître cette aria, souvent isolée dans les récitals des mezzos ou des ténors. Aurélia prend donc une tournure « opéradique ». Le chant s’y trouve introduit, rappelant celui d’Adrienne dans Sylvie, sa « voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée comme celle des filles de ce pays brumeux » : gagnant en force et en étendue, elle se transformait et faisait passer du chant populaire au chant italien. Sylvie, elle aussi, se mettait à chanter des airs d’opéra, à moduler, à phraser. Et déjà dans cette nouvelle, Aurélie était l’actrice, comme l’est Aurélia.
5Sans même avoir recours à l’opéra, on doit songer au phénomène de l’écho. L’appel d’Orphée se perd dans un écho moins moqueur que tragique : le nom de l’être aimé s’éloigne en même temps que l’être aimé lui-même, cette fumée qui s’évanouit, dit Virgile dans les Géorgiques3. Or « Eurydice ! Eurydice ! » est inscrit au début de la seconde partie d’Aurélia, et, comme dans le mythe, au moment de la deuxième disparition d’Eurydice :
Une seconde fois perdue !
Tout est fini, tout est passé !
6Comme dans le mythe d’Orphée, Aurélia est deux fois perdue. Le chapitre VII de la première partie a apporté la nouvelle de la première disparition tardivement apprise (« Je ne le sus que plus tard, Aurélia était morte »). Le chapitre I de la seconde partie confirme la signification du cri qui a été entendu à la fin de la première partie, et où le narrateur avait cru reconnaître « la voix et l’accent d’Aurélia ».
7Autour de ce mot « perdue » va s’organiser la rêverie de Nerval sur le mythe d’Orphée dans Aurélia. Et c’est probablement parce que cet adjectif tend à se substituer au nom d’Eurydice dans le texte que le mythe y fait preuve de cette flexibilité qui est la garantie d’une création forte.
8Elle se manifeste d’abord dans le chapitre V de la première partie, et le fait est d’autant plus remarquable que c’est le chapitre même de la flexibilité — la flexibilité du rêve, grand maître en métamorphoses. Ce chapitre commence par « Tout changeait de forme autour de moi ». La rêverie a pris un élan ascensionnel, propre à donner le vertige au rêveur lui-même. Le narrateur a l’impression que son interlocuteur a changé d’aspect. Le paysage champêtre de la Flandre est devenu un paysage urbain, avec des rues sans fin, des amoncellements de constructions qui prennent des allures de montagnes ou de strates (et c’est encore une métamorphose). Le rêveur voit grouiller une population de femmes, d’enfants et de jeunes gens aux vêtements blancs qui peuvent apparaître tout aussi bien comme teints de couleurs vives, quand le guide le veut. Mais, au moment même où il s’enchante de leur présence, ces êtres charmants disparaissent. Le mouvement rappelle celui de la deuxième disparition d’Eurydice chez Virgile (neque ilium prensantem nequiquam umbras) et le jam ovidéen, au livre X des Métamorphoses (Supremumque « vale », quod jam vix auribus ille / Acciperet, dixit, revolutaque rursus eodem est) :
En vain, femmes et enfants se pressaient autour de moi pour me retenir. Déjà leurs formes ravissantes se fondaient en vapeurs confuses ; ces beaux visages pâlissaient, et ces traits accentués, ces yeux étincelants se perdaient dans une ombre où luisait encore le dernier éclair du sourire.
9Car c’est bien Eurydice qui est perdue, ou Aurélia. La première mort d’Eurydice, dans le mythe, a quelque chose de mystérieux qui accordait au poète déjà une marge d’invention. Ovide laissait pressentir que le mariage d’Orphée et d’Eurydice n’avait pas été approuvé par Hyménée : le livre X des Métamorphoses s’ouvrait sur la fuite d’Hyménée, couvert de son manteau de safran. Les rites sonnaient faux, et l’on devinait, lors même de la cérémonie, qu’une catastrophe était près de s’abattre. De même, la mort d’Aurélia intervient dans un climat de dissensions qui ne laissait rien augurer de bon. Avant même d’être morte, Aurélia était déjà perdue (I, 1 : « Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi. »)
10On a pu imaginer des torts de part et d’autre. Les librettistes d’Offenbach s’en sont donné à cœur joie : Orphée est trop préoccupé de son orphéon de Thèbes et de son insupportable concerto pour violon ; Eurydice le trompe avec Aristée. Dans Aurélia, le rêveur se dit « coupable d’une faute » qui est à l’origine même de cette perte et, n’espérant plus être pardonné, il s’est lancé dans une vie de dissipations qui n’a fait qu’aggraver sa faute. Il s’est même rendu coupable d’un amour nouveau, qui n’était qu’une autre trahison à l’égard d’Aurélia. Le retour en grâce obtenu par l’intermédiaire de cette « dame » se produit dans un climat où l’obsession de la mort prochaine d’Aurélia ne cesse de s’alourdir : une coïncidence numérique, un rêve où apparaît la Mélancolie de Dürer, un buste de femme gisant sur le sol suffisent à préparer la terrible nouvelle qui éclate dans le chapitre VII de la première partie : « Aurélia était morte. » Nerval ajoute alors au mythe, soit qu’il suive les suggestions de l’abbé Terrasson dans Séthos, soit qu’il cède à la pente des épisodes : Aurélia est ensevelie dans un tombeau, dans un cimetière où le rêveur recherche en vain sa tombe (1, 9). Même le rêve ne lui permet pas de retrouver son image perdue, à tel point qu’il redoute de s’être laissé dérober et Aurélia et son image. Au moment où, pour conjurer le rival ou les rivaux, il lève le bras « pour faire un signe qui (lui) semblait avoir une puissance magique », le cri d’Aurélia se fait entendre, cri d’une Eurydice cette fois définitivement perdue (I, 10).
11Dans la seconde partie de la nouvelle, l’épithète « perdu » va venir affecter un autre mot. Il va prendre une importance considérable : La lettre perdue (II, 1). Trois remarques s’imposent.
12D’abord, tout se passe comme si Nerval remontait plus haut dans le mythe d’Orphée. Il est bien connu que l’histoire d’Orphée et d’Eurydice n’est qu’un épisode tardif, qui porte la marque du génie de Virgile même si, comme l’a montré Jacques Heurgon, le poète des Géorgiques n’en est pas à proprement parler l’inventeur. En revanche, à une date très ancienne, Orphée l’Égyptien est associé à l’invention des lettres de l’alphabet (Hérodote, Platon se font l’écho de cette tradition). L’occultisme s’en est emparé. Or Nerval reprend cette tradition dans la seconde partie d’Aurélia. Mais les livres de cabbale eux-mêmes le laissent insatisfait : « Toutefois, me disais-je, il est sûr que ces sciences sont mélangées d’erreurs humaines. L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés soit par le temps, soit par ceux là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits » (II, 1). Ainsi se manifeste ce qu’on pourrait appeler une seconde ambition orphique dans Aurélia. Elle occupe la seconde partie de la nouvelle mais, à dire vrai, elle donnait son sens déjà à l’irrésistible mouvement du voyage vers l’Orient qui se manifestait dès la première partie.
13Comme par un jeu de mots involontaire, les lettres de l’alphabet entrent en concurrence dans le texte d’Aurélia avec les lettres au sens épistolaire du terme, certaines de ces lettres étant également égyptiennes, c’est-à-dire écrites en Égypte : « Avec quelles délices j’ai pu classer dans mes tiroirs l’amas de mes notes et de mes correspondances intimes ou publiques, obscures ou illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou des pays lointains que j’ai parcourus. Dans des rouleaux mieux enveloppés que les autres, je retrouve des lettres arabes, des reliques du Caire et de Stamboul. Ô bonheur ! ô tristesse mortelle ! ces caractères jaunis, ces brouillons effacés, ces lettres à demi froissées, c’est le trésor de mon seul amour… Relisons… Bien des lettres manquent, bien d’autres sont déchirées ou raturées ; voici ce que je retrouve » (II, 6). Cette annonce est suivie d’une ligne de points et d’une apparente lacune qui a troublé les premiers éditeurs, les commentateurs d’hier et d’aujourd’hui. Théophile Gautier et Arsène Housaye avaient même essayé de la combler à l’aide des Lettres à Aurélia. Mais le mouvement du texte parle de lui-même. Du passé eurydicéen Nerval-Orphée croit retrouver quelque chose, et voici que ce quelque chose lui échappe. C’est le mouvement même du jam que j’ai indiqué plus haut.
14Enfin, sans doute serait-il prématuré de voir dans Aurélia l’application du principe mallarméen selon lequel le texte est l’expansion de la lettre. Mais du moins peut-on affirmer que le nom perdu est à l’origine même de la nouvelle, comme le suggère encore la phrase citée : « Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi » (I, 1). L’utilisation du pseudonyme, dût-il devenir le titre lui-même, est à mettre en parallèle et avec Eurydice perdue et avec la lettre perdue. Et peut-être le titre ne veut-il rien dire d’autre que cette perte.
15Qu’est-ce qui rayonne donc dans Aurélia ? Orphée ? Eurydice ? Je dirais plutôt une absence et une absence de nom déjà indiquée par le titre lui-même. La distance qui existe dans le nom même d’Eurydice (eurus signifie large) est celle de la disparition, de la mort. Elle est aussi pour l’écrivain celle de l’insaisissable. Si Orphée est nommé dans El Desdichado, Eurydice ne l’est pas : elle est tout au plus désignée comme « la sainte » dont le poète essaie de retrouver les soupirs, comme « la fée » dont il tente d’imiter les cris. Si cette mimèsis aboutissait à une véritable poièsis, si Eurydice perdue était cette fois retrouvée, elle ne serait retrouvée que dans son évanescence même : « Eurydice ! Eurydice ! » Si elle rayonne, elle ne peut rayonner que d’un « soleil noir ». Pour montrer cette force d’irradiation du mythe d’Orphée dans Aurélia, le mieux est sans doute de resserrer le rapprochement entre le premier sonnet des Chimères et la nouvelle.
16« Le ténébreux », le rêveur ont besoin d’un guide pour retrouver la lumière. Ce guide est une étoile, celle dont parle le « Dernier feuillet » de Sylvie chargé de dire, comme la fable d’Orphée et d’Eurydice, la fin de l’idylle :
Ermenonville ! pays où fleurissait encore l’idylle antique — traduite une seconde fois d’après Gessner ! — tu as perdu ta seule étoile, qui chatoyait pour moi d’un double éclat. Tour à tour bleu et rose comme l’astre trompeur d’Aldebaran, c’était Adrienne ou Sylvie, c’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal, l’autre la douce réalité.
17Dans El Desdichado, cette étoile est morte. Dans Aurélia l’étoile, cherchée dans le ciel et retrouvée (I, 2), est liée à la mort, soit qu’elle y contribue, soit qu’elle y prépare. Dans la seconde partie, la nuit va s’épaississant et l’extinction de toutes les étoiles va permettre au soleil noir de rayonner.
Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : « La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ? » (II, 4).
18On a souvent dit que l’oxymore du soleil noir venait du Romantisme allemand, d’un rêve de Jean-Paul en particulier. Mais il faut rappeler qu’il a toujours été le soleil inverse dans le monde infernal, le négatif du nôtre : chez Dante, chez Milton, et encore chez Hugo (« Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit »).
19Voici encore un paysage sans soleil (Sans soleil, ce sera le titre d’un cycle de mélodies de Moussorgski, particulièrement désolé). C’est dans le chapitre 6 de la première partie, l’épisode des trois femmes, j’allais dire les trois fileuses, car elles sont à la fois les trois Dames de la nuit dans La Flûte enchantée (ou dans Les Mystères d’Isis) et les trois Parques. L’une d’elles se lève et se dirige vers le jardin :
Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargés de lourdes grappes de raisins blancs et noirs […].
20Le rapprochement s’impose avec le vers de El Desdichado « Et la treille où le pampre à la vigne s’allie ». Mais il s’agissait alors d’un lumineux paradis perdu, éclairé d’un soleil noir parce qu’il fut lumineux et qu’il est aujourd’hui disparu. On songe à la maison de Sylvie (« Je revois sa fenêtre où le pampre s’enlace au rosier », chap. III). Le rêve ne se nourrit de regret que pour composer un anti-paysage. Cette nostalgie devancée, et parfois exprimée par les morts eux-mêmes (dans le chant XI de l’Odyssée) est à l’origine du Hadès et de ses variantes latines, peut-être mieux connues de Nerval et plus souvent invoquées par lui.
21Ce n’est donc pas un hasard si, dès l’ouverture d’Aurélia, Nerval établit une manière d’équivalence entre les Enfers antiques et le rêve, avec la célèbre référence au chant VI de l’Énéide. Les « portes d’ivoire et de corne » sont les « deux portes du Sommeil, l’une (celle) de corne, par où une issue facile est donnée aux ombres véritables ; l’autre, d’un art achevé, resplendit d’un ivoire éblouissant, c’est par là cependant que les Mânes envoient vers le ciel l’illusion des songes de la nuit ». Défini comme cheminement dans un « souterrain vague », l’itinéraire onirique est la variante moderne de la descente aux enfers présentée, dans la dernière ligne du texte, comme le modèle de la « série d’épreuves » que le rêveur dit avoir « traversées ».
22Cet itinéraire initiatique « dans la nuit du tombeau » était figuré dans El Desdichado par une formule mythologique essentiellement ambiguë : « Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron. » On peut penser à deux aventures successives (c’est vers ce sens que nous entraîne l’hypothèse biographique) ou à une seule aventure (Orphée doit traverser l’Achéron à l’aller et au retour ; c’est l’hypothèse mythologique). J’appellerai hypothèse poétique une troisième hypothèse, confirmée par la fin du sonnet : l’aventure se trouve dédoublée, Eurydice étant tour à tour la sainte (la sainte Rosalie des Élixirs du Diable de Hoffmann) et la fée (Mélusine). Il me semble qu’il n’y a pas deux aventures d’Orphée, parti en quête de deux Eurydices comme Ménélas a pu rechercher deux Hélènes, mais que cette aventure est duelle. Une mimèsis qui devrait avoir un effet magique, une imitation lyrique convoquant l’absente, se fait soit sur le mode de la sainte soit sur le mode de la fée. C’est cela, la modulation dont parle le vers 13. De même les interrogations du vers 9 (« Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ? » étaient des modulations). Le je, à la fois modulable (v. 9) et modulant (v. 13), est le ténébreux, mais le ténébreux visible, le ténébreux tout rayonnant des sons de la lyre.
23Le texte virgilien, avec les deux portes, permettait cette modulation. Et dans le chant IV des Géorgiques, Orphée est encore lumineux par son chant quand il entre dans la ténèbre. Le passage par les ténèbres des Enfers virgiliens, dans Aurélia, correspond à la maison de santé où le rêveur, le dément a été temporairement enfermé. Au cours de ce séjour ses visions sont décuplées, et plus mythologiques que jamais. Dans cet « empire des ombres », dit Nerval, « les compagnons qui m’entouraient me semblaient endormis et pareils aux spectres du Tartare, jusqu’à l’heure où pour moi se levait le soleil. Alors je saluais cet astre par une prière et ma vie réelle commençait ».
24Mais que peut être le lever de soleil sur le Tartare, sinon celui d’un contre-soleil ? La lune, ce « soleil de Minuit » dont parle Claudel, brille dans les lignes précédentes ; ailleurs le feu souterrain se trouve longuement évoqué. Allégoriquement, le soleil est le « mystère du monde ». Qu’il chante sur la lyre ou qu’il descende aux Enfers, Orphée a le pouvoir d’accéder à ce mystère essentiel, de réaliser ce miracle des soleils.
25On peut alors retrouver le symbolisme alchimique, développé par Schelling dans l’Introduction à la philosophie de la mythologie (deuxième leçon). Hélène est Séléné, la Lune, symbole alchimique de l’argent. Ilios, ou Hélios est le soleil, signe alchimique de l’or. Toujours selon Schelling, Orphée est cet homme particulièrement doué, s’élevant au-dessus du commun, et sachant reconnaître « des forces, des phénomènes, voire des lois naturelles et qui ont pu avoir l’idée de projeter une théorie explicite de l’origine et des rapports des choses ». On songe, dans la seconde partie d’Aurélia, à la découverte du feu comme origine, mais peut-être davantage à la force du verbe. Orphée, dit encore Schelling, c’est celui qui recherche le prédicat caractéristique de chaque objet afin de s’assurer aussi de son concept.
26El Desdichado commence par une mise en définitions (« Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé ») jusqu’au moment où ces définitions sont mises en question. On trouve la même tendance dans le chapitre « tartaréen » d’Aurélia (II, 6) : « Je me jugeais un héros vivant sous le regard des dieux ; tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient de la plante, de l’arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m’avertir et m’encourager. » C’est de là que part Jean Richer, qui souligne le fait que le personnage se présente comme un héros, et rassemble les « prétentions héroïques » de Gérard vers 18534. Le cortège d’Orphée n’est pas fait des pierres, des animaux et des forêts. Il est fait de l’essence des pierres, de l’essence des animaux, de l’essence des forêts, du mystère et de la musique qui émanent des êtres et des choses. Pour cela, il fallait le double deuil, il fallait qu’Eurydice-Aurélia fût deux fois perdue.
27La manifestation pourra donc être éclatante dans les Mémorables : « Une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde des mondes. Hosannah ! paix à la terre et gloire aux cieux. »
28La clef, si clef il y a, est donc bien celle que proposait Jean Richer :
S’il n’a pas triomphé de la mort et ramené son Eurydice parmi les vivants, Nerval du moins, il veut s’en persuader à partir de la fin de l’année 1853, a définitivement retrouvé son équilibre et, du même coup, reconstitué l’harmonie de l’univers, libéré l’âme du monde enfermée dans la « pierre rose »5.
29Le soleil noir est écarté au profit du vrai soleil, « ce vieux soleil de mes plus beaux jours » dont parle Nerval dans sa lettre à Georges Bell datée de Strasbourg, 31 mai - 1er juin 1854. Il est difficile d’aller, comme le fait Brian Juden, jusqu’à un optimisme analogue à celui de la fin du livret que Molines a écrit pour Gluck, même si Nerval s’y réfère. Avec l’épisode de Saturnin, Aurélia s’achève dans un monde analogue à la mort. Double du Christ (« J’ai soif »), il est aussi le double d’Orphée (il répète ce qu’on lui chante), comme il est celui du rêveur lui-même, qu’on lui donne ou non le nom de Gérard. Il y aurait alors deux Orphées, ou deux manières de vivre l’aventure d’Orphée : chez les morts, chez les vivants. Le mythe rayonne jusque dans cette ultime modulation, mais son rayonnement demeure ambigu. Le redoublement dans l’épigraphe de la seconde partie d’Aurélia, « Eurydice ! Eurydice ! » pourrait être l’emblème de cette ambiguïté, des deux manières — la vie, le rêve, ou bien le mythe, le rêve — de vivre l’aventure d’Orphée.
Notes de bas de page
1 Op. cit., p. 656.
2 Ibid., p. 659.
3 IV, 499-500 « […] ex oculis subito, ceu fumus in auras commixtus tenuis, Jugit diversa. »
4 Nerval. Expérience et création, p. 512.
5 Ibid., p. 516.
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Mythocritique
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