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De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac

p. 87-97


Texte intégral

Paysage

1Au point de départ, le lac est un paysage. C’est le lac de Wallenstadt évoqué par Liszt dans une pièce de la première des Années de pèlerinage : La Suisse ou, pour rester dans le même pays, Le lac de Thun et le Niesen vus de la grotte de Saint-Béat (huile sur toile, 1776) de Caspar Wolf. Un site apaisant est évoqué sur un rythme de berceuse ou de barcarolle. Un coin de paysage est décrit, l’artiste s’attachant à découvrir le lac du creux des montagnes : un regard est jeté sur le regard même, ou sur le regardant, puisque, minuscule, un personnage est là, face au lac. À ce « lac », à ces « rochers muets », à ces « grottes », Lamartine ajoute les « forêts sombres » dans sa célèbre méditation poétique, Le Lac.

2On sait comment les Lakists se sont fait une spécialité de ce genre de paysage. Habilement, Thomas de Quincey a essayé, dans ses Souvenirs des lacs et des lakistes (Reminiscences of the English Lake Poets), de voir avec leur regard, de retrouver le paysage que pouvait contempler Robert Southey de sa maison sur la colline, Greta Hall :

Même aux plus sombres jours de l’hiver, le paysage que l’on apercevait des fenêtres était trop impressionnant dans sa grandeur, trop indépendant des saisons ou de l’allure des forêts, pour ne pas fasciner le regard du spectateur le plus froid ou le plus obtus. Le lac de Derwent Water d’un côté avec ses îles charmantes, un lac de près de dix miles de tour et dont la forme rappelait celle d’un cerf-volant ; le lac de Basinwaithe d’un autre côté ; les montagnes des Newlands, rangées comme une série de tentes ; l’aspect magnifique et confus de Borowdale qui laissait deviner son chaos à travers une gorge étroite ; tous ces objets apparaissaient sous des angles différents du côté de la façade ; tandis que dans un sombre lointain, qu’on ne voyait pas entièrement de ce côté de la maison, l’horizon était fermé par les masses imposantes de Skiddaw et de Blencathara — des montagnes qu’il faut considérer comme des barrières et comme des chaînes élevées qui divisent le comté de Cumberland en grandes régions de climat bien différent… Ce grandiose panorama de montagnes, si varié, si étendu, et qui laissait cependant le sentiment délicieux d’une profonde retraite et d’une vallée séparée du monde — tel était le paysage qui était constamment sous les yeux de Southey1.

3Le paysage peut donc nous offrir soit un coin de lac entre des montagnes (ce qu’on pourrait appeler un « détail du lac ») — c’est le tableau de Caspar Wolf —, soit un vaste panorama avec un, deux ou plusieurs lacs — c’est le texte de Thomas de Quincey. Le mode de représentation du lac, dans le paysage, est la composition.

4Ainsi, dans ses Lettres familières écrites d’Italie en 1739 et 1740, le président Charles de Brosses compose un paysage :

Les bords du lac sont garnis de montagnes fort couvertes de bois, de treilles disposées en amphithéâtre, avec quelques villages et maisons de campagne, qui forment un ensemble assez amusant2.

5L’écrivain essaie de retrouver une architecture (la disposition des treilles en amphithéâtre) et, pour cela, il en crée une autre, à la faveur de l’architecture, ici assez simple, de la phrase.

6Goethe, à peine arrivé à Torbole, voudrait attirer l’attention de ses amis, s’ils étaient auprès de lui, « afin qu’ils jouissent de la perspective qui s’étend devant (lui) » (dass sie sich der Aussicht freuen könnten, die vor mir liegt !). L’artifice d’écriture, avec ce point d’exclamation final que j’appellerais volontiers un irréel d’écriture, convoque l’unanimité d’un regard absent pour qu’il se confonde avec le regard des voyageurs, mais surtout avec le point de vue que veut imposer l’écrivain, la perspective que son texte ménage, mieux encore que son itinéraire d’arrivée ou son angle de vue sur le lac de Garde :

De la chambre où je suis assis une porte s’ouvre sur la cour, j’ai placé ma table devant elle et dessine la vue en quelques lignes. On embrasse le lac dans presque toute sa longueur, seule l’extrémité gauche échappe à nos yeux. La rive, enserrée des deux côtés de collines et de montagnes, brille d’innombrables petites localités3.

7Si on prend l’ensemble du texte écrit à Torbole, le 12 décembre 1786, après dîner, on voit très clairement que le voyageur tend à se dégager de l’obstacle que les montagnes opposaient à son regard pour s’arrêter, comme délivré, sur une perspective pure.

8Voici un autre paysage littéraire, paysage du lac de Côme, cette fois, dans le chapitre II de La Chartreuse de Parme, quand la comtesse Pietranera, de retour au château de Grianta, se met à revoir, en compagnie de Fabrice, tous les lieux voisins : « La villa Melzi de l’autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue ; au-dessus le bois sacré des Sfondrata, et le hardi promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité : aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais ne surpasse point.4 » Stendhal compose ce paysage où la fiction (le château de Grianta) se mêle à la réalité à partir de la page de Rome, Naples et Florence en 1817 datée de « Villa Melzi, sur le lac de Como, le 18 juillet 1817 » (date fictive puisque, comme l’a montré Victor Del Litto, Beyle était resté ce jour-là à Milan5). Dans cette page on trouverait d’ailleurs dessinés, ou aménagés, d’autres paysages du lac de Côme, par exemple celui-ci :

Les montagnes du lac de Como sont couvertes de châtaigniers jusqu’aux sommets. Les villages, placés à mi-côte, paraissent loin par leurs clochers qui s’élèvent au-dessus des arbres.

9La page est d’autant plus remarquable que Stendhal y glisse des notations concernant l’architecture proprement dite, sur les prétendus palais, qui ne sont que des maisons de campagne, construits selon cette « manière de bâtir élégante, pittoresque et voluptueuse, particulière aux trois lacs et aux colli di Brianza ».

Image

10Ce sont là autant d’images du lac dans un livre d’images que le Romantisme a considérablement enrichi. Mais je trouve dans le texte de Thomas de Quincey une expression qui permettra de définir plus précisément le lac comme image. Il compare la forme du lac de Derwent Water à un cerf-volant. L’expression est doublement remarquable. D’abord, elle permet de passer des images du lac à l’image du lac : il n’est plus pris dans un ensemble, mais constitue lui-même un ensemble. Il faut dessiner sa forme entière pour pouvoir y retrouver celle du cerf-volant. C’est ensuite cette comparaison même qui est remarquable. Elle procède par substitution d’un objet à l’autre (c’est le principe même de la métaphore). Elle procède par réduction (c’est le principe de l’ironie au sens où Victor Hugo entend ce terme ; cette ironie est très remarquable dans la peinture de Caspar-David Friedrich où l’étendue d’eau placée au centre de L’Été se réduit à un pool, au premier plan de Paysage champêtre. Le Matin). Enfin elle procède par transmutation, par une miraculeuse lévitation de l’eau lourde qui devient air : le lac est objet aérien, cerf-volant (ce pourrait être le principe de l’hyperbole, au sens que Mallarmé donne à ce mot dans la Prose pour des Esseintes).

11Goethe ne parvenait pas à la substitution dans le paysage de Torbole cité précédemment. On saisit bien alors la différence entre le lac comme paysage et le lac comme image :

On embrasse le lac dans presque toute sa longueur, seule l’extrémité gauche échappe aux yeux. La rive, enserrée des deux côtés de collines et de montagnes, brille d’innombrables petites localités.

12Mais en voici un exemple simple dans la page sur le lac de Côme extraite de Rome, Naples et Florence en 1817 :

Nous nous arrêtâmes à la villa Sfondrata, située au milieu d’un bois de grands arbres, sur le promontoire escarpé qui sépare les deux branches du lac : il a la forme d’un Y renversé.

13L’ironie est très apparente dans la description du lac Majeur que donne le président de Brosses. Le jugement sur le lac en est lui-même affecté :

À Sesto, nous nous embarquâmes sur le lac Majeur. Oh ! de grâce, faites-moi justice d’un petit faquin de lac qui, n’ayant pas vingt lieues de long, et d’ailleurs fort étroit, s’avise de singer l’Océan, et d’avoir des vagues et des tempêtes.

14La transmutation de la masse liquide en impondérable aérien peut être aussi transmutation en spirituel. Le processus sera alors celui de l’idéalisation tel que l’a décrit Gaston Bachelard dans La Poétique de la rêverie, et précisément à propos du lac : il « éveill(e) tout naturellement notre imagination cosmique », il reflète en plus tendre, en plus doux les « couleurs lourdement substantielles du monde ». « Le poète qui va rêver devant l’eau n’essaiera pas d’en faire une peinture imaginaire. Il ira toujours un peu au-delà du réel. Telle est la loi phénoménologique de la rêverie poétique. »6 Bachelard prend comme exemple une page d’Il Piacere de Gabriele d’Annunzio où Andrea Sperelli conjugue sa propre rêverie à celle de Shelley — reflet des arbres dans les eaux d’un lac :

[…] des vues délicieuses comme on n’en vit jamais à la surface de notre monde y étaient peintes par l’amour de l’eau pour la belle forêt ; et, dans toute leur profondeur, elles étaient pénétrées d’une clarté élyséenne, d’une atmosphère sans variations, d’un crépuscule plus doux que le nôtre7.

15Des éléments mythologiques, Narcisse, les Champs Élysées, y apparaissent déjà.

16Une telle idéalisation est à l’œuvre à la fin du poème de Goethe Auf dem See (Sur le lac), inspiré par une promenade en barque sur le lac de Zurich, le jeudi matin 15 juin 1775 :

Auf der Welle blinken
Tausend schwebende Sterne
Weiche Nebel trinken
Rings die türmende Ferne
Morgenwind umflügelt
Die beschattete Bucht
Und im See bespiegelt
Sicb die reifende Frucht

Sur la vague scintillent
Mille étoiles flottantes ;
La molle brume absorbe
Tout l’horizon dressé ;
Le vent de l’aube flotte
Sur l’anse pleine d’ ombre,
Et dans le lac se mire
Le fruit près d’être mûr8.

17C’est un paysage qui semble se résoudre en une image. Mais cette image, née encore de celle d’un arbre penché sur l’eau, est symbolique : elle suggère la transformation, la maturation même du voyageur qui se regarde dans le miroir des eaux du lac. Gaston Bachelard a attiré à juste titre notre attention sur cet élément de narcissisme : le lac, miroir du paysage, est aussi le miroir de l’écrivain-voyageur.

18Le paysage du lac de Côme est présenté par Stendhal comme le miroir de sa mélancolie, ou de ce qu’il faudrait plutôt appeler sa mélancolique ardeur, quand il se trouve, dit-il, engagé par la jolie contessina Valenza à l’accompagner sur les lacs : « Le bruit des cloches, adouci par le lointain et les petites vagues du lac, retentit dans les âmes souffrantes. Comment peindre cette émotion ! Il faut aimer les arts, il faut aimer et être malheureux. » Il restera toujours quelque chose de cette mélancolie dans La Chartreuse de Parme. Le mot apparaît dans le chapitre VIII, au moment où Fabrice retrouve sa mère et une de ses sœurs à Belgirate, sur la rive droite du lac Majeur :

L’air des montagnes, l’aspect majestueux et tranquille de ce lac superbe qui lui rappelait celui près duquel il avait passé son enfance, tout contribua à changer en douce mélancolie le chagrin de Fabrice, voisin de la colère9.

19Le lac Majeur est le miroir de l’autre lac, le lac de Côme auprès duquel Fabrice a passé son enfance et qu’il va retrouver en rendant, en secret, une dernière visite à l’abbé Blanès. Cette mélancolie, nous la retrouvons dans l’attendrissement de Fabrice quand il arrive au bord du lac de Côme. Du haut du clocher, à la vue du lac, ce sont « tous les souvenirs de son enfance » qui viennent « en foule assiéger sa pensée »10.

Mythe

20Le mythe peut-il être réduit à une image ? On pourrait le croire, à regarder la représentation des Sirènes sur un vase grec. Dans sa Petite lettre sur les mythes, Valéry suggère plus finement une libération de l’image, et ce que je serais tenté d’appeler l’imagination de l’image.

21La comparaison entre le lac et le cerf-volant serait alors à rapprocher des « formes baroques, poissons affreux, pieuvres tout échevelées de paraphes trop fluides et faciles11 ». Une différence essentielle apparaît toutefois : cette liberté-là trouve moins qu’elle ne retrouve. Les images que dessine la main de Valéry ne sont pas n’importe quoi ; elles ne sont pas non plus le croquis d’une chose vue. Elles reviennent à des images plus anciennes, et nous voilà « jeté(s) […] au milieu des monstres, dans la confusion de tous les dieux, des démons, des héros, des espèces horribles et de toutes ces créatures des anciens hommes, lesquels mettaient leur philosophie à peupler l’univers aussi ardemment que nous-mêmes plus tard la nôtre à le vider de toute vie. Nos ancêtres s’accouplaient dans leurs ténèbres à toute énigme, et lui faisaient d’étranges enfants ». Nous aussi.

22La main de Valéry aboutit très vite à des combinés, des chimères, parmi lesquelles il reconnaît cette « combinaison de la femme et du poisson » qu’est (devenue) la sirène. Sous un autre nom et avec des variantes, nous la retrouvons dans l’ondine romantique, figure centrale d’une mythologie romantique du lac. Romantique, et même plus largement moderne : je songe à l’« Ondine » de Debussy, à celle de Ravel (venue, il est vrai, du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand), et encore à La Vouivre de Marcel Aymé.

23Dans Lucrezia Floriani, le roman de George Sand, le lac d’Iseo, le « petit lac » doit reposer les deux voyageurs, le comte Salvator Albani et le prince Karol de Roswald, « épuisés de corps et d’esprit » pour avoir contemplé trop longuement « le grand lac de Côme »12. Mais c’est compter sans Lucrezia elle-même, la fille du pêcheur, l’actrice qui est revenue habiter au bord de son lac natal, la femme aux mœurs libres qui attire et hante Karol. Salvator, un vieil ami, reste fasciné par elle, et il la traite de « sirène13 ». Le lac serait son miroir magique. Elle en est l’ondine. Mais peut-être en est-il toujours ainsi des jolies femmes qui sont nées au bord d’un lac. Si Salvator est un Ulysse, comme elle le suggère, Lucrezia peut être non seulement une sirène, mais une Circé ou une Calypso. En constatant l’effet qu’elle produit sur Karol, Salvator se dit en tout cas que c’est « un être plus enchanteur que le serpent14 ». Elle n’est pourtant pas plus infernale que la Vouivre : une pure créature de la nature, plutôt, et éprise d’elle, « associ(ant) à son ivresse le ciel et la terre, la lune et le lac, les fleurs et la brise, ses enfants surtout, et souvent aussi le souvenir de ses douleurs passées15 ». Cette ondine, comme celle de La Motte-Fouqué, aurait besoin de rencontrer le véritable amour, et ne trouve que le désir ou l’insupportable jalousie qui la fera périr.

24Karol a beau aimer profondément Lucrezia, il ne la comprend pas. Il croit, par exemple, qu’il lui faudrait « un lac plus vaste16 » comme il lui faudrait un père plus noble. Il est incapable de « comprendre la solidité de ce caractère simple et droit » et, au cours d’une promenade en barque sur le lac d’Iseo, avec Salvator, Lucrezia et ses enfants, il cherche en vain, en leur tournant le dos, « à ne point voir ce qui n’existait pas, ce à quoi personne ne songeait ; et, au lieu des Ondines du lac, il se sentait poussé par les Euménides »17.

25Dans La Poétique de la rêverie, Bachelard est parti d’un autre exemple littéraire beaucoup plus récent : le chapitre intitulé « Le lac », dans Carnage (1942) de Jacques Audiberti. C’est l’histoire d’une nageuse qui devient Mélusine à mesure qu’elle « parcour(t) l’intérieur de l’azurage liquide ». Elle « anéantit une nature humaine pour recevoir une nature cosmique », écrit Bachelard, et « nous entrons dans le règne du je cosmisant »18.

26La chance d’un fruit mûr, c’est peut-être cela, dans ce beau poème de Goethe, Auf dem See, dont j’ai cité plus haut la fin. La subtilité de la composition vient du fait que dès la première strophe cette transmutation, cette cosmisation est, mieux que suggérée, acquise grâce à la navigation sur le lac :

Und frische Nahrung, neues Blut
Saug ich aus freier Welt
Wie ist Natur so hold und gut,
Die mich am Busen hält !

Et d’aliments vivants, d’un sang nouveau,
Je me gorge en ce monde libre ;
Que la nature est bienveillante et bonne,
Qui me tient serré sur son cœur !

27En continuant dans le registre odysséen, il sera possible de prendre Goethe en flagrant délit d’expression mythologique dans le récit de ses aventures au bord du lac de Garde. Le 14 septembre, il évoque l’« aventure dangereuse » (ein gefâhrliches Abenteuer) qui lui est arrivée à Malcesine, quand un vent contraire (Gegenwind) l’eut poussé dans ce port. Je passe sur le détail de cette aventure, qui ne nous intéresse que médiocrement : alors qu’il veut dessiner le vieux château, il est invectivé par un quidam qui appelle le podestat et son greffier. La forteresse est un bâtiment militaire, et on le prend pour un espion autrichien. Il est tiré de ce mauvais pas par une jeune et jolie femme (une ondine secourable ?) et par un certain Gregorio qui a plaisir à échanger avec lui des souvenirs de Francfort-sur-le-Main. On le laisse alors libre de visiter, avec Gregorio, la ville et les environs. Le soir, vers minuit, son hôtelier, un très brave homme, se donne la peine de l’accompagner à la barque : « Sous un vent favorable je quittai ainsi cette rive qui avait failli devenir pour moi un pays de Lestrygons » (Welches mir lästrygonisch zu werden gedroht hatte), ajoute l’écrivain en guise d’épilogue19.

28L’épisode des Lestrygons se trouve dans le chant X de l’Odyssée. Ulysse et ses compagnons ont été chassés par Éole de son île, et au bout de sept jours ils abordent au pays lestrygon. Il est habité par des géants anthropophages qui harponnent les étrangers comme des thons pour les emporter à leur horrible festin. On sait ce que sont devenus les Lestrygons dans l’Ulysse de Joyce : les goinfres de la gargotte Burton, à Dublin, « loups gloutonnant leur nourriture fadasse, les yeux ressortis, torchant leur moustache mouillée ». Les mangeurs de Goethe n’ont pas besoin de chair humaine ; il leur suffirait d’un peu d’argent (le greffier), ou d’acquérir un peu d’importance (le podestat). Quant au fâcheux, on ne saura jamais pourquoi il a agi de la sorte.

29Le passage est intéressant à plus d’un titre. C’est un exemple clair d’expression mythologique. Le mythe émerge à la surface du texte, à la faveur d’une réminiscence mythologique. L’analogie existe de personnage à personnage (Ulysse et les Lestrygons, Goethe et les habitants des bords du lac de Garde), de lieu à lieu (le port où est ancré le vaisseau d’Ulysse, le port de Malcésine, vers lequel a été poussée la barque transportant le voyageur en Italie), de mer à lac. Cette dernière analogie, plus sensible encore en allemand, a été préparée par une référence à Virgile, en passant par l’intermédiaire de Volkmann (Fluctibus et fremitu resonans Benace marino). Elle correspond à l’effet d’ironie déjà relevé à propos des Lettres d’Italie du président de Brosses (le lac qui signifie la mer), mais aussi à quelque chose qui a frappé tous les voyageurs : le mouvement des flots et la houle sur les lacs italiens. Le voyage sur le lac, avec ses escales, peut donc devenir une manière d’odyssée qui illustre les dangers de la navigation. On songe à Horace, à Lucrèce : l’expression mythologique passe par un retour, une sorte de recommencement de l’aventure humaine. Sur le lac de Garde, l’antique Benacus, on ne s’embarque pas sans risque. Il en va de même dans La Chartreuse de Parme : sans doute le lac peut-il être le lieu de délicieuses promenades ou de fêtes joyeuses, mais deux ou trois fois par an, Fabrice enfant, « intrépide et passionné dans ses plaisirs, était sur le point de se noyer dans le lac20 ». Devenu grand, ce sont d’autres dangers qui le menacent : ces Lestrygons que sont les Autrichiens, ou leurs créatures, son père, son frère et leurs gens.

30Ce n’est pas là seulement un témoignage sur une époque. Goethe et Stendhal retrouvent un mythème du mythe du lac — une composante obligée, un élément structural correspondant à la manière dont le lac semble avoir toujours été appréhendé par les hommes. C’est une eau qui dort, mais qui peut se réveiller. Souriant, le lac est plein de menaces. Ce n’est pas un hasard si les Latins avaient fait d’un lac, le lac Averne, l’entrée des Enfers. Une catastrophe survenue au Cameroun en 1986 prouve que cette manière de concevoir le lac n’est pas tout à fait injustifiée. L’ondine, à la fois séduisante et inquiétante, est une autre manifestation de cette crainte qui reste attachée au lac.

31Cette crainte est d’autant plus sensible que le paysage lacustre a été ressenti comme élyséen. La citation de Bachelard que j’ai faite plus haut le suggérait. Les textes que j’ai utilisés le confirmeront tous. Dans les Lettres d’Italie du président de Brosses, après avoir pesté contre des vents contraires, comme si « quelque Lapon a(vait) fait un pacte avec le malin », le voyageur découvre avec ravissement « ces bienheureuses îles » que sont les îles Borromées21. De même Goethe, après avoir traversé le chaos des rochers et rappelé que le vent fait encore rage sur le lac, découvre une sorte de paradis sur terre : c’est « le pays où déjà poussent des citrons » (wo schon Zitronen wachsen), celui qui est désiré par Mignon dans Wilhelm Meister. C’est donc un paysage d’âge d’or, et la citation virgilienne peut introduire tout aussi bien à une évocation des Saturna regna.

32Il n’en va pas différemment dans La Chartreuse de Parme. La rêverie de la comtesse Pietranera sur le lac de Côme est une rêverie rousseauiste sur un paysage d’avant l’âge de fer : le lac de Côme n’est pas entouré, comme celui de Genève, de grandes pièces de terre cultivées : les collines environnantes sont couvertes de « bouquets d’arbres plantés par le hasard », sans que la main de l’homme les ait gâtés et forcés à « rendre du revenu ». « Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation22 ». Mais c’est là peut-être « garder toutes les illusions du Tasse et de l’Arioste ». Le mot illusions ajoute une ombre au tableau. L’idylle retrouvée rappelle une idylle perdue. Fabrice parvient à la même conclusion quand il regarde du haut du clocher de Grianta :

Plusieurs barques se chargèrent de paysans retournant à Bellagio, à Menagio et autres villages situés sur le lac ; Fabrice distinguait le bruit de chaque coup de rame : ce détail si simple le ravissait en extase ; sa joie actuelle se composait de tout le malheur, de toute la gêne qu’il trouvait dans la vie compliquée des cours. Qu’il eût été heureux en ce moment de faire une lieue sur ce beau lac si tranquille et qui réfléchissait si bien la profondeur des cieux !23.

33Mais à deux pas de là, bientôt, il va échapper à grand peine aux gendarmes.

34Même la promenade imaginaire de Beyle en 1817 sur le lac Majeur se présente comme une idylle interrompue. Une brise, du soleil, le silence ; « seulement, un petit venticello de l’est (qui) vient de temps en temps rider la face des eaux ». Mais les devisants, qui parlaient littérature, se mettent à discuter sur l’histoire contemporaine et, entré à la villa Melzi, Beyle, comme contaminé, refuse ses yeux à la plus belle vue qui existe au monde après la baie de Naples, pour écrire à la hâte le résumé de ces discussions…

35Stendhal donne le nom de « Laghistes » aux riverains du lac de Côme et du lac Majeur24. S’il les aime, s’il rêve en les voyant aux humains de l’âge d’Or, il sait bien que nous vivons à l’âge de fer. Cette rêverie, cette désillusion, elle fut aussi celle des authentiques Lakists : la célèbre rêverie de Wordsworth sur les daffodils est une rêverie sur l’or, mais aussi une image de l’or pour des temps de tristesse25. Elle est celle de ces autres lakistes que furent Goethe et Stendhal.

Notes de bas de page

1 Dans Le Romantisme anglais, numéro spécial de la revue Les Lettres, cahiers 5 et 6, 1946, p. 83-84.

2 Lettres familières sur l’Italie (éd. de 1799), rééd. Genève, Éd. de Crémille, 1969, p. 80.

3 Italienische Reise / Voyage en Italie, trad. J. Naujac, Aubier, s.d., t. 1, p. 63.

4 La Chartreuse de Parme, éd. Antoine Adam, Garnier, 1973, p. 27.

5 Stendhal, Voyages en Italie, éd. V. Del Litto, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 137-138 et la n. 9, p. 1412.

6 La Poétique de la rêverie, PUF, 1961, p. 170-171.

7 L’Enfant de volupté, trad. G. Hérelle, Calmann-Lévy, 1943, p. 221.

8 Traduction de Roger Ayrault, dans Gedichte / Poèmes de Goethe, Aubier, t. II, s.d., p. 75.

9 La Chartreuse de Parme, éd. cit., p. 163.

10 Ibid., p. 176.

11 Introduction aux Poèmes en prose de Maurice de Guérin, Blaizot, 1928 ; repris dans Variété, II (1929) et dans les Œuvres de Paul Valéry, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1957, p. 962-963.

12 Lucrezia Floriani [1846], rééd. Éd. de la Sphère, 1981, p. 22-23.

13 Chap. X, p. 67.

14 Chap. XIV, p. 93.

15 Chap. XVI, p. 101.

16 Chap. XVIII, p. 116.

17 Chap. XX, p. 127.

18 La Poétique de la rêverie, p. 175.

19 Voyage en Italie, p. 175.

20 Éd. cit., p. 20 (chap. II).

21 Éd. cit., p. 81.

22 Chap. II, p. 27.

23 Chap. IX, p. 179.

24 Rome, Naples et Florence [1826], dans Voyages en Italie, éd. cit., p. 426.

25 « For oft, when on my couch / I lie In vacant or in pensive mood, / They flash upon that inward eye Which is the bliss of solitude ; / And then my heart with pleasure fills, / And dances with the daffodils. »

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