Le sonnet de la triple Diane
p. 79-86
Texte intégral
1Aimer en poésie, est-ce encore aimer ? La prolifération des recueils d’Amours au xvie siècle rend suspect le sentiment qui les a inspirés. D’Olive en Délie, de Méline en Francine, la guirlande s’allonge sans qu’on puisse toujours voir des visages sous les masques. Étienne Jodelle, dans ses quarante-sept sonnets, invoque son inspiratrice le plus souvent sous le nom de Diane.
2On a cherché à l’identifier. Mais il entre dans le dessein du poète de dérouter son lecteur. Dans l’ensemble du recueil les déplacements sont sensibles : de Diane à Anne (sonnet XX), qui semble avoir été le mari de la dame ; de Diane à Antoinette (sonnet XXXV), qui fut peut-être son nom réel. Qu’est-ce qui peut bien contraindre Jodelle à de tels déplacements ? Telle est la question qu’on est en droit de se poser quand on passe de la belle dame invoquée dans le premier sonnet à la mère d’une « fille tendrelette » dans le dernier.
3Cette question devient plus pressante encore quand on lit le sonnet II, le plus célèbre du recueil, désigné parfois comme le « sonnet de la triple Diane ». On s’étonne de voir le poète s’adresser à une figure mythologique plus qu’à une femme aimée, substituer à la déesse attendue une ennemie de l’amour, transformer en dépréciation la célébration de l’élue.
Des astres, des forests, & d’Acheron l’ honneur,
Diane, au Monde hault, moyen & bas preside,
Et ses cheuaulx, ses chiens, ses Eumenides guide,
Pour esclairer, chasser, donner mort & horreur.
Tel est le lustre grand, la chasse, & la frayeur
Qu’on sent sous ta beauté claire, promte, homicide,
Que le haut Jupiter, Phebus, & Pluton cuide
Son foudre moins pouvoir, son arc, & sa terreur.
Ta beauté par ses rais, par son rets, par la craincte
Rend l’ame esprise, prise, & au martyre estreinte :
Luy moy, pren moy, tien moy, mais helas ne me pers
Des flambans forts & griefs, feux, filez, & encombres,
Lune, Diane, Hecate, aux cieux, terre, & enfers
Ornant, questant, genant, nos Dieux, nous, & nos ombres.
4L’évocation précède l’invocation, et l’invocation de la dame cède elle-même la place à l’invocation de la déesse. Ce double déplacement assure au quatorzain l’assise d’une composition forte, mais une telle mobilité déjà ne laisse pas que d’inquiéter.
5Les quatre premiers vers pourraient constituer un fragment d’épopée, ou d’ode pindarique. Ils relèvent de la haute poésie et, pris isolément, ils semblent impersonnels. Si personne il y a, ce n’est qu’une troisième personne, et encore, peut-on appeler personne une divinité ? La triple Hécate est, dans la littérature du xvie siècle, une figure traditionnelle de la nuit. À la fin du Songe d’une nuit d’été, Puck évoque l’heure nocturne :
And we fairies, that do run
By the triple Hecate’s team,
From the presence of the sun,
Following darkness like a dream,
Now are frolic […]
Et nous, fées, qui courons
Avec le char de la triple Hécate,
Fuyant la présence du soleil
Et suivant l’ombre comme un rêve,
Nous voici en liesse1.
6Ce cortège accompagne les amours de trois couples au cours d’une triple nuit nuptiale dans un monde purifié de ses démons. Mais on ne peut oublier que les sorcières de Macbeth seront des créatures de cette même Hécate. Même si Jodelle lui donne son nom plus lumineux de Diane (v. 2), même s’il use au v. 3 du nom euphémistique des Euménides, il introduit la crainte. La divinité lunaire (Cynthie), la chasseresse (Diane), la reine des Enfers (Hécate) sont une seule et même puissance dont sont tour à tour précisés le domaine, le cortège et la fonction.
7Ce tableau, il est vrai, n’est que le premier élément d’une comparaison dont le second quatrain développe le second terme. L’introduction de la seconde personne au vers 6 permet le passage de l’évocation de la déesse à l’invocation de la femme aimée. Cette invocation est toutefois tardive et vite écrasée, même dans ce second quatrain, par l’environnement mythologique. La relation n’est pas entre le poète amoureux et sa dame, mais entre les plus puissants des dieux et la beauté de la dame, aussi dominatrice que la triple déesse. Ces dieux sont répartis selon les trois règnes : le ciel pour « le haut Jupiter », la terre pour Phébus-Apollon, autre dieu à l’arc, les Enfers pour Pluton. Et cette relation n’est pas exprimée en termes d’amour, mais en termes de pouvoir (v. 8). Le procédé des vers rapportés permet à Jodelle d’ajouter des touches supplémentaires à son triptyque, qui reste marqué du sceau de la grande poésie.
8Il faut attendre les tercets pour qu’apparaisse la première personne et, avec elle, une expression proprement lyrique. Le moi du poète devient même insistant dans le vers 11, mais il cède la place, dans le vers 14, à un nous qui déplace l’intérêt de la situation individuelle à l’état général de l’humanité soumise à la tyrannie de l’amour. L’équivoque du vers 9 (« par ses rais, par son rets ») semble donner la clef de l’énigme et révéler l’identité de la dame, qui serait la maréchale de Retz, ou la future maréchale de Retz, ou la veuve du maréchal de Retz, pour les uns Antoinette de la Baume Montrevel, pour d’autres Claude-Catherine de Clermont-Dampierre. Un jeu analogue apparaît dans les Stances sur le départ de Madame la Mareschalle de Retz, et le lecteur de l’époque pouvait sans doute identifier encore plus précisément la dame en faisant le rapprochement entre ces deux homonymes et la devise de l’aimée, « le feu, le nœud », que Jodelle paraphrase dans le sonnet VIII :
C’est le Feu, c’est le Noeu, qui lie ainsi mon ame,
Qui embrase mon cœur, et le tient garotté
D’un lien si serré de ferme loyauté,
Qu’il ne saurait aimer ni servir autre Dame.
Voilà le Feu, le Noeu, qui me brusle & estraint.
9Mais au moment où l’on croit voir enfin définie la relation du poète et de la dame aimée, celle-ci disparaît derrière le triple masque mythologique qui au début lui cachait son visage : « Lune, Diane, Hecate » (v. 13), triade maintenant complète, parfaitement explicite et définitivement triomphante. Que ces mots soient en apposition, ou qu’ils constituent une apostrophe, la figure mythologique l’emporte indiscutablement.
10Il est vrai que les rais, les rets ne sont pas seulement les attributs de Cynthie (les rayons de la lune) ou de Diane (les filets de la chasseresse). Jodelle retrouve des images répandues dans la poésie pétrarquiste : les rayons des beaux yeux de la dame
Cosi costei, ch’è tra le donne un sole,
in me, movendo de’begli occhi irai,
crïa d’amor penseri, atti e parole.
Ainsi celle qui est des femmes le soleil,
en moi lançant de ses beaux yeux les rais,
crée des pensées d’amour, des gestes et paroles2
11ou bien les filets de l’amour
Lacci Amor mille, ex nesun tende invano
Mille lacs tend Amour, et nul en vain3
12Les deux motifs se trouvaient même associés dans le sonnet III du Canzoniere :
Era il giorno ch’al sol si scoloraro
per la pietà del suo fattore i rai,
quando i’fui preso, e non me ne guardai,
ché i be’vostr’occhi, donna, mi legaro.
C’était le jour où du soleil pâlirent
de compassion pour son faiteur les rais,
quand je fus pris, et ne m’en gardai point,
car vos beaux yeux, Dame, m’ont enchaîné4
13Dans ce même sonnet, les rais et l’arc sont associés sans que la figure mythologique de Diane apparaisse. L’arc peut d’ailleurs être celui de Cupidon tout aussi bien que celui de Diane, puisque dans la chasse (v. 5) l’amant et le cerf blessé peuvent être également poursuivis5.
14La déesse de l’amour est traditionnellement Vénus, et c’est à elle qu’on attribue d’ordinaire un pareil pouvoir sur le monde tout entier, sur les humains et sur les dieux. « Hominum diuomque uoluptas », elle gouverne à elle seule la nature, si l’on en croit l’invocation à Vénus au début du De Natura rerum de Lucrèce. Accompagnant Adonis, elle peut apparaître en chasseresse traversant ardemment les halliers dans les Métamorphoses d’Ovide (X, 535 et suiv.). « Vray Amour, Vraye Venus » sont la cause par laquelle Jodelle explique sa dévorante passion dans une de ses chansons6. Vénus apparaît même dans le sonnet XXII ou dans le sonnet XXIII des Amours de Jodelle.
15Diane est au contraire la chaste déesse, l’adversaire de l’amour. Sans doute a-t-elle été surprise par Actéon au bain (Pétrarque évoque la scène dans le sonnet LII de la première partie du Canzoniere), mais elle a livré l’indiscret à ses chiens. Telle de ses suivantes cherche à éteindre le brandon de Cupidon dans le sonnet 153 de Shakespeare. À propos d’une ode de Joachim du Bellay (À une Dame cruelle et inexorable), Guy Demerson écrit que l’image mythologique fait penser à la Diane athlétique et dramatique de Luca Penni (conservée au Louvre) tranchant sur les Nymphes par son attitude farouche, et il rappelle que le mythe d’Actéon jouissait d’une grande faveur auprès des artistes renaissants. « La vierge déesse, impassible devant les hurlements du chasseur aux abois, suggère, à la suite de Pétrarque, le comble d’une férocité que ne laissaient pas présager la Vierge chorège d’une troupe harmonieuse.7 »
16Diane se refuse à l’amour, comme la beauté froide à laquelle s’adresse Jodelle. C’est pourquoi, sans doute, il commence en l’évoquant comme déesse astrale, comme déesse lunaire. Chasseresse, elle est, avec ses chiens, le fléau d’Actéon. Infernale, elle sépare les amants. Sa toute-puissance devrait donc être celle d’un interdit. Mais curieusement Jodelle l’évoque comme celle d’un désir : la « beauté claire, prompte, homicide » possède sa victime en l’éblouissant, en le capturant, en le torturant. Tour à tour le poète use des équivoques (« l’âme éprise, prise »), des hyperboles (le martyre), il donne un tour transitif à un verbe intransitif pour le faire entrer dans la série des verbes de possession (« Luy moi, pren moy, tien moy »). La triple Diane ne le requiert pas ici à la faveur d’un jeu sur le prénom, comme quand il célébrait Diane de Poitiers dans un poème latin8. Elle le séduit par la puissance d’un syncrétisme qui a frappé bien d’autres écrivains de son temps : « Hécate et Proserpine aux enfers, Diane en la terre, et la Lune au ciel.9 »
17Vierge, à dire vrai, cette Diane ne semble pas l’être plus que cette reine d’Angleterre qui, à la fin du siècle, aimera se faire représenter comme la Reine Vierge et comme une autre Diane. Jodelle le reconnaît dans le sonnet IV :
Encor que toy, Diane, à Diane tu sois
Pareille en traicts, en grace, en maiesté celeste,
En coeur, & hault, & chaste, & presque en tout le reste
Fors qu’en l’austérité des virginales loix :
La riche & rare fleur, qu’en tout ton coeur tu vois,
Ton en-bon-point, ta grace, & ta vigueur atteste,
Que puis qu’un autre Hymen a desnoué ton ceste
Virginal, en ueuuage enuieillir tu ne dois.
Que donc l’an nouueau t’offre vn espous qui contente
De tes valeurs la France, & d’amours ton attente :
D’vn tel voeu ie t’estrene, » & si ton nom si bien
Ne te conuient alors, toy qui n’es pas moins belle
Que Venus, pren son nom, & le meslant au tien
Fay que Dione ensemble & Diane on t’appelle.
18L’idéal se précise donc d’une beauté qui serait ensemble celle de Vénus et de Diane, d’une fascination qui naîtrait à la fois des voluptés offertes et d’un refus tyrannique. Même quand il aspire à Diane, le poète ne renonce pas à Diane. Bien plus, dans sa célébration masochiste de l’amour, Diane, celle du sonnet II, reste seule en scène. Ou, si elle devient Vénus, elle n’est qu’une Vénus à la fourrure.
19Cette préférence peut expliquer l’ampleur que donne le poète à la célébration de la triple Diane dans ce sonnet puissant. Mais parce qu’elle est une préférence douloureuse, elle tend à infléchir la célébration en une dépréciation. Il faudra se demander si ce nouveau déplacement comporte un risque de rupture.
20Le motif de la triple Diane peut être utilisé pour une pure célébration poétique de la dame aimée. C’est le cas dans le dizain XXII de la Délie de Maurice Scève :
Comme Hecaté tu me feras errer
Et vif et mort cent ans parmi les ombres ;
Comme Diane au Ciel me resserrer,
D’où descendis en ces mortels encombres ;
Comme régnante aux infernales ombres
Amoindriras ou accroîtras mes peines.
Mais comme Lune infuse dans mes veines
Celle tu fus, es et seras Délie,
Qu’Amour a jointe à mes pensées vaines
Si fort que Mort jamais ne l’en délie.
21L’alternance de la souffrance et du soulagement, l’alternative entre les deux séjours et surtout l’étonnante intériorisation de la lune dans le sang chargé de désir contribuent à une manière d’apologie d’où la relation amoureuse sort à la fois grandie et garantie pour l’éternité.
22Au contraire, dans le sonnet II des Amours de Jodelle un déséquilibre se crée en faveur de la torture : le troisième verbe est flanqué de deux compléments et occupe à lui seul le second hémistiche du vers 4 (« donner mort et horreur »), cette « horreur » fait une concurrence redoutable à l’« honneur », d’autant plus que les deux rimes homophones du second quatrain viennent l’une et l’autre renforcer et compléter la série terrifiante (« frayeur », « terreur »). Avant de jouer au jeu des homonymes dans les tercets, Jodelle joue dans les quatrains au jeu des synonymes, et produit ainsi un effet de surenchère ou de surdétermination. Même la série lumineuse devient inquiétante : les « rais » de la lune sont des « feux », et des « feux flambants », comme ceux du soleil ; s’ils sont des ornements, ils ne le sont que pour les dieux ; les humains sont l’objet d’une poursuite (« une quête »), de tortures véritablement infernales (« une géhenne »). Le triple vœu (v. 11) contient une menace qui est celle d’une perdition, donc d’une damnation. La formule déprécatoire (« ne me perds ») semble près de faire basculer le poème de l’imagerie antique où Jodelle se complaît en un sentiment judéo-chrétien de la perte et du salut, ou dans la crainte de perdre à jamais l’aimé.
23Jamais peut-être Jodelle n’a mis en œuvre avec une telle rigueur le procédé des vers rapportés10. Nous sommes loin des jeux de du Bellay, ou de celui auquel Jodelle lui-même se livrait quand il composait son épitaphe pour Marot (un jeu qui était pourtant déjà un jeu avec la mort)11. Le sonnet XXX des Amours est un bon exemple d’application tempérée, même si la couleur en est sombre et l’inspiration tourmentée12. Jodelle a usé ici avec beaucoup d’art de la répétition (allitérations, répétition, reprises homonymiques), du clair-obscur. Il s’est efforcé de maintenir un équilibre entre les trois composantes au cours de cette étonnante fugue verbale qui s’en va, irrépressible, vers une strette finale où triomphe l’image de la torture et du trépas. On a parlé, à propos de cette Diane, d’un « démon baroque », et à propos de ce poème, d’un « pittoresque atrocement absurde ». C’est faire preuve, me semble-t-il, d’une grande incompréhension.
24Le mythe, à lui seul, invite au déplacement. En se plaçant sous le signe de la triple Diane, Jodelle se donnait la liberté de passer du ciel à la terre, de la terre aux enfers. Il se donnait aussi la liberté de passer d’une femme peut-être réelle à une divinité, d’une divinité à l’autre, de l’hymne à la prière.
25Françoise Charpentier parle, à propos du dizain XXII de Scève, d’un « déplacement très fort de la Diane terrestre “infuse dans (s)es veines”13 ». Le principe et l’effet du déplacement me paraît différent dans le sonnet de Jodelle. Il veut envisager l’ensemble du cosmos et de l’humanité, et non son seul cas individuel, il entraîne le cortège d’Hécate dans l’abîme. Pour une purification, comme à la fin du Songe d’une nuit d’été ? Non, plutôt par une complaisance presque morbide dans les tortures de l’amour inassouvi. Il déplace constamment l’accent vers un masochisme avant la lettre qui appelle un étrange climat spirituel, la férocité rythmique du vers et qui entraînera par la suite les Cont’ Amours et la haine presque maniaque contre certaines femmes qui s’y exprime.
26En s’astreignant à suivre le plus minutieusement possible les règles de la forme la plus contraignante qui soit, les vers rapportés, Jodelle s’imposait peut-être en plus une sorte de masochisme poétique. Et il n’allait pas, pour lui, et sans doute aussi pour nous, sans une jouissance esthétique.
Notes de bas de page
1 Traduction de François-Victor Hugo, rééditée dans les Œuvres complètes de Shakespeare, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, t. I, p. 1203.
2 Pétrarque, Canzoniere, Ire partie, sonnet IX, édition bilingue de Gérard Genot, Aubier-Flammarion, 1969, p. 71.
3 Ibid., Ire partie, sonnet CC, p. 179.
4 Ibid., p. 69.
5 Ibid., sonnet CCIX de la Ire partie.
6 Chanson, Branle I dans Les Œuvres et Meslanges poetiques d’Estienne Jodelle, éd. Ch. Marty-Laveaux, Paris, Lemerre, 1868-1870, rééd. Genève, Slatkine reprints, t. II, p. 49.
7 La Mythologie classique dans l’œuvre lyrique de la Pléiade, Droz, 1972, p. 164.
8 Luna, Diana, Hecate, Tenebris, Sylvisque, Ereboque, Praeses ero.
9 Jean Martin, L’Arcadie de Messire Jaques Sannazar mise d’italien en français, Vasocoson, 1544, p. 122.
10 Littré définit ainsi ce procédé : « Vers composés de parties semblables, dans chacune desquelles entraient des mots qui se rapportaient, non pas aux mots voisins, mais à ceux qui étaient placés semblablement dans les autres parties de la phrase. »
11 « Quercy, la cour, le Piémont, l’univers / Me fit, me tint, m’enterra, me connut. »
12 Éd. cit., p. 16.
13 Scève, Délie, Éd. Poésie-Gallimard, 1984, p. 314.
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