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Émergence, flexibilité, irradiation

p. 65-76


Texte intégral

1« Il y a dix mille ans de littérature derrière chaque conte que l’on écrit », déclarait Gabriel Garcia Marquez en 19791. Pas seulement derrière chaque conte : derrière chaque texte. Le poids de tant de traditions ne justifie pas seulement l’entreprise des historiens de la littérature ; il autorise une enquête plus large sur la présence des mythes dans le texte littéraire, sur les modifications qu’ils y subissent, sur la lumière éclatante ou diffuse qu’ils y émettent. J’ai cru pendant quelque temps qu’on pouvait formuler des lois. Mais la littérature offre une autre résistance que la matière. Aujourd’hui je considère plutôt l’émergence, la flexibilité et l’irradiation des mythes dans le texte comme des phénomènes toujours nouveaux, des accidents particuliers qu’il est vain de vouloir capturer dans le filet de règles générales. La classification que je propose n’a elle-même pour but que d’apporter un peu de clarté et de fonder un mode d’analyse littéraire, la mythocritique.

Émergence

2Une analyse de ce genre paraît plus légitime si elle part de l’examen d’occurrences mythiques dans le texte. Sans doute ne peut-on s’en tenir à une description de la surface du texte. Mais sans elle le danger est grand de fabuler, au pire sens du terme.

3Voici un premier exemple, qui aura le mérite de l’évidence. Dans la première partie du Voyage, Baudelaire évoque les différents types de voyageurs :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers2.

4Le poète des Fleurs du Mal n’a pas besoin de raconter l’épisode odysséen, ou de le développer comme l’a fait Lope de Vega dans La Circé. Il lui suffit du nom, qui est le premier à émerger, d’une caractéristique (« tyrannique »), d’un acte fondamental (la métamorphose). Aucun des poèmes dont Claude Pichois rapproche cette allusion3 (Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne, Sed non satiata, Le Serpent qui danse, Le Vampire, Le Poison, Ciel brouillé) ne fait apparaître cet indice mythique. La « femme dangereuse » de Ciel brouillé fait bien penser à la « Circé tyrannique », mais le rapprochement se fait par la synonymie des épithètes, et l’indice est seulement thématique. Sed non satiata fait émerger des noms, celui de Mégère, celui de Proserpine, mais ils appartiennent à d’autres registres et à d’autres séries mythologiques. L’erreur serait donc de voir Circé partout, même quand elle n’est pas nommée.

5Cette imprudence a été celle de Gilbert Durand, parfois, dans son étude célèbre sur Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme ». Alors que le titre de l’ouvrage laisse attendre la description minutieuse d’une mythologie visible, le commentateur introduit volontiers des noms qui ne figurent pas dans le texte. Un sous-chapitre s’intitule « Héraclès ou le renforcement de la naissance ». Mais la seule justification d’Héraclès n’est précisément que le renforcement de la naissance. Gilbert Durand rappelle qu’« Héraclès, le héros type de la mythologie occidentale, se voit doué d’une double paternité, celle tout humaine d’Amphitryon, et celle divine de Zeus ». Or dans Le Rouge et le Noir la paternité est « mystérieuse et secrète », « la redondance des paternités va s’orienter dans le sens de l’ennoblissement » et l’abbé Pirard, lorsqu’il recommande Julien au marquis de la Môle, lui déclare : « On le dit fils d’un charpentier de nos montagnes, mais je le croirais plutôt fils naturel de quelque homme riche. » De même La Chartreuse de Parme suggère, dès le premier chapitre la présence du beau lieutenant français Robert auprès de la marquise del Dongo, et ce n’est peut-être pas un hasard si Fabrice naît neuf mois après le passage des troupes napoléoniennes à Milan en 1796. Gilbert Durand est en droit de suggérer que « c’est pour une raison d’obstétrique […] que “l’histoire de notre héros” est commencée “une année avant sa naissance” »4. Mais est-il pour autant Héraclès ? Thésée ne bénéficie-t-il pas, dans la mythologie grecque, de la double naissance (il est le fils putatif d’Égée ; son vrai père est Poséidon) ? Et le Christ ? La mythocritique est ici débordée par ce qu’il serait plus juste d’appeler une archétypocritique, ou du moins la recherche de structures qui peuvent être communes à plusieurs mythes sans en caractériser aucun.

6Il existe des textes qui sont surchargés de mythologie (les poèmes de Leconte de Lisle, les romans de Carl Spitteler), ou des textes qui semblent en user avec une certaine gratuité, comme d’une broderie : Béatrice Didier en signale plusieurs exemples dans Indiana de George Sand — « la robe de Déjanire », Ralph dans la nuit placé « comme une ombre à l’entrée des Champs Élysées », Ixion, autant de références à l’Antiquité qui « donn[ent] à l’expression un caractère “noble”, presque néo-classique »5. Il peut arriver aussi qu’on s’étonne de ne plus trouver d’occurrences mythiques dans le nouveau livre d’un écrivain qui d’ordinaire n’en est pas avare. C’est l’une des raisons pour lesquelles en 1986 la critique a été surprise par La Goutte d’or de Michel Tournier. Mais on n’a pas assez observé que la figure de Méduse apparaît, d’une manière parfaitement explicite, quelques pages avant la fin. Le poète et calligraphe Ibn Al Houdaïda, le maître de Riod (et le double d’Abd Al Ghafari, le maître d’Idriss) explique au jeune garçon que « l’image est douée d’un rayonnement paralysant, telle la tête de Méduse qui changeait en pierre tous ceux qui croisaient son regard. Pourtant cette fascination n’est irrésistible qu’aux yeux des analphabètes. […] Pour le lettré, l’image n’est pas muette. Son surgissement de fauve se dénoue en paroles nombreuses et gracieuses. Il n’est que de savoir lire…6 »

7On pourrait reprocher à tous ces exemples d’être trop clairs. À s’en tenir à l’explicite pur, la mythocritique risque de commettre l’erreur inverse, soit qu’elle se réduise à une description paraphrastique, soit que par prudence elle se dérobe devant des textes qui ne la sollicitent pas immédiatement. A-t-on le droit de considérer la Colomba de Mérimée comme une autre Électre, même si le texte de la nouvelle ne contient aucune allusion explicite à la tragédie des Atrides ? Je serais tenté de le faire, et pour plusieurs raisons dont la plus banale est la fonction du personnage, passionnément décidé à venger la mort de son père et ne laissant nul repos à son frère Orso dans cette tâche de vengeance. Colomba est la méditerranéenne, comme Électre, la noiraude brûlée de soleil et d’ardeur. Comme elle encore au moment du kommos dans Les Choéphores d’Eschyle, elle a la voix la plus forte et la plus troublante dans le vocerù, cette grande déploration funèbre que connaissaient les Grecs et dont Mérimée a recueillis plusieurs exemples au cours de son voyage en Corse.

8Il y a bien des degrés entre l’explicite pur et le non-explicite. Eugene O’Neill, dans Le Deuil sied à Électre (Mourning becomes Electra), américanise le nom des personnages de L’Orestie comme il en transpose l’action dans les États-Unis au moment de la guerre de Sécession. Mais on reconnaît aisément Agamemnon en Mannon ou Oreste en Orin. L’Orso de Colomba a lui-même quelque chose d’Oreste — cette racine indo-européenne, peut-être, qui signifie le surgissement. Il me semble qu’à partir du moment où la mythocritique se détache de la nécessité de l’explicite pur, elle a avantage à réduire le non-explicite, à l’explorer pour voir s’il ne demeure pas ici une trace, là un écho. Sans doute ne s’agit-il plus d’émergence. Le lecteur sonde les abîmes du texte, et de l’absence. Une hypothèse insistante, une réminiscence obsédante peuvent le guider vers un indice fuyant et fragile. Je suis tenté, je l’avoue, d’entendre la finale d’Andromaque dans Le Mystère Frontenac, autre évocation saisissante par François Mauriac de la mère, ou encore de saisir un premier indice tristanesque dans les premiers mots prêtés par Claudel à Amalric s’adressant à Mesa dans Partage de midi : « Vous vous êtes encore laissé enguirlander. » Rêveries peut-être, mais on a le droit de rêver sur les mots et surtout sur les noms. Miguel Angel Asturias rend hommage, dans une de ses Légendes du Guatemala, à son maître Georges Raynaud qui lui avait appris, en étudiant les mythes mayaquichés, « le rôle immense de la Parole », la « juste voix du Nom »7. C’est le mot qui, en tout cas, mettra bien souvent sur la voie.

Flexibilité

9Montaigne parlait de « la flexibilité de nostre invention à forger des raisons à toutes sortes de songes ». Elle infléchit ces songes eux-mêmes, et les images qui en restent. Je n’emploie « flexibilité », encore une fois, que comme une approximation pour une réalité difficile à saisir. Le mot permet de suggérer la souplesse d’adaptation et en même temps la résistance de l’élément mythique dans le texte littéraire, les modulations surtout dont ce texte lui-même est fait.

10De la Circé baudelairienne émanent de « dangereux parfums » qu’on chercherait en vain dans le poème d’Homère. Circé y dispose d’autres moyens de séduction — ses belles boucles, sa belle voix (Odyssée, X, 220-221) et un breuvage étrangement sophistiqué (elle bat dans du vin de Pramnos du fromage, de la farine et du miel vert, non sans ajouter au mélange une drogue funeste, un pharmakon, X, 235-236). Sa voix est-elle parente de celle des Sirènes, contre lesquelles elle met Ulysse en garde ? Baudelaire obéit à l’invitation du voyage odysséen. Dans la septième partie du « Voyage », il fait entendre les « voix, charmantes et funèbres » de Sirènes anonymes « Qui chantent : “Par ici ! vous qui voulez manger / Le Lotus parfumé” […] ». Elles tendent un philtre à leurs futures victimes, comme Circé, et l’île des Sirènes tend à se confondre avec celle des Lotophages, lieu d’un épisode antérieur (il est raconté dans le chant IX de l’Odyssée). Au syncrétisme mythique, bien connu des mythologues, se substitue ici un syncrétisme poétique dont l’écrivain est apparemment le seul responsable, Sa mémoire est maîtresse d’oubli.

11Une page de Montaigne (Essais, II, 12) présente, à partir du même mythe de Circé, l’exemple d’une adaptation différente à un projet cette fois philosophique. L’écrivain veut montrer la folie de la raison, et tout particulièrement de la raison philosophique, quand elle se déclare prête à quitter un corps malade pour un corps sain, fût-ce celui d’un animal. Et pourtant ces mêmes philosophes, comparant ailleurs la sagesse et la santé, reconnaissent la supériorité de la sagesse et « disent que si Circé eust presenté à Ulysse deux breuvages, l’un pour faire devenir un homme de fol sage, l’autre de sage fol, qu’Ulysses eust deu plutost accepter celuy de la folie, que de consentir que Circé eust changé sa figure humaine en celle d’une beste ; et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cette manière : Quitte moy, laisse moy là, plutost que de me loger sous la figure et corps d’un asne8 ». Et Montaigne de prendre alors les philosophes, et la raison, en flagrant délit de contradiction.

12Du mythe Montaigne retient des noms (Circé, Ulysse), mais surtout un motif, le breuvage, et un thème, la métamorphose. L’adaptation à son propos est tellement sensible que la fable à laquelle se réduit le mythe en rejoint une autre, la métamorphose en âne de Lucien ou d’Apulée (les compagnons d’Ulysse étaient, eux, transformés en pourceaux). Comme Baudelaire, mais d’une tout autre façon, Montaigne pratique un syncrétisme qui n’est possible qu’au prix d’une simplification de chacun des éléments ainsi amalgamés. La simplification est la condition de l’allégorie, le syncrétisme permet la constitution d’un système. Calderon ne procède pas différemment quand dans sa comedia Polifemo y Circe, écrite en collaboration vers 1630 avec Mira de Amescua et Pérez de Montalban et surtout dans une comedia qui lui est propre, Le Meilleur enchanteur, l’Amour (El Mayor Encantor, Amor, 1635), il organise tout autour d’une allégorie principale empruntée à la Philosophie secrète de Pérez de Moya (« Circé est la passion naturelle que l’on appelle l’amour malhonnête »), réunit s’il le faut l’épisode du Cyclope et celui de Circé, et ajoute même de nouvelles intrigues et de nouveaux personnages, Arsidas, Lisidas et Flérida, sans compter Clarin le gracioso.

13Ambigu, polysémique, le mythe parle par énigmes. De plus, il fait place très souvent à l’énigme. Ainsi au cours de la consultation des morts, la fameuse nekuia du chant XI de L’Odyssée, Ulysse apprend de Tirésias son sort futur : la mort viendra ex alos. L’expression est ambiguë comme les oracles de Delphes. Elle peut vouloir dire que la mort viendra en dehors de la mer, donc qu’il ne mourra pas en naviguant comme il l’a craint si souvent. Elle peut vouloir dire au contraire que la mort viendra de la mer : c’est la tradition dite « télégonique », selon laquelle Télégonos, fils d’Ulysse et de Circé, serait venu par mer faire une razzia en Ithaque et, à cette occasion, aurait tué son père sans le savoir. L’idée d’une mort marine a inspiré à Dante l’étonnant récit qui clôt le chant XXVI de l’Inferno. Dans un poème de soixante-dix vers écrit en 1833, Tennyson, jouant avec plusieurs voix que permettent de reconnaître les citations et allusions, a imaginé à son tour que le roi d’Ithaque, gagné par le dégoût d’une vie inerte et reprenant avec ses compagnons les libres routes de la mer vers le couchant, se perd dans les lieux où les étoiles se baignent dans les flots. Pascoli, qui a traduit ce poème de Tennyson (dans Traduzioni e riduzioni), a reconnu que trois poètes avant lui avaient infléchi le mythe d’Ulysse dans le sens qu’il souhaitait lui-même lui donner : Dante, Tennyson et Arturo Graf (Le Dernier voyage d’Ulysse, dans Le Danaidi, 1897). L’Ultimo Viaggio de Pascoli, publié dans les Poemi conviviali en 1904, est le résultat d’un effort, avoué par le poète, pour « mettre d’accord L’Odyssée avec la légende racontée par Dante et par Tennyson ». Homère, plus prudent, s’était gardé de raconter la mort d’Ulysse. Il avait seulement donné à rêver.

14Susceptible de modifications, adaptable, l’élément mythique est pourtant résistant dans le texte. Ultra-marin, le mythe d’Ulysse reste marin : cette constatation est lourde de conséquences. Nulle part cette résistance n’apparaît plus clairement que dans le théâtre moderne qui n’a souvent exploité les mythes qu’avec des intentions démythificatrices. Les costumes d’aujourd’hui, les anachronismes, les transpositions sont trop voyants pour qu’il soit utile d’y insister. D’ailleurs l’important n’est pas là. Giraudoux met tout en place dans son Électre pour que l’horrible « matricide » n’ait pas lieu. Les circonstances de la mort d’Agamemnon sont restées mystérieuses. Oreste est attiré vers sa mère. Égisthe se rapprocherait volontiers d’Électre et, loin d’être nul, loin d’être veule, il peut comme elle avoir une révélation et comme elle se déclarer. On la capturera s’il le faut, on ceinturera Oreste pour éviter que le sang ne soit répandu. Et pourtant tout s’accomplit : le récit du Mendiant, à la fin de la tragédie, se situe dans la continuité d’un texte avec lequel on ne peut pas ruser. C’est la revanche du mythe sur les libertés qui étaient prises avec lui — des détours inutiles pour aller au même terme.

15Ce terme est donc la limite où vient se heurter la fantaisie de l’écrivain. Mais le droit à la fantaisie lui est concédé par le mythe lui-même. Car rien n’est moins fixé que le mythe. Sans doute, à un certain moment de l’Histoire, lui est-il arrivé de se figer, de devenir « vérité rhétorique » ou « langue de bois »9. Mais dès les premières versions connues, on est surpris par le nombre et l’importance des variantes : Orphée est fils d’Apollon ou fils d’Oeagre, marié ou non marié, victorieux de la mort ou vaincu par elle. Même les modernes manuels de mythologie ne parviennent pas à codifier en une version unique un ensemble de variantes que nul récit continu ne parviendra jamais à réunir. Paradoxalement, le texte littéraire qui vient conforter l’existence du mythe comme ensemble réserve ses droits à l’existence singulière. Comme il serait triste et fastidieux de vérifier la conformité d’un texte à je ne sais quel canon mythique ! J’ai dit que l’écrivain prenait des libertés. Mais par rapport à quoi, sinon à des textes mythiques antérieurs qui étaient eux-mêmes essentiellement libres ? Est-ce Pindare qui a innové en faisant d’Orphée le fils d’Apollon, dans la IVe Pythique, a-t-il voulu donner au personnage mythique la coloration du lieu, de la circonstance, du culte où la récitation prenait place ? Mais la IVe Pythique est le plus ancien des textes orphiques connus.

16Il faut reconnaître à tout écrivain le droit à la modulation et, pour l’analyse littéraire, cette modulation est plus intéressante qu’une donnée toujours incertaine et toujours hypothétique. Savoir « des chansons pour les sirènes », comme le dit le Mal-aimé de Guillaume Apollinaire, c’est faire taire les autres voix. Le devoir du poète est de se faire entendre sur les autres comme Orphée triompha des femmes-oiseaux dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes. Orphée, comme l’a suggéré admirablement Rilke dès le premier de ses Sonnets, fait moins entendre une voix qu’il n’éveille le désir d’entendre : c’est cela, créer dans l’ouïe des temples10. Aussi n’est-il même plus besoin d’une allusion explicite à Orphée ou à Eurydice dans les Canti orfici de Dino Campana. L’indice fourni par le titre suffit. Dans les tours de Gênes qui se dressent toutes blanches sur l’azur, il y a un chant. Dans la baie muette il y a un chant. Dans les fontaines et sur les frontons, il y a le mystère d’un chant. Des « sphinx » peut-être, au sortir de « secrets dédales » : qu’importent ces interférences mythiques ? Orphée sera partout où l’on éprouvera le sentiment de plénitude du monde et la nécessité de la parole pour l’exprimer, « quand, / mélodieusement, / le vent de haut sel cré[e] une sorte de blanche vision de Grâce »11.

Irradiation

17On considère souvent avec une certaine condescendance la présence d’éléments mythiques dans le texte : on les réduit volontiers à des traces mythologiques (la mythologie étant elle-même considérée comme une forme dégradée, parce que figée, de mythes qui furent peut-être autrefois vivants), on les admet, mais comme fioritures, comme survivances nostalgiques ou au contraire comme objets de dérision. Ce sera donc aussi bien une caractéristique du style néo-classique, qu’une manifestation du Romantisme de l’âge d’Or (la Grèce de Hölderlin ou de Keats) ou que le champ de ruines où s’acharne l’esprit d’avant-garde (le Nouveau Roman).

18L’hypothèse fondamentale de la mythocritique, son principe même, s’oppose radicalement à ce scepticisme dédaigneux. La présence d’un élément mythique dans un texte sera considéré comme essentiellement signifiant. Bien plus, c’est à partir de lui que s’organisera l’analyse du texte. L’élément mythique, même s’il est ténu, même s’il est latent, doit avoir un pouvoir d’irradiation. Et s’il peut se produire une destruction, elle ne sera que la conséquence de cette irradiation même.

19Une telle irradiation est difficile à nier quand le mythe est mis en valeur par l’auteur lui-même. Le titre est mieux qu’un signal ; il est un signe sous lequel le livre ou le texte est placé. C’est lui qui permet de reconnaître la magicienne odysséenne dans la nouvelle de Julio Cortazar Circé12, même si rien en apparence ne la rappelle dans l’histoire de Delia Mañara, qui a provoqué la mort de ses deux fiancés, Rolo Medicis et Hector, et confectionne bonbons et liqueurs pour le dernier, Mario. C’est lui aussi qui place sous le signe du mythe médiéval la nouvelle de Thomas Mann, Tristan, où l’on chercherait en vain une reprise de l’histoire de Tristan et d’Iseult.

20Il peut arriver aussi qu’une épigraphe mette sur la voie. Il n’est peut-être pas de meilleur exemple à cet égard que le cri qui ouvre la seconde partie d’Aurélia, « Eurydice ! Eurydice ! », double référence au mythe et à l’opéra. Elle se trouve confirmée par la première phrase de cette deuxième partie, « Une seconde fois perdue ! » et par la fin du texte : « Je compare cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers. » Ailleurs ce sera le nom (celui de Stephen Dedalus dans le Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce, mais Dédale y est réuni à saint Étienne), une dédicace (celle des Géorgiques de Claude Simon « à Réa »), une citation, un motif…

21Dans Les Chats, le titre semblait orienter le lecteur dans un sens bien différent. Comme l’a noté Michaël Riffaterre, « l’article défini et le pluriel nous conduisent à attendre une description précise et concrète : par contraste, la spiritualisation des chats sera plus frappante13 », Cette spiritualisation passe, comme cela se produit très souvent chez Baudelaire, par le mythe. Quelles que soient les réserves (à mon sens excessives) suscitées par le célèbre commentaire de Jakobson et Lévi-Strauss, la manière dont ils ont mis en valeur le « distique médian » est très éclairante. Sans doute n’est-ce pas, typographiquement, un distique. Mais ces deux vers se détachent de l’ensemble du quatorzain par le caractère négatif de l’hypothèse et par une sorte d’agressivité mythologique :

L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté14.

22L’irradiation est celle d’un soleil noir. D’« Érèbe », il rejaillit sur le mot précédent, « ténèbres », qui l’appelait par glissement de sons et de sens. Les mots suivants ne peuvent pas échapper à cet éclat sinistre : « pris » est le début de « prison », le coursier est, comme l’a bien vu Gilbert Durand, l’hippos chloros15, la finale de « funèbres » fait écho à celle d’« Érèbe », la vie dans l’Hadès est considérée comme un servage ou comme pire qu’un servage (on songe aux paroles d’Achille dans le chant XI de L’Odyssée).

23Une telle irradiation se fait, le plus souvent, à partir du mot. C’est pourquoi il peut paraître plus hardi de la rechercher quand le mythe n’est pas véritablement émergeant. C’est encore un soleil noir, si l’on veut, celui d’une irradiation souterraine ou sous-textuelle. Elle se produit à la faveur de séries, analogues à celle que Claude Pichois constituait à partir de la « Circé tyrannique » du Voyage. J’ai pris soin plus haut d’indiquer qu’aucun des autres poèmes de la série ne contenait d’occurrence explicite à Circé. Mais Le Poison n’a-t-il pas quelque chose du pharmakon ? La « chevelure profonde » du Serpent qui danse ne rappelle-t-elle pas les belles boucles de Circé (Baudelaire, une fois de plus, les emplit de parfums) ? La séductrice qui retient son amant captif n’est-elle pas aussi celle qui lui ouvre l’horizon, qui annonce le mouvement du vaisseau, qui lui servira de guide dans le voyage ? La chronologie des poèmes ne permet pas de placer Le Voyage en tête de la série (l’épilogue du recueil de 1861 était absent du recueil de 1857 où figuraient la plupart des autres poèmes « circéens »), mais l’image profonde était très tôt présente en Baudelaire. Sur ce point je suis tout prêt à me rallier à la théorie « iconique » de Michel Thiéry et à en faire l’indispensable complément d’une théorie des affleurements mythiques16.

24J’imaginerais donc volontiers deux sources de l’irradiation sous-textuelle. L’une est l’ensemble de l’œuvre d’un écrivain donné : une image mythique, présente dans un texte de cet écrivain, peut rayonner dans un autre texte où elle n’est pas explicite. L’autre est le mythe lui-même et son inévitable rayonnement dans la mémoire et dans l’imagination d’un écrivain qui n’a même pas besoin de le rendre explicite. Un exemple permettra de réunir ces deux sources : l’apparition de la rose dans Le Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce. L’auteur se référait explicitement à Dante dans la première version inachevée du livre, Stephen le Héros (la lecture de Dante, comme celle d’Ibsen, avait une grande importance dans l’itinéraire intellectuel du personnage). Dans le Portrait de l’artiste, il n’a même plus besoin de cette référence (il est vrai que Mrs Conway porte le nom de Dante !) : le thème béatricien, la rose céleste dans le chant XXXI du Paradiso, le motif apocalyptique s’épanouissent comme naturellement.

25Ulysse permettrait au contraire de comprendre ce que peut être l’irradiation destructrice. Le titre brille cette fois d’un éclat presque trop fort sur la couverture du livre, le schéma odysséen devient systématique. Des Sirènes, miss Douce et miss Lydia n’ont plus que la voix criarde, et Molly est l’étrange avatar d’une nourriture odysséenne, molu ou fleurs de lotus. En cela Joyce ouvrait assurément la voie aux nouveaux romanciers qui lui ont bien souvent rendu hommage (Butor, en particulier, dans le premier volume de Répertoire). On a pu s’étonner de la place très importante en apparence qu’occupent les mythes et la mythologie dans leurs œuvres. En 1953 Les Gommes, nouvelle version du mythe d’Œdipe due à un Ulysse aux mille tours, donnait le ton. En 1956 l’histoire complète de Thésée, constituait l’un des fils d’Ariane de L’Emploi du temps de Butor. Les œuvres plus tardives d’Alain Robbe-Grillet prouvent qu’il a continué sur sa lancée mythologique, alors que pourtant dans Pour un Nouveau Roman, en 1963, il semblait faire de sérieuses réserves sur le mythe17. Cette surabondance a peut-être quelque chose de suspect. L’éclat du mythe confine à son éclatement.

26En 1978 Alain Robbe-Grillet a publié presque simultanément son premier roman resté inédit, Un Régicide, et une œuvre nouvelle, Souvenirs du triangle d’or. Le mythe des Sirènes occupait une place importante dans le premier, avec des degrés d’adhésion divers. Elles étaient des figures du désir, ou des contes d’enfant, et « leur rire, qui ne cesse jamais » n’était autre en définitive que celui de la mer auquel se mêlait peut-être déjà celui de l’auteur. L’épisode, au lieu de se concentrer en un épisode unique et dans un récit bref, comme dans L’Odyssée ou même dans Ulysse, se multipliait, enveloppant l’histoire du pseudo-régicide, Boris. S’il n’était plus de sirène qu’artificielle dans Le Voyeur, la sirène-ondine réapparaissait à la faveur d’une comparaison dans Topologie d’une cité fantôme, quand on retrouvait le corps du délit, c’est-à-dire un corps féminin violé à mort, emprisonné dans un filet « telle une sirène surprise, remontée ainsi à la surface des eaux par un dragueur de coquillages18 ». On assiste bien ici à une émergence, celle du corps de Vanessa, celle surtout du motif mythique qui, devenu trop visible, ne brille plus que d’un éclat dérisoire. Dans Souvenirs du triangle d’or ce ne sera plus que le nom d’une usine à saumons, « La Belle Sirène », la représentation d’une figure de Sirène sur une boîte de conserve19.

27Cette évolution ne peut se faire qu’à la faveur de jeux de mots qu’il serait sans doute plus juste d’appeler jeux de destruction des mots : le glissement Angelica Salomon / Salmon / Saumon / Sirène, dans Souvenirs du triangle d’or20, la condition implicite il y a roi si reine dans Un Régicide21. Les anagrammes (Ci-Gît Red, Régicide dans ce premier roman, nave ad, vanadé, ou encore vanadé, danaé, ou même divina, diana, divan) en sont une autre illustration, et il n’est peut-être pas d’autre assassin que ce tueur de mots, d’images et de mythes, qui retrouve sa trace et rôde autour de son crime.

28L’imagination des hommes du xxe siècle a été hantée par ces métaux qui peuvent être à l’origine d’une destruction universelle. Plus anciennement connu, le vanadium de Topologie d’une cité fantôme fait trop penser à l’uranium pour ne pas rappeler cette angoisse. Mais c’est sur un mot plus que sur un monde que s’acharne le jeu des équivoques qui conduit de la déesse scandinave Vanadis (autre nom de Freia) à Vanadé, à Vanessa, à vanité. L’irradiation trop violente a été destructrice, même si le lecteur et l’auteur ont encore le droit de jouer avec des ruines…

Notes de bas de page

1 Déclaration à M. Pereira, dans Il Tiempo, 4 mars 1979 : « […] existen diez mil años de literatura detras de cada cuento que se escribe. »

2 Les Fleurs du Mal, pièce CXXVI de l’édition de 1861.

3 Baudelaire, Œuvres complètes, Gallimard, éd. de Claude Pichois, t. I, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1099.

4 Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme ». Les structures figuratives du roman stendhalien, José Corti, 1961, p. 24 à 42.

5 George Sand, Indiana [1832], éd. de Béatrice Didier, Gallimard, coll. « Folio », no 1604, 1984, p. 105, 106, 190, et la n. 24 p. 382.

6 La Goutte d’or, Gallimard, 1985, p. 243.

7 Leyendas de Guatemala, trad. franç. Francis de Miomandre, Gallimard, 1953, p. 235.

8 Essais, éd. Albert Thibaudet, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 537.

9 Voir sur ce point l’essai si stimulant de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Éd. du Seuil, coll. « Des travaux », 1983, p. 89 et suiv.

10 Die Sonette an Orpheus [1923], I, 1.

11 Dino Campana, Canti orfici [1914] ; Genova, dans Canti orfici e altri scritti, Firenze, Valecchi, 1952, p. 120 et suiv. La première traduction française de ce recueil a été publiée chez Seghers en 1977 (Chants orphiques, par Michel Sager).

12 Elle a été publiée dans Bestiario en 1951, volume traduit en français sous le titre Les Armes secrètes, Gallimard, 1963.

13 Michaël Riffaterre, Essais de stylistique générale, Flammarion, 1971, p. 329.

14 « Les Chats de Charles Baudelaire », L’Homme, t. II, no 1, janvier-avril 1962, p. 5-21. L’étude a été reprise plusieurs fois en particulier dans les Questions de poétique de Roman Jakobson, Éd. du Seuil, 1973, p. 401-419.

15 Figures mythiques et visages de l’œuvre, Berg International, 1977, p. 104.

16 « Propos sur l’art de visiter… le Paradis perdu : le Baiser du serpent », dans Trames, publication de l’Université de Limoges, octobre 1976.

17 Voir en particulier le chapitre « Nature, humanisme, tragédie », dans Pour un Nouveau Roman, Éd. de Minuit, 1963, p. 45-68.

18 Topologie d’une cité fantôme, Éd. de Minuit, 1976, p. 186.

19 Souvenirs du triangle d’or, Éd. de Minuit, 1978, rééd. Éd. du Seuil, coll. « Points », R 177, p. 67, 192.

20 Ibid., p. 76.

21 De même déjà Roy-Dauzet dans Les Gommes.

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