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Le mythe et la structure du texte

p. 51-63


Texte intégral

1Parler du mythe, ou des mythes, c’est faire, dit-on, de la mythologie. À ce compte, parler du texte, ce serait faire de la logologie. Telles sont à mon avis les pieuses illusions du recours à l’etymon, pour parodier la manière qu’ont certains de parler grec en français : manière qu’on croit moderne, manière seulement à la mode. En essayant de revenir sur le rapport entre le mythe et la structure du texte, je n’ai nullement l’intention de sacrifier à une mode ou de pratiquer un quelconque structuralisme. François Wahl l’a fort bien dit : l’étiquette est trop élastique pour qu’on puisse en user sans prendre de grandes précautions1. Et il n’en est pas de plus nécessaires que la mise au point de définitions. Quand tant de théories enfantent leur propre lexique, on trouvera sans doute modestes de simples considérations, et des considérations simples, sur quelques mots du lexique le plus courant, et des considérations qui n’ont pas la prétention d’aboutir à une théorie. Tout au plus à l’une des façons possibles de lire un texte.

Définitions

1 — Mythe

2Plutôt que d’assimiler « mythe » à « parole », comme le fait Barthes2, ou « mythologie » à « terminologie », comme le fait Sollers3, je voudrais fixer le sens des mots mythe et mythologie dans ma terminologie.

3Mythe est un signifiant des plus flottants. « Il n’en est guère aujourd’hui qui soient chargés de plus de résonances et de moins de sens », écrivait Michel Panoff dans Esprit. À tel point que déjà Valéry pouvait redoubler l’expression et parler de « mythe du mythe4 »… De voile brumeux, de fantôme du réel, le mythe est devenu falsification, imposture. Les sémiologues et les sémioclastes d’aujourd’hui ne sont pas responsables de cette déviation de sens, qui est fort ancienne5 ; ils en sont seulement les bénéficiaires. Je laisserai donc à Barthes le mythe de Minou Drouet et à Étiemble le mythe de Rimbaud. C’est dans le texte de Rimbaud — et éventuellement dans les poésies de Minou Drouet — que je chercherai des mythes.

4Des mythes, ou des éléments de mythologie ? La Vénus de Soleil et Chair, Kallipyge la blanche, Aphrodité marine, semble bien sortir avec « la grande Cybèle », « l’immortelle Astarté », « la grande Ariadné », la « blanche Séléné » et le « bel Endymion » d’un manuel de mythologie, et les plates épithètes n’en remuent guère la poussière. Le mythe pourrait devenir mythologie quand il se codifie ou quand il se sclérose. À Athènes, la religion officielle repose sur une mythologie, dont la pièce maîtresse est le panthéon de l’Olympe et qui peut être encore vivante à ce moment-là. Plus tard, et même chez les humanistes nostalgiques, c’est une mythologie morte qui devient, pour Gabriele D’Annunzio par exemple, un bric-à-brac mythologique.

5Il faut pourtant se garder de condamner trop tôt les mythes à mort. C’est seulement après les avoir cherchées en vain que Pierre Louÿs élève un tombeau aux Naïades dans les Chansons de Bilitis. Thierry Maulnier, pour avoir écrit que la mythologie de la Pléiade n’était que mythologie morte, « désormais incapable de toute autre existence que celle qui lui est conférée par la littérature elle-même6 », se fait vivement rabrouer par Guy Demerson dans sa thèse, qui montre au contraire que « les mythes du retour de l’âge d’Or, de l’immigration des Muses, de la nationalisation d’Hercule et de Francus, de la renaissance de Pallas », sont pour Ronsard et Du Bellay « des mythes véritables, créateurs d’un consensus enthousiaste, emblèmes évidents de valeurs capables de mobiliser et de jeter dans l’action des hommes à qui ils font prendre conscience de leur idéal »7. Les mythes ne se réduiraient donc pas à des concepts, et on doit pouvoir retrouver le mystère de la pensée primitive, créatrice d’univers fabuleux.

6Il ne suffit même pas de définir dans ce cas le mythe comme une « conception collective, fondée sur les admirations ou les répulsions d’une société donnée » (c’est la deuxième définition proposée par le Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Morier). À la pure immanence du social il convient de substituer une transcendance, quelle qu’elle soit. Une « numinosité », si l’on veut reprendre un mot cher à Gilbert Durand, qui se souvient de l’ouvrage de Rudolf Otto sur Le Sacré8. Avec Mircea Eliade on peut donc considérer que « la définition la moins imparfaite parce que la plus large » du mythe est celle-ci : « Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des “commencements”. »9

2 — Texte

7Par le statut même d’antériorité qui les caractérise, les mythes se situent en dehors du texte. « Appelés tôt ou tard à une carrière littéraire propre », comme l’écrit Georges Dumézil, connus de nous grâce à des « textes mythologiques »10, ils sont des pré-textes, mais aussi des hors-textes. En effet le rapport originel qu’ils entretiennent n’est pas avec l’écrit, mais avec la vie des hommes qui les racontent et avec leurs croyances religieuses.

8Les hommes, je viens de le dire, les racontent. Ce sont, pour Mircea Eliade, des « textes oraux » — et plus précisément des textes oraux sacrés, qui ne peuvent être récités n’importe où, n’importe quand et par n’importe qui parce qu’ils sont essentiellement vrais11. L’étymologie autorise cet emploi qui peut sembler à première vue surprenant : textum, c’est ce qui est tissé, ou mieux tissu — de la laine aussi bien que des paroles. Qu’elle soit une création, ou une recréation, la parole de l’aède ou du chaman est ourdie. Ne disons-nous pas qu’un conteur développe son histoire à partir d’un canevas ? Et l’on sait comment à partir de données folkloriques Vladimir Propp a pu élaborer une Morphologie du conte.

9Je constate pourtant que pour la plupart les théoriciens récents associent spontanément texte et écriture. Jean-Louis Houdebine part d’une définition du texte comme « seul résultat (même provisoire) d’une production, seule trace d’une écriture », même si un peu plus loin les travaux de Jacques Derrida l’amènent à poser de nouveau le problème du rapport entre l’écrit et le parlé12. Jean-Louis Baudry insiste sur la « matérialité du texte », du « texte écrit », du « texte chiffré », ce qui lui permet de dessiner un « espace hiéroglyphique »13. Et peut-être ne faut-il pas perdre de vue que jurer par le texte, c’est jurer par la lettre de l’écrit, et par la force sacrée qu’elle contient14.

10Associé à l’écriture, le texte la dépasserait. Il serait, si l’on veut, translittéral. Julia Kristeva, redéfinissant le texte comme « écriture dans laquelle la signifiance se dépose », le double d’un « fonctionnement translinguistique » qui est l’indice de sa « productivité »15. Cette nouvelle définition du texte suppose une nouvelle définition de l’écriture : l’écriture désigne le texte comme production et « la pratique est à définir au niveau du “texte” dans la mesure où ce mot renvoie désormais à une fonction que cependant l’écriture n’“exprime” pas, mais dont elle dispose16 ». Il serait long, et sans doute superflu, d’exposer ici la distinction, également établie par Julia Kristeva, entre « phéno-texte » (« le phénomène verbal tel qu’il se présente dans la structure de l’énoncé complet »), « géno-texte » (« le lieu de structuration du phéno-texte ») et « intertexte » (l’apport du langage environnant — citations révolues, morceaux de codes, fragments de langages sociaux, etc.). Pour ceux qu’effraierait la lecture intégrale de Sêmeiotikè, je renvoie à la présentation très claire qu’a faite Roland Barthes de la Théorie du Texte dans l’Encyclopedia Universalis.

11Une chose est certaine : même si l’on est épris de simplicité, il est difficile aujourd’hui de définir le texte par la seule lexis aristotélicienne (qui, selon la Poétique 1456b, « se ramène tout entière aux parties suivantes : la lettre, la syllabe, la conjonction, l’article, le nom, le verbe, le cas, la locution »), difficile de s’en tenir à ce que Barthes appelle « la surface phénoménale de l’œuvre littéraire ». L’image du tissu peut être reprise : « Alors que précédemment la critique […] mettait unanimement l’accent sur le “tissu” fini (le texte étant un “voile” derrière lequel il fallait aller chercher la vérité, le message réel, bref le sens), la théorie actuelle du texte se détourne du texte-voile et cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans l’entrelacs des codes, des formules, des signifiants, au sein duquel le sujet se place et se défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans sa toile »17. Dans un même texte, plusieurs textes fonctionnent.

12Provisoirement, je peux donc poser en principe que le mythe, langage préexistant au texte, mais diffus dans le texte, est l’un de ces textes qui fonctionnent en lui.

3 — Structure

13Les définitions empruntées à Julia Kristeva ont déjà fait apparaître les mots structure et structuration. Ces mots sont employés aujourd’hui dans tant d’acceptions diverses qu’on ne saurait se passer, ici encore, de faire le point.

14Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, chacun d’entre nous fait de l’analyse structurale sans le savoir. Entendons par là, au sens le plus général du terme, la description d’une organisation du texte. Pour prendre un exemple évidemment limite, l’élève à qui le professeur demande de « faire le plan du texte » — ou, comme on dit parfois plus pompeusement, de dégager les « mouvements successifs » — découvre une structure. Il s’agit d’une première opération, tout empirique et descriptive, celle à laquelle procède, avec la minutie que l’on sait, Roman Jakobson dans son étude des Chats ou du dernier Spleen de Baudelaire, du poème Revedere d’Eminescu ou du poème Wir sind sie de Brecht18. Le premier exemple est bien connu : Jakobson s’emploie à faire varier la distribution des vers en strophes, ce qui lui permet de souligner le rôle de modulation du distique médian (v. 7-8 « L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, / S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté »).

15Le second niveau de l’analyse structurale est, à partir du texte, la constitution de modèles, le modèle étant « une construction considérée comme pouvant être appliquée à, ou retrouvée dans d’autres objets, et permettant une description adéquate de ceux-ci, avec des modifications elles-mêmes systématisées19 ». Retrouver dans une tragédie la série des cinq actes ou la taxis aristotélicienne (nœud, péripéties, dénouement) est l’illustration simple de cette opération. Un degré au-dessus, c’est la démonstration que fait Bruce Morissette à propos des Gommes d’Alain Robbe-Grillet : le roman policier contient deux cycles de vingt-quatre heures, dont chacun pourrait constituer une unité de temps classique, avec un décalage de l’un à l’autre « qui se retrouvera et s’accentuera partout dans le roman sous forme de déplacements et de mutations d’objets, de gestes, d’itinéraires et de parcours, d’événements20 ». Encore un degré au-dessus, c’est la mise en valeur par Jakobson des oxymores dialectiques de Fernando Pessoa, considéré précisément comme un « grand poète de la structuration ». Le poème étudié, Ulysse, est tout entier construit sur des alliances de mots et ceci dès le premier vers :

o mytho é o nada que é tudo.
Le mythe est le rien qui est tout21.

16Ainsi réduit à un oxymoron, le mythe pourrait être candidat à la fonction d’élément structurant dans le texte. Sa double nature (il est une illusion évanescente, mais aussi une réalité plus vraie que le vrai) fait un peu penser à cet Ulysse qui se fit appeler Outis (« Personne ») par le Cyclope, et qui « fut […] sans avoir existé »…

Structure du mythe

17Dégager du mythe d’Ulysse cette alliance de l’affirmation d’une présence et de la continuité d’une absence, c’est peut-être en découvrir la structure. Pour Pénélope, qui l’attend depuis si longtemps, pour Télémaque, qui est parti à sa recherche, pour les prétendants qui festoient en se disputant son trône et son épouse, Ulysse est bien à la fois Quelqu’un et Personne. Mort-vivant quand il évoque les défunts au pays des Cimmériens (Odyssée, chant XI), il l’est aussi quand dans le poème de Kazantzakis il se tient entre le cadavre de son père et le corps vierge de son fils courant vers l’épouse — « il était au milieu, tout à la fois mort et fiancé22 ». Car le retour en Ithaque ne bouleverse pas cette structure : la prophétie de Tirésias, au chant XI de L’Odyssée d’Homère, était lourde de la vie et de la mort futures du héros à la faveur d’une de ces énigmes dont les Grecs furent les auditeurs friands et atterrés (« puis la mer t’enverrait la plus douce des morts »). La voie est ouverte au récit du dernier voyage d’Ulysse et de sa mort dans le chant XXVI de l’Inferno de Dante, mais aussi à la vie voluptueuse que lui fait mener Giono sur les rivages méditerranéens dans Naissance de l’Odyssée.

18À la fin du xixe siècle, le mythe d’Ulysse n’a pas échappé à la tentative des tenants du « naturalisme23 » pour y découvrir, comme dans tout mythe, un archétype naturel, et plus précisément le « grand drame solaire accompli sous nos yeux chaque jour et chaque année24 ». Pour Mallarmé, « le retour de Troie en Achaïe représente la marche du jour de l’Est à l’Ouest […]. Comme Indra perd bientôt Dahana de vue ; comme Œdipe, dans sa première enfance, est séparé de Jocaste ; comme Sigurd doit laisser Brunehilde presque immédiatement après l’avoir conquise ; comme Orphée se voit ravir Eurydice, et Achille, Briséis ; ainsi Odyssée (= Ulysse), bientôt après avoir épousé Pénélope, doit la laisser pour aller à la guerre de Troie ; et quand Hélène se laisse gagner à quitter Pâris, ce voyageur se remet en route comme le soleil, qui de l’Est va de son gîte en l’Ouest25 ». On s’explique dans ces conditions qu’Ulysse puisse revenir en « soleil de vengeance » dans un poème de Saint-Pol Roux26.

19Selon Northrop Frye, la création poétique permet de retrouver la « structure archétypale » du mythe27. Mais il est trop évident dans le cas précédemment évoqué qu’elle n’a retrouvé que l’idéologie naturaliste qui régnait à l’époque dans le milieu des mythologues. Expliquer l’Ulysse solaire par le phénomène purement textuel de la métaphore généralisée serait à mon sens aussi peu pertinent. Le conflit entre la mort et la vie trouve sa représentation la plus habituelle dans le duel admirable de la lumière et des ténèbres que célèbre à son tour la liturgie catholique. Le mythe d’Ulysse ne s’explique pas d’une manière satisfaisante par la structure de l’aventure solaire ; comme elle, il révèle, comme elle, il dit l’alliance paradoxale du jour et de la nuit, de la vie et de la mort. C’est pourquoi à un moment donné il a pu lui être assimilé.

20J’adopterai volontiers la définition simple que donne Gilbert Durand de la structure : un « système de forces antagonistes28 ». Étudiant L’Évocation des morts et la Descente aux Enfers, j’ai tenté ailleurs de montrer que, pris ensemble (l’évocation est anabase, la descente aux Enfers catabase) ou isolément (Énée descend aux Enfers et en remonte), ces deux modes d’approche des défunts faisaient apparaître des couples bipolaires de schèmes contraires (chute et ascension, aller et retour, passion et action, etc.). Cette alliance est commune aux mythes qui les illustrent (celui d’Orphée, celui d’Ulysse, mais tout aussi bien celui des Jumeaux dans le Popol-Vuh), aux rites qui les ont fondés ou qui en sont le prolongement29.

21Le mythe, selon Eliade, renvoie au « temps des commencements », André Jolles, voulant définir le mythe comme « forme simple » part du texte de la Genèse ou de la première Pythique de Pindare (avec le mythe de Typhon et de la création de l’Etna) pour montrer que tout repose sur le jeu de la question et de la réponse :

L’homme demande à l’univers et à ses phénomènes de se faire connaître de lui ; il reçoit une réponse, il en reçoit un répons, une parole qui vient à sa rencontre. L’univers et ses phénomènes se font connaître. Quand l’univers se crée ainsi à l’homme par question et réponse, une forme prend place, que nous appellerons mythe30.

22Ce jeu de la question et de la réponse constitue encore une structure bipolaire. Elle va se trouver confirmée par le fait qu’il n’est point de cosmogonie sans eschatologie préalable. « Le mythe de l’anéantissement du Monde suivi d’une nouvelle Création et de l’instauration de l’âge d’Or31 » constitue un ensemble fondé sur l’oxymoron de la destruction créatrice, et tout aussi bien de la création destructrice, puisque le monde nouveau est dès le début lourd de sa fin future.

23Cet événement — au sens fort du terme — se répète dans toute création (« toute création répète l’acte cosmogonique par excellence : la Création du Monde », écrit Eliade32) ; il est également répété à l’occasion de la célébration rituelle, où le texte mythique a un rôle important à jouer. Eliade prend comme exemple la cérémonie akîtu, chez les Babyloniens, où à l’occasion du Nouvel An considéré comme une nouvelle naissance on procède à une régénération du monde en récitant solennellement et à plusieurs reprises le récit dit de la Création, Enûma elish, dans le temple de Marduk : « On réactualisait ainsi le combat entre Marduk et le monstre marin Tiamat, combat qui avait eu lieu in illo tempore et qui avait mis fin au Chaos par la victoire finale du dieu.33 »

Structure du texte

24D’un linguiste comme Hjemslev à un mythologue comme Lévi-Strauss, la définition de la structure ne bouge guère. Pour l’un, elle est « une entité autonome de dépendances internes34 » ; pour l’autre, un ensemble d’« éléments tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une modification de tous les autres35 ». Si le texte semble fixé, contrairement au mythe, il est pourtant le produit d’une genèse, on connaît souvent ses variantes et, dans la lecture, il rend possible plusieurs interprétations ou du moins divers points de vue. Une étude de structure n’est pas nécessairement fixiste. La stabilité qu’elle recherche est celle d’un rapport plus que celle d’une répétition. Un texte peut reprendre un mythe, il entretient une relation avec lui. Mais la mythocritique s’intéressera surtout à l’analogie qui peut exister entre la structure du mythe et la structure du texte.

1 — Répétition

25Répété dans le mythe, l’événement peut se trouver répété par le texte. « Toute parole une répétition » : ce vers de Claudel, emprunté à la première des Cinq grandes Odes, s’insère dans un hymne à la parole poétique comme parole re-créatrice. Claudel était sensible à ce sens de l’« accord créateur » dans l’Eureka d’Edgar Poe, qui le consolait des Peri phuseôs perdus d’Héraclite et d’Empédocle, et où le monde est présenté comme le lieu d’une tension permanente entre deux forces antagonistes (l’Attraction et la Répulsion) : périodiquement, à chaque spasme du cœur divin, il explose avant de se reconstituer36.

26Un texte à lui seul peut être une répétition. Son titre redit souvent le nom d’un personnage mythique : Médée, ou Ulysse, ou « Artémis ». Quand, après avoir hésité, Nerval intitule El Desdichado un autre sonnet des Chimères, il a l’air de brouiller les pistes. À un thème mythique (« Le Destin », titre du sonnet dans la version manuscrite qui a appartenu à Paul Éluard), à un visage mythique (Orphée, nommé dans l’avant-dernier vers), il a préféré un masque, emprunté à l’Ivanhoe de Walter Scott.

27Il en résulte dans le sonnet lui-même la mise en place de deux séries, donc de deux systèmes de répétition. El Desdichado commande, ainsi que l’ascendance aristocratique dont rêve Nerval, une liste chevaleresque : le prince d’Aquitaine, Lusignan, Biron. Orphée couronne une lignée mythique (Amour, l’un des personnages de l’Orphée de Gluck ; Phébus-Apollon, son père selon la généalogie pindarique ; sans parler des Sirènes qu’il domine de son chant dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes) et un ensemble de motifs qui ont la valeur de mythèmes (la lyre devenue luth, la traversée de l’Achéron). Il n’y manque même pas le thème mythique du veuvage, mis en valeur entre tirets dans les vers 137. On découvre même une reprise onomastique puisque « le ténébreux », le premier nom retenu, est peut-être la traduction d’Orphée, le dernier nom (comme le rappelle Salomon Reinach38, les mythologues ont été pendant longtemps inclinés à faire dériver le nom d’Orphée d’une racine ορϕ qui se trouve en grec dans le mot orphnos, qui signifie obscur, et dans le latin orbus. « L’idée dominante serait celle de l’obscurité. Ὀbscur serait alors l’obscur, comme Penthée, dont la légende est analogue, est le souffrant », je serais tenté de dire, l’« inconsolé »).

2 — Relation

28Cette répétition est donc beaucoup plus insistante qu’on n’aurait pu le penser. Alors que l’apparition d’Orphée pouvait sembler retardée, dans El Desdichado, on peut la placer tout aussi bien à l’initiale : non seulement « le ténébreux » est le nom d’Orphée, mais l’épithète rappelle son aventure même de mort-vivant dans « la nuit du tombeau » et des Enfers. La structure, apparemment linéaire, est tout aussi bien circulaire, ou encadrée.

29D’une manière générale, le texte littéraire aime à ruser avec le mythe, même s’il lui est fortement attaché. La relation de complicité est aussi une relation de duplicité. Un texte aussi volontairement mythologique que Dans le labyrinthe (1959), d’Alain Robbe-Grillet, tend à se passer de toute mythologie : il n’est pas d’Ariane, pas de Thésée, et pas davantage de Minotaure, dans ce labyrinthe constitué tour à tour par une ville monotone, qui n’est plus qu’une succession de carrefours et où les rues ont perdu leur nom, par le « réseau sans ordonnance » des traces de pas dans la neige, « qui se complique davantage de minute en minute », par « le dédale des couloirs sans lumière », dans un immeuble, dans un hôpital militaire ou dans un asile de nuit. Mais, tout aussi anonymes, les personnages de L’Année dernière à Marienbad (1961), X…, A… et M… seront pris à leur tour dans « une succession labyrinthique de couloirs et de salons », l’hôtel fait « un effet de labyrinthe » et, au jeu, le tracé des dominos lui-même est « labyrinthique ».

30La création de Robbe-Grillet n’est pas la seule à présenter cet aspect ludique. Comme s’il hésitait à paraître ouvertement mythologique, l’écrivain ruse volontiers avec le mythe à la faveur d’un jeu de mots : je songe aux « flottes orphéonesques » dans une des Illuminations de Rimbaud, aux « sphingeries » (qui sont tout aussi bien des singeries) dans « Le Brasier » d’Apollinaire et aux innombrables créations verbales de Joyce dans son Ulysse. L’indécision entre « Biron » et « Byron » dans les manuscrits de « El Desdichado », le jeu sur l’i et sur l’y, pourrait bien recouvrir une hésitation plus profonde : entre la lignée chevaleresque (Biron) et la lignée poétique (Byron). Il est vrai que l’Orphée britannique fut aussi le combattant de Missolonghi.

31Cette hésitation, dans le poème des Chimères, elle est aussi une hésitation du locuteur sur son identité. Après Jean Richer, Jacques Geninasca a bien mis en valeur ce climat d’incertitude et la manière dont la composition du poème manifeste cette incertitude. Des quatrains aux tercets, on passe d’une identité affirmée (« Je suis le ténébreux ») à des identités douteuses et mises en question (« Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ? »). L’identification finale à Orphée pourrait être, comme je l’ai suggéré, une identité retrouvée, mais il est remarquable qu’elle apparaisse, non au nominatif, mais au génitif (« la lyre d’Orphée »). Au moment même où elle est mieux affirmée, l’appellation mythologique reste placée à distance. Orphée n’est pas un nom ; il n’est qu’un complément de nom.

3 — Analogie

32Allant plus loin dans son analyse, Jacques Geninasca ajoute que les deux formes à la première personne de l’indicatif du verbe être, « Je suis » (v. 1) et « Suis-je » (v. 9) ne sont pas coordonnées à l’intérieur d’une même phrase, mais elles appartiennent à deux propositions parallèles comportant une définition de l’identité du locuteur. Positionnellement indexée, leur corrélation est celle de l’affirmation péremptoire et de l’interrogation dubitative : la succession de ces deux propositions, dans le texte, correspond, de toute évidence, à deux moments successifs d’une même réflexion.

33Il me semble pourtant qu’il est contraire à l’esprit du poème que d’en étirer la ligne discursive ou narrative. L’alternative, redoublée dans le vers 9, se poursuit dans le vers 11 (« tour à tour ») et même dans le vers 12 : le « et » est commandé par « tour à tour », il est donc tout aussi bien un « ou », et il est plus qu’un « ou » puisque le pouvoir du nouvel Orphée est de concilier l’inconciliable, de réunir les contraires — la sainte, la fée.

34Sur le manuscrit Éluard on lit cette note : « le prince mort », et sur le manuscrit de 1853, au lieu de « Et j’ai deux fois vainqueur », « j’ai deux fois vivant ». Mort / Vivant : l’oxymoron mythique, commun à Orphée et à Ulysse, et à tant d’autres héros de la mythologie, peut devenir un oxymoron poétique (le vers 4 reprend celui du « soleil noir », qui n’est qu’une conséquence du précédent). De même que le héros mythique est à la fois mort et vivant, le texte poétique est en même temps affirmatif et interrogatif. L’ordre de la succession « Je suis » / « Suis-je » n’apporte de clarté que grammaticale dans une situation de ténèbres qu’elle ne fait qu’épaissir. L’hypothèse la plus lumineuse, et même la plus solaire (« Suis-je […] Phébus ? ») intervient au moment du plus grand vertige du locuteur sur son identité, alors que l’image deux fois ténébreuse du « soleil noir » accompagnait l’affirmation première. Le triomphe final s’accompagne de l’ambiguïté la plus grave qui soit : le nouvel Orphée qui a « deux fois vainqueur traversé l’Achéron » a pu tenter deux fois de descendre aux Enfers ; mais l’aventure a pu tout aussi bien être unique, avec une traversée du fleuve et à l’aller et au retour.

35Le texte est donc, comme le mythe, le lieu de multiples contradictions. Poétiquement, « El Desdichado » est oxymoronique comme l’est le mythe d’Orphée. Il ne suffit pas, pour l’expliquer, de faire intervenir je ne sais quelle mimèsis. Se contenterait-on d’une construction labyrinthique pour rendre compte de l’enchaînement des versions différentes, parfois même contradictoires, d’un même élément narratif dans le texte de Dans le labyrinthe ? Gérard Genette a eu raison de faire appel, pour décrire cet art de la variation, à l’oxymore rimbaldien du « vertige fixé ».

36Et, même dans le cas de Robbe-Grillet, l’explication par la parodie, ou par le pastiche, ou par le jeu, demeure insuffisante. Car on ne retourne pas si facilement les mythes. Et on comprend pourquoi, s’il est vrai qu’ils naissent de la conjonction d’une affirmation et d’une négation. En présenter le revers, c’était peut-être abolir une figure mythologique, une figure figée. Mais le mythe ne se réduit pas à cette figure ; au contraire, il appelle l’autre face. Et c’est parce qu’il est tendu entre des forces antagonistes, entre des sens contradictoires, qu’il peut être un ferment pour une littérature qui défie le temps, un noyau vivant pour l’œuvre qui le fait apparaître en transparence.

Notes de bas de page

1 Dans l’ouvrage collectif Qu’est-ce que le structuralisme ?, texte repris comme introduction générale dans T. Todorov, Poétique, Éd. du Seuil, coll. « Points », no 45, 1968, p. 10.

2 Roland Barthes, Mythologies, Éd. du Seuil, 1957, repris dans la coll. « Points », no 10, p. 193 : « Qu’est-ce qu’un mythe, aujourd’hui ? Je donnerai tout de suite une première réponse très simple, qui s’accorde parfaitement avec l’étymologie : le mythe est une parole. »

3 Philippe Sollers, L’Écriture et l’expérience des limites, Éd. du Seuil, coll. « Points », no 24, 1968, p. 91 : « Une mythologie est une terminologie. »

4 Dans sa spirituelle « Petite Lettre sur les mythes », introduction aux Poèmes en prose de Maurice de Guérin (Blaizot, 1928), reprise dans Variété II (1929). Dans les Œuvres de Valéry, Gallimard,« Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1957, p. 965.

5 Comme l’a bien montré Mircea Eliade dans « Les Mythes du monde moderne », NRF, 1er septembre 1953, p. 440.

6 Introduction à la poésie française, Gallimard, 1939, p. 42.

7 Guy Demerson, La Mythologie classique dans l’œuvre lyrique de la Pléiade, Droz, 1972, p. 16 ; Gilbert Gadoffre est d’accord sur ce point quand il écrit : « Le plus sûr moyen de méconnaître l’univers de Ronsard, c’est d’avoir recours aux méthodes traditionnellement employées par des générations de commentateurs, celles qui consistent à le réduire à ses dimensions littéraires, à ne voir dans sa mythologie que fictions rhétoriques ou figures d’emprunt » (« Ronsard et la pensée ficinienne », Arch. de Philos., janvier-mars 1963, p. 57).

8 Das Heilige, Gotha, Klotz, 1929.

9 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, 1963, coll. « Idées/NRF », no 32, p. 15.

10 Georges Dumézil, Mythe et Épopée, Gallimard, t. I, 1968, p. 10.

11 Mircea Eliade, « Littérature orale », dans l’Histoire des littératures, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1955, t. I, p. 4.

12 Jean-Louis Houdebine, « Première approche de la notion de texte », dans Tel quel, Théorie d’ensemble, Éd. du Seuil, 1968, p. 270.

13 Jean-Louis Baudry, « Écriture, fiction, idéologie », ibid., p. 130.

14 « Nous ne vous avons point menti », dit le Second Consacré dans La Ville, de Claudel (première version) : « Ce que je dis, je ne le dis point. Mais le texte, le texte, le T-/-tt texte est là qui le dit » (Théâtre, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1967, p. 406).

15 O. Ducrot et T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Éd. du Seuil, 1972, p. 445.

16 Julia Kristeva, « La Sémiologie comme science critique », dans Tel quel, Théorie d’ensemble, p. 92.

17 R. Barthes, art. cité de l’Encyclopaedia Universalis.

18 Ces analyses ont été reprises dans Questions de poétique, Éd. du Seuil, 1973.

19 Gérard Genot, « Analyse structurelle de Pinocchio », Quaderni della Fondazione nazionale Carlo Collodi, Florence, 1970, p. 13.

20 « Clefs pour Les Gommes », dans l’éd. 10/18 de ce roman, p. 272.

21 R. Jakobson, Questions de poétique, p. 463 et suiv.

22 N. Kazantzakis, L’Odyssée, trad. Jacqueline Moatti, Plon, 1971, p. 76.

23 Non pas le naturalisme de Zola, mais celui des maîtres de l’école de mythologie comparée qui considèrent que « la nature a été le fondement maternel et le point de départ des représentations des dieux » (Ludwig Preller, Griechische Mythologie, Leipzig, Weidmann, 1854, p. 3).

24 Mallarmé, Les Dieux antiques [1880], dans Œuvres complètes, éd de Bertrand Marchal, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome. II, 2003.

25 Ibid.

26 « Le Palais d’Ithaque au retour d’Odysseus métamorphosé en mendiant », dans Anciennetés, Mercure de France, 1903.

27 « Littérature et mythe », trad. J. Ponthoreau, dans Poétique, n8, 1971, p. 489-503. Ce texte a d’abord paru dans Relations of Literary Studies, ed. by James Thorpe, New York, MLA, p. 27-55.

28 Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme », José Corti, 1961, rééd. 1971, p. 5.

29 La question est controversée ; voir Roger Caillois, Le Mythe et l’homme, Gallimard, coll. « Idées/NRF », n262, p. 35-36 ; Mircea Eliade, Le Mythe de l’Éternel Retour, Gallimard, coll. « ldées/NRF », no 191, p. 40-41, et mon livre sur L’Évocation des morts et la Descente aux Enfers, SEDES, 1974, chap. II.

30 André Jolles, Einfache Formen, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1930 ; trad. A.-M. Buguet, Éd. du Seuil, 1972, p. 81.

31 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, 1963, réed. coll. « Idées », n32, chap. IV, « Eschatologie et cosmogonie ».

32 Mircea Eliade, Le Mythe de l’Éternel Retour, p. 31.

33 Ibid., p. 70.

34 Acta linguistica, IV, fasc. 3, 1944, p. v.

35 Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 306.

36 Voir la lettre de Claudel à Gide du 7 août 1903.

37 Henri Meschonnic a bien vu que « le veuf », entre tirets, constitue un sommet dans le poème. Sur ce point il me semble injustement critiqué par Jacques Geninasca.

38 Cultes, mythes et religions, t. II, Ernest Leroux, 1928, p. 122.

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