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Mythanalyse et mythocritique

p. 37-50


Texte intégral

1Les néologismes sont-ils indispensables au progrès des études littéraires ? Les Anciens et les Modernes d’aujourd’hui se querellent encore à ce propos. On pourrait dire en tout cas qu’il n’existe peut-être pas de néologisme sans une intention polémique secrète ou avouée. L’élucidation passe par le combat. La preuve en est donnée par l’histoire, encore courte, de deux termes qui n’ont pas connu la fortune de psychanalyse ou de psychocritique et qui pourtant méritent d’être retenus dans un panorama de la critique littéraire contemporaine. Ils ont été créés pour faire pièce aux deux termes soulignés précédemment et, s’ils introduisent à une certaine étude de la littérature, ils ne tardent pas à s’en évader.

2« Mythanalyse » est un mot qui appartient d’abord à Denis de Rougemont (1906-1985). Je lui en rendrai donc la paternité, parfois revendiquée par Gilbert Durand1. Ce dernier désignera ainsi « une méthode d’analyse scientifique des mythes afin d’en tirer non seulement le sens psychologique, mais le sens sociologique ». La « mythanalyse » permettrait d’« élargi[r] le champ individuel de la psychanalyse, dans le sillage de l’œuvre de Jung ». Marc Eigeldinger, élargissant encore l’acception du mot, a revendiqué le droit de ne pas réduire le mythe à sa fonction religieuse et sociologique. Pour lui, « le mythe littéraire est un langage spécifique et, en tant que tel, il peut faire l’objet d’une approche ou d’une mythanalyse2 ». Pourtant, chez Denis de Rougemont, la mythanalyse ne faisait que prendre prétexte de la littérature pour servir une analyse de notre société mythomane.

3« Mythocritique » en revanche, appartient bien à Gilbert Durand. Dans son œuvre, la chose existe avant le mot (il en allait de même pour Denis de Rougemont). La mythocritique doit « dévoil[er] un système pertinent de dynamismes imaginaires ». Appelée à comparer en des tableaux les grandes structures figuratives, leur flux et leur reflux en une culture à un moment culturel donné, elle débouche sur une mythanalyse.

4Je voudrais me contenter ici de présenter ces deux théories en me réservant de préciser ailleurs comment pour moi mythanalyse et mythocritique doivent se mettre au service du texte littéraire quand il contient, explicites ou implicites, des occurrences mythiques.

La « mythanalyse » selon Denis de Rougemont

5« Les intuitions de type structurel […] se manifestent entre vingt et trente ans3 ». Denis de Rougemont ne s’est pas contenté de fixer cette « loi » ; il l’a illustrée par une œuvre abondante qui, pour sa plus grande partie, date de l’entre-deux-guerres, mais sur laquelle dans ses dernières années, il jetait à l’occasion d’une réédition ou d’une refonte, un regard serein. Je voudrais, dans les pages qui suivent, retrouver certaines de ces constantes, montrer qu’elles se regroupent autour de la notion de « mythe » et dans le cadre de ce que l’auteur lui-même a appelé une « mythanalyse ».

6C’est dans l’ouvrage intitulé Les Mythes de l’amour, l’un des plus tardifs (Albin Michel, 1961), que Denis de Rougemont enrichit son lexique de ce néologisme et définit l’objet de cette science moderne. Or cet objet se révèle double et appelle une double méthode. Il s’agit d’une part d’une investigation de la littérature, d’autre part d’une étude de la société contemporaine. Les deux sont liées par un souci éthique qui pourrait bien être, en définitive, la dominante dans l’œuvre de l’essayiste suisse.

Une investigation de la littérature

7La présentation du mythe de Tristan dans L’Amour et l’Occident (1939), la filiation qui s’établit du roman breton à Wagner en passant par Gottfried, par Shakespeare, par la Phèdre de Racine, La Nouvelle Héloïse et le romantisme allemand dans le livre IV de ce même ouvrage (« Le mythe dans la littérature »), les prolongements du mythe occidental de l’amour jusque dans la littérature de notre siècle, décrits dans Les Mythes de l’amour, — tout ceci relève apparemment de la critique littéraire. Et Denis de Rougemont, en effet, juge prudent de partir de l’« émergence » des mythes « dans la littérature mondiale » : c’est à partir d’elle « qu’ils ont vraiment agi et développé tous leurs pouvoirs contagieux et libérateurs. Tristan, Faust, Hamlet et Don Juan sont bel et bien les créations imaginaires d’un Béroul, d’un Marlowe, d’un Shakespeare et d’un Tirso de Molina, dont la situation dans l’espace et le temps laisse assez peu de marge au doute critique. Et chacun d’eux décrit l’irruption dramatique d’une force de l’âme dans une société bien datée »4. Même s’il croit à une manière de proto-Tristan celtique5, il précise qu’il « se borne à la légende écrite de Tristan6 » et que c’est à elle et à elle seulement qu’il se réfère quand il parle du « mythe primitif ».

8Pourtant le rapport mythe/littérature n’est pas si simple pour lui. Denis de Rougemont est bien de ceux qui rêvent d’un paradis perdu du mythe. La littérature n’en est que le miroir déformant, l’image confuse. Elle ne s’installe qu’à la faveur d’une première dégradation, d’une première profanation : « Lorsque les mythes perdent leur caractère ésotérique et leur fonction sacrée, ils se résolvent en littérature.7 » Bien plus, elle engage un processus de décadence, si bien que, par exemple, « l’histoire de la passion d’amour », dans toutes les grandes littératures, du xiiie siècle jusqu’à nous, c’est l’histoire de la déchéance du « mythe courtois » dans la vie « profanée ». C’est le récit des tentatives de plus en plus profanées que fait l’Éros pour remplacer la transcendance mystique par une intensité émue. Mais, grandiloquentes ou plaintives, les figures du discours passionné, les « couleurs » de sa rhétorique ne seront jamais que les exaltations d’un crépuscule, promesse de gloire jamais tenue8. Même si, comme Nietzsche, Denis de Rougemont fait quelque temps confiance à Wagner, même si après une longue chute (de Béroul à Racine) le mythe de Tristan remonte la pente (de La Nouvelle Héloïse à Tristan und Isolde), le mouvement de décadence est irréversible, que le mythe s’engage sur la « voie poétique » (la « tradition alanguie, intellectualisée, sophistiquée » qu’Edgar Poe a transmise à Baudelaire) ou sur la « voie romanesque », « route nationale encombrée »9 qui conduit à la production d’un Maurice Dekobra ou d’un Guy des Cars.

9L’un et l’autre de ces moments de profanation (la naissance à la littérature, le déclin dans la sous-littérature) suscitent une attitude du critique, et ce que l’on peut appeler une réaction. Dans le premier cas, Denis de Rougemont substitue à l’élément sacré originel (dans le cas de Tristan, le fonds celtique) un environnement spirituel qui en tiendra lieu : par-delà la courtoisie, le catharisme lui-même tributaire d’un dualisme venu d’Orient, d’un gnosticisme diffus. D’où la thèse développée dans L’Amour et l’Occident et souvent contestée par les médiévistes, d’où le paradoxe d’un mythe occidental de l’amour venu d’Orient. Dans le second cas, le jugement négatif porté sur la littérature contemporaine est corrigé par la volonté de retrouver sous la médiocrité du discours la permanence, l’étincelle du mythe. Point de constante plus banale, dans la littérature de la passion, fût-elle bourgeoise, que la présence d’un obstacle — le roi Marc entre Tristan et Yseult. Trois analyses, dans Les Mythes de l’amour, sont consacrées aux avatars de cet obstacle dans trois grands romans du xxe siècle : Lolita, de Vladimir Nabokov, avec l’obstacle de la morale commune ; L’Homme sans qualités, de Robert Musil, avec l’obstacle de la Société autrichienne ; Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak, avec l’obstacle du régime communiste. Telles sont, pour Denis de Rougemont, les « nouvelles métamorphoses de Tristan10 ».

10Encore faudrait-il définir Tristan, et s’assurer qu’il s’agit bien d’un mythe. Denis de Rougemont, il faut l’avouer, n’utilise pas les termes sans quelque méprise. Dans la même page, il peut parler de Tristan comme d’un mythe, comme d’un thème, et même comme d’un archétype, l’« archétype de Tristan11 », l’« archétype médiéval de Tristan12 », c’est-à-dire, préciset-il, « cette forme de l’amour qui refuse l’immédiat, fuit le prochain, veut la distance et l’invente au besoin, pour mieux se ressentir ou s’exalter ». Le support narratif est gommé au profit d’un contenu idéologique, ce qui permet une prodigieuse extension du domaine. Tristan n’est plus Tristan ; il est Roméo, ou Humbert Humbert, ou Ulrich, ou Jivago. Qu’est-ce, alors, que le mythe de Tristan : ce « grand mythe européen de l’adultère » que Rougemont confondait avec « le roman de Tristan et Yseult13 » — bien hypothétique, lui-même, ce roman — ? ou bien « l’amour réciproque malheureux14 », « la passion qui veut la nuit15 » ? La pluralité des définitions proposées pour le mythe explique qu’il y ait à cet égard quelque flottement. Écartant la conception négative du mythe, celle du mythe comme illusion16, ou comme « poésie, c’est-à-dire invention de réalités qui n’existent vraiment que dans leur expression17 », Denis de Rougemont se croit contraint de distinguer entre un sens large qui renvoie au texte ou du moins au récit (« un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante, résumant un nombre infini de situations plus ou moins analogues ») et un sens étroit, ou qu’il déclare tel (« les mythes traduisent les règles de conduite d’un groupe social ou religieux. Ils procèdent donc de l’élément sacré autour duquel s’est constitué le groupe »18). Le mythe est à la fois ceci et cela, daté et non daté, historique et éternel. L’incertitude est si grande qu’elle rejaillit sur la notion d’archétype. A-t-on, en toute rigueur, le droit de parler d’un « archétype médiéval », donc fort éloigné de l’archè — du commencement ? A-t-on le droit de parler, au même titre, de l’« archétype de Tristan » (qui n’apparaît pas avant une certaine date), et de l’archétype du jour et de la nuit que la littérature tristanesque permet en effet de retrouver, mais qui la dépasse infiniment ? C’est parce qu’il confond tout, le thème et le mythe, le mythe et l’archétype, le signifié et le signifiant, que Denis de Rougemont peut ainsi élargir démesurément le domaine de Tristan et substituer au mythe de Tristan ce qu’il appelle tout aussi improprement le mythe occidental de l’amour, un mythe qui, je l’ai dit, n’est pas si occidental, et qui pourrait bien être créé de toutes pièces par l’essayiste : son mythe, c’est-à-dire, cette fois, au mauvais sens du terme, son illusion…

La mythanalyse comme thérapeutique collective

11Je ne suis pas le premier à être déçu par les analyses littéraires de Denis de Rougemont. Mais pour les esprits chagrins comme moi, l’auteur de L’Amour et l’Occident a une réponse toute prête : « Je ne fais pas de critique littéraire, précise-t-il, n’ayant d’autre propos que d’illustrer un thème dont on verra bientôt que je ne suis pas le dernier à subir les prestiges et le charme fatal.19 » Voilà qui, pour une fois, est net : Denis de Rougemont ne se soucie ni de littérature ni de mythe. La littérature n’est pour lui qu’un point de départ, qu’un intermédiaire pour une investigation plus vaste. Le mythe n’est dès lors qu’un moyen, l’instrument d’une « mythanalyse ».

12L’expression est forgée sur psychanalyse, mais le parallélisme est quelque peu trompeur. En effet, il s’agit bien plutôt d’une nouvelle analyse de la psyché. Entendons par là, non la psyché individuelle, mais la psyché collective. Les mythes en permettent la difficile approche, « chacun d’eux décrit l’irruption dramatique d’une force de l’âme dans une société bien datée20 ». Ou encore, pour reprendre une formule frappante extraite des Mythes de l’amour, « la mythologie mène son jeu, qui est un jeu de l’âme21 ». La coloration jungienne du propos est évidente, en particulier dans la présentation qui est faite de la cortezia :

L’amour courtois est né au xiie siècle, en pleine révolution de la psyché occidentale. Il a surgi du même mouvement qui fit remonter au demi-jour de la conscience et de l’expression lyrique de l’âme le Principe féminin de la Shakti, le culte de la Femme, de la Mère, de la Vierge. Il participe de cette épiphanie de l’Anima qui figure à mes yeux, dans l’homme occidental, le retour d’un Orient symbolique22.

13L’Amour et l’Occident constitue donc déjà une illustration de cette mythanalyse. Denis de Rougemont s’est proposé, dans cet ouvrage, de « rechercher les correspondances religieuses et philosophiques des attitudes décrites ou prônées par la littérature actuelle traitant de l’amour23 ». Il faudrait dès lors relire en quelque sorte le livre à rebours, remonter des mauvais romans de Maurice Dekobra au Tristan médiéval, le relier à la conception courtoise de l’amour, invention du xiie siècle correspondant à des attitudes manichéennes et gnostiques. Manichéisme et gnosticisme qui, comme l’atteste le succès permanent de la littérature de la passion, se sont maintenus jusqu’à nos jours dans la psyché occidentale. Denis de Rougemont combat l’idée (qui fut celle de Nietzsche) selon laquelle le christianisme serait responsable de la passion telle qu’elle est vécue en Europe. « Ce n’est pas le christianisme qui a fait naître la passion, affirme-t-il, mais c’est une hérésie d’origine orientale » : l’amour-passion est le sous-produit de la religion manichéenne, ou plutôt « il est né de la complicité de cette religion avec nos plus vieilles croyances, et du conflit de l’hérésie qui en résulta avec l’orthodoxie chrétienne »24. C’est l’un des paradoxes de l’Occident, l’autre étant que « notre chance dramatique est d’avoir résisté à la passion par des moyens prédestinés à l’exalter25 ».

14Car cet amour-passion, pour Denis de Rougemont, constitue une manière de danger permanent. Et ce danger, il entend le combattre. Comme la psychanalyse (celle de Freud, cette fois), la mythanalyse sera pratiquée à des fins thérapeutiques : thérapeutique collective, cure mythanalytique — je n’ose dire mythiatrique —, que l’auteur suisse nous invite tous à subir. Il y a par exemple une crise du mariage, « la passion ruin[ant] l’idée même du mariage dans une époque où l’on tente la gageure de fonder le mariage, précisément, sur les valeurs élaborées par une éthique de la passion26 ». « Apprendre à lire en filigrane le jeu des mythes dans les troubles complexités et les intrigues apparemment insanes de l’érotique contemporaine », les expliciter à la lumière de ces mythes, où des motifs religieux généralement refoulés, en tout cas ignorés, c’est donner le signal d’une catharsis dont chacun d’entre nous doit être le bénéficiaire27. Car « quand nous ignorons » la nature des mythes, « ils nous gouvernent sans pitié et nous égarent ». Mais les identifier, connaître leur langage et les tours et détours dont ils sont coutumiers peut permettre de trouver le fil rouge des trames où nous sommes engagés, et de nous orienter dans « la forêt obscure de nos fantasmes, vers l’issue de lumière et notre vrai Désir »28.

15Ce salut, Denis de Rougemont ne peut le laisser deviner sans recourir encore au mythe, ce langage de l’âme. Éros, l’amour-passion, l’amour païen qui a répandu dans notre monde occidental le poison de l’ascèse idéaliste, sera sauvé par Agapè, l’amour de charité, l’amour chrétien. À un état (être amoureux) succédera un acte (aimer) et le mariage apparaîtra comme l’institution « qui contient non plus par la morale, mais par l’amour29 ». Est-ce se montrer injuste à l’égard de Denis de Rougemont que de dire que, comme le mythe des origines orientales de Tristan, ce mythe d’Éros et d’Agapè est son mythe. Il lui appartient dans la mesure où il exprime son souci majeur, souci éthique d’une élévation de la personne humaine vers la Personne du Christ. Ce serait mettre fin à l’hérésie cathare, tout en en recueillant le bénéfice.

La mythocritique selon Gilbert Durand

16À la psychanalyse de Freud répondait la mythanalyse de Denis de Rougemont. À la psychocritique de Charles Mauron répond la mythocritique de Gilbert Durand. Le mot apparaît tardivement dans l’œuvre du philosophe grenoblois, bien après Les Structures anthropologiques de l’imaginaire et Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme ». Malgré sa brièveté, l’étude sur « Le voyage et la chambre dans l’œuvre de Xavier de Maistre », parue dans le no 4 de la revue Romantisme et sous-titrée « Contribution à la mythocritique » (1972) est le texte le plus éclairant sur la méthode d’analyse littéraire qu’a tenté de promouvoir Gilbert Durand.

De la psychocritique à la mythocritique

17Mythocritique contre psychocritique, Durand contre Mauron, c’est querelle de mythologues. Durand, en effet, considère « la littérature, et spécialement [le] récit romanesque » comme « un département du mythe »30. Mauron fondait lui-même ses analyses sur la présence dans l’œuvre d’un « mythe personnel » à l’auteur, phantasme persistant, mais dynamique, qui « dure, à sa façon, au-dessous de la conscience »31 : ce mythe personnel, découvert grâce aux réseaux d’associations et aux groupements d’images, il l’interprétait comme « l’expression de la personnalité inconsciente et de son évolution32 ».

18Mauron a pris soin de distinguer sa psychocritique de la psychanalyse : il n’a nulle ambition thérapeutique, il n’a souci ni du diagnostic ni du pronostic33. Durand lui reproche pourtant ses attaches avec une psychanalyse individuelle. Il en résulte, selon lui, un monstre terminologique (« mythe personnel ») qui recouvre une aberration conceptuelle : car « le mythe passe de loin, et de beaucoup, la personne, ses comportements et ses idéologies » ; il faut lui donner « une toute-puissance bien supérieure à celle que distribuent les caprices de l’ego, toute-puissance qui procède du numen ». À cette dimension nouvelle du mythe correspond une dimension autre de la mythocritique : elle « prend pour postulat de base qu’une “image obsédante”, un symbole moyen, peut être non seulement intégré à une œuvre, mais encore pour être intégrant, moteur d’intégration et d’organisation de l’ensemble de l’œuvre d’un auteur, doit s’ancrer dans un fonds anthropologique plus profond que l’aventure personnelle enregistrée dans les strates de l’inconscient biographique »34.

19Position culturaliste ? En apparence seulement, précise Gilbert Durand. Sans doute faut-il tenir compte de ce fonds primordial qu’est pour l’individu l’héritage culturel, l’héritage de mots, d’idées et d’images qu’il trouve linguistiquement et ethnologiquement déposés dans son berceau. Mais combien plus importante la nature, qui représente à ses yeux une manière de « surculture ». « La mythocritique s’interroge en dernière analyse sur le mythe primordial, tout imprégné d’héritage culturel, qui vient intégrer les obsessions et le mythe personnel lui-même.35 ». À ce dernier, Durand substituerait volontiers la notion de « complexe personnel », réservant le nom de mythe à « ce qui implique vraiment la numinosité dernière, surculture par rapport à une culture donnée, surnature humaine par rapport à la Nature humaine en général »36. Comme s’ils bénéficiaient de cette transcendance, les chefs-d’œuvre doivent être plus révélateurs de ce mythe primordial que les œuvres mineures : « Pour l’œuvre banale, l’imagination de l’auteur ira au-devant du mythe culturel en place ; pour le chef-d’œuvre, c’est ce dernier qui précède et ressuscite le mythe en un mouvement secondaire qu’ont bien repéré les ethnologues théoriciens de la Personnalité de base. […] Le texte même de l’œuvre devient langage sacré restaurateur et instaurateur de la réalité primordiale constitutive du mythe spécifique37. »

Mythocritique de Xavier de Maistre

20On est un peu étonné, dans ces conditions, de voir Gilbert Durand choisir comme objet d’étude l’œuvre de ce charmant écrivain qu’est Xavier de Maistre (1763-1852). Faut-il invoquer des raisons circonstancielles (l’occasion d’un numéro spécial consacré au voyage romantique), des raisons locales (Xavier de Maistre est originaire de Chambéry, où Gilbert Durand a dirigé le Centre de Recherches sur l’Imaginaire), des raisons pédagogiques (une œuvre brève et transparente) ? L’exemple est éclairant, de toute façon.

21Durand procède par paliers. Il part d’une étude d’images symboliques, ou plutôt d’« amorces symboliques », constituant deux séries antithétiques mais indissociables : la chambre, symbole du repos ; le voyage, qui implique au contraire le mouvement. Il en résulte deux combinaisons structurales : celle où le voyage est un exode et où la chambre se place comme un point de départ et d’arrivée (Les Prisonniers du Caucase, La Jeune Sibérienne) ; celle où le voyage s’effectue dans, autour et à la verticale de la chambre (Voyage autour de ma chambre, Expédition nocturne autour de ma chambre). Dans le premier cas, le départ est « lié à une sorte de statique fondamentale de l’être », le voyage reconduit à la concentration intérieure ; dans le second, la clôture suscite l’évasion intérieure, l’arrêt marque le signal d’un dynamisme paradoxal.

22On pourrait, à partir de là, procéder à une psychocritique. Gilbert Durand, mi-ironique, mi-sérieux, fait quelques suggestions : le complexe du cadet, l’empreinte d’un séjour chez un vicaire savoyard qui libéra des images d’assomption, le traumatisme causé par la Révolution française, la destruction de la première chambre, celle du Voyage, l’installation d’une nouvelle chambre, d’une chambre superlative, celle de l’Expédition nocturne. Avant Laforgue, avant Schönberg, Xavier de Maistre apparaît à Gilbert Durand comme un « pierrot lunaire », « parce qu’il est l’être qui accepte l’insignifiance, le flou du vêtement et un certain ridicule du costume »38.

23Ou plutôt, il lui apparaîtrait comme tel si Gilbert Durand s’en tenait à cette analyse psychocritique qu’il veut désormais gommer, à cette arlequinade critique plutôt qui cherchait à peine à dissimuler un sourire sous des masques (car c’étaient bien des masques que ces complexes d’un nouveau genre : « complexe de la montgolfière », « complexe de l’assomption », « complexe de Pierrot »). Quiconque est sensible à la « charge philosophique » dont est porteuse l’œuvre de Xavier de Maistre se sentira tenté d’aller au-delà. Dans le dernier chapitre du Voyage, l’évasion imaginaire débouche sur l’univers, sur une pluralité infinie de mondes imaginables dans le chapitre XVI de l’Expédition nocturne :

Je crois que l’espace, étant infini, la création l’est aussi, et que Dieu a créé dans son éternité une infinité de mondes dans l’infinité de I’espace.39

24Avec de semblables découvertes, d’autres seraient conduits vers une angélologie des « Intermédiaires » et des « Intercesseurs ». L’étoile protectrice, dans le chapitre XX de l’Expédition nocturne, serait un excellent exemple. Or, Gilbert Durand croit découvrir, chez Xavier de Maistre, un mythe central qui est un mythe de l’Ange : le mythe d’Agar. C’est autour de lui que va s’organiser l’étude mythocritique. On connaît les deux textes fondateurs, dans la Genèse, avec un redoublement significatif. Au chapitre XVI, Sarah, ne pouvant avoir d’enfant, envoie Abraham vers sa servante, l’Égyptienne Agar. Celle-ci tombe enceinte ; Sarah entre en fureur, obligeant la future mère à s’enfuir. Au désert, l’Ange de Yahvé la rencontre près d’une source et lui ordonne de retourner chez Sarah. Elle enfantera un fils protégé de Dieu, qui aura nom Ismaël. Or, contre toute attente, Sarah obtient elle aussi un fils, Isaac. La persécution recommence et, au chapitre XXI, Sarah chasse la servante et son fils, car elle craint qu’Isaac ne soit conduit à partager son héritage avec Ismaël. Agar, de nouveau, erre à travers le désert de Bersabée et, de nouveau, l’Ange de Dieu lui apparaît : « Qu’as-tu, Agar ?, lui dit-il, ne crains pas, car Dieu a entendu les cris du petit, là où il est. Debout ! soulève le petit et tiens-le ferme, car j’en ferai un grand peuple. » Ce mythe d’Agar est en effet présent dans l’œuvre de Xavier de Maistre. Ou, plus exactement, dans une œuvre de cet écrivain, la dernière dans l’ordre chronologique. Il s’agit du récit intitulé La Jeune Sibérienne. Il raconte le voyage héroïque d’une jeune fille originaire d’Ukraine, Prascovie Lopouloff, qui partit à pied de la Sibérie pour demander au tsar la grâce de son père exilé. Ses parents s’opposaient à son départ, sachant trop à quels dangers mortels elle s’exposerait. Mais un soir, comme on lisait la Bible en famille, Prascovie demande à sa mère d’ouvrir le livre au hasard et de chercher dans la page à droite la onzième ligne :

Sa mère prit le livre avec empressement et l’ouvrit avec une épingle ; ensuite, comptant les lignes jusqu’à la onzième à droite, elle lut à haute voix les paroles suivantes : « Or, un Ange de Dieu appela Agar du ciel et lui dit : Que faites-vous là ? ne craignez point. »
L’application de ce passage de l’Écriture sainte était trop facile à faire pour que l’analogie frappante qu’il présentait avec le voyage projeté pût échapper à personne40.

25La mère est convaincue, le père l’est moins. Mais un jour, Prascovie peut enfin partir. Voyage pénible, où « elle faisait peu à peu le cruel apprentissage du cœur humain41 ». Dès la première étape la jeune fille se ressaisit après un moment d’effroi : « L’histoire d’Agar dans le désert lui revint à la mémoire et lui rendit son courage. Elle fit le signe de la croix et s’achemina en se recommandant à son ange gardien.42 » De fait, grâce au secours de la Providence, elle arrive à ses fins, puis se retire dans un couvent jusqu’à sa mort. Le parallèle qu’établit ici Gilbert Durand est juste : « L’odyssée de Prascovie, sous le patronage d’Agar et de son fils Ismaël, transforme l’exil au désert sibérien, ou simplement russe, en une sortie exodique », et elle apparaît, au terme, comme un voyage intérieur, comme une expérience intime de caractère religieux43.

26Je suivrai plus difficilement Durand quand il affirme que le mythe d’Agar est présent dès le départ dans l’œuvre maistrien, qu’explicité tardivement, il a « focalisé dès les premiers écrits du fantasque officier piémontais (s)es grands thèmes intérieurs » : thème de la piété filiale (voir le chap. XXXVIII du Voyage autour de ma chambre), thème du voyage qui ramène chez soi et à soi, thème de la vie intérieure. Quand le lépreux de la cité d’Aoste propose la formule « Celui qui chérit sa cellule y trouvera la paix44 », il songe non à la maison d’Abraham, mais à L’Imitation de Jésus-Christ. Si les paroles de sa sœur mourante ont quelque analogie avec celles de l’ange :

Je ne t’abandonnerai pas en mourant, […] souviens-toi que je serai présente dans tes angoisses45.

27elles rappellent, là encore, celles du Christ, et, immédiatement après, c’est dans le Livre de Job que le lépreux cherche l’équivalent de sa propre situation46. Ce qui est premier, chez Xavier de Maistre, ce n’est donc pas le mythe d’Agar, mais un providentialisme que le chapitre XX de l’Expédition nocturne autour de ma chambre développait déjà complaisamment et dont il trouve un jour dans l’histoire d’Agar une illustration exemplaire. Et il n’est pas sérieux de dire que le cadet vis-à-vis de son aîné est dans la même situation qu’Agar, l’épouse cadette, vis-à-vis de Sarah, l’épouse aînée ; ni que l’appellation pudique donnée à Agar dans « quelque vieille Bible » (laquelle ? une Bible imaginaire ?) — « la chambrière d’Abraham » — pourrait être à l’origine du motif de la chambre47.

28À un correctif près (à savoir que Gilbert Durand recherche cette fois un affleurement mythique explicite), la méthode reste la même que dans Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme » : la structure que tente de faire apparaître le critique est moins constituée de résurgences mythiques que de thèmes ou d’archétypes. Les éléments mythiques — et dans le cas de Xavier de Maistre le mythe unique — qui se trouvent retenus prennent valeur d’emblèmes. Ils peuvent être présents ici et là chez l’écrivain, sans constituer pour autant des constantes. Et il arrive même qu’ils se trouvent surajoutés par le commentateur.

29De toute façon, une étude rigoureuse ferait apparaître que les éléments mythiques, dans l’œuvre de Xavier de Maistre (où ils sont relativement rares), ne sauraient se réduire au seul mythe d’Agar qui n’est explicite que dans La Jeune Sibérienne. On trouve le mythe de la descente aux enfers dans la fable L’Auteur et le voleur (en fait, une traduction de Krilov), dans l’Expédition nocturne (chap. XIX, chap. XXIV), et le chapitre XL du Voyage autour de ma chambre, avec l’évocation d’Hippocrate, de Platon, de Périclès et d’Aspasie, prenait l’allure d’une véritable nekuia. Je suis surtout frappé par l’éloignement progressif des mythes antiques dans l’œuvre de Xavier de Maistre. Le réseau en est exceptionnellement dense dans le chapitre XXXV du Voyage, mais pour en dire la disparition :

On ne retrouve plus maintenant de rivages semblables à ceux du Xante ou du Scamandre ; On ne voit plus de plaines comme celles de l’Hespérie ou de l’Arcadie. Où sont aujourd’hui les îles de Lemnos et de Crète ? Où est le fameux labyrinthe ? On ne voit plus de Thésée, encore moins d’Hercule : les hommes et même les héros d’aujourd’hui sont des pygmées48.

30Même si la seconde chambre est comparée plaisamment au temple antique du Panthéon49, l’Expédition nocturne n’accueille plus que quelques timides références à Ariane, à Jason, mais là encore pour les replonger dans l’abîme du passé, avec les heures maintenant défuntes, avec la partie de son voyage que Xavier de Maistre sait, elle aussi, définitivement accomplie50. Dans les ouvrages postérieurs les mythes bibliques, encore plus rares, prennent la relève. Ce pourrait être une raison supplémentaire de la présence d’Agar dans La Jeune Sibérienne…

31Vers la fin de l’étude de Gilbert Durand, la diachronie retrouve ses droits. Dans une perspective plus juste, l’œuvre maistrien est maintenant décrit comme conduisant vers le mythe d’Agar :

La psychocritique pourrait nous dire comment en 1803, à l’arrivée, sinon d’Isaac, du moins de Joseph, l’aîné des Maistre, Xavier avait dû s’humilier, reprendre service dans l’armée, et finalement, dix ans ayant passé, après les combats de Géorgie de 1810, se « ranger » et se marier en 1813. Mais plus importante est la mythocritique qui nous rend compte d’une humilité de conversion : l’humilité d’Agar devant l’ange et l’acceptation de l’héritage cadet d’Ismaël. Pour l’exilé savoisien comme pour l’esclave égyptienne, comme pour Prascovie et le major Kascambo51, les péripéties du voyage et du désert masquent un fondamental exode, un « retour » aux chambres secrètes de l’âme52.

32L’assimilation est hardie. Elle n’est rendue possible que par une double projection : d’Agar sur le Voyage, du voyage intérieur sur le périple de Prascovie Lopouloff. Les deux combinaisons structurales dégagées plus haut se trouvent désormais non plus seulement mêlées, mais confondues. Et il faut bien avouer que, pour cela, on n’avait nul besoin du secours du mythe. La biographie de l’écrivain, doublée de son expérience intime dont l’œuvre est le reflet, y suffisait amplement.

33Xavier de Maistre n’intéressait le comparatiste que dans la mesure où il avait séjourné en pays étranger ou parce que le Voyage autour de ma chambre pouvait passer pour une imitation lointaine du Voyage sentimental de Sterne. Gilbert Durand ouvre au comparatisme une tout autre voie. Si le départ reste incertain entre une mythocritique et une archétypocritique, du moins le regard critique se trouve-t-il sollicité par ce qui est bien, dans le texte, des éléments autres, au même titre qu’un mot étranger, qu’une citation de Dante ou de Goethe.

Notes de bas de page

1 Figures mythiques et visages de l’œuvre, Berg International, 1979, p. 313.

2 Lumières du mythe, PUF, 1983, p. 7.

3 Penser avec les mains, 1936, rééd. Gallimard, coll. « Idées », 1972, no 266, p. 7.

4 Les Mythes de l’amour, Albin Michel, 1961 ; rééd. Gallimard, coll. « Idées », no 144, 1972, p. 25.

5 Voir L’Amour et l’Occident, premier appendice à la rééd. dans la coll. « 10/18 », 1962.

6 Ibid., p. 275.

7 Ibid., p. 203.

8 Ibid., p. 146.

9 Ibid., p. 186-187.

10 Les Mythes de l’amour, Ire partie.

11 Ibid., p. 53.

12 Ibid., p. 51.

13 L’Amour et l’Occident, p. 14.

14 Ibid., p. 184.

15 Ibid., p. 17.

16 Ibid., p. 14 (« Nous n’en sommes plus à croire que mythe est synonyme d’irréalité ou d’illusion »).

17 Les Mythes de l’amour, p. 24.

18 L’Amour et l’Occident, p. 14-15.

19 Les Mythes de l’amour, p. 54.

20 Ibid., p. 25.

21 Ibid., p. 46.

22 L’Amour et l’Occident, p. 104-105. Dans l’art indien la Shakti représente l’élément féminin de tout être et symbolise l’énergie cosmique, à laquelle il s’identifie. Jung y fait allusion dans les Métamorphoses de l’âme et ses symboles en l’associant à l’Anima.

23 Les Mythes de l’amour, p. 45.

24 L’Amour et l’Occident, p. 267.

25 Ibid., p. 269.

26 Ibid., p. 241.

27 Les Mythes de l’amour, p. 45.

28 Ibid., p. 46-47.

29 L’Amour et l’Occident, p. 266.

30 Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme », José Corti, 1961, rééd. 1971, p. 12.

31 Des Métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, José Corti, 1962, p. 212.

32 Ibid., p. 32.

33 Ibid., p. 25.

34 « Le voyage et la chambre dans l’œuvre de Xavier de Maistre », Romantisme, no 4, 1972, p. 84. L’étude a été reprise dans Figures mythiques et visages de l’œuvre.

35 Ibid., p. 85.

36 Ibid., loc. cit.

37 Ibid., loc. cit.

38 Art. cit., p. 83.

39 Œuvres de Xavier de Maistre, Desclée de Brouwer, 1885, p. 123.

40 La Jeune Sibérienne, p. 244.

41 Ibid., p. 258.

42 Ibid., p. 253.

43 Art. cit., p. 87.

44 Le Lépreux de la cité d’Aoste, p. 160.

45 Ibid., p. 175.

46 Ibid., p. 177.

47 Art. cit., p. 86.

48 Voyage autour de ma chambre, p. 69.

49 Expédition nocturne autour de ma chambre, p. 100.

50 Ibid., p. 142.

51 Dans Les Prisonniers du Caucase.

52 Art. cit., p. 88.

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