Précédent Suivant

Le mythe selon Jolles

p. 15-26


Texte intégral

1Il est trop facile de parler de mythe n’importe quand à propos de n’importe quoi. Si l’on a le souci d’une terminologie précise, on ne peut qu’avoir le désir « de combattre, par souci des formes et pour les définir, les relâchements et la négligence de l’usage ». J’emprunte ces fortes paroles à André Jolles (1874-1946), un universitaire d’origine néerlandaise qui fut à partir de 1918 l’un des plus remarquables professeurs de Leipzig. Rejetant deux conceptions qui lui semblaient inacceptables, l’une transcendantaliste (le mythe comme supérieur à tout discours), l’autre immanentiste (le mythe se confondant avec le discours), il a proposé une thèse intermédiaire : il crée une « forme simple » antérieure au langage écrit, mais « actualisée » par lui et par le texte littéraire.

La théorie de Jolles

2Avant d’aborder sa conception du mythe, il est indispensable d’indiquer les grandes lignes de la théorie développée dans son grand livre, Einfache Formen1. C’est une entreprise de recherche morphologique en matière de critique littéraire. L’auteur veut éliminer tout ce qui est conditionné par le temps ou individuellement mouvant pour établir la forme, la circonscrire et la connaître dans son caractère fixé. Il s’agit bien d’un structuralisme, mais d’un structuralisme non linguistique. Au lieu de partir des unités et des articulations du langage telles que nous les livrent la grammaire, la syntaxe et la sémantique, il veut partir de formes qu’on pourrait définir comme des formes a priori. Sont-elles des formes mentales ? On sent que Jolles est tenté par l’intellectualisme pur, mais il résiste, et il veut maintenir ces formes simples au cœur même du langage. Jakob Burckhardt (1818-1897) disait qu’on ne pouvait saisir la préhistoire qu’historiquement. De la même façon, Jolles ne peut percevoir que dans le langage la forme simple qui est à l’œuvre dans le langage. Ce sont, écrit-il, des « formes qui se produisent dans le langage et qui procèdent d’un travail du langage lui-même, sans intervention, pour ainsi dire, d’un poète ».

3Encore faut-il imaginer ce travail du langage lui-même. Tout plein d’esprit germanique, Jolles invente un système triadique à plusieurs niveaux. De même qu’il existe trois fonctions dans la société (cultiver, travail qui rattache les choses à un ordre ; fabriquer, travail qui change l’ordre des choses ; interpréter, travail qui prescrit l’ordre), il y a trois fonctions du langage (le « travail de production du langage », qui rattache les choses à un ordre, les fait entrer et admettre dans la vie de l’homme sans empêcher leur cours naturel ; l’acte poétique au sens fort du terme, qui crée des figures mythiques ou des types ; l’interprétation, qui est élucidation du signe).

4Nomination, fabrication, interprétation : j’aimerais illustrer ces trois fonctions en partant de l’admirable Chanson d’Ève de Charles Van Lerberghe2. Dieu, qui pour le poète belge a créé le monde en même temps que la femme, charge notre mère de « donner à tous les êtres » qu’il a créés « une parole de (s)es lèvres, / Un son pour les connaître ». Ève va donc nommer les roses, la pluie, la poussière. C’est la première fonction. Mais elle ne peut le faire qu’en fabriquant de la poésie : elle imite le cours de l’eau par exemple, dans une première mimèsis qui est aussi la première poièsis :

Et tu descends par des pentes douces
De fleurs et de mousses,
Vers l’océan originel,
Toi qui passes et vas, sans cesse, et jamais lasse
De la terre à la mer et de la mer au ciel.

5Elle interprète aussi : elle dit l’eau « vivante », « simple et claire », elle chante « l’âme longtemps murmurante / Des fontaines et des bois », elle fait parler les choses (c’est ainsi, par exemple, que la poussière lui parle). Elle voit partout la présence de Dieu.

6Voici un autre exemple bien connu, la célèbre phrase de Mallarmé, dans « Crise de vers » :

Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets.

7Tout commence avec une simple nomination. Mais cette nomination suffit pour une création, qui s’efface pourtant derrière l’« idée » de fleur.

8On pourrait retrouver le même schéma dans le mythe. Pour Mallarmé, dans Les Dieux antiques (1880), Phoibos n’est qu’une manière de nommer la lumière (« Phoibos veut dire seigneur de “la lumière” ou de “la vie” ; et Dèlos, où est né le dieu, veut dire la “terre brillante” ; c’est de là qu’il est aussi appelé Lykégénès, issu de la lumière. Sa mère est Léto (Latona), qui veut dire “la nuit d’où semble surgir le soleil” »). Mais cette accumulation déjà est créatrice d’un ensemble lumineux. La nomination, première pour Mallarmé, fit naître le mythe : « Phoibos, le mythe ici vivant et point le simple nom, est fils de Zeus, parce que le soleil, comme Athéné ou l’aurore, s’élance, le matin, du ciel. » On sait comment dans le premier des deux Hymnes homériques à Apollon, l’Archer fait trembler les autres dieux dès qu’ils entendent ses pas dans la demeure de Zeus3 : Mallarmé peut interpréter cette surprise comme celle de la lumière.

9André Jolles distingue encore trois niveaux dans le travail du langage : la formation du langage en soi (pour lequel on a cherché des explications mythiques) ; la formation des formes simples ; la formation de l’œuvre littéraire, qui apporte la plénitude définitive. Dans le temps qui correspond à la deuxième étape, la langue se consolide elle-même dans une première forme littéraire grâce aux unités d’événement : « Toutes les fois qu’une activité de l’esprit amène la multiplicité et la diversité de l’être et des événements à se cristalliser pour prendre une certaine figure, toutes les fois que cette diversité saisie par la langue dans ses éléments premiers et indivisibles, et devenue production du langage peut à la fois vouloir dire et signifier l’être et l’événement, nous dirons qu’il y a naissance d’une Forme simple. »

10Il y aurait beaucoup à dire sur cette notion de forme (Gestalt) qui suppose d’une part qu’on fasse abstraction de l’aspect de mobilité (d’où le premier principe de Jolles : « Élimin(er) tout ce qui est conditionné par le temps ou individuellement mouvant »), d’autre part qu’une connexion de parties se forme (d’où le second principe : « Se demander pour chaque poésie dans quelle mesure les forces constitutives et limitatives de sa forme ont abouti à une composition que l’on peut connaître et distinguer. ») Il faut surtout insister sur le caractère virtuel de cette forme simple : elle sera, à l’origine de la création littéraire, une « puissance agissante ».

11Sa démarche, pour chacune des neuf formes (Légende, Geste, Mythe, Devinette, Locution, Cas, Mémorables, Conte, Trait d’esprit) sera donc toujours la même : la découverte d’une certaine disposition mentale, que viendra éclairer un geste verbal. Puisque la forme simple est virtualité, il faudra étudier la manière dont elle se concrétise dans des formes actuelles et en particulier dans des formes littéraires. Pour terminer, le critique cherchera à faire la contre-épreuve : il partira à la recherche d’une antiforme qui, a contrario, confirmera l’existence et l’efficience de la forme.

12Avant d’aborder le Mythe, je prendrai l’exemple peut-être plus clair de la Légende (Legende dans le texte allemand : c’est la première des formes simples envisagées par Jolles). Au sens étymologique du terme, legenda, ce sont les choses à lire, et en particulier les vies de saints. La disposition mentale sera le besoin d’un modèle à imiter. Le geste verbal sera une image frappante, un motif ou un ensemble de motifs (la tête décollée, par exemple). Actualisée dans les vies de saints, comme celles que contient la Légende dorée de Jacques de Voragine, la légende pourra prendre une forme proprement littéraire (La Légende de saint Julien l’Hospitalier de Flaubert, le « Saint Georges » de Claudel dans Feuilles de saints). L’anti-légende substituera au modèle un repoussoir : Don Juan, Faust, le Juif errant sont autant de contre-modèles dans ce qui est pour Jolles, non des mythes, mais des anti-légendes.

Le mythe comme disposition mentale

13Jolles, au début de son chapitre sur Die Mythe, veut nous donner l’impression d’une très grande confusion. Il nous met sous les yeux le fouillis des définitions dans les usuels et aussi la manière dont le mythe et l’histoire se trouvent mêlés dans l’epos. La guerre de Troie, par exemple, naît de cette conjonction : en admettant qu’il demeure des traces de l’antique Ilion (et l’on sait combien les travaux archéologiques de Schliemann en Asie Mineure ne sont pas parvenus à faire une lumière définitive : Proust s’en moque quelque part dans À la recherche du temps perdu), il serait difficile à un historien d’admettre qu’Apollon est venu combattre du côté des Troyens et Athéna du côté des Grecs. Mais Apollon n’appartient pas à la légende ; il n’est pas ce qu’on peut appeler un modèle : dans l’Orestie d’Eschyle, il est jugé « peu sage », lui qui a conseillé à Oreste de tuer sa mère pour venger son père. Il est essentiellement Loxias, l’Oblique, le Mystérieux.

14Or c’est précisément du mystère que va naître le mythe. La disposition mentale favorable au mythe est l’humeur interrogeante. Je me trouve devant quelque chose que je ne comprends pas, dont aucune théorie ne m’explique la cause. Je cherche donc un autre type d’explication, sans le secours de la raison ou de l’expérience scientifique. Je crée une cause. Claudel décrit très bien ce recours au mythe dans l’apostrophe au professeur de l’Art poétique (1907) :

Professeur ! dans votre classe il fait parfaitement clair, et la lumière qu’elle cube suffit excellemment sous l’abat-jour aux sages cahiers que les élèves engraissent de votre doctrine. Mais apprenez-le ! l’homme est encore nu ! sous le vêtement immonde, il est pur comme une pierre ! Pour moi, le noir de votre tableau ne me suffit pas, ni ces maigres signes qu’y trace la craie. Ce qu’il me faut, c’est le ciel noir lui-même ! […] Insensé, qui pense que rien peut s’épuiser comme sujet de connaissance, jamais ! Je vous le dis : vous n’avez point diminué la nature, vous n’avez ravi rien, vous n’avez point tari le génie de sa liberté et de sa joie ! La mer conserve ses trésors ; Apollon entre encore aux forges du Tonnerre ! Ouvrez les yeux ! Le monde est encore intact ; il est vierge comme au premier jour, frais comme le lait4.

15Un élève, d’ordinaire, pose des questions et si le maître en pose, comme le fait si volontiers Socrate, c’est qu’il feint de se mettre à la place de l’élève, ou du moins de l’ignorant. Mais nous sommes tous au monde à nous interroger, à rester suspendus à la quadruple question que Voltaire a exprimée dans un de ces vers didactiques dont il eut le secret :

Qui suis, où suis-je, où vais-je et d’où suis-je tiré ?

16J’aimerais citer ici un très beau poème de Jules Supervielle, dans Gravitations (1925) : il s’intitule Âge des cavernes et suggère le caractère universel de l’interrogation. « Les racines se demandent s’il faut s’accoupler ainsi au sol. » « La mer entend un bruit merveilleux et ignore en être la cause », les animaux passent précédés d’un cou immense qui sonde l’inconnu, « les animaux se demandent lequel parmi eux sera l’homme un jour », « l’homme se demande si vraiment ce sera lui ».

17On peut partir de la question, mais on peut partir aussi de la réponse. Car il existe des textes, et ce sont souvent des textes sacrés, qui nous expliquent avec des mythes ce que notre raison ne comprend pas. C’est la fonction de tous les récits de genèse. Jolles cite le récit de la Bible ; mais ce n’est qu’une tradition parmi d’autres. Je renvoie, pour donner une idée de leur multiplicité, et en même temps de leur profonde unité, au volume publié en 1959 aux Éditions du Seuil dans la collection « Sources orientales » et intitulé La Naissance du monde : on y trouvera des traditions venues de l’Égypte ancienne, du Laos, du Tibet, de Sumer, des Hourrites et des Hittites, de l’ancienne Chine, de Turquie, d’Israël, de l’Islam, de l’Inde, de l’Iran préislamique et du Siam.

18Dans tous les cas, l’homme pose une question devant le monde dans lequel il se trouve placé. Et une réponse se donne d’elle-même à lui, soit qu’elle se propose, soit qu’elle s’impose. Jolles voit dans ces mythes génésiques la forme idéale du mythe, à tel point qu’il serait prêt à réduire le mythe au mythe à caractère étiologique. « Quand l’univers se crée ainsi à l’homme par question et par réponse, une forme prend place, que nous appellerons mythe. »

19Les Métamorphoses d’Ovide commencent sur un grand récit des origines du monde et de l’homme. Ce n’est pas un hasard, me semble-t-il, si deux traditions apolliniennes s’y trouvent représentées : la fable de Python et celle de Daphné. Apollon, dieu de la lumière, n’est pas défini comme le Dieu du Fiat Lux, mais il reste un dieu proche de la naissance du monde. Sa victoire sur Pythô, à l’emplacement futur de Thèbes, doit être interprétée comme une victoire sur les ténèbres et le chaos. Quant à l’histoire de Daphné, elle peut passer pour le type même du mythe étiologique. Ovide prend soin d’indiquer, au moment de la mort de Pythô, que « le laurier n’existait pas encore, et Phoebus (vainqueur) ceignait ses tempes charmantes, à la longue chevelure, des dépouilles du premier arbre venu » :

Nondum Taurus erat, longoque decentia crine
Tempora cingebat de qualibet arbore Phoebus.
(Livre I, vers 450-451)

20La place est préparée pour la fable de Daphné, le mythe étiologique de la création du laurier.

21À propos du laurier, comme des autres arbustes à feuillage persistant, une question se pose, et elle correspond à la disposition mentale du mythe : pourquoi le laurier est-il toujours vert ? La fable d’Ovide l’explique. Quand la fille du Pénée a définitivement échappé à la quête amoureuse d’Apollon et que le fleuve son père a transformé Daphné en arbuste, le dieu inséparable se console en décidant que ce sera désormais son arbre, et qu’il sera immortel comme lui : « De même que ma tête conserve, avec sa chevelure respectée des ciseaux, toute sa jeunesse, toi, de ton côté, en toute saison, porte toujours la parure de tes feuilles. »

22Quelle valeur attribuer à ces explications ? Claude Lévi-Strauss a eu beau jeu de dire, dans son Anthropologie structurale, que le mythe étiologique était faussement étiologique. Sans parler de la valeur poétique qu’un dilettante peut lui trouver, un tel mythe peut être vrai pour quelqu’un s’il est un objet de foi pour lui.

Le geste verbal dans le mythe

23À l’origine du mythe, pour Jolles, il est une question qui « vise l’être et la nature profonde de tous les éléments de l’univers dont on observe à la fois la constance et la multiplicité ». À cette question, le mythe donne une réponse, et cette réponse « prend tous ces éléments et les réunit dans un événement dont l’unicité absolue ramène à l’unité la pluralité et la constance, et donne à cette unité une figure à la fois solide et mouvante au sein de cet événement qui devient alors destin et destinée ».

24L’événement (Geschehen) est le geste verbal du mythe. Il importe, pour comprendre cette affirmation fondamentale, de distinguer entre l’accident et l’événement. L’accident est ce qui arrive par hasard, dans un univers qui semble abandonné à la contingence. L’événement est au contraire la manifestation d’une nécessité latente. C’est pourquoi Jolles est en droit de reprendre l’idée du destin, cette nécessité qui se manifeste dès lors que l’homme s’expose au danger. Quand, dans la tragédie de Sophocle, le chœur des Salaminiens s’interroge sur l’acte insensé, incompréhensible d’Ajax (une hécatombe de bétail quand il croyait affronter ses ennemis), il envisage l’hypothèse de l’accident, et même de ce que j’appellerais l’accident supérieur — la mauvaise humeur d’un dieu pour une cause futile, Enyalios, par exemple, Arès, le dieu à la cuirasse de bronze qui, ayant prêté au héros l’appui de sa lance, aurait maintenant à se plaindre de son ingratitude5. Mais son mal, comme celui de Phèdre, vient de plus loin. Le Messager l’exposera au moment où le suicide du héros semble imminent : Ajax s’est montré insensé non pas seulement la nuit précédente, au moment de l’hécatombe, mais dans un passé déjà lointain, le jour où il a négligé les avis de son père et a proclamé qu’il était sûr de ramener la gloire sans les dieux (v. 767-768). Le Chœur a beau appeler à l’aide Pan et Apollon (second stasimon), la vague s’est abattue. C’est Ajax lui-même qui a utilisé cette métaphore, l’illustration du geste verbal de l’événement :

ἵδεσθέ μ’ οἷον ἄρτι ϰῦμα ϕοινίας ὑπὸ ζάλης
ἀμϕίδρομον ϰυϰλεῖται
Voyez donc quelle vague est venue tout à l’heure, sous la poussée d’une tourmente meurtrière, m’assaillir et m’envelopper (v. 351-352).

25À la fin des Choéphores d’Eschyle, une image voisine permettait d’exprimer le retour périodique de l’événement : les orages qui se sont abattus sur la famille des Atrides depuis la faute originelle (celle de Tantale, ou de Pélops, ou d’Atrée) et dont voici le troisième (tritos cheimôn) — le meurtre de Clytemnestre par son fils.

26Dans Les Bacchantes d’Euripide, le roi de Thèbes, Penthée, est prédestiné par son nom lui-même à devenir malheureux (penthos veut dire « le deuil », et Dionysos lui-même fait observer que tout un destin est contenu dans ce nom, v. 508), mais il a aggravé son cas en se montrant incapable de reconnaître la divinité de Dionysos. L’événement va correspondre à l’enosis, la « secousse », l’irruption du dieu, l’éruption de sa divinité.

27Il est juste de dire, avec Jolles, que l’événement est contraignant, qu’il ramène de la multiplicité à l’unité. Mais je crois qu’il faut ajouter qu’il correspond à une image forte, qui est sa manifestation dans le texte, et qui dans le drame sera un acte, au sens le plus plein du terme.

Forme simple, forme actualisée, forme littéraire

28Je n’ai pas pu m’empêcher de faire appel à des formes littéraires très élaborées. À dire vrai, Jolles lui-même anticipe dans son chapitre sur le mythe, et il traite de la forme actualisée et de la forme littéraire avant de dégager le geste verbal.

29Il est difficile d’établir le départ entre la forme simple et la forme actualisée puisque c’est au sein même du langage que Jolles s’efforce de saisir la disposition mentale. Il s’est appuyé lui-même sur la création des luminaires dans la Genèse. Il aurait pu, je l’ai dit, prendre d’autres exemples en empruntant à des traditions écrites ou même orales. Le geste verbal, l’événement, est clairement indiqué dans le texte : « il en fut ainsi », « il y eut un soir et il y eut un matin ». Ce que Valéry appelle dans Le Cimetière marin l’« événement pur » est saisi à la fois dans sa manifestation et dans ses conséquences.

30Comme exemple de forme littéraire, Jolles a pensé à juste titre à la Première Pythique de Pindare et au mythe de l’Etna qu’elle contient. Rien de plus surprenant, rien de plus représentatif de ce que peut être un événement que l’éruption d’un volcan. L’image pourrait même être utilisée métaphoriquement, comme celle de la vague, comme celle de l’orage, pour suggérer la catastrophe tragique. Au moment de l’enosis dans Les Bacchantes le feu souterrain jaillit du tombeau de Sémélé avec un bruit de tonnerre (Bromios, autre nom de Dionysos) qui est bien celui d’un séisme.

31L’éruption volcanique paraît mystérieuse. Elle l’était bien davantage encore pour les Anciens, qui ne disposaient pas des explications qui nous sont fournies par les savants. Il y a toujours quelque part « la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre » (Rimbaud, Après le déluge). Dans le mythe pindarique le fauteur d’éruptions va être Typhon, l’ennemi des dieux, dont le corps gigantesque a été enseveli après sa révolte et sa défaite et s’étend de Cumes, sur les côtes de l’Italie, jusqu’en Sicile. Quand ce corps se réveille, l’Etna vomit les flammes et la lave.

32Typhon, dont Hésiode avait déjà évoqué la défaite dans la Théogonie, est une manière d’anti-Apollon, comme Pytho. En effet, il est insensible à l’effet apaisant de la phorminx, la lyre d’or qui est l’apanage d’Apollon et des Muses. La première triade de l’ode établit un contraste très fort entre l’obéissance générale à la phorminx (celle des choreutes, bien sûr, mais aussi celle de l’aigle de Zeus, qui s’endort, et celle d’Arès, qui consent à prendre du repos) et le trouble douloureux de tout ce que Zeus n’aime point :

et il frémit aussi, celui qui gît dans le Tartare affreux, l’ennemi des dieux, Typhon aux cent têtes. Jadis il grandit dans l’antre fameux de Cilicie ; aujourd’hui, les hauteurs qui dominent Cumes et opposent leur barrière à la mer pèsent, avec la Sicile, sur sa poitrine velue, et la colonne du ciel le maîtrise, l’Etna couvert de neige, qui toute l’année nourrit la glace piquante6.

33Cette description, fait observer Jolles, apporte une première réponse à la question implicite : qu’est-ce qu’une montagne ? C’est une colonne du ciel (kiôn ourania, le mot kiôn désignant une des colonnes qui séparent le ciel et la terre dans la cosmogonie d’Homère et dans celle d’Hésiode). L’autre question est posée par l’éruption, splendidement évoquée au début de la seconde triade, et enrichie de deux réponses, également mythiques : le feu souterrain est celui d’Héphaïstos, de ce que Claudel a appelé « les forges du tonnerre », la secousse est celle de Typhon, le captif impatient. Jolles complète en affirmant que « la montagne, ce pilier du ciel, est aussi, et de haut en bas, le géant, l’ennemi. Par deux fois, le phénomène répond et sous la contrainte d’une question, s’avoue lui-même ; par deux fois il se crée, se cristallise et s’écrit en gestes verbaux. Le Pilier du ciel devient l’ennemi des dieux qui vomit le feu ».

34Les éruptions constituent des événements. Mais elles sont impuissantes contre la toute-puissance de Zeus, qui règne sur ces contrées comme ailleurs. Sensible au vacarme de l’Etna, le poète n’est pas moins sensible à l’harmonie de ces paysages siciliens où Hiéron, le roi de Syracuse, a fondé une colonie nommée elle aussi Etna et confiée à son fils Dinomène. Il a fallu, pour affirmer le nouveau pouvoir, remporter des victoires sur les ennemis tyrrhéniens ou carthaginois. Un système analogique s’établit : les ennemis sont les nouveaux Typhons, les guerres sont d’autres éruptions qui n’empêcheront pas Hiéron et Dinomène de faire triompher la paix, si du moins ils ne sont pas insensibles aux sages conseils que distribue le poète. On passe clairement de la fonction étiologique du mythe à sa fonction allégorique.

35Ces deux fonctions sont à l’origine de ce que Jolles appelle la forme relative du mythe. Il serait plus juste de parler des formes relatives, car il en évoque au moins deux : le conte à allure étiologique (l’histoire de la paille, de la braise et de la fève) où la question n’est pas résolue de l’intérieur, et où l’on crée artificiellement un mythe ; le mythe allégorique auquel Socrate recourt souvent dans les dialogues platoniciens, quand le mythos prend le relais du logos.

Le contre-mythe : mythe constructeur et mythe destructeur

36On peut être déçu par la fin du chapitre de Jolles, où j’ai élagué quelques développements annexes (sur les mythes migrants, par exemple). En guise de contre-forme, de contre-mythe, il nous propose ce qui, il le reconnaît bien volontiers, est encore un mythe : le « mythe destructeur (qui) va de pair avec le mythe constructeur », l’Apocalypse qui est diamétralement opposée à la Genèse.

37Pour Jolles, il y a bien encore ici question et réponse. La question est celle des fins dernières ou de la mort. La réponse peut être désolante ou consolante. On observera pourtant qu’elle est souvent consolante, c’est-à-dire qu’elle laisse entrevoir une nouvelle création : « à l’instar du contre-saint qui peut se transformer en un saint » (on songe à Miguel Mañara), « le mythe peut, lui aussi, rebâtir sur le chaos un univers nouveau ». C’est ce qu’a étudié souvent Mircea Eliade, en particulier dans Le Mythe de l’éternel retour.

38Mircea Eliade montre très bien par exemple comment passe chez les poètes latins un frisson d’apocalypse, en particulier celui d’une destruction par le feu, une ekpyrosis imaginée par les stoïciens. Lucain s’en fait l’écho dans la Pharsale quand il raconte le passage du Rubicon et les craintes de Nigidius Figulus. Horace exprime sa crainte quant au sort futur de Rome dans la XVIe Épode. Virgile va au-delà de cette crainte tant dans la IVe Bucolique que dans l’Énéide : il chante alors le retour des siècles, l’espoir que Rome pourra se régénérer périodiquement ad infinitum. Eliade voit là « un suprême effort pour libérer l’histoire du destin astral ou de la loi des cycles cosmiques », un retour du « mythe archaïque de la régénération annuelle du Cosmos au moyen de son éternelle recréation par le Souverain ou par le prêtre »7.

39Les anciens Scandinaves ont connu aussi l’image d’une destruction finale par le feu, appelée par la conflagration initiale. Régis Boyer a mis en valeur cette symétrie et rappelé la signification exacte du mot ragnarök, c’est-à-dire non pas le crépuscule des puissances (le Crépuscule des dieux wagnérien), mais le Jugement, ou Destin, des Puissances. Les plus belles strophes de la Völuspa en décrivent les signes annonciateurs : le chant des trois coqs, la fureur de Fenrir dans ses chaînes (qui peut faire penser à l’impatience de Typhon), l’hiver formidable, la disparition du soleil et de la lune, le tremblement d’Yggdrasill, l’ultime combat des dieux, l’embrasement universel. Mais « passé cet effroyable cataclysme va venir la régénération universelle qui retrouve, sublimisé, l’âge d’or initial8 ».

40Ce n’est pas un hasard si l’Islande, le pays des volcans, a connu une tradition mythique comme celle-ci. Aimé Césaire a fait aussi du volcan l’un des motifs centraux de sa poésie. Il a même affirmé qu’elle était « péléenne », par allusion à la Montagne Pelée, ce volcan de la Martinique qui s’est réveillé en 1902. Au cours d’un entretien avec Jacqueline Sieger, il comparait au volcan « la plongée en (soi-même) » et la « façon de faire éclater l’oppression dont (il) étai(t) victim(e) » : « Il entasse sa lave et son feu pendant un siècle et un beau jour ça pète, tout cela ressort… ». Et ce n’est pas là une simple allégorie. On assiste bien à « l’irruption des forces profondes, des forces dans les profondeurs de l’être qui remont(ent) à la face du monde exactement comme une éruption volcanique ». Moi, laminaire… évoque encore la « suractivation des terres », le « délire compliqué des roches mal roulées », « le grand air silencieux de la déchirure ». « Soleil safre » commence « au pied de volcans bègues ». L’écroulement est aussi éboulis du langage : les « mots » s’accumulent sur les « maux » et cette poésie éruptive semble vouloir rendre le monde et l’homme au chaos. Mais « Maillon de la cadène » s’achève sur la volonté de « te bâtir »9. On songe à René Char : détruire, mais avec des « outils nuptiaux »…

Notes de bas de page

1 Halle, Niemeyer Verlag, 1930 ; rééd. 1982 ; trad. franç. Formes simples, par Antoine-Marie Buguet, Éd. du Seuil, 1972.

2 Publiée en 1904, La Chanson d’Ève a été rééditée en 1980 par Jacques Antoine, à Bruxelles (Passé et présent). Le poème cité a pour titre Premières Paroles.

3 Homère, Hymnes, texte établi et traduit par Jean Humbert, Les Belles Lettres, coll. des « Universités de France », 1951, p. 79.

4 Claudel, Œuvre poétique, éd. de Jacques Petit, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 132-133.

5 Ajax, édition établie par Alphonse Dain, traduction de Paul Mazon, Les Belles Lettres, coll. des « Universités de France », 1965.

6 Pindare, Pythiques, édition et traduction d’Aimé Puech, Les Belles Lettres, coll. des « Universités de France », 1955, p. 29.

7 Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1969, rééd. coll. « Idées/NRF », p. 157-160.

8 Régis Boyer, La Religion des anciens Scandinaves, Payot, 1981, p. 201 et suiv.

9 Aimé Césaire, Moi, laminaire…, Éd. Du Seuil, 1982, p. 36.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.