Précédent Suivant

Nouvelle critique, nouvelle aventure

p. 11-13


Texte intégral

1Il est sans doute aussi abusif de parler de « nouvelle critique », aujourd’hui, que de « nouveau roman ». Les deux expressions se ressemblent trop pour que l’une n’ait pas été calquée sur l’autre. « Nouvelle critique » devint à la mode surtout quand Raymond Picard, en 1965, lança le pamphlet Nouvelle critique ou nouvelle imposture dans la collection « Libertés » des Éditions Jean-Jacques Pauvert. Le chroniqueur de La Revue de Paris y voyait un « Pearl Harbour de la nouvelle critique », et le journaliste de Pariscope, habitué à parler de spectacles impressionnants, félicitait Raymond Picard de « tordre le cou à la nouvelle critique et proprement décapiter un certain nombre d’imposteurs, parmi lesquels M. Roland Barthes ».

2Barthes, on le sait, décida de se défendre, et vigoureusement, contre une attaque qu’il n’avait pas prévue. Dès les premières lignes de Critique et vérité, en 1966, il faisait observer que ce qu’on appelle « nouvelle critique » ne date pas d’aujourd’hui. Dès la Libération, « une certaine révision de notre littérature classique a été entreprise au contact de philosophies nouvelles, par des critiques fort différents et au gré de monographies diverses qui ont fini par couvrir l’ensemble de nos auteurs, de Montaigne à Proust ». Il y eut donc une ancienne nouvelle critique, comme il existe sans doute, après 1966, une nouvelle nouvelle critique. L’accumulation des épithètes ne change rien à l’affaire.

3Curieusement, l’ancienne critique n’est pas la seule à faire l’historique de la nouvelle critique et à en dégager les différentes orientations. L’accélération vers un nouveau toujours plus nouveau (on a connu aussi, après 1960, un « nouveau nouveau roman », répertorié comme tel par Jean Ricardou) suppose un sens du progrès que bien des positivistes auraient pu envier à notre avant-garde. Barthes lui-même, en naturaliste à la recherche d’une classification, retenait quatre grandes familles correspondant aux idéologies différentes auxquelles se serait frottée la nouvelle critique : l’existentialisme, le marxisme, la psychanalyse, le structuralisme. Dominique Noguez trouva cette taxinomie commode et la reprit en 1968 à la fin du volume collectif issu d’une décade de Cerisy-la-Salle, consacrée en septembre 1966 aux Chemins actuels de la critique. Il crut devoir la modifier un peu, renonçant à l’existentialisme au profit de la critique thématique. L’existentialisme était pourtant à l’origine d’un courant critique illustré entre autres par Claude-Edmonde Magny et par Sartre lui-même. Serge Doubrovsky en était l’héritier dans Pourquoi la nouvelle critique ? (1966). La critique thématique, née dans le sillage de Gaston Bachelard, réunissait des critiques de grand talent, tels Georges Poulet, Jean-Pierre Richard ou Jean Starobinski, sans qu’aucun se laissât enfermer dans une formule figée.

4Sans doute était-il alors trop tôt pour introduire une tendance critique, diffuse depuis longtemps, comme les précédentes, mais encore inorganisée : la mythocritique, puisque tel est son nom, vint allonger la liste des néologismes après 1970, à un moment où les esprits s’étaient déjà calmés et où la question de la « nouvelle critique » était moins brûlante. C’est pourquoi elle passa presque inaperçue. Son promoteur était un philosophe aussi, Gilbert Durand (1921-2012). Mais l’inlassable animateur du Centre de Recherche sur l’Imaginaire exerçait surtout son influence sur ceux qui, régulièrement ou à l’occasion, venaient au séminaire ou aux colloques organisés à Chambéry puis à Grenoble. Ce fut et c’est toujours le lieu de discussions passionnées, de relations interdisciplinaires vraies, et d’amitiés fécondes. Jamais on n’assista à la constitution d’une mythocritique. J’essaie de montrer plus loin (« Mythocritique et mythanalyse ») que Gilbert Durand ne laisse émerger le terme qu’assez tard, assez rarement, et qu’il lui crée même un concurrent, d’ailleurs ancien. Par la suite, des professeurs de littérature, Simone Vierne et Danièle Chauvin entre autres, ont volontiers parlé de mythocritique, et presque toujours pour rendre hommage à Gilbert Durand1.

5Je serais ingrat si je ne rappelais pas ici ma dette à l’égard du CRI et de celui qui en fut pendant longtemps le directeur2. J’ai participé quelquefois aux colloques de Grenoble et de Chambéry. J’ai été associé au groupe de recherches coordonnées (GRECO) qui est venu l’élargir. Je ne suis pourtant pas un disciple de Gilbert Durand. Je suis sans doute trop naturellement indépendant pour cela. Je me suis senti attiré aussi, à partir de 1970, par l’étude des mythes en littérature. C’était une manière pour moi de retrouver les études grecques et les études latines, dont depuis longtemps mes maîtres m’avaient donné le goût. C’était l’occasion de rappeler que la littérature comparée est impossible si elle se coupe de ses racines antiques. C’était aussi une réponse à l’appel des sciences humaines auquel, à cette date, il était difficile de rester insensible. Je ne sais si j’ai engagé mon être dans cette aventure ; mais j’y ai engagé ma curiosité.

6Plusieurs fois, au cours des années qui ont suivi, j’ai eu le sentiment, en étudiant certains textes, qu’un autre regard pouvait être porté sur eux si on considérait avec une attention plus soutenue les éléments mythiques qu’ils contiennent. À cette recherche, j’ai été tenté, à mon tour, de donner le nom de « mythocritique ». Je l’emploie prudemment, même s’il s’étale, comme je l’ai voulu, sur la couverture de ce livre. Cette recherche est une autre aventure, dans laquelle je n’ai voulu entraîner personne et où je désire éviter l’écueil du dogmatisme. C’est pourquoi, au lieu de présenter un traité, que je suis bien incapable d’écrire, ou même l’une de ces « Introductions » qui prennent l’aspect de manifestes, je me suis contenté de rassembler des textes écrits, au cours de ma carrière universitaire, et au hasard des circonstances. Toutes ces études ne sont pas de mythocritique pure. Peut-on imaginer une stricte obédience à des règles qui n’existent pas ? Ces essais hésitent entre un désir de rigueur et le goût de la liberté. S’ils tournent autour de la notion de mythe littéraire, ils ne retiennent parfois qu’une notation fugitive.

7Barthes, dans Critique et vérité, écrit que « passer de la lecture à la critique, c’est changer de désir, c’est désirer non plus l’œuvre, mais son propre langage ». J’espère ne pas me tromper sur moi-même en disant qu’un tel narcissisme m’est étranger. Je ne conçois de critique, donc de mythocritique, si l’on veut, qu’au service de l’œuvre et comme un autre mode de la lecture. Et je serais plutôt tenté de penser, comme Maurice Blanchot dans Lautréamont et Sade, que le propre de la « parole critique » est qu’« en se réalisant elle disparaît ».

Notes de bas de page

1 Voir en particulier Questions de mythocritique, Imago, 2005, ouvrage en forme de dictionnaire, coordonné par Danièle Chauvin, André Siganos et Philippe Walter.

2 Le CRI est devenu à date récente le laboratoire ISA (Imaginaire et Socio-Anthropologie).

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.