Le théâtre au miroir du mythe d’Amphitryon
p. 103-108
Texte intégral
1L’intérêt extraordinaire des dramaturges pour le mythe d’Amphitryon, ou plus exactement pour le scénario plautinien, ne saurait s’expliquer seulement par l’argument de cet hypotexte qui, précisément, reprenait des éléments hérités de l’épopée dont l’importance a été minorée au fil des temps. L’intérêt des hommes de théâtre pour ce mythe tient d’abord au fait que Plaute en a révélé les virtualités métathéâtrales, virtualités que les modernes ont ensuite réactualisées et poussées de plus en plus loin, intégrant dans leur réflexion l’idée que l’homme social est aussi un acteur et que l’identité est une identité de rôle.
2Deux expériences humaines qui intéressent le théâtre sont au cœur de cette histoire : la relation amoureuse et tout ce qu’elle engage d’imaginaire et donc de représentation de l’autre ; la perturbation de la règle identitaire fondamentale dont seule la phrase tautologique « Je suis Moi » peut rendre compte. Jupiter, en s’appliquant à être ce qu’il n’est pas, l’autre, Amphitryon, vit l’expérience schizophrénique de l’acteur trop troublé par son rôle, légèrement chez Molière, tragiquement chez Kleist ; Amphitryon et Sosie sont, eux, vidés de leur être pour avoir été dupliqués. Or l’espace théâtral est un des lieux privilégiés où peuvent être sollicitées ces expériences qui touchent de près à l’art même du théâtre, à sa pratique : imaginaire qui accepte la fiction et la nourrit, illusion de la représentation qui frappe les spectateurs et parfois les acteurs, véracité du mensonge, duplicité du langage (imputable entre autres au dédoublement incessant du destinataire : personnages auxquels le discours, par convention, s’adresse, et public), rencontre parfois confuse entre le comédien et son rôle, perte relative d’identité du spectateur que le spectacle arrache à ce qu’il est dès lors que l’illusion théâtrale fonctionne bien, et surtout jeu entre fiction et réalité : le jeu, au théâtre, devient une des données du mythe, un jeu mené d’abord par les dieux seuls, mais que les hommes n’ignorent pas non plus.
3Plaute, parce qu’il envisage le mythe dans une perspective comique et orientée par le jeu des dieux, ouvre une réflexion sur l’art de l’acteur et sur l’illusion comique, que contenait virtuellement l’exploitation dramatique de ce mythe gémellaire très spécifique. Jupiter et Amphitryon ne sont pas des jumeaux naturels, comme les Ménechmes. C’est Jupiter qui décide de devenir, par ruse, le jumeau d’Amphitryon et de s’approprier sa physionomie. Il reproduit ce qui existe déjà, se divertit, fait l’acteur. Jouer à la perfection l’époux d’Alcmène, devenir lui, pour qu’elle s’y méprenne et soit prise, prise et possédée, prise et grosse du futur héros que le destin veut voir naître. Jouer le mari et goûter aux saveurs d’un amour libre et permis, accéder à l’intimité d’une femme sans la poursuivre, sans la forcer, sans le frémissement ni la peur de l’adultère. Un rôle difficile que celui du mari, surtout en de certaines époques où l’on se mariait moins par goût que par convenance. C’est un rôle loin des séductions du jeune premier, de l’éternel amoureux, fringant et éloquent, toujours captivant les regards de la belle et du public, virevoltant, envoûtant et léger comme la naissance de l’amour. Un rôle très loin du Jupiter construit par la fable, protéiforme, insaisissable, invisible mais repérable, cygne gigantesque, serpent, taureau sorti des eaux, aigle prodigieux, toujours à l’image de quelque espèce, mais différent malgré tout ; un Jupiter animal et pris d’un désir muet qui n’a pas à se dire pour s’assouvir (Léda, Io et Danaé ont plus inspiré les peintres que les poètes) ; loin aussi du Jupiter politique, tout en puissance, de foudre armé, contemplant les foules en haut d’une nue, imposant ses lois, celui qu’on retrouve au finale de bien des Amphitryons, celui qui a enfin retrouvé un rôle à sa mesure.
4Le rôle de mari, au théâtre, est rarement un « rôle à effet », sauf dans la farce, et le Mercure de Molière ne manque pas de souligner que le choix du costume conjugal, « salutaire » ici, ne vaut qu’à titre exceptionnel car « Pareil déguisement serait pour ne rien faire » auprès de bien des belles, la « Figure d’un Mari » n’étant « pas partout un bon moyen de plaire » (prologue, v. 71-75). Mais en cette occasion, Jupiter n’a pas le choix : il doit emprunter le visage du mari ou renoncer à ses desseins ; il doit composer avec ses ardeurs, et jouer son rôle le plus difficile, celui qui le voue à la disparition, ne serait-ce que provisoirement. Le dieu pourtant ne court pas le « danger mortel de l’absorption » qu’évoque Jean Rousset1 à propos de Genest, le personnage comédien de Rotrou : le personnage d’Amphitryon ne peut phagocyter la personne de Jupiter, et les dénouements mettent en scène le retour de Jupiter à un autre rôle, lourd aussi de conventions et de contraintes, celui de maître des dieux.
5La perfection de son jeu et l’obédience première au personnage servent des fins pragmatiques : s’il veut créer l’illusion chez Alcmène et ceux qui l’entourent, s’il veut emporter l’adhésion de tous, jusqu’à supplanter son modèle partout, y compris en sa présence, devant les généraux, devant Alcmène même, Jupiter doit paraître le reflet exact de ce mari. Il doit produire, devant des yeux connaisseurs, le personnage qu’il construit de telle sorte qu’on ne soupçonne pas sa présence, et qu’on ne devine, ne voie, n’aime que le personnage. Le travail de représentation doit se faire oublier pour que l’illusion du personnage surgisse et perdure, pour que le plaisir du spectateur soit entier ; toute irruption de la réalité peut être fatale à l’illusion comique définie ici comme pleine efficacité de la représentation, conduisant le spectateur à prendre plaisir au spectacle et à ouvrir son imagination, à libérer sa sensibilité vers lui au lieu de s’en détourner. Cette adhésion provisoire du public à une fiction dépend de plusieurs types d’illusions, dont la plus puissante est celle que génère le langage articulé et gestuel. Or ce langage est porté par les comédiens. Ce sont eux les producteurs d’illusion, bien plus que tout ce qui les entoure. Difficile pour un acteur de jouer en deçà de lui-même, de se contenir pour ne pas percer hors du personnage. Le comédien doit accepter de rester masqué jusqu’au bout, sans transgresser la loi qui interdit l’émergence de son moi propre. Les prescriptions de l’abbé d’Aubignac sur le sujet s’accompagnent d’une analyse qui explique que toute rupture du contrat implicite noué entre le comédien et le spectateur provoque la confusion chez ce dernier, et le sentiment d’une sorte d’inconvenance :
On souffre bien qu’un Acteur s’interrompe quelquefois pour demander silence, parce que l’on conçoit aisément en ces rencontres, que c’est Bellerose ou Mondory qui parle, et non pas un Dieu ou un Roi ; sa voix, sa contenance et le sujet présent en donnent bien distinctement la connaissance. Mais quand un homme paraît à nos yeux avec le nom, l’habit, les paroles, le geste et les sentiments d’une autre personne qu’il représente, et qui porte des yeux à l’esprit une image tout autre que ce qu’il est, on ne le doit plus considérer, et il ne doit plus agir autrement, et son déguisement, doit faire imaginer véritable ce qu’il représente. C’est pourquoi tout ce qui retourne du déguisement à ce qu’il est en effet, le rend autre qu’il ne doit paraître, confond les pensées de ceux qui le regardent, et qui n’attendaient de lui que des choses convenables à la personne dont il avait pris l’apparence.2
6Ce texte apporte un éclairage indirect des plus suggestifs sur la scène fameuse de l’Amphitryon de Molière où Jupiter tente de séparer pour Alcmène le mari (personnage) et l’amant (lui-même). Le trouble d’Alcmène est d’autant plus vif qu’elle ne se sait pas dans le contexte d’une représentation, tandis que Jupiter, qui ne supporte plus l’enfermement dans son personnage, tente de franchir le Rubicon qu’est le rôle, et de se donner à lire à titre privé. Les deux scènes (acte I, sc. iii et acte II, sc. vi) qui réunissent Alcmène et son faux époux révèlent le malaise de celle-ci qui reste pourtant ferme dans ses répliques pour condamner ces « railleries » ambivalentes.
7La dimension comique de ces deux scènes tient aux efforts désespérés de ce comédien malgré lui pour obtenir une reconnaissance personnelle qu’on ne saurait lui donner. Jupiter n’est pas le seul à se sentir à l’étroit dans un rôle, car il n’est pas le seul à devoir exécuter une performance d’acteur codifiée devant un public. Mercure, lui aussi, doit interpréter, mais sans l’avoir choisi, un personnage ; or, d’un point de vue narcissique, cette transformation est ingrate.
8Quant aux humains, ils sont à la fois spectateurs inconscients d’une comédie qui leur est donnée, et acteurs plus ou moins consentants d’une comédie sociale dont la distribution a été faite depuis leur naissance. Chacun est en représentation de lui-même dans une société fortement hiérarchisée : homme, épouse, esclave, chacun doit tenir son rôle et respecter scrupuleusement les codes établis. Sortir du rang, sortir du rôle, c’est s’exposer au fouet, à la répudiation, à l’infamie. Chaque mot compte, chaque parole est pesée, évaluée : à chaque rôle social correspond un langage admis, derrière lequel chacun se retranche et surveille l’autre. Langage d’épouse vertueuse, langage d’homme d’honneur : derrière son masque, chacun refuse de se laisser voir pour ce qu’il est, ce qu’il sent. S’il n’y avait Jupiter, que la violence de son désir et de son amour-propre fait sortir du rôle, s’il n’y avait Sosie, que son absence de poids social libère de l’illusion du rôle, tout resterait figé. Jupiter et Sosie, le dieu et l’esclave, le tout-puissant et le vaurien, sont des êtres de métamorphose : chacun sait, à sa façon, qu’on ne peut se survivre que dans le changement, que toute vérité est multiple, que le langage est équivoque, que l’apparence est reine. Jupiter et Sosie ne sont qu’une succession de rôles et, peut-être, la permanence d’une conscience : mais au moins ils le savent.
Notes de bas de page
1 L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et sur le théâtre au xviie siècle, op. cit., p. 156.
2 La Pratique du théâtre [Paris, Antoine de Sommaville, 1657], édition de Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, 2001 : livre I, chap. vii, « Du mélange de la représentation avec la vérité de l’action théâtrale », p. 91-92.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’enfant-dieu et le poète
Culte et poétiques de l'enfance dans le roman italien du XXe siècle
Gilbert Bosetti
1997
Montagnes imaginées, montagnes représentées
Nouveaux discours sur la montagne, de l'Europe au Japon
André Siganos et Simone Vierne (dir.)
2000
Petit dictionnaire de mythologie populaire roumaine
Ion Taloș Anneliese Lecouteux et Claude Lecouteux (trad.)
2002
Le Sphinx et l’Abîme
Sphinx maritimes et énigmes romanesques dans Moby Dick et Les Travailleurs de la mer
Lise Revol-Marzouk
2008
Babel : ordre ou chaos ?
Nouveaux enjeux du mythe dans les œuvres de la Modernité littéraire
Sylvie Parizet
2010