Réécritures
p. 23-26
Texte intégral
1Pierre Bayle a été l’un des premiers à mettre en avant le caractère littéraire des mythes et à interroger le principe de variation à l’œuvre dans le processus de fabrication de la fable, processus qui, dans le cas de l’histoire théâtrale du mythe d’Amphitryon, a été lent parce que, jusqu’au xxe siècle, c’est la reproduction des structures dramatiques qui a prévalu. Dans son livre intitulé Fables, mythes, contes. L’esthétique de la fable et du fabuleux (1660-1724)1, Aurélia Gaillard précise le statut de la fable chez Bayle : le philosophe en dénonce le caractère invraisemblable, tout en lui reconnaissant un statut d’objet culturel. Il distingue clairement la grande fable (le mythe) de la petite fable (apologue) dont il admet les vertus pédagogiques. Son attaque la plus vive porte en réalité moins sur la Fable antique que sur le rapport des catholiques au fabuleux. Pour Aurélia Gaillard, le Dictionnaire de Bayle, dans sa troisième édition, consacre la « laïcisation » de la fable : elle n’est pour lui qu’un objet littéraire et non plus un prétexte à interprétation. Pierre Bayle souligne à plaisir les contradictions des fables dont il reprend le récit, ou plutôt les récits, car le problème est là : en matière de fable et de personnages antiques, il n’y a pas un texte, mais des textes qui se contredisent entre eux. Si à propos d’Alcmène, de Jupiter, d’Amphitryon, Bayle tente d’établir, dans le texte principal, une vulgate, une sorte de canevas narratif qui serait l’histoire de ces personnages, il détruit par la prolifération des notes toute possibilité de cohérence et de stabilité du récit. Le texte de référence n’existe pas, et la multiplicité des variantes semble faire de chaque mythe une chimère, un monstre insaisissable. Pas de texte sacré et fondateur, mais des assertions plurielles et tributaires des carences et de la subjectivité de leurs énonciateurs : « la plupart des auteurs modernes disent que » ; « on dit que » ; « d’autres disent que » ; « Diodore de Sicile remarque que » ; « Apollodore raconte que » ; « c’est ce qui fait dire à Pausanias que » ; « il y a bien des auteurs qui assurent que ». Dans l’article consacré à Alcmène, Bayle ajoute avec humour que chacun peut produire du discours sur le sujet, en d’autres termes, le réécrire, et prendre ainsi place dans la lignée des autorités : « Ceux qui se mettront à sa place pourront nous dire les pensées qu’il eut là-dessus », écrit-il à propos des sentiments éprouvés par Amphitryon lorsqu’il découvre que sa femme a passé la nuit avec un autre. Car on peut, on a pu, tout dire, y compris « des choses bien merveilleuses », à propos d’Alcmène et des autres. Ce qui choque Pierre Bayle, ce n’est pas l’inventivité humaine en fait de fable, c’est que des auteurs prennent au sérieux, commentent gravement, justifient, rationalisent ce qui n’appelle pas pareil traitement. C’est ainsi qu’il sourit des raisons trouvées par Diodore de Sicile pour expliquer que Jupiter ait voulu prendre la place du mari pour « être admis aux fonctions matrimoniales » :
Le même Historien observe que Jupiter en cette rencontre, ne fut point agité de cette passion lascive, qu’il avoit tant de fois sentie pour d’autres femmes, & qu’il n’eut pour but que de procréer un illustre enfant. C’est pourquoi il ne le fit point à la hâte, il y mit beaucoup de tems, trois nuits de suite. Nos Médecins se moqueroient de cette raison.2
2La critique de Bayle va parfois jusqu’au burlesque ; dans le passage suivant, qu’on trouve à la note d (qui développe avec érudition la question épineuse et scabreuse de savoir si Alcmène était vierge, déflorée ou enceinte au moment de la visite jupitérienne), Bayle s’en prend avec la même verve à Plaute et à sa traductrice et commentatrice du Grand Siècle, Mlle Le Fevre.
Dans la Comédie de Plaute les choses vont autrement. Amphitryon y laisse sa femme grosse en s’en allant à la guerre. Grand ragoût pour Jupiter ! Ce seroit bien pis si Plaute avoit observé l’unité de tems, comme le veut Mademoiselle le Fevre. Il faudroit dire en ce cas-là que Jupiter interrompit tout le cours de la nature en arrêtant le soleil, afin de se divertir plus long tems avec une femme grosse de deux enfans, & si proche de son terme que pour peu qu’il eût différé sa retraite, la sage femme auroit été obligée de lui dire, cedez-moi la place. C’est une facheuse alternative pour Plaute ; il faut ou que la piece dure plusieurs mois, ou qu’il fasse d’une femme toute prête d’accoucher de deux jumeaux, un des plus friands morceaux du monde pour le plus grand de tous les Monarques, & cela en supposant que ce maître des Dieux & des hommes a déjà produit l’un de ces jumeaux. Prenez bien garde que ce poëte ne feint pas que Jupiter se deguisa en Amphitryon pour venir en bon mari au secours d’Alcmene, pendant le travail d’enfant ; c’étoit la visite d’un homme bien amoureux.3
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