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Introduction

p. 11-21


Texte intégral

Amphitryon, mythe théâtral1

1Dans l’un des récits les plus anciens relatant la conception du héros Héraclès, Le Bouclier d’Hésiode, contemporain d’Homère, on apprend comment Zeus profita de la nuit pour se substituer à Amphitryon, en l’absence de ce dernier, dans le lit de son épouse Alcmène. Quand, dans l’Iliade et l’Odyssée, la belle mortelle est, rarement, évoquée par Homère, elle est réduite à un nom saisi dans la liste des aventures amoureuses attribuées à Zeus : le fait que le dieu emprunte l’apparence d’Amphitryon n’est pas signalé. Ces premiers éléments de récit qui font office, pour les modernes, d’origine textuelle de ce qui est devenu un mythe littéraire autonome, se focalisent sur la substitution d’un géniteur divin au mari. Amphitryon n’est pourtant pas totalement dépossédé de sa fonction de procréateur : chez Hésiode, il succède au dieu dans le lit d’Alcmène, d’où la double naissance d’Iphiclès et d’Héraclès. Deux enfants, distincts dans leurs capacités, naissent de cette superfétation2, différence dont se souvient encore Plaute3 lorsqu’il fait raconter par la servante Bromia comment le jeune Hercule étrangle les serpents envoyés par Héra juste après sa naissance.

2C’est alors le seul « effet de double4 » notable. La confusion d’Alcmène, sa méprise sur l’identité du visiteur nocturne, n’est, chez Hésiode, ni soulignée, ni expliquée. On peut chercher à rationaliser la chose en invoquant d’une part l’invisibilité du visiteur nocturne, et d’autre part l’inexpérience d’Alcmène qui, dans certaines versions, n’a pas encore consommé son mariage avec Amphitryon. Elle ne peut reconnaître ou méconnaître un homme avec qui elle n’a pas eu d’intimité physique. Mais l’essentiel est ailleurs, dans la reconnaissance de la puissance de Zeus qui peut féconder toute mortelle, et dans le processus de légitimation héroïque du fils qui naît de cette fécondation. La poésie épique vise à célébrer la mémoire du héros Héraclès, dont le culte est présent dans toute la Grèce antique5, en développant une stratégie de glorification pleinement cohérente : de la naissance à la mort, en passant par les épreuves imposées par Héra, c’est la force du héros et son caractère duel (énergie triomphante, folie meurtrière) qui sont mis en lumière. L’image finale est celle d’Héraclès, accueilli dans l’Olympe en époux de la fille d’Héra, Hébé, la jeunesse éternelle. Une image désormais arrêtée qui annule le temps humain et abolit l’épisode premier de la conception : Héraclès a rejoint les siens au panthéon des héros et des dieux, c’est-à-dire son père, Zeus, et sa mère symbolique, Héra, sans qui l’incroyable et douze fois répétée révélation du héros au monde n’aurait pu s’accomplir. L’épopée ne conçoit pas le drame en germe dans cette conception, inversant presque le rapport de filiation : Héraclès, devenu immortel par sa gloire, assure à ses parents humains une gloire secondaire – leur nom au moins a été sauvé de l’oubli. Pour les Modernes, dont Pierre Bayle, qui a consacré quelques articles aux protagonistes de cette histoire dans son Dictionnaire historique et critique, Amphitryon n’est d’ailleurs pas une figure autonome : « fils d’Alcée fils de Persée, est moins connu par ses exploits que par l’aventure d’Alcmene sa femme qui a servi de sujet aux poëtes comiques6 ». Cette entrée en matière, assez ironique, associe définitivement la gloire d’Amphitryon à sa mésaventure conjugale.

3Progressivement, les développements narratifs qu’a subis cette première séquence de la geste héracléenne, et surtout la dramatisation de l’épisode par les Tragiques grecs7 qui devaient explorer les conséquences de cette substitution sur le couple lui-même (colère d’Amphitryon découvrant qu’il a été devancé dans le lit de son épouse et volonté de la faire mourir), ont ajouté un élément qui deviendra essentiel dans les développements ultérieurs du mythe en littérature : Zeus, connu pour ses métamorphoses, avait pris la forme d’Amphitryon. Cela justifiait la confusion d’Alcmène, c’est-à-dire son incapacité à discerner une différence entre deux corps absolument identiques, et l’innocentait. Mais l’erreur d’Alcmène provoque un autre type de confusion, chez Amphitryon cette fois : confondant son épouse avec une femme adultère, il veut lui infliger le châtiment réservé aux femmes infidèles. Alcmène est sauvée in extremis par Zeus qui éteint le bûcher allumé pour la faire périr – tel était, suppose-t-on, le finale de la pièce d’Euripide, connue de Plaute. Eschyle, Sophocle, puis Euripide, portèrent chacun à la scène l’histoire d’Amphitryon et d’Alcmène, faisant, au moins chez Euripide, de la fureur jalouse et aveugle éprouvée par le mari le moteur de l’action tragique. On ne peut que déplorer la disparition de ces textes, qui nous laisse dans l’ignorance presque complète des premières dramatisations du mythe ; or le mythe littéraire d’Amphitryon doit son existence au processus de scénarisation tragique par lequel il cesse d’être un simple mythème de la geste héracléenne et devient un mythe autonome.

4C’est le théâtre qui a rendu possible la focalisation sur les conséquences immédiates et douloureuses d’une conception extraordinaire et leur inscription dans une causalité, une temporalité et un système relationnel humains. C’est par la scène que l’incipit de l’histoire du héros Héraclès s’ouvre sur une autre histoire, celle d’un couple confronté à une situation inintelligible pour les hommes qui fait que la vérité de l’un est mensonge pour l’autre. Le théâtre laisse émerger une voix qui n’est plus celle de la cité, qui n’est pas non plus la voix rêvée des dieux : la voix d’Amphitryon, un homme, un guerrier, un époux, à qui sont dérobés identité, paternité et pouvoir. De cette voix, autour d’elle, contre elle, vont naître d’autres voix qui parleront et rempliront la scène de leurs échos pendant des siècles. Le théâtre n’a en effet, depuis ces premiers essais dont on ne peut qu’imaginer les formes et les enjeux, plus cessé d’explorer les conséquences d’une substitution indécelable à l’œil nu et qui met à mal le principe même d’identité.

5On ne peut parler de mythe d’Amphitryon qu’à partir du moment où la substitution n’est plus envisagée dans la seule perspective des dieux, mais aussi dans celle des hommes qu’elle affecte dans leur intimité et leur relation aux autres. La fortune dramatique de ce mythe, qui est allée de pair avec un effacement progressif, mais pas total, de la figure du héros Héraclès dans les pièces de théâtre, s’explique par plusieurs complications de la fable qui ont fait sa spécificité. Le motif de la substitution simple est donc insuffisant et il faut y ajouter ce qui deviendra la donnée constitutive du mythe : Jupiter, pour prendre place dans le lit de l’épouse fidèle, doit usurper l’apparence corporelle d’Amphitryon, qui désormais abrite deux êtres différents.

6Pour Jean Mesnard, cette complication a été une « manière de greffer sur le mythe héroïque, à l’âge d’une civilisation plus affinée, une exaltation de l’amour conjugal, qui ne cessera de s’imposer aux créateurs successifs, y compris à Molière8 ». Les premières versions narratives décrivent les modalités d’une liaison voulue par le destin entre le Ciel et la terre : de l’union de Jupiter et de la mortelle élue doit naître un demi-dieu, un héros qui abattra les monstres menaçant l’espèce humaine. Au regard du projet qui anime Jupiter, la conception de cet enfant salvateur est de peu d’importance ; à peine choisit-il Alcmène ; elle lui est désignée par le destin ; d’amour, il n’est pas question, de jalousie non plus. Cette histoire intéresse l’ensemble de la communauté humaine et ses rapports aux dieux, elle n’engage pas encore des individus. L’événement appartient à la cité, à la mémoire collective – ce que représentera fort intelligemment Giraudoux à la fin de son Amphitryon 389 –, pas aux humains impliqués. Le poète jette un regard extérieur sur la fable qu’il récite à nouveau devant son public ; le dramaturge au contraire l’investit de l’intérieur, se coule dans chaque figure, lui donne parole et fait d’elle un personnage. L’usurpation de l’apparence du mari par Zeus et la crise identitaire qu’elle ouvre ont donc favorisé l’autonomisation du mythe qui s’est développé autour d’un questionnement psychologique et philosophique de la relation à l’autre, notamment au sein du couple amoureux, mais pas seulement.

7La réflexion sur la façon dont cette crise identitaire s’est approfondie et transformée au cours des siècles dans les réécritures de la pièce latine a été conduite il y a une trentaine d’années par Hans Robert Jauss, l’auteur d’un article remarquable sur l’histoire littéraire de ce mythe et qui a constitué l’un des socles intellectuels de notre réflexion. Jauss se focalise sur le caractère historique des représentations de l’identité et souligne les évolutions philosophiques qui ont nourri le questionnement identitaire à l’œuvre dans les réécritures modernes, en particulier les ruptures paradigmatiques provoquées par Descartes, puis Kant. Au début de son étude, il rappelle que ce mythe doit son extraordinaire vitalité au fait qu’il a intégré des motifs hétéronomes qui ont compliqué un scénario initial sans véritable originalité et l’ont doté d’un potentiel comique dont la dimension sociale n’était pas absente.

Le mythe d’Amphitryon n’offre pas de personnage aux contours dès l’origine parfaitement définis, il n’a pas de motif purement originel qui contiendrait déjà in nuce et permettrait de prévoir toutes les variantes ultérieures. […] L’histoire de la réception d’Amphitryon approfondit et enrichit un mythe initial assez grêle d’une manière imprévisible et qui souvent n’exclut pas un traitement même brutal. […] Il y a certes des mythes qui ont vu s’estomper leur identité et décroître l’énergie créatrice qu’ils recelaient, mais ici c’est tout le contraire. Le thème d’Amphitryon n’a acquis son originalité que par l’intégration d’éléments hétéronomes comme le motif du Double ou la relation maître-serviteur, ce qui lui a donné une actualité de plus en plus grande.10

8Ces éléments hétéronomes, du point de vue de l’élaboration du mythe littéraire, ne sont pas à considérer sous le seul aspect du motif annexe, voire annexé. Lorsqu’on considère les réécritures du mythe, de Plaute à Kleist compris, et parfois au-delà, on s’aperçoit que ces motifs sous-tendent la représentation de situations et d’actions qui se répètent de pièce en pièce, et à travers lesquelles a été progressivement transformé le questionnement de l’identité. Tous les textes de notre corpus présentent une forte parenté structurelle, la structure dramatique globale se maintenant de Plaute à Kleist, comme si pendant cette période, compte tenu des conditions sociales et historiques, le questionnement identitaire avait pu se reconduire, non pas à l’identique, mais en s’éprouvant à l’intérieur d’une structure forte et nécessaire. La capacité du mythe littéraire à s’actualiser à travers les siècles a donc dépendu durablement de l’ajout de ce que nous appellerons des invariants mytho-dramatiques, et l’on peut supposer, faute d’éléments prouvant le contraire, que Plaute est l’inventeur de certains de ces invariants.

9En déplaçant l’histoire d’Amphitryon dans le genre comique, Plaute ne peut plus s’appuyer sur les ressorts de la tragédie (vengeance, menace de mort pesant sur une innocente, délivrance par le deux ex machina), même s’il récupère tous ces ingrédients de la tragédie pour les détourner. Ce qui l’intéresse, c’est la substitution elle-même, comme action, et ses multiples conséquences sur le milieu où elle se produit, c’est le quiproquo et toutes les confusions et méprises qu’elle favorise et qui participent pleinement du jeu comique. La gémellité offre des possibilités qu’il a explorées dans Les Ménechmes, mais cette histoire de dieu présente un autre avantage : l’inégalité de situation et de connaissance entre les personnages. Face à un dieu masqué qui sait ce qu’il fait et pourquoi il le fait, il y a un homme qui ignore qu’un dieu a pris son apparence et le découvre à ses dépens. La comédie latine aime mettre aux prises des dupeurs et des dupés ; elle accorde aux esclaves, en particulier, le génie de la ruse, de la tromperie, de la manipulation, c’est-à-dire du jeu, de la fiction. L’esclave est si nécessaire que bien souvent il y en a plusieurs dans une même comédie : Plaute a donc fait en sorte qu’un dieu, Mercure, prenne l’apparence de l’indispensable esclave, Sosie. Sa mission, en ce qui concerne l’intrigue, sera de protéger les amours de Jupiter en barrant à Sosie, puis à Amphitryon, la porte de la maison ; mais sa véritable mission est purement comique : il s’agit de produire du jeu comique, de tout embrouiller à plaisir, les situations, les identités, les mots, etc., de créer chez les hommes la confusion la plus totale. Comme l’écrit Florence Dupont, « l’association de Jupiter et Mercure est motivée et construite par le fait que leur transformation en hommes a pour modèle un couple caractéristique du théâtre comique : le maître et son esclave11 ».

10Quelques siècles plus tard, en pleine époque baroque, époque fascinée par la métamorphose et l’instabilité des choses, Amphitryon fait, chez Rotrou, état de la confusion qu’il éprouve face à un monde dans lequel le principe d’unicité ne vaut plus et où tout se double, semblant se métamorphoser, se changer, où tous les repères se brouillent car tout paraît mélangé. Si la raison du personnage s’affole, c’est qu’il ne peut plus exercer sur le monde un jugement rationnel, ni opérer les distinctions sur lesquelles la pensée s’assure ; il ne sait plus où il est, où il en est, voire qui il est. Confondre les personnes, se tromper sur ce qu’elles sont, ne plus les re-connaître, douter de la raison d’autrui, et peut-être de la sienne, c’est faire l’expérience d’un état psychique particulier, qu’on appelle aussi, précisément, confusion. Notons que l’Amphitryon de Rotrou, dans un vers plein d’ironie involontaire, en appelle à Jupiter pour qu’il « termine » ces changements et « débrouille » ces mélanges – Jupiter qui est précisément l’instigateur de ces mélanges qui le perturbent tant, Jupiter dans lequel on peut aussi voir la figure d’un dramaturge plongeant ses créatures, non sans cruauté parfois, dans un désarroi comique pour qui le regarde de l’extérieur, mais douloureux pour qui l’éprouve. Le fait que plusieurs personnages revendiquent un même nom, le droit d’accès à un même lieu, à un même corps, à un même cœur, tout en étant dans une position diamétralement opposée (l’imposteur, comédien jouant un rôle, n’a ni le même rapport, ni les mêmes intentions en ce qui concerne autrui que celui qui n’est que lui-même et qui risque de n’être plus rien), est facteur de troubles, quiproquos et désordres, et l’histoire d’Amphitryon, telle que l’ont dramatisée Plaute et, après lui, bien des dramaturges parmi lesquels Molière (1668) et Kleist (1807), est propice à une mise en intrigue et en scène de multiples confusions au niveau du personnel dramatique.

11Mais on peut également aborder les choses du point de vue des effets recherchés par les textes/spectacles pour se demander ce que sont les stratégies créatrices de confusion adoptées par les dramaturges et ce qu’elles visent exactement : s’agit-il de faire en sorte que le spectateur confonde les personnages entre eux, faut-il l’amener à douter de ce qu’il voit, de ce qu’il comprend, de ce qu’il est ou croit être ? Le spectateur, en réalité, n’est pas dans la situation des personnages qui se heurtent à des doubles divins dont le discours et les actes transforment en chaos leur monde bien ordonné autour de certitudes commodes et rassurantes. Mis dans le secret des dieux, il jouit de la confusion des malheureux qui ne comprennent plus rien à rien. À travers cette histoire se (re)formule et se (re)dramatise la rencontre problématique, mais excitante, de deux mondes, le divin et l’humain, de deux états de connaissance, de deux rapports au temps, de deux lectures d’un même événement – le « point de vue » des deux groupes s’y développant avec une relative égalité sur la scène.

12Il y a aussi, lorsqu’on étudie l’élaboration et la transformation du mythe d’Amphitryon – et ce sera la spécificité de cette nouvelle étude d’un mythe qui a suscité plus encore de commentaires que de réécritures, que de pousser cette interrogation plus avant –, à s’interroger sur le privilège écrasant donné à la forme théâtrale jusqu’à la fin du xxe siècle qui a suscité enfin un roman12 – privilège tel qu’on devrait sans doute parler de mythe théâtral plus que de mythe littéraire à propos d’Amphitryon. La problématique identitaire, essentielle comme l’a montré Jauss, ne peut se déconnecter de la dimension métathéâtrale de ce mythe qui a été reconnue par les différents dramaturges pour être amplifiée, ou récusée. Le théâtre dont il sera question ici ne se réduit pas au seul jeu comique : les personnages, qu’ils portent un masque correspondant à leur identité d’emprunt ou qu’ils jouent le rôle que leur impose leur position dans la société, sont tous, à des degrés divers, les acteurs d’eux-mêmes, des acteurs « par obligation », dont on verra comment, chez Kleist, ils manifestent leur aspiration à plus de liberté en formulant, tels Sosie ou Alcmène, l’hypothèse d’un choix qui pourrait leur être laissé et qui leur permettrait d’échapper à l’enfermement dans un statut social ou une situation imposée.

13Depuis quatre cents ans, le mythe d’Amphitryon n’a pas quitté les planches et n’a cessé de s’y métamorphoser en revêtant des oripeaux mis au goût du jour, comme le constatait Jacques Voisine, l’un des premiers comparatistes13 à avoir travaillé sur ce mythe dans les années cinquante : « Adopté par les dramaturges dès la naissance du théâtre moderne à la fin du xve siècle, le thème des amours de Jupiter et d’Alcmène n’a guère connu d’éclipse depuis14. » Voisine, constate sans s’y arrêter la coïncidence de cette résurgence du mythe et de la naissance du théâtre moderne : la prise en compte d’un corpus plus large chronologiquement permet de mesurer à quel point la théâtralité inhérente à l’hypotexte plautinien a trouvé des échos dans bien des réécritures du mythe d’Amphitryon, qui sont aussi des représentations spéculaires et critiques des divers jeux de séduction qui s’engagent au théâtre. Le succès croissant du théâtre en Europe a sans doute favorisé la reprise du scénario plautinien, sa diffusion à l’intérieur d’un territoire de plus en plus vaste, et sa traduction, au sens large, dans de nouvelles langues et des dramaturgies différentes.

14Les débuts du théâtre occidental sont étroitement liés à la dramatisation de mythes déjà plus ou moins structurés à l’intérieur de narrations épiques, mais on observe au sein d’autres cultures des phénomènes semblables d’une recodification du mythe dans le langage dramatique. L’histoire du théâtre montre aussi que les mythes ont constamment nourri l’imaginaire des dramaturges, que ceux-ci les aient exploités littéralement ou symboliquement. La réussite de ce mythe particulier au théâtre, sa capacité à susciter constamment de nouvelles réécritures est d’abord la réussite d’un excellent scénario dont le prototype, du point de vue des Modernes, fut imaginé par Plaute il y a plus de deux mille ans. Le mythe d’Amphitryon n’existe pas hors de la « chaîne historique des œuvres15 » dramatiques qui le constitue ; il est tous ces avatars ensemble, le mot soulignant un paradoxe qui fait la difficulté et l’intérêt de ce type d’étude : l’objet promis de l’étude, le mythe d’Amphitryon, est fuyant, invisible ; seuls se manifestent ses avatars, ses formes d’emprunt, qui passent comme des ombres sans jamais révéler le visage originel. Mais le scénario minimal associé au nom d’Amphitryon a été fixé à peu près par l’« Argument » de l’Amphitryon de Plaute.

Ayant pris les traits d’Amphitryon pendant que ce dernier faisait la guerre contre les ennemis téléboéens, Jupiter s’est octroyé la jouissance d’Alcmène. Mercure revêt l’apparence de son esclave Sosie, lui aussi absent. Alcmène est dupe de cette machination (dolis). Après le retour des véritables Amphitryon et Sosie, les deux sont victimes d’une surprenante mystification (deluduntur). De là, querelle, dispute entre le mari et la femme, jusqu’à ce qu’au milieu du tonnerre, faisant entendre sa voix du haut du ciel, Jupiter avoue avoir commis l’adultère (Adulterum se Iuppiter confessus est).

15Ce résumé contient grosso modo les invariants dramatiques qu’on retrouve dans les textes écrits ultérieurement pour la scène jusqu’à Kleist ; mais il ne suit pas les récits poétiques, plus proches sans doute des origines mythiques, qui fonctionnent sur le trio adultère uniquement : Jupiter, Amphitryon, Alcmène. Or les personnages de Mercure et de Sosie se sont imposés constamment dans les œuvres théâtrales après Plaute : il semble que la substitution de Jupiter à Amphitryon auprès de sa femme, laquelle a été vouée à engendrer un héros salvateur, ne suffise pas à définir ce qu’est le mythe d’Amphitryon au théâtre, car le redoublement du dédoublement, qui a pris des formes diverses, a été perçu comme une nécessité par les dramaturges, au moins jusqu’au xxe siècle. Toute réflexion sur le mythe d’Amphitryon doit prendre en compte cette donne, non originelle, et rendre compte de sa théâtralité qui devient alors partie prenante du mythe, théâtralité qui tourne entre autres choses autour de la question de l’acteur, de celui qui joue à être ce qu’il n’est pas, perturbant sciemment, par jeu ou par intérêt, le rapport aux autres, mais aussi risquant, s’il se prend trop au jeu, de se perdre lui-même.

16Notre choix a été de prendre en compte un corpus réduit quantitativement, par rapport à un ensemble très vaste de réécritures16, mais aussi resserré du point de vue de la périodisation des réécritures modernes (1638-1807) et des genres envisagés17. Le choix de considérer la pièce de Plaute et quatre réécritures de celle-ci (Rotrou, Molière, Dryden et Kleist) pour procéder à une étude comparée fondée sur l’analyse des textes, obéit à plusieurs raisons. Ce corpus s’organise d’abord délibérément autour de l’Amphitryon de Molière (1668), avec deux pièces qui le précèdent et ont stimulé son écriture, et deux pièces, l’une anglaise, l’autre allemande, qui en sont directement inspirées. Nous voudrions ainsi mettre en lumière dans le détail des textes le fonctionnement de ce que Hans Robert Jauss a appelé le « polylogue des auteurs18 », projet qui nous conduira à observer comment, avant les temps modernes, s’est pratiquée la réécriture lorsque celle-ci procédait d’un texte théâtral et, en même temps, d’un mythe.

17Avec les réécritures de Rotrou et de Molière s’invente une manière particulière, une manière française, d’adapter la comédie antique à une dramaturgie et à une esthétique qui sont en train de se forger, de se fixer, et qui bientôt s’exporteront partout en Europe. Il m’a paru intéressant de comprendre pourquoi et comment un Anglais, puis un Allemand, se sont confrontés à une comédie, l’Amphitryon de Molière, présentée par Pierre Bayle comme la preuve du triomphe des Modernes sur les Anciens, pour en faire à chaque fois une œuvre pleinement originale en ce qui concerne la conception théâtrale et les enjeux moraux, philosophiques et esthétiques. Du point de vue de la réécriture, ces pièces témoignent d’une prise en compte des hypotextes complexe, qui se fait contre (mais aussi avec) des modèles culturellement forts, sinon dominants : le modèle antique et le modèle français.

18Arrêter le corpus au début du xixe siècle, c’est bien sûr ne pas considérer le très riche corpus des réécritures de ce mythe au xxe siècle, dont la pièce de Giraudoux, Amphitryon 38, ou celle de Georg Kaiser, Zweimal Amphitryon (qui retirent plus ou moins du jeu Sosie), ou encore le roman d’Ignacio Padilla, Anfitrión, qui invente une autre fable, tout en prenant en compte le mythe littéraire, textes dont nous reconnaissons l’importance mais qui relèvent de « procédures […] [gouvernant] la réécriture des mythes littéraires19 » très différentes et qui mériteraient un traitement, et donc un ouvrage spécifique, tant les ramifications de ces réécritures se sont compliquées au cours du dernier siècle, posant en particulier de façon aiguë la question du choix de(s) l’hypotexte(s), de l’intertextualité et de la transgénéricité.

19Le présent ouvrage s’organisera de la façon suivante : la première partie s’interrogera sur les principes et les modalités de la réécriture à l’œuvre dans les pièces de ce corpus pour préciser la notion d’invariant mytho-dramatique et examiner comment les thèmes et discours hérités de la tragédie ont été retravaillés par les modernes (le récit de bataille, la naissance du héros). La seconde partie examinera la dimension métathéâtrale de ces pièces, les dramatisations de ce mythe explorant à la fois les modalités et les difficultés du jeu comique assumé par les dieux, et la dimension sociale du jeu comique du côté des hommes. Enfin, nous observerons les efforts et épreuves auxquels les dramaturges ont soumis leurs personnages pour sortir d’une confusion menaçant les fondements mêmes de leur identité.

Notes de bas de page

1 Nous empruntons l’expression à Florence Dupont qui écrit que Plaute a « fait de la fable d’Amphitryon un “mythe” théâtral, comme Euripide l’avait fait de la légende de Penthée dans Les Bacchantes » (« Signification théâtrale du double dans l’Amphitryon de Plaute », Vita latina, no 150, 1998, p. 11).

2 Le caractère insolite de la naissance gémellaire a stimulé la production de mythes ou de croyances expliquant de telles naissances : « La dualité de naissance, insolite pour l’espèce humaine, induit l’hypothèse d’une procréation elle-même insolite ; procréation animale ou procréation divine, ou l’une et l’autre à la fois, ce qui est d’ailleurs parfaitement conciliable. Il suffit que l’animal soit une divinité ou que la divinité ait pris pour la circonstance une forme animale (c’est par exemple le mythe de Léda). Ou bien encore – dans des civilisations plus évoluées et d’un esprit plus malveillant – on dira que la gémellité est le fruit de l’adultère, d’une procréation par deux hommes. » (René Zazzo, Les Jumeaux, le couple et la personne [1960], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991, p. 344.)

3 Chez Plaute, Amphitryon aurait laissé sa femme enceinte en partant à la guerre.

4 Jean Mesnard, « Le dédoublement dans l’Amphitryon de Molière », dans Thèmes et genres littéraires aux xviie et xviiie siècles. Mélanges Jacques Truchet, Paris, PUF, 1992, p. 455.

5 Voir : Nicole Loraux, « Héraclès. Le héros, son bras, son destin », dans Yves Bonnefoy (dir.), Dictionnaire des Mythologies, 2 vol., Paris, Flammarion, 1981, p. 492-498 (Héraclès, dont le nom signifie « glorieux par Héra », serait le fils symbolique d’Héra, ce que suggère l’existence d’un bas-relief où la déesse lui donne le sein) ; Pierre Chuvin, La Mythologie grecque. Du premier homme à l’apothéose d’Héraclès [Paris, Fayard, 1992], Manchecourt, Flammarion, coll. « Champs », [1999] 2002, p. 341-376.

6 « Incipit » de l’article « Amphitryon », dans Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, R. Lerrs, 1697, t. I., p. 249.

7 La préhistoire de ce qui est devenu un mythe littéraire à travers ses réécritures théâtrales a été particulièrement étudiée par les philologues allemands. Nous renvoyons à l’article d’Ekkehard Stärk, « Die Geschichte des Amphitryonstoffes vor Plautus », dans Hans Herter (dir.), Rheinisches Museum für Philologie, Francfort-sur-le-Main, Johann David Sauerländer’s Verlag, 1982, p. 275-303, qui passe en revue tous les textes narratifs et dramatiques connus, le plus souvent par des fragments, qu’il compare aux représentations iconographiques recensées (vases), pour tenter de comprendre comment les différents éléments constitutifs du mythe se sont agglomérés avant Plaute. D’autres articles reviennent sur l’élaboration antique du mythe d’Amphitryon : Peter Szondi (« Fünfmal Amphitryon. Plautus, Molière, Kleist, Giraudoux, Kaiser », dans Lektüren und Lektionen, Francfort, Surhkamp Verlag, 1973, p. 153-184) ; Jean-Christian Dumont (« Amphitryon et le genre comique », Revue des Études latines, no 76, 1998, p. 116-125), lequel insiste sur la fragilité de certaines hypothèses (Eckard Lefèvre et Ekkehard Stärk) selon lesquelles Plaute se serait directement inspiré de l’Alcmène d’Euripide. Le débat reste vif parmi les spécialistes et nous ne prétendons pas le trancher.

8 « Le dédoublement dans l’Amphitryon de Molière », art. cité, p. 455.

9 Paris, Bernard Grasset, coll. « Les Cahiers verts », 1929. Les citations de la pièce ont été prises dans l’édition originale.

10 « L’interrogation du mythe et l’affirmation de l’identité dans l’histoire d’Amphitryon », dans Pour une herméneutique littéraire [1re édition originale 1982], traduction française de Maurice Jacob, Paris, Gallimard, 1988, p. 220.

11 « Signification théâtrale du double dans l’Amphitryon de Plaute », art. cité, p. 5.

12 Ignacio Padilla, Anfitrión, Madrid, Editorial Espasa Calpe, 2000, traduction française de Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, Amphitryon, Paris, Gallimard, 2001. Voir aussi Ariane Ferry, « Amphitryon, roman d’Ignacio Padilla (2000) : nouvelles mises en perspectives d’un mythe adapté et adopté par le théâtre européen », dans Michèle Guéret-Laferté et Daniel Mortier (dir.), D’un genre littéraire à l’autre, Rouen, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2008.

13 Nous nous associons pleinement à l’hommage que rend Jacques Body à ses travaux dans « Pour Alcmène », Revue de littérature comparée, no 301, 2002/1, p. 27-32.

14 « Amphitryon dans le théâtre européen de la Renaissance », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1954, p. 71.

15 Daniel Mortier, « Mythe littéraire et réécriture dans la double perspective de la création et de la réception », dans Chantal Foucrier et Daniel Mortier (dir.), L’Autre et le même. Pratiques de Réécritures, Rouen, Publications de l’université de Rouen, 2001, p. 105.

16 Nous proposons en annexe une liste de ces réécritures, non exhaustive, mais suffisante pour en mesurer la profusion. Un ouvrage tout récent permet de découvrir plus précisément un certain nombre de pièces importantes que nous n’abordons pas ici, celles notamment de Camões, de Georg Kaiser, de Peter Hacks, nous y renvoyons : Amphitryon ou : la question de l’Autre, textes choisis et présentés par Jean-Claude Margotton et Anne-Claire Huby-Gilson, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, coll. « Voix d’ailleurs », 2010.

17 Pour compléter l’approche exclusivement théâtrale que nous adoptons ici, le lecteur pourra se reporter à notre thèse (Amphitryon en ses avatars, Rouen, 2002, sous la direction de Daniel Mortier) : y étaient abordés des œuvres lyriques, les articles de quelques mythographes des xviie et xviiie siècles, deux ouvrages de gastronomie (Grimod de La Reynière, Brillat-Savarin) où celui que j’appelais l’« amphitryon » avec minuscule poursuivait d’autres aventures, le film de Jean-Luc Godard, Hélas pour moi, et le roman d’Ignacio Padilla.

18 « L’interrogation du mythe et l’affirmation de l’identité dans l’histoire d’Amphitryon », art. cité, p. 219.

19 Chantal Foucrier, Le Mythe littéraire de l’Atlantide (1800-1839. L’origine et la fin, Grenoble, Ellug, 2004, p. 26.

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