Conclusion. La tête fécondée et l’édifice poétique
p. 319-320
Texte intégral
1La figure du sphinx, évoquée par quatre fois explicitement dans Les Travailleurs de ta mer, n’a donc de cesse d’investir en secret le roman, faisant résurgence à chaque niveau de réalité, œuvres de la nature et constructions humaines, animaux et personnages. C’est que son ambivalence originelle, constituée du monument égyptien et du monstre hellénique, en fait la métaphore vivante de la conception hugolienne de l’énigme universelle. Caverne de la pieuvre, crâne d’hypocrite ou maison visionnée témoignent ainsi, tour à tour, de l’animation d’un édifice tête de mort par des vies fantomatiques. Les connotations changent, certes, de l’horreur sacrée aux terreurs fantasmatiques en passant par de diaboliques stratagèmes, mais la structure d’ensemble toujours demeure.
2Porté par la lecture analogique qui préside à cette interprétation du réel, le livre se constitue alors, à son tour, en expression et reflet de cette image. L’ambivalence sphinxiale trouve de fait une illustration poétique dans l’entrelacement de deux genres différents. Le récit sublime de la quête métaphysique, qui exclut à tout jamais le héros de la société des hommes pour le transfigurer en sphinx de granit, se mêle ainsi à l’histoire criminelle, où se révèlent, au cours d’une enquête policière, les abîmes obscurs de quelques monstres humains. Le roman se constitue en immense rhapsodie, textum fait de morceaux cousus, édifice formé de pierres éparses, plein de hiatus et de digressions, de changements de ton et de contrepoints. La résolution des énigmes criminelles, entre fantastique et humour, se greffe de la sorte sur la nécessaire insolubilité des énigmes universelles, laissant éclore, en marge de l’effroi du mystère, tout le plaisir du conte.
3Il faut alors, pour conclure, en revenir aux mots mêmes du poète, établissant, sous le patronage du sphinx et sous couvert d’englobement universel, l’identité entre le monument sépulcral et le monstre aux énigmes, entre l’édifice muet et le langage énigmatique :
Nous habitons du sphinx le lugubre édifice ;
Nous sommes, cœurs liés au morne piédestal,
Tous la fatale énigme et tous le mot fatal.1
4C’est ce lugubre édifice assurément, démultiplié en une infinité d’énigmes et de mots humains, que le roman, monument monstre, sphinx rhapsode aux ailes d’aigles, vient animer de ses métaphores mobiles et secrètes, « vol louche » à l’inquiétante, mais ô combien réjouissante, obliquité. Et c’est précisément cette animation clandestine du sépulcre par l’imaginaire textuel que donne à voir l’épisode de la maison visionnée, condensation immanente de figuration sphinxiale. Il en va, sans nul doute, de la constitution d’un mythe poétique, tout droit issu de la conscience de l’auteur — songeur du rocher des Proscrits ou de Hauteville House — ultime maison-sphinx « visionnée » par une multitude invisible d’ailes effarouchées, ultime tête fécondée par les mots de l’énigme, « passants mystérieux de l’âme ».
Notes de bas de page
1 « À Aug.V. », dans Les Contemplations, op. cit., p. 421.
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