11. Gilliatt entre Œdipe et sphinx
De l'anankè des choses à l’anankè du cœur
p. 241-273
Texte intégral
1Vainqueur de la nature-sphinx, Gilliatt s’apparente naturellement à Œdipe, appelant à rechercher, dans ses aventures maritimes, quelques traces mnémoniques de son ancêtre tragique. On trouve ainsi, dans la figure de l’homme d’esprit et du voyant de la nature, triomphant des forces obscures de l’univers, une représentation proprement hugolienne du légendaire vainqueur de l’énigme. Une telle interprétation révèle vite, à dire vrai, que l’identification entre les deux personnages ne se résume pas à la seule figuration de cette victoire. Si la deuxième partie du roman se plaît à réitérer, sous de multiples formes, l’épisode de l’énigme, c’est bien l’ensemble du destin de Gilliatt qui, de la première à la dernière page des Travailleurs de la mer, peut se relire à la lumière de la carrière œdipienne. Tout, de l’énigme des origines à l’exil final, paraît en effet destiné à souligner la nature profondément tragique de l’histoire de Gilliatt. Ses origines incertaines, son physique étrange, ses amours impossibles, son attachement à la « mer », sa peur des femmes, sa solitude et son exil permanents, font ainsi du conquérant de la Durande, à l’instar du vainqueur de la sphinx, un être contre-nature, échappant aux lois régulières de la société, niant les normes de l’idylle et de la réussite, pour apparaître enfin, aux yeux de tous, dans le moment même de sa victoire, comme une figure terrifiante, un véritable monstre, un autre sphinx.
2Il s’agit cependant, au-delà du principe commun d’identification à l’adversaire, de deux imaginaires distincts : quand Œdipe ne retrouve la sphinx sur sa route que comme une résurgence inconsciente, Gilliatt, préférant l'anankè des choses à l'anankè du cœur1, les abîmes naturels aux abîmes de l’âme, choisit de se fondre volontairement dans la mer. À la différence de l’auto-aveuglement du héros thébain, le suicide de Gilliatt demeure ainsi ambivalent, laissant planer une hésitation entre renoncement désespéré et apothéose mystique, entre pétrification muette et symbiose extatique. C’est que le retour de Gilliatt dans le grand Tout, fusion mythique entérinant son inadaptation à la société des hommes, illustre bien, une nouvelle fois, sous le double signe du sphinx égypto-hellénique, une question d’ordre conjointement métaphysique et métapoétique. Derrière l’énigme d’une présence divine, venant garantir la fusion heureuse du mage dans l’immanence, c’est l’avenir même de toute réécriture mythique, oscillant entre réitération pétrifiée de la forme antique et secrète libération romanesque, que pose le choix ultime de Gilliatt. Reprenons donc, pour le comprendre, l’ensemble du destin de ce héros, de la naissance à la mort, pour l’observer à la lumière de l’émergence sphinxiale.
Énigme des origines : la « mer patrie »
3C’est, en premier lieu, par la nature obscure de ses origines que se tisse l’identification de Gilliatt au héros thébain. Il n’est certes pas question ici de correspondance terme à terme, de similitude de détail ou de répétition à l’identique du mythe. Point de parricide ou d’inceste donc. Il s’agit plutôt de l’élaboration d’un cadre générique, fait d’absence du père et de filiation incertaine, d’exil et d’abandon, cadre qui, dans le contexte d’interprétation sphinxiale de la nature, dessine peu à peu, dans l’ombre du marin, la silhouette d’Œdipe. C’est de fait comme un immigré aux origines inconnues que Gilliatt arrive, enfant, à Guernesey. La femme qui l’accompagne, figure presque anonyme, dotée d’un nom dit « quelconque », place d’emblée son histoire sous le signe de l’énigme des origines. Énigme géographique, d’une part :
Elle était anglaise, à moins qu’elle ne fût française, (p. 629)
4Énigme plus proprement généalogique, d’autre part :
Elle vivait seule avec cet enfant qui était pour elle, selon les uns, un neveu, selon les autres un fils, selon les autres un petit-fils, selon les autres rien du tout. (p. 629)
5Le lieu de naissance comme les liens de parenté et de génération maternels sont ainsi pour Gilliatt chose obscure, l’apparentant, dès les origines, à une figure étrange, mystérieuse et déracinée. Quant au père de l’enfant, il s’avère totalement absent du texte, ne faisant pas même l’objet d’une mention. Gilliatt est ainsi, littéralement, un enfant sans père. Et s’il finit, avec le temps, par se persuader, après la mort de celle-ci, que la femme qui l’a élevé était bien sa mère, l’ensemble de son destin se déroule, fait notable dans le contexte œdipien, dans l’ignorance2 complète de son père. Il y a là, sinon un meurtre, du moins un effacement symbolique de la fonction paternelle particulièrement notable dans notre perspective.
6Cette incertitude originelle voue, par ailleurs, le marin, tel Œdipe, à la méfiance de ses concitoyens et à la solitude, nouvel exil au sein de l’île refuge. Dans un pays où l’étranger inquiète naturellement, on n’apprécie guère, en effet, les enfants sans racines :
Qu’est-ce que c’était que cette femme ? Et pourquoi cet enfant ? Les gens de pays n’aiment pas qu’il y ait des énigmes sur les étrangers, (p. 632)
7Et c’est ainsi que le jeune exilé devient naturellement objet de contes, récits pleins de mystère, où se compense, à grand renfort de superstitions et d’inventions fantaisistes, le néant originel de l’enfant. On prête de la sorte à la mère putative des amours monstrueuses, faisant de Gilliatt un marcou, produit surnaturel d’une femme et du diable. Et le fils de personne de se faire, à la faveur des récits populaires, fils du diable, pénétrant, par l’obscurité de ses origines, dans le monde des légendes.
8Il est, cependant, pour cet enfant sans père, pour cet exilé sans repère, une figure bienveillante prête à pallier le manque parental. Il s’agit de Lethierry, « père » de la galiote Durande, oncle de l’orpheline Déruchette, figure parentale de substitution, qui remplace, pour la jeune fille, tout à la fois « le père, et la mère » (p. 676) et qui s’accommoderait bien, à dire vrai, de jouer un tel rôle auprès de Gilliatt, en qui il voit un gendre et un successeur potentiel. « Ce puissant gabier basané et fauve, athlète de la mer » (p. 684), fiancé idéal qu’il destine dans ses rêves à sa fille comme à son bateau, ressemble assurément plus à Gilliatt, travailleur de la mer au hâle « presque nègre » et au profil de « barbare antique », qu’à Ebezener, jeune prêtre « blond, rose, frais, très fin » (p. 806) que finira par choisir Déruchette. Gilliatt et Lethierry ne laissent pas d’ailleurs d’entretenir d’étranges similitudes, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir ultérieurement. Qu’il suffise pour l’heure de rappeler que ce dernier, « matelot terrible », « intrépide aux sauvetages » (p. 652), laboureur de la mer, tout à la fois guernesiais, normand, anglais et français, doté ainsi d’une « patrie quadruple » et complexe, n’est pleinement lui-même, à l’instar de Gilliatt, que dans « sa grande patrie, l’océan3 ». Voilà qui, pour le moins, crée un lien de parenté certain entre le travailleur parvenu et l’ouvrier de la mer, tous deux issus d’une patrie commune, précisément la mer. Que Lethierry voit en Gilliatt un gendre potentiel constitue dans cette perspective une possibilité d’intégration familiale et sociale logique eu égard à leurs natures respectives. Tel Œdipe, Gilliatt pourrait bien s’être trouvé, en la personne de son beau-père idéal, un père d’adoption et d’exil plus vrai que nature.
9C’est précisément, en second lieu, autour de l’acquisition de cette ascendance particulière que se noue le destin œdipien de Gilliatt. C’est apparemment, en effet, pour gagner la main de Déruchette et le titre de gendre, promis par la jeune fille et par son oncle au sauveteur de la Durande, que le marin se lance dans la quête de la galiote. On retrouve dans cette aventure, cela a été montré à maintes reprises4, la structure fondamentale des mythes d’investiture royale, dont participe, entre autres, le mythe d’Œdipe. Il s’agit ainsi, rappelons-le, de faire accéder un personnage aux formes d’intégration initiatique essentielles, pouvoir social et sexualité, à l’issue d’une épreuve contre un monstre. Dans la forme la plus courante de ce type de mythe, c’est un roi qui ordonne l’épreuve, mettant en gage la main de sa fille. Il est remarquable à cet égard que l’aventure de Gilliatt présente une déviance comparable à celle d’Œdipe face à cette structure de référence. C’est ici l’oncle de Déruchette, père adoptif, ancien marin devenu notable, qui, en accord avec la jeune fille, la promet au sauveteur de la Durande. Dans l'Œdipe roi, on s’en souvient, c’est Créon, frère de la reine, ni roi ni père, qui engage cette dernière à épouser le vainqueur de la sphinx. On peut supposer dans cette perspective que le destin ultérieur de Créon, appelé à combiner, dans Antigone, les fonctions de roi et d’oncle, n’est pas étranger au rapprochement avec Lethierry. Toujours est-il que, considérée sous cet angle, la lutte de Gilliatt contre la nature en vue de délivrer la Durande, le faisant triompher tour à tour, conformément à l’imaginaire mythique que nous avons étudié en première partie de ce chapitre, d’une pieuvre-sphinx, de rochers-sphinx, d’une tempête-sphinx concrétion d’éléments sphinx, s’apparente à une démultiplication de la scène de l’énigme légendaire par laquelle Œdipe, libérant Thèbes du monstre questionneur, conquiert tout à la fois le trône de la Cité et la reine. Que cette succession d’épreuves, destinée à conférer à cet orphelin solitaire une patrie et une famille d’accueil, se fasse au prix d’un nouvel exil accentue encore l’identité entre Gilliatt et le fils de Laïos. L’intégration dans la société des hommes ne s’obtient, semble-t-il, qu’au prix d’un long voyage5, en une répétition notable du déracinement originel du héros.
Résolution : le mage et la mètis
10À présent que le cadre mythique présidant à la quête de Gilliatt est défini, il convient d’observer à la lumière de la légende œdipienne les conditions mêmes de la rencontre entre la nature-sphinx et le héros hugolien. Nouvelle plongée dans les abîmes naturels, pour recomposer l’épisode de l’énigme, en déplaçant le point de vue du monstre à son adversaire. Confronté à une nature-sphinx, posant, sous de multiples formes, l’éternel problème universel, Gilliatt ne laisse pas en effet d’endosser le rôle d’un nouvel Œdipe, héros de l’esprit et de la puissance intellectuelle plus que de la force physique6. Certes, les prouesses que réalise le personnage pour venir à bout des obstacles marins supposent, à première vue, un investissement physiologique que ne requiert pas la simple réponse à l’énigme de l’Homme. Qu’il lutte pour se libérer des strangulations de la pieuvre, des étranglements de la roche, des dévorations de la vague, de l’écrasement de la tempête, Gilliatt ne laisse pas de combattre le sphinx-nature dans un apparent corps à corps. Sa puissance physique n’a cependant rien d’extraordinaire. S’il multiplie les combats, cet Œdipe n’est assurément pas Hercule. Seulement il ajoute « à la force qui est physique, l’énergie, qui est morale » (p. 834), l’usage raisonné d’outils et d’armes, signe de progrès, la lucidité et la réflexion, signe d’intelligence. Gilliatt n’est-il pas surnommé le Malin ?
De taille ordinaire et de force ordinaire, il trouvait moyen, tant sa dextérité était inventive et puissante, de soulever des fardeaux de géant et d’accomplir des prodiges d’athlète, (p. 643)
11Cette intelligence le situe déjà, notons-le, dans une sorte d’hybridisme zoomorphe, digne des fables orientales, quelque part entre lion et singe :
Une fable de l’Inde dit : Un jour Brahmâ demanda à la Force : qui est plus fort que toi ? Elle répondit : l’Adresse. Un proverbe chinois dit : Que ne pourrait le lion, s’il était singe ? Gilliatt n’était ni lion, ni singe ; mais les choses qu’il faisait venaient à l’appui du proverbe chinois et de la fable hindoue.7 (p. 643)
12C’est que, ainsi que l’a fort justement noté Yves Vadé, « toute son épopée est une épopée de la mètis8 », illustrant les prouesses d’un être ingénieux et rusé, doté d’une intelligence pratique hors du commun, sachant se faire tour à tour matelot, menuisier, charron, calfat, forgeron, stratège. Et Gilliatt de montrer, tel Œdipe face à la sphinx, une présence d’esprit extraordinaire. Il n’est, pour se persuader de cette convergence mythique, que de relire les termes qui désignent l’attitude du héros. Gilliatt observe, médite, reconnaît, devine, prévoit, contemple, pense, songe, face à un univers doté d’idées sournoises, d’intentions suspectes, d’arrières-pensées calculatrices :
Cet être mystérieux qu’on nomme l’Océan ne pouvait rien avoir dans l’idée que Gilliatt ne le devinât.
13Bien plus, cette intelligence particulière s’avère intuitive, s’opposant, à l’instar de la présence d’esprit œdipienne, à toute forme de connaissance préalable. C’est ainsi, sans s’en douter, quasi naturellement, que Gilliatt refait, à trois siècles de distance, pour libérer la machine, le mécanisme du charpentier de Salbris. Et le voici, tel Œdipe qui résolvait les énigmes « par sa seule présence d’esprit » et « sans rien connaître des présages », devenu le « plagiaire inconscient de l’inconnu » (p. 866)9. Manière d’Ulysse assurément que ce marin doué de mètis, mais qui, confronté à l’énigme réitérée de la nature, se fait, plus subtilement, héros thébain.
14L’ensemble du combat de Gilliatt contre les éléments se résume alors à une série de questions pratiques auxquelles le héros répond, ici par une réflexion, là par une pensée, là encore par une idée. Il faut trouver un abri, Gilliatt songe et résout l’énigme :
Pour secourir l’épave, il fallait être hors d’elle.
Être à la fois hors de l’épave et près d’elle ; tel était le problème [...] :
Où trouver un abri dans de telles conditions ?
Gilliatt songea, (p. 832)
15Le bateau démonté, il faut libérer la machine. Gilliatt a une idée :
Ces préliminaires terminés, Gilliatt se trouva face à la difficulté suprême.
La question de la machine se posa.
[...]
Il semblait que Gilliatt fût au pied de ce mur : l’impossible.
Que faire ?
[...] Gilliatt avait son idée. (p. 862-863)
16Ce ne sont là que quelques exemples. Un jeu itératif de questions/réponses structure de fait la rencontre entre Gilliatt le Malin et la nature-sphinx, l’apparentant formellement à une répétition continuée de l’épisode de l’énigme légendaire. Quel abri pour le voyageur ? Une excroissance de la grande Douvre. Quel repas ? Le produit de la pêche. Comment récupérer la machine ? En utilisant le flux de la marée. Comment gérer le flux ? En construisant un bouclier. Comment lutter contre la tempête ? Contre la pieuvre ? Contre la voie d’eau ? Ainsi non seulement le contenu des chapitres mais encore le passage d’un chapitre à un autre10 obéissent à cette succession d’interrogations et de réponses rendant sensible, sur un plan linguistique, la répétition d’obstacles et de solutions qui conduit à la libération de la Durande. Tout découle, en effet, d’un premier constat et d’une question première :
La Durande était prisonnière des Douvres.
Comment la tirer de là ? (p. 822)
17La lutte de Gilliatt contre les éléments exposée dans la seconde partie du roman constitue bien, dans cette perspective, le centre mythique de l’œuvre, actualisant, conformément à la définition que propose André Jolles11 du mythe littéraire, la forme de question/réponse qui définit la rencontre de l’homme et de la nature infinie, paradigme que cristallise, en abyme, la rencontre mythique d’Œdipe et du sphinx.
18Il s’agit donc, au travers du destin de Gilliatt sur les Douvres, d’une réécriture remarquable de la scène légendaire. Pour puiser au fond sophocléen, celle-ci ne manque pas de se nourrir parallèlement de représentations plus proprement hugoliennes. C’est que cet être pensif en lutte contre le problème universel condense, en une identité complexe, les images de libération et de fusion propres aux véritables héros de l’humanité, scientifiques et prophètes de la nature, hommes révoltés et hommes sages, séditieux et mages. Il n’est, pour s’en persuader, que de relire l’épopée de Gilliatt à la lumière de l’intertexte poétique hugolien.
19Il en va, tout d’abord, de la révolte explicite du marin contre la fatalité naturelle qui l’opprime. En dépit de ses aspects primitifs et sauvages, c’est bien, en effet, à l’homme moderne, au révolutionnaire, au scientifique, à l’homme libéré par la technique et la praxis que s’apparente notre héros12. Ce voyageur de l’inconnu, dressé contre la tempête, arrachant un navire de l’abîme, cette force qui va, envers et contre tous les éléments marins, évoque le point céleste, figure de l’homme délivré de la superstition et des forces de la nature que met en scène le poème « Plein ciel » de La Légende des siècles13. De fait, ce poème, où est salué, sous l’égide de l’aéroscaphe, navire céleste, l’élan vertical du progrès humain, fait pendant à un autre poème, intitulé « Pleine mer14 », où la destruction d’un navire monstrueux, nommé le Léviathan, illustre l’oppressante barbarie des choses. On note d’ailleurs des échos quasi explicites entre « Plein ciel » et Les Travailleurs portant précisément sur l’opposition entre Œdipe, parangon de l’Homme intelligent, réponse ultime aux énigmes absconses, et la sphinx, figure de la nature tyrannique. C’est le cas notamment lorsque Gilliatt, qui se plaît à invectiver avec humour son adversaire, ordonne à l’éclair menaçant de lui tenir la chandelle :
Une zone de phosphore, rouge de la rougeur boréale, flottait [...] derrière les épaisseurs de nuage. Les largeurs de la pluie étaient lumineuses.
Ces clartés aidaient Gilliatt et le dirigeaient. Une fois il se tourna et dit à l’éclair : « Tiens-moi la chandelle. »
Il put, à cette lueur, exhausser la claire-voie d’avant, (p. 916)
20Le lecteur averti ne laisse pas de reconnaître dans cette image un des vers les plus expressifs de « Plein ciel », forgé à l’issue d’une strophe proche, en ses métaphores, de l’imaginaire des Travailleurs :
L’homme est d’abord monté sur la bête de somme ;
Puis sur le chariot que portent des essieux ;
Puis sur la frêle barque au mât ambitieux ;
Puis quand il a fallu vaincre l’écueil, la lame,
L’onde et l’ouragan, l’homme est monté sur la flamme ;
À présent l’immortel aspire à l’éternel ;
Il montait sur la mer, il monte sur le ciel.
L’homme force le sphinx à lui tenir la lampe.15
21Usant non sans ironie, dans la plus pure tradition de la mètis, des armes mêmes de son adversaire pour le combattre, Gilliatt s’apparente donc à un Œdipe moderne, esprit des lumières venant élucider, par l’humanisme triomphant de sa réponse au sphinx, les recoins sombres de l’obscurantisme. C’est donner là aux Douvres, avec leur H gigantesque et leur rocher de l’Homme, une nouvelle signification, non plus signature triomphante de l’auteur, mais, ce qui n’est pas loin, libération ostentatoire de la conscience humaine. Gilliatt rejoint ainsi, sur sa barricade de la mer, tous les révolutionnaires et les Gavroches de l’épopée hugolienne.
22Cette interprétation ne résume pas, loin s’en faut, la conception hugolienne de la rencontre thébaine et son irradiation dans le roman. Cet homme qui entrevoit l’horreur de l’abîme, ce pensif qui s’adresse tantôt à la nuée, tantôt à l’éclair, ce contemplatif, image de l’homme libéré, participe plus largement en effet d’un groupe d’êtres exceptionnels, doués d’une conscience hors du commun face au problème universel : les mages. Le terme apparaît d’ailleurs explicitement dans le texte, laissant apercevoir, derrière l’homme simple, l’image de quelque sage antique :
La solitude fait des gens à talents ou des idiots. Gilliatt s’offrait sous ces deux aspects. Par moments on lui voyait « l’air étonné » dont nous avons parlé, et on l’eût pris pour une brute. Dans d’autres instants, il avait on ne sait quel regard profond. L’antique Chaldée a eu de ces hommes-là ; à de certaines heures, l’opacité du pâtre devenait transparente et laissait voir le mage. (p. 643)
23L’homme révolté se double donc du mage, l’homme des Lumières du connaisseur des choses occultes. Et cet Œdipe de se faire, en ces moments, interprète des mystères sacrés de l’univers, déchiffreur des hiéroglyphes de la nature, prêtre-poète du grand sphinx. Il n’est, pour s’en persuader, que de relire une nouvelle fois l’épopée de Gilliatt à la lumière des Contemplations, et notamment du poème intitulé précisément « Les Mages ». On reconnaît d’abord notre héros, « voyant de la nature16 », dans ces êtres pensifs qui perçoivent, par leurs vision exceptionnelle, la vie cachée de l’univers :
Oui, grâce aux penseurs, à ces sages,
À ces fous qui disent : Je vois !
Les ténèbres sont des visages,
Le silence s’emplit de voix !17
24On le reconnaît également dans sa fonction de « belluaire18 », sorte d’Orphée « dompteur'19 » du grand félin nature, qui fait une « muselière à l’Océan20 » et « domestique la marée21 » :
Quelques-uns de ces inspirés
Acceptent l’étrange aventure
Des monts noirs et des bois sacrés ;
Ils vont aux Thébaïdes sombres,
Et là, blêmes dans les décombres,
Ils courbent le tigre fuyant,
L’hyène rampant sur le ventre,
L’océan, la montagne et l’antre,
Sous leur sacerdoce effrayant.22
25On le reconnaît enfin dans sa fonction obstétrique, qui lui fait délivrer la machine après ouverture du ventre de la Durande, figuration métaphorique de la résolution de l’énigme naturelle, réminiscence, en sa forme, de l’image chirurgicale qui accompagne les appels des Mages à Dieu :
Ils tirent de la créature
Dieu par l’esprit et le scalpel ;
Le grand caché de la nature
Vient hors de l’antre à leur appel ;
À leur voix l’ombre symbolique
Parle, le mystère s’explique,
La nuit est pleine d’yeux de lynx ;
Sortant de force, le problème
Ouvre les ténèbres lui-même,
Et l’énigme éventre le sphinx.23
26C’est que le contemplatif, confronté au grand livre cosmique, en bon ouvrier, ne laisse pas d’apporter sa pierre à l’édifice, écrivant à son tour « un chapitre du rituel universel24 », tout à la fois « explication du mystère » et « ouverture du tombeau25 ».
27On ne s’étonnera pas, pour finir, que ce héros, conjointement homme des Lumières et voyant de la nature, scientifique et prophète, s’apparente dans la lutte comme dans la victoire, aux mages évoqués dans les « Ténèbres » de La Légende des siècles. Ce poème, originellement intitulé — en sa troisième partie — « Le sphynx », et dont nous avons déjà cité un extrait, éclaire, en effet, d’un jour nouveau la fin du combat entre Gilliatt et la nature :
Le sombre sphinx Nature, accroupi sur la cime,
Rêve, pétrifiant de son regard d’abîme,
Le mage aux essors inouïs.
Tout le groupe pensif des blêmes Zoroastres,
Les guetteurs de soleil et les espions d’astres,
Les effarés, les éblouis,
Il semble à tout ce tas d’Œdipes qui frissonne
Que l’ouragan, clairon des nuages qui sonne,
La comète, horreur du voyant,
L’hiver, la mort, l’éclair, l’onde affreuse et vivante,
Tout ce que le mystère et l’ombre ont d’épouvante
Sorte de cet œil effrayant.
La nuit autour du sphinx roule tumultueuse.
Si l’on pouvait lever sa patte monstrueuse,
Que contemplèrent tour à tour
Newton, l’esprit d’hier, et l’antique Mercure,
Sous la paume sinistre et sous la griffe obscure
On trouverait ce mot : Amour.26
28On retrouve aisément dans ces mages éblouis par le sphinx nature, luttant de toutes leurs forces contre la pétrification et la terreur, les efforts inouïs de notre travailleur. On retrouve également dans leur souffrance celle-là même de Gilliatt à l’issue de la lutte. Terrassé par son dernier combat contre la voie d’eau, accablé par l’immensité, Gilliatt apparaît de fait foudroyé sur son rocher, immobile, sans vie, pétrifié, n’ayant pour seul recours que la prière :
Alors dans l’accablement de toute cette énormité inconnue, ne sachant plus ce qu’on lui voulait, se confrontant avec l’ombre, en présence de cette obscurité irréductible [...] il s’affaissa, il renonça, il se coucha tout de son long le dos sur la roche, la face aux étoiles, vaincu, et, joignant les mains devant la profondeur terrible, il cria dans l’immensité : « Grâce ! »
Terrassé par l’immensité, il la pria.
Il était là, seul dans cette nuit sur ce rocher au milieu de la mer, tombé d’épuisement, ressemblant à un foudroyé [...].
Il lui sembla qu’il se sentait se dissoudre dans le froid, dans la fatigue, dans l’impuissance, dans la prière, dans l’ombre, et ses yeux se fermèrent. (p. 954)
29Mais pour le voyant de la nature, il est « une oreille dans l’inconnu27 » et un mot de l’énigme. À celui qui, en désespoir de cause, l’interroge, le supplie et le prie, le sphinx répond parfois. Il s’agit, certes, comme dans « Ténèbres », de ces lettres de pierre inscrites sous sa patte dans l’attente d’un Champollion de passage, mais il s’agit aussi, à l’occasion, de l’oralisation même du Verbe divin, voix de l’énigme universelle adressée dans toute sa simplicité naturelle à l’homme de foi28. L’univers s’anime de fait en réponse aux supplications de Gilliatt et vient accueillir le malheureux de sa tendresse, dans un délicieux mélange de douces paroles et d’embrassades amoureuses. La chaleur du soleil « enveloppe » ainsi le corps de « l’homme nu » et le « caresse », la mer s’apaise et se fait « murmure de nourrice », le souffle revigorant du vent, « bouche » tiède, se fait sentir, les mouettes « parlent » et « becquètent ses lèvres »29. S’il n’est pas de mot inscrit dans la roche pour le travailleur de la mer, il est donc, pour le rescapé de l’engloutissement universel, pour le survivant de la bouche d’ombre, la douce mélopée d’une bouche aimante. L’épopée de Gilliatt renoue ainsi avec la dimension libératrice de la parole, souffle de chair et de vie arraché à la pétrification, victoire de l’oralité ailée sur les paroles de pierre30. C’est mieux encore qu’un vocable divin, fût-il « amour », gravé dans le granit d’un grand sphinx hiératique et muet. C’est une résolution de sa propre énigme prononcée par la voix d’une sphinx amoureuse et loquace. Gilliatt a triomphé du monstre, il a fait parler le sphinx silencieux. Il s’est fait aimer de la sphinx « étrangleuse » et « mangeuse d’hommes ». Sa victoire sur l’océan consacre ainsi la libération du langage, rendu à la puissance et à la séduction d’une mobilité volatile :
Gilliatt ouvrit les yeux.
Les oiseaux, contents et farouches, s’envolèrent, (p. 955)
Portrait du héros en monstre égypto-hellénique
30C’est donc en vainqueur du monstre que Gilliatt rentre à Guernesey, comme jadis Œdipe, ayant résolu l’énigme de la sphinx, arriva à Thèbes. Mais à l’instar du héros grec, sa victoire première, signe d’un destin hors du commun, loin de lui valoir la gloire politique et le bonheur familial escompté, a tôt fait de l’isoler de la société des hommes. Elle n’est qu’un leurre, une illusion de succès qui recèle, dans la récompense promise au vainqueur, mariage et pouvoir, une épreuve plus difficile encore. Cette inversion du triomphe héroïque en facteur d’exclusion civique constitue, après le mystère des origines et la lutte contre le monstre, le troisième point de convergence entre Gilliatt et Œdipe. L’un et l’autre se découvrent de fait, en raison même de leur victoire, aussi excentrés et monstrueux que l’être qu’ils ont vaincu. L’un et l’autre découvrent que l’énigme à valeur universelle qu’ils ont résolue en masque une autre, plus personnelle, plus intime et, cette fois, indépassable. Œdipe se heurte ainsi, après l’énigme de l’homme, à celle de ses origines, tandis que Gilliatt rencontre, après l'anankè des choses, la « fatalité intérieure, l'anankè suprême, le cœur humain31 ». Entre le parricide et l’inceste œdipiens d’une part, et l’amour impossible de Gilliatt pour Déruchette, d’autre part, se tisse de la sorte une série de liens aboutissant à des dénouements comparables. Automutilation et exil pour l’un, suicide et fusion élémentaire pour l’autre, c’est tout le rapport du héros mythique au monde profane qui se trouve questionné dans ce renversement de la victoire de l’esprit en échec social.
31Certes, Mess Lethierry, qui retrouve, avec la Durande, le désir de vivre, accueille le vainqueur en véritable fils, l’appelant explicitement de ce nom à deux reprises. Certes, conformément à sa promesse initiale, il s’engage à lui donner Déruchette en mariage. Mais les choses ne sont pas si simples. L’homme qui a combattu avec courage le monstre nature ne paraît pas avoir sa place dans la bonne société de Guernesey. À l’instar du héros grec, sa victoire extraordinaire sur la bête, aussi inattendue qu’inexplicable, le voue d’emblée à l’exclusion. Le principe même de toute initiation ne réside-t-il pas dans la traversée du miroir, dans l’identification à l’adversaire et la transformation du moi ? Ne faut-il pas, en d’autres termes — ceux-là mêmes du mythe — pour vaincre le monstre nature, l’attaquer sur son propre terrain, s’isoler et se faire monstre à son tour ? Ne faut-il pas, pour ce faire, avoir déjà quelque propension à la solitude et à l’étrangeté ? C’est du moins ce que suggère le destin particulier de Gilliatt comme son retour avorté dans la société insulaire.
32Avant même son départ, le combattant des éléments, encore anonyme, est déjà promis à un destin hors du commun :
L’homme qui tenterait cela serait plus qu’un héros. Ce serait un fou. Car dans de certaines entreprises disproportionnées où le surhumain semble nécessaire, la bravoure a au-dessus d’elle la démence. Et, en effet, après tout, se dévouer pour de la ferraille, ne serait-ce pas extravagant ? Non, personne n’irait aux rochers Douvres. On devait renoncer à la machine comme au reste. Le sauveteur qu’il fallait ne se présenterait point. Où trouver un tel homme ? (p. 799)
33Entre surhumain et démence, le sauveteur de la Durande, promis à une épreuve de solitude et de dénuement, n’est donc pas encore apparu, qu’il se positionne déjà aux confins de l’humanité. Nul étonnement à ce que Gilliatt, enfant sans parents, venu d’on ne sait où, être tout à la fois « sauvage » (p. 654) et « illuminé » (p. 647)32, hésitant entre l’animal fauve33 et le mage contemplatif34, s’engage dans un parcours qui l’exclut d’emblée de la société des hommes. C’est que, outre ses origines et son comportement ambivalent, entre bestialité et contemplation, entre sous-humain et surhumain, ses particularités physiques en font déjà une sorte de sphinx bicéphale, mêlant des traits animaux à une réminiscence de dieu égyptien. Ce pensif qui a dans le visage « quelque chose d’un barbare antique », avec « une oreille petite, délicate », les deux coins de la bouche tombant dans un sourire « amer », le front d’une « courbe noble et sereine », la prunelle franche et le hâle qui le fait « presque nègre » (p. 642643), — n’est pas sans évoquer, en effet, les représentations classiques du colosse de Gizeh, figure souveraine et hiératique, caractérisée par la morbidezza de sa lèvre inférieure35 et la fixité de son regard, figure à laquelle on a prêté précisément, au début du xixe siècle, des traits négroïdes36. On ne s’étonnera pas dans cette perspective que cette image, déformée par les esprits superstitieux de Guernesey, prenne l’aspect d’un monstre grotesque, hybride imaginaire associant au dieu égyptien Bès les dieux marins de la Grèce, sans compter le souvenir du Léviathan biblique, de l’hydre et de la pieuvre37 : le roi des Auxcriniers, parodie monstrueuse de souverain, avec son « front bas », son nez « camard », ses oreilles plates, sa barbe ruisselante et ses mains pleines de griffes. Issu d’un cauchemar hugolien38, ce roi bouffon associé à Gilliatt par quelque lien occulte, ne manque pas d’insérer d’emblée le héros dans un imaginaire mythique composite où se rencontrent, sous le signe du souverain terrifiant et du monstre grotesque, les imaginaires égyptien et hellénique.
34Cet étranger, qui est une énigme39, paraît donc bien, à l’instar d’Œdipe, destiné à se métamorphoser, aux yeux des Guernesiais, en sphinx d’un nouveau genre. La suite ne fait d’ailleurs que confirmer le caractère inhumain du personnage. Notons en premier lieu que Gilliatt, à la différence de ses prédécesseurs, ne s’installe pas sur le plateau du rocher de l’Homme pour combattre la nature. Déplacement topographique inattendu qui ne laisse pas, en même temps qu’il déménage notre héros sur la grande Douvres — l’une des deux têtes de l’écueil-sphinx bicéphale — de l’éloigner littéralement de l’Homme. Ainsi, alors même que le combat n’a pas encore commencé, le contenu réel de la réponse légendaire à l’énigme sphinxiale échappe déjà au personnage œdipien. La première nuit de Gilliatt sur l’écueil ne fait que confirmer cette évolution. Gilliatt, recouvert d’une peau de bête, s’allonge sur le rocher et s’endort, tandis que les oiseaux de mer, délogés de la Douvres, vont chercher un abri paradoxal sur l’Homme. Le ton est donné. La lutte de Gilliatt aura désormais pour effet de l’éloigner progressivement de l’humanité, au prix d’une métamorphose sphinxiale de plus en plus évidente. Ainsi les efforts répétés de Gilliatt, pour signer la victoire de la mètis humaine sur les forces obscures de la nature, ne manquent-ils pas, dans le même temps, d’identifier le personnage à une bête sauvage. « L’homme qui faisait ces choses était devenu effrayant » (p. 868), apprend-on incidemment. Les oiseaux, avec qui Gilliatt, en bon mage, entretient des rapports amicaux, s’y laissent d’ailleurs tromper :
Les oiseaux, de leur côté, ses cheveux étant hérissés et horribles et sa barbe longue, n’en avaient plus peur ; ce changement de figure les rassurait ; ils ne le trouvaient plus un homme et le croyaient une bête. (p. 869)
35Parallèlement à cette identification animale, la transfiguration sphinxiale de Gilliatt passe également, conformément à l’ambivalence originelle du mythe, par sa fusion avec la roche. Apparenté à la pieuvre, il se prend à ressembler, en vertu de la pétrification qui le gagne, à la caverne même de l’animal. Ainsi, en même temps qu’il travaille et s’approprie la matière de l’écueil, construisant son repaire et ses barricades, Gilliatt s’avère travaillé par les choses. Allongé sur le rocher dans son « fourreau de granit » (p. 83 8), avec une pierre pour oreiller, en loques, la barbe longue, écorché, il se confond petit à petit avec l’écueil, dans un mouvement conjoint de dissolution et de pétrification qu’a fort bien mis en évidence Muriel Moutet :
La faille qui passe entre les deux Douvres, le corridor, passe aussi en Gilliatt, ce qui rend compte de l’étrange vacance de son esprit. Il y a en quelque sorte, pour emprunter un vocabulaire deleuzien, un devenir-pierre, un devenir-écueil de Gilliatt (au « rocher l’Homme » correspond l’homme-rocher). Jeté dans l’interstice qui est « la loi de l’être », l’individu fait lui-même brèche : toute continuité subjective est perdue.40
36Cet Œdipe, animal sauvage se faisant homme-rocher, perdu en plein désert maritime, tout à la fois solitaire et contemplatif, n’est pas sans évoquer à son tour le colosse de Gizeh, rocher à tête humaine, au regard pensif émergeant du désert égyptien. On retrouve de la sorte, dans la structure même du héros confronté aux éléments, l’esthétique ambivalente qui sous-tend l’ensemble de la nature, oscillant entre chair et pierre, entre monstre et monument.
37S’il est bestial et minéral dans le moment de la lutte, c’est toutefois au retour de Gilliatt parmi la société des hommes qu’apparaît au grand jour son excentricité sphinxiale. L’être nu, dépouillé, les yeux rouges, la barbe longue, qui surgit sous les yeux stupéfaits des habitants de Guernesey ressemble, plus que jamais, à un monstre, roi des Auxcriniers ou pieuvre, homme assurément mâtiné d’animal :
Gilliatt était hideux.
Il était tel qu’il était sorti, le matin même, de l’écueil Douvres, en haillons, les coudes percés, la barbe longue, les cheveux hérissés, les yeux brûlés et rouges, la face écorchée, les poings saignants ; il avait les pieds nus. Quelques-unes des pustules de la pieuvre étaient encore visible sur ses bras velus, (p. 987)
38La dernière phrase, suffisamment ambiguë, souligne l’identification du héros à son adversaire. Velu, recouvert de pustules, Gilliatt est devenu, à son tour, monstre tentaculaire. Même Lethierry, seul à le trouver beau dans sa victoire, voulant le complimenter, entérine involontairement sa métamorphose, admirant, en même temps que ses épaules, « ses pattes » (p. 987). Quant à Déruchette, elle s’évanouit de terreur devant « ce monstre déclaré son mari » (p. 1007). Elle lui préférera naturellement Ebezener, tout à la fois clergyman et gentleman.
D’Œdipe à l’œdipe
39Tout se passe donc comme si la tendre embrassade qui avait salué sur les Douvres la victoire du marin, signe de la participation harmonieuse de son âme à l’univers, lui interdisait pour toujours de plus humaines relations, et notamment l’alliance avec Déruchette. L’homme qui sait vaincre, sans auxiliaire, par sa seule présence d’esprit, les monstres aux énigmes, celui qui affronte et surmonte le problème universel, se révèle ainsi fondamentalement monstre d’un nouveau genre, condamné à l’exclusion des liens humains en général, et de l’amour des femmes en particulier. Voilà qui intrigue pour le moins un lecteur moderne. Privé de parents en son origine, d’auxiliaire dans la lutte et d’amour dans la victoire, ce solitaire ne dissimulerait-il pas quelque faille intime ? Érigée en paradigme structural, l’anomie constitutive de Gilliatt invite ainsi à en explorer l’âme, substituant les abîmes psychiques aux abîmes naturels, l’inconscient à l’Inconnu, pour reconnaître, derrière l’Œdipe tragique, quelque préfiguration de son avatar freudien.
40Enfant sans père, lié à une femme qu’il décide être sa mère, Gilliatt vit depuis toujours dans l’incapacité radicale de nouer la moindre liaison amoureuse. Il est hanté, le texte a soin de le souligner, par la peur du féminin :
Qu’était-ce que les femmes pour Gilliatt ? Lui-même n’aurait pu le dire. Quand il en rencontrait une, il lui faisait peur et il en avait peur. Il ne parlait à une femme qu’à la dernière extrémité. Il n’avait jamais été « le galant » d’aucune campagnarde. Quand il était seul dans un chemin et qu’il voyait une femme venir vers lui, il enjambait une clôture de courtil ou se fourrait dans une broussaille et s’en allait. Il évitait même les vieilles, (p. 691)
41Cette peur recèle, on le comprend vite, une terreur profonde de la sexualité et du désir :
Il s’aperçut qu’une femme nue lui faisait horreur, (p. 695)
42Une telle horreur du féminin ne peut que repousser le héros, à l’instar du modèle légendaire hellénique, du côté de sa mère et de l’interdit incestueux. C’est d’ailleurs dans cette perspective particulière que s’inscrit d’emblée sa rencontre avec Déruchette. Vision éthérée apparue, symboliquement, un matin de Noël, pour donner, dans toute la pureté d’un enfantement virginal, vie à Gilliatt par l’inscription de son nom sur la neige, la jeune fille ne saurait être, aux yeux du marin, qu’une femme intouchable. Mais que le désir surgisse, que l’envie se précise, et la femme, objet d’attrait sexuel, fait surgir par contrepoint, chez cet Œdipe de la mer, l’image maternelle. Nous n’en voulons pour preuve que la longue songerie qui suit cette apparition, aboutissant à une complète régression infantile :
En se réveillant il songea à Déruchette, et il eut contre elle une violente colère ; il regretta de ne plus être petit, parce qu’il irait jeter des pierres dans ses carreaux.
Puis il pensa que, s’il était petit, il aurait sa mère, et il se mit à pleurer. (p. 693)
43La femme désirée et la mère interdite se confondent ainsi en un même rêve impossible.
44On comprend mieux dès lors la destinée promise au héros. Dans la perspective d’une exégèse de type psychanalytique, la lutte de Gilliatt contre la pieuvre s’apparente, en effet, à une manière de résistance aux pulsions sexuelles interdites. Gilliatt apprend de la sorte, en explorant une caverne sous-marine au symbolisme utérin plus que patent, que les divinités féminines aperçues en rêve, cachées dans les antres de la mer, prennent, quand elles vous touchent et vous enlacent, l’aspect de monstres dévorants et constricteurs. L’interdit transforme la relation incestueuse, regressio in uterum, en risque fatal. On trouve ainsi dans la pieuvre, ce monstre féminin « qui a ses amours », flottant dans une mer caressante et sournoise, comme une exemplification romanesque de l’analyse que proposera plus tard Carl Gustav Jung, faisant de la sphinx une figuration terrifiante de l'imago parentale41. Selon le psychiatre suisse, la sphinx participe en effet, rappelons-le, des représentations thériomorphes des instincts, qui, chez l’enfant, ne se distinguent pas de la volonté parentale. Elle est une « imago maternelle », la personnification formelle de la mère terrible ou dévorante. Le caractère hybride de la figure illustre alors l’opposition entre le désir d’inceste, incarné dans la partie féminine et attirante de la sphinx, et le refoulement de ce désir dans l’inconscient, représenté par la partie animale et effrayante du monstre. La sphinx renoue de la sorte avec sa nature originelle de cauchemar opprimant, consacrant l’analogie étymologique entre l’étrangleuse et l’angoisse (sphingein : resserrer, étreindre ; angustia : étroitesse, lieu resserré). À n’en pas douter la pieuvre, démon constricteur, dévorant et étouffant, apparue en lieu et place d’une déesse idéale, participe de cet imaginaire. Mais l’analyse n’en reste pas là. Jung pressent, par ailleurs, qu’une figure virile se dissimule derrière la sphinx. Cette mère terrifiante présente de fait, par sa toute-puissance même, des attributs masculins. L’imago maternelle voile l’imago paternelle. Assumant l’ambiguïté sexuelle de ses origines, dans la lignée de l’androgyne romantique, la sphinx incarne donc l’image de la mère phallique, parent archaïque, figure omnipotente qui, dans l’imaginaire enfantin, préexiste à la distinction des genres. Le mélange de cruauté et de volupté propre à la sphinx en général, et à la pieuvre-sphinx des Travailleurs en particulier, trouve ainsi, en définitive, une signification dans l’exégèse psychanalytique. Elle est la condensation du parricide et de l’inceste. La mort par décapitation que Gilliatt inflige à l’animal ne laisse pas de prendre sens dans cette perspective. Tout à la fois pieuvre et poulpe, mâle et femelle, embrassante et agressive, ce « démon de la mer », figure archaïque de la mère phallique, se trouve comme castré, de manière spectaculaire, par un héros conjointement Persée et Œdipe. On ne s’étonnera pas, pour finir, que cette préfiguration des représentations inconscientes, placée sous le signe du mythe, prenne vie, chez Victor Hugo, dans une caverne en forme de crâne. La revendication de la libération imaginaire et poétique que nous soulignions plus haut se double assurément ici d’une libération fantasmatique que l’auteur, en bon interprète du réel, place dans les profondeurs d’un cerveau. On ne saurait préparer plus clairement la transfiguration psychanalytique de l’Œdipe tragique en complexe d’Œdipe.
Suicide sphinxial
45La gestion œdipienne des relations amoureuses de Gilliatt ne s’arrête pas à son combat victorieux contre le poulpe. Le temps du mythe passé, il convient d’en revenir à de plus prosaïques confrontations. Or s’il accepte, avec les figures de la mer, de faire face au désir fantasmatique, Gilliatt se maintient, en revanche, dans un prudent retrait face aux femmes réelles. Le lecteur sent bien, à dire vrai, que Déruchette pourrait se faire à son tour, au prix d’une inversion des signes (virginité, airs de « fauvette », chant d’oiseau, ailes d’ange, pattes de mouche, sourire adorable mais dangereux42), pieuvre-sphinx menaçante sur la route du héros. Il n’est pour s’en persuader que de comparer son apparition sous les yeux de Gilliatt, qui l’observe, au retour de son aventure maritime, caché dans un recoin du mur des Bravées, à la divinité féminine que ce même Gilliatt avait imaginée dans la caverne sous-marine en lieu et place de la pieuvre43. Cette « nudité céleste éternellement pensive », « apparition, évoquée par la rêverie », qui se « recomposait d’elle-même », avec son « front baigné d’aube », sa « chevelure dénouée », sa pâleur, cette « blancheur vivante et debout », cette « statue de l’idéal », « cette grâce née des flots » qu’est la divinité rêvée de la caverne sous-marine annonce assurément en effet Déruchette, aperçue parmi « les étoiles pâles », avec son air mélancolique, « son œil pensif », son « bonnet dénoué », « ses mains de statue », sa robe « de ces nuances que la nuit fait blanches », « grâce » plutôt que « déesse », où « quelque chose qui flotte » vient se mêler à la posture statuaire. Il est notable à cet égard que Gilliatt se trouve si près d’elle que c’en est « terrible » et se sente expirer à sa vue, tandis que chante mélodieusement le rossignol44.
46Mais la métamorphose de Déruchette en monstre n’a pas lieu, pas plus d’ailleurs que sa réduction définitive à un simple rêve de pierre, à tous inaccessible. Gilliatt n’approche pas plus près l’objet de son désir de peur de le profaner et de ternir son image innocente. C’est donc lui, en définitive, qui demeure terré dans l’anfractuosité de son repaire, recoin de muraille recouvert d’une végétation fantasque, comme une autre pieuvre dans sa grotte, comme un autre sphinx sur son rocher :
Il retrouva sa pierre, sa ronce, toujours le mur aussi bas, toujours l’angle aussi obscur, et, comme une bête rentrée au trou, glissant plutôt que marchant, il se blottit. Une fois assis, il ne fit plus un mouvement. Il regarda, (p. 972)
47Il faut certes encore quelques chapitres pour que Gilliatt entérine sa décision et annonce son renoncement à la société des hommes et à l’amour. Il faut que Lethierry se fasse intransigeant, il faut qu’Ebezener, refusé par l’oncle, menace de partir, il faut que Déruchette, au désespoir, hésite une dernière fois entre étreinte et pétrification, entre entrelacements de pieuvre et regard fixe de noyée, entre désir dévorant et retrait mélancolique, entre sphinx hellénique et sphinx égyptisant :
Et, se pressant contre lui, elle lui croisa ses dix doigts derrière le cou, comme pour faire de ses bras enlacés un lien à Ebezener et de ses mains jointes une prière à Dieu.
Il dénoua cette étreinte délicate qui résista tant qu’elle put.
Déruchette tomba assise sur une saillie de roche couverte de lierre, relevant d’un geste machinal la manche de sa robe jusqu’au coude, montrant son charmant bras nu avec une clarté noyée et blême dans ses yeux fixes, (p. 997)
48Alors Gilliatt se résigne, renonce à prendre femme, donne Déruchette à Ebezener et leur confie sa malle fauve. Il libère ainsi la jeune fille tout à la fois de la mélancolie statuaire du renoncement affectif et de la monstruosité dévorante du désir interdit, écueils extrêmes de la relation amoureuse comme de la représentation sphinxiale. Déruchette peut alors retrouver le sourire, s’animer et aimer en toute innocence. C’est Gilliatt qui revêt seul, et pour toujours, le masque de sphinx. « On n’est pas impunément le songeur des lieux solitaires » (p. 942) apprenait-on au livre IV. Gilliatt, Œdipe de la mer, finit en effet comme il a commencé, exclu, isolé, abandonné sur son rocher, tout à la fois animal sauvage et statue contemplative, transfiguré par son suicide, une dernière fois, en sphinx de pierre. Ultime étape du destin œdipien de Gilliatt que sa mort.
49Il est, non loin des Douvres, tout près du Bû de la Rue où réside le marin, une roche particulière, sorte de chaise naturelle taillée dans le granit, lieu de songerie où l’on accède aisément à marée basse, mais qui se fait prison fatale dès que l’eau monte : la chaise Gild-Holm-’Ur. C’est là, dans cet espace qui assume, à l’instar des autres lieux du roman, la fonction ambivalente de refuge et de sépulcre, que Gilliatt décide de quitter définitivement la société des hommes, pour consommer son union avec la nature et rentrer à tout jamais dans la mer. Ce lieu, choisi par le héros pour son ultime exil, puise, on ne s’en étonnera plus, à un double imaginaire, où se dessine, derrière la convergence des métaphores égyptisantes et féminines, les caractéristiques de l’ambivalence sphinxiale. Cette chaise est creusée, en premier lieu, dans une roche nommée Corne de la Bête, définie tour à tour comme une « sorte de pyramide » (p. 650) ou comme un « gros obélisque de granit debout au milieu de la mer » (p. 1012), hésitation qui, tout en prouvant la souplesse des métaphores hugoliennes, entérine le caractère délibérément égyptisant de l’image. Mais cette froide assise de granit, à l’instar d’une femme, a ses tentations maléfiques, ses charmes trompeurs, ses délices fatales. « La caresse de la brise et du flot », « la rondeur de l’océan », la « jouissance45 » de la contemplation, font que c’est une « volupté » de s’y endormir dans « l’assoupissement de l’extase » (p. 651). Et l’on se retrouve ainsi, à son réveil, enveloppé par l’eau qui a monté, perdu par ce plaisir même auquel on s’est adonné. Figuration de la fatalité du désir assurément que cette roche où la songerie contemplative se mue en sommeil éternel :
En de certains lieux, en de certaines heures, regarder la mer est un poison.
C’est comme, quelquefois, regarder une femme, (p. 651)
50La chaise Gild-Holm-’Ur, aux allures de monument sépulcral égyptien, ne craint donc pas de prendre également des aspects de monstre hellénique, chimère traître, sphinx mensongère, qui vient vous endormir, comme le vent qui vous caresse là, « avec un doux et ténébreux battement d’aile » (p. 650). Le narrateur hésite d’ailleurs, pour en expliquer le nom celte, entre deux étymologies particulièrement significatives. Pour les anciens habitants de Guernesey, l’appellation Gild-Holm-’Ur, également orthographiée Kidormur, désigne précisément le caractère sépulcral de l’endroit : Qui-dort-meurt. Mais pour quelque celtisant, elle est aussi liée à l’imaginaire des volatiles, se faisant Halte-de-troupe-d’oiseaux46. Entre les deux, « on est », bien sûr, « libre de choisir » (p. 651)...
51Cette première ambivalence de la roche choisie par Gilliatt comme ultime demeure en redouble, à dire vrai, une seconde. Conformément à la structure d’identité et d’emboîtement qui définit l’ensemble du roman, la polyvalence du lieu rejaillit sur son habitant. Hésitant entre édifice pharaonique et monstre chimérique, la chaise Gild-Holm-’Ur confirme ainsi, au moment même de sa mort, la double nature égypto-hellénique de Gilliatt, entérinant la métamorphose ultime de cet Œdipe en sphinx d’un nouveau genre.
52Il en va, en premier lieu, de la notion même de suicide qui puise au souvenir de la figure grecque. Pour s’apparenter, en sa quête d’un exil, au vainqueur légendaire de la poseuse d’énigme, Gilliatt ne laisse pas en effet, en poussant la logique d’exclusion à son extrême, de ressembler à son adversaire. C’est que son geste d’autodestruction, radical et définitif, ne lui permet pas d’envisager, à l’instar du héros thébain, un retour ultime dans la société des hommes. Il n’y aura jamais, pour ce travailleur de la mer, de lien politique ou amoureux, de cité ou de famille d’accueil, de terre d’exil. Il n’y aura pas pour lui, en d’autres termes, ceux-là mêmes de la légende œdipienne, de repos à Colone après l’errance47. La mer, rien que la mer. Entrer dans l’âge patriarchal, se limiter au destin circonscrit des hommes, idylle et conformisme social, renoncer à la mer, voilà assurément ce que ne saurait faire Gilliatt qui préfère, en se mêlant aux flots, en rester aux âges mythiques, tout près des héros et des monstres. Il est naturel, dans cette perspective, qu’il finisse, comme Ino, comme les sirènes, noyé, en un geste volontaire, dans l’océan. Il n’est certes pas la question de précipitation, bien au contraire. L’engloutissement de Gilliatt, nous y reviendrons, n’est pas une déchéance, mais une apothéose. Point de chute donc : Gilliatt ne se jette pas dans l’eau, mais attend que la mer monte à lui, après avoir grimpé sur la Chaise Gild-Holm-’Ur. Comme le monstre hellénique pourtant, Gilliatt choisit de mourir par un renoncement à ses capacités naturelles de défense. Ainsi, de même que la sphinx se précipite dans le vide sans user de ses ailes légendaires, de même Gilliatt le Malin, homme de la mètis et de la lucidité, qui a coutume de venir songer sur cette chaise sans se laisser surprendre par la marée, suspend volontairement sa vigilance et se laisse gagner par la montée des flots. C’est donc ici comme une autre sphinx privée d’ailes que le travailleur de la mer renonce aux qualités qui le rattachaient au monde des humains. Cette identité n’est pas anodine. Derrière la figure grecque, le suicide de Gilliatt dessine la forme aptère de son homologue égyptien, immobile et muet colosse de pierre.
53Il faut considérer en effet, en second lieu, l’esthétique de la pétrification qui accompagne le suicide du héros. Le rescapé du rocher de l’Homme, s’asseyant sur la chaise de granit pour y demeurer à jamais, se fait homme de pierre, comme en atteste l’exclamation de Déruchette, involontairement ambiguë : « Il semblerait qu’il y a un homme dans le rocher » (p. 1015). Un homme dans le rocher, c’est la définition même d’une statue anthropomorphe que propose, sans s’en douter, la jeune fille. Le contexte égyptisant peut dès lors nourrir l’image, identifiant le suicidé à un colosse pharaonique. « Immobile » sur son assise de pierre, avec « pour siège le granit usé et arrondi par l’écume, pour accoudoirs deux anfractuosités qui semblaient faites exprès, pour dossier toute la haute muraille verticale du rocher » (p. 651), ayant « l’escarpement derrière son dos et l’océan sous ses pieds » (p. 1013), contemplant d’un « œil fixe » (p. 1016) le désert maritime où se dessine seule la voile du Cashmere, « sorte d’obélisque blanc décroissant à l’horizon » (p. 1015), Gilliatt n’est pas sans évoquer ces rois sculptés sur leur trône dans les sables de l’Égypte.
54Une lecture attentive du roman permet alors de donner, en même temps qu’une forme référentielle, une profondeur mythique à cette métamorphose égyptisante du héros. De ces colosses de granit sur leurs assises de pierre, les plus célèbres sont assurément les deux statues du temple d’Aménophis III, dans la Thèbes égyptienne. Soumises à l’avancée des sables, elles sont couramment baignées par les flots du Nil, qui les recouvrent partiellement en période de crue. À n’en pas douter, les représentations, coutumières à l’époque (fig. 9), de ces deux colosses émergeant du fleuve sur leur chaise de granit ont nourri l’imaginaire hugolien de la chaise Gild-Holm-’Ur, se mêlant aux diverses légendes celtiques et normandes condensées dans cette figure48. Pour qui n’en serait pas persuadé, le texte propose, sous couvert d’une autre roche légendaire, un indice de poids. Il s’agit de la pierre dénommée Roque qui Chante, située, elle aussi, à Guernesey :
Cette pierre est fort à surveiller. On ne sait ce qu’elle fait là. On y entend chanter un coq qu’on ne voit pas, chose extrêmement désagréable. Ensuite il est avéré qu’elle a été mise dans ce courtil par les sarragousets qui sont la même chose que les sins. (p. 633-634)
55Or cette étrange Roque qui Chante avec son cri de coq, donnant lieu à toute sorte de récits fantastiques, ne laisse pas d’évoquer en retour les légendes qui entourent précisément l’une des deux statues d’Aménophis III. On se souvient que l’un de ces colosses, émettant, en raison d’une fracture due à une secousse tellurique, un son aux premiers rayons du soleil, avait été apparenté par les Grecs à une statue de Memnon, roi éthiopien fils de l’Aurore, mort en combattant Achille, censé venir, chaque matin — pour ainsi dire, au chant du coq — saluer sa mère de ses lamentations. La présence de la Roque qui Chante à proximité de la Chaise Gild-Holm-’Ur sert dans cette perspective l’identification de Gilliatt, héros égypto-hellénique au hâle de nègre, pétrifié sur un rocher granitique baigné par les flots, à la statue légendaire de Memnon. Le fait est d’autant plus notable que Gilliatt, interrogé un jour sur sa volonté de se marier, s’est de lui-même apparenté à ladite pierre :
Un jour, pour l’éprouver, et peut-être aussi pour lui faire une avance [...], une fille dit à Gilliatt : « Quand donc prendrez-vous femme ? » Il répondit : « Je prendrai femme quand la Roque qui Chante prendra homme. » (p. 633)
56Si Gilliatt peut s’assimiler, sur le plan de la sexualité, à la Roque qui Chante, rocher étrange source des légendes locales, il peut tout aussi bien s’apparenter, comme le prouve sa mort, à la statue de Memnon, colosse de granit se noyant dans les flots du Nil. La condensation mythique est portée ici à son comble, l’orphelin exilé, véritable Œdipe de la mer, s’identifiant à un autre héros de légende grecque, fils pleurant quotidiennement l’arrachement à sa mère, imaginé sous les traits d’un monument égyptien sis, comme il se doit, dans une ville de Thèbes au nom plus que significatif. On ne saurait figurer avec plus de richesse l’identité à tout jamais mythique de Gilliatt.
57Il y a plus encore. Ce détour par le colosse de Memnon, transposition égyptisante de l’Œdipe grec, ne laisse pas de nous ramener, pour finir, à la figure du sphinx égyptien. Tacite situait déjà, on s’en souvient, la statue du fils d’Aurore près des pyramides, ouvrant de la sorte la voie à une identification explicite, à la Renaissance, entre le grand sphinx de Gizeh et le colosse de Thèbes49. Or, à y regarder de plus près, l’évocation de la fin de Gilliatt, pour se nourrir de l’imaginaire du dernier, ne manque pas de puiser également à celui du premier. Il en va tout d’abord de ce flot marin qui monte lentement, ne laissant dépasser, à terme, que la tête du héros :
On ne voyait plus que sa tête.
La mer montait avec une douceur sinistre, (p. 1016)
58Le contexte égyptisant, associé à l’évocation œdipienne, permet assurément d’évoquer, derrière cette tête émergeant seule du désert marin, le chef gigantesque de la statue de Chéphren, apparemment posée sur les sables de Gizeh. Il en va également, dans une perspective intratextuelle notable, de la correspondance entre l’attitude contemplative de Gilliatt, mesurable à la concentration de son œil, et l’évocation de la prunelle sphinxiale conférée par Hugo à la caverne de la pieuvre. L’un et l’autre regards évoquent, en effet, par un jeu d’oxymores lumineuses, la coïncidentia oppositorum, source d’horreur sacrée, indice identifiable d’une présence divine immanente :
Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu’on peut voir sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait de l’inexprimable. Ce regard contenait toute la quantité d’apaisement que laisse le rêve non réalisé ; c’était l’acceptation lugubre d’un autre accomplissement. Une fuite d’étoile doit être suivie par des regards pareils. De moment en moment, l’obscurité céleste se faisait sous ce sourcil dont le rayon visuel demeurait fixé à un point de l’espace. En même temps que l’eau infinie autour du rocher Gild-Holm-’Ur, l’immense tranquillité de l’ombre montait dans l’œil profond de Gilliatt. (p. 1017)
59Après le gouffre d’en bas, caverne sépulcre où Gilliatt échappe de près à l’engloutissement, le héros choisit donc de se fondre lui-même dans l’infini cosmique, laissant monter à lui le flot, dans un engloutissement qui est aussi une élévation. Gilliatt le Malin, le visionnaire, s’apparente ainsi, jusque dans la mort, aux « Mages », ces
... têtes fécondées
Vers qui monte et croît pas à pas
L’océan confus des idées.50
60Apothéose du moi que cette dissolution de l’être dans l’immanence, où le retrait du bonheur humain coïncide avec l’absorption dans le mystère universel, quand la différence irréductible d’un Œdipe se mue en transfiguration sphinxiale, signe d’une adhésion fondamentale aux forces du destin, indice d’une confiance sereine dans la cohérence du monde, dans l’espoir, encore, d’un « autre accomplissement ».
Ultime énigme : Memnon décadent ou apothéose mythique ?
61Né d’une inscription dans la neige51, lettres éphémères écrites dans une eau blanche cristallisée par le froid, Gilliatt finit donc pétrifié, disparaissant dans l’infini des flots océaniques52. Il n’a existé que le temps d’un récit, avant de se soustraire, de lui-même, à l’histoire sociale comme à l’histoire romanesque, pour se pérenniser dans une apothéose mythique et mystique. On ne saurait nier, dans cette perspective, que cette fin trace les contours d’un problème, où la figure du sphinx répond aux interrogations tout à la fois métaphysiques et métapoétiques d’une époque. Il n’est, pour s’en persuader, que d’observer le silence et le vide croissants qui accompagnent la mort de Gilliatt. À mesure que les flots montent en effet, l’univers se pétrifie et le monde se fait muet autour de lui. Tout se passe alors comme si le caractère égyptisant de cette mort retirait au texte, en même temps que les ailes de la sphinx, la polyphonie et la polymorphie métaphoriques qui en sont la transposition esthétique. Tandis que s’éloignent Déruchette et Ebezener, oiseaux entrelacés, anges embrassés, l’obélisque blanc du Cashmere vient ainsi se substituer aux papillons blancs qui se promenaient auparavant sur la mer53, en une pétrification notable de la figure de l’imaginaire et de Psyché. Quelques oiseaux volent certes encore, reconnaissant sans doute l’homme des Douvres, tentant peut-être de l’avertir. Ils jettent à Gilliatt quelques « derniers petits cris », puis plus un son n’est mentionné. Seul demeure alors « l’inexprimable » inscrit dans la prunelle tragique et calme du suicidé. On se prend alors à penser que le renoncement de Gilliatt, laissant s’enfuir le navire clos de l’idylle et de la société pour disparaître à jamais, annonce la mort d’un monde mythique, dont les êtres, devenus anachroniques et déplacés, seraient condamnés à l’enfouissement. Gilliatt, Memnon-sphinx s’enlisant au soleil couchant, s’apparenterait dans cette perspective au poète décadent de Baudelaire, « vieux sphinx ignoré du monde insoucieux » et « dont l’humeur farouche ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche »54. Il annoncerait aussi cet enlisement dans les sables du grand sphinx de Flaubert, incapable de s’accoupler à la Chimère amoureuse et traçant sans relâche des alphabets incompréhensibles sur le sable55. Il annoncerait, encore, la disparition en fin de siècle de ce voyageur du temps lancé par H. G. Wells sur les traces d’un grand sphinx blanc, puis condamné à disparaître à tout jamais dans un univers de néant, non sans avoir aperçu le vol d’un ultime papillon blanc56. Il préfigurerait, enfin, le cadavre d’Arthur Gordon Pym, rigidifié pour l’éternité contre Le Sphinx des glaces de Jules Verne57. On ne saurait nier, donc, que la transfiguration finale de Gilliatt en colosse de pierre, en dépit de son caractère ascensionnel, ne prépare en quelque manière ces diverses représentations du déclin de la pensée mythique par la pétrification du grand sphinx égyptien.
62Mais Victor Hugo, pour proposer ici un réservoir d’images à ses successeurs, ne leur confère pas pour autant un tel symbolisme décadent. L’engloutissement final du héros ne signifie pas une mort radicale de la lettre mythique. C’est que, institué par l’écriture de Déruchette, Gilliatt a modifié en profondeur, par ses actes initiatiques, l’aspect même du corps social auquel il échappe pour finir. L’homme du mythe ne quitte pas ainsi la société des hommes, ses idylles et son conformisme, sans en avoir profondément fait évoluer la forme. Et s’il s’apparente en quelque manière à un sphinx de pierre, solitaire et muet, ce n’est pas sans avoir libéré les autres personnages, et le texte avec eux, de toute mélancolie pétrifiante. En renonçant à l’amour, il a rendu de fait, comme nous l’avons montré plus haut, le sourire à Déruchette, libérant partant la jeune fille aimée, comme le roman, du retrait mélancolique. Il est permis dans cette perspective de voir dans le papillon blanc qui plane sur les flots, accompagnant la disparition de Gilliatt, non plus le dernier signe de la vie, mais bien au contraire l’annonce même de la reviviscence de Déruchette. Il n’est, pour s’en persuader, que de comparer cette vision à la métaphore du papillon mort qui illustre le mal d’amour de la jeune fille :
Elle avait par moments l’air très sérieux, chose triste dans ce doux être. Elle faisait effort cependant pour rire à mess Lethierry, et pour le distraire, mais sa gaieté se ternissait de jour en jour et se couvrait de poussière, comme l’aile d’un papillon qui a une épingle à travers le corps, (p. 960)
63Le renoncement de Gilliatt assure ainsi la métamorphose du papillon mort et poussiéreux, « sphinx tête-de-mort » peut-être, signe d’une mélancolie figée, en papillon blanc, image pure et libre de la vie retrouvée. Le suicide de Gilliatt paraît donc, en définitive, de même nature que son abandon résolu à la prière et son endormissement subséquent sur les Douvres à l’issue du combat. Gilliatt est déjà sphinx, en effet, dans le moment de ramener à Lethierry la Durande, quand il tire l’oncle de Déruchette d’une mélancolie tout aussi poussiéreuse que celle de la jeune fille, où se lit, dans les cauchemars d’un Napoléon dictant ses mémoires au vieillard58 (p. 959), la préfiguration d’une décadence du grand mythe égyptomaniaque. Déruchette sauvée de la mélancolie par le suicide de Gilliatt sur la chaise Kidormur ; Lethierry sauvé de la mélancolie par l’endormissement sur les Douvres : il y a là comme un redoublement dans la destinée du héros, faisant de cet homme de roche, englouti par la nature, le garant paradoxal du retour à la vie sociale de la femme amoureuse et de l’homme de progrès59.
64Il en va d’un optimisme hugolien qui se nourrit encore de l’espoir d’une réconciliation universelle entre la métaphysique et la société, entre le mythe cosmique et l’histoire, entre la nature et le progrès. Il en va, parallèlement, d’une foi maintenue dans les pouvoirs de la lettre, capable de tramer le discours mythique et le discours romanesque dans une œuvre cohérente et plurivoque, où chaque élément s’avère indispensable à la composition d’ensemble, où l'anankè du cœur se fait indissociable de l'anankè des choses, où les sphinx de la psyché répondent aux sphinx de la nature. Par où l’on en revient, comme un inconscient n’ayant de cesse d’informer notre texte, au roman de Melville. Quand Ismaël, unique témoin des lettres mortes du cachalot-sphinx, prenait parole sur le désastre, voix narrative surnageant seule sur le parchemin muet de l’océan, entre des requins à la gueule scellée et des oiseaux au bec cloué, s’apprêtant à débiter ses morceaux de discours cétologique, Gilliatt, pour sa part, laisse à une voix anonyme le soin de tisser les fils de son destin au réseau complexe de la vie universelle. Ainsi, le renoncement de Gilliatt n’est pas déclin passif, mais toujours travail, dans l’espoir, sous couvert de réintégration cosmique, « d’une compatibilité à venir de l’idéal et du réel60 ». Et sa disparition, loin de tuer le livre, ne fait que le refermer sur l’avenir de ses personnages.
65C’est que le discours mythique, on l’a compris, n’est pas un îlot isolé dans le roman de la mer. Transposé sur terre, il ne s’arrête pas même au tragique destin amoureux du héros, mais gagne, par irradiation métaphorique, l’ensemble de l’œuvre et de ses personnages. Les diverses existences qui traversent Les Travailleurs de la mer ne sont pas indépendantes en effet les unes des autres, mais s’enchaînent de manière indissociable. La métaphysique de la lutte contre les éléments puis de la fusion cosmique qui définit le destin de Gilliatt, en marge de l'anankè du cœur, est ainsi motivée, on ne saurait l’omettre, par les aléas de la vie sociale, trahison de Rantaine et Clubin, rapt et échouage de la Durande. Il y a, à cet égard, dans l’énigme de la disparition du bateau de Lethierry que s’efforce de résoudre le héros comme une transposition humaine de l’énigme universelle contre laquelle il se bat sans relâche. Déplacement de la quête à l’enquête, du mythe de l’énigme à l’énigme du texte, du roman métaphysique au roman policier, où la figure du sphinx trouve un espace de réécriture aussi original que riche, définissant bientôt un nouvel art poétique.
Notes de bas de page
1 Dans une lettre à Pierre Véron, Victor Hugo précise qu’il entend montrer que « le plus implacable des abîmes, c’est le cœur, et ce qui échappe à la mer, n’échappe pas à la femme », lettre du 23 janvier 1866 dans Correspondance, II, éd. Massin, op. cit., p. 523.
2 Le terme est à prendre ici dans ses deux sens. Gilliatt ignore de fait qui est son père et semble, de surcroît, apparemment indifférent à cette question.
3 « Mess Lethierry était guernesiais, c’est-à-dire anglais, c’est-à-dire français. Il avait en lui cette patrie quadruple, immergée et comme noyée dans sa grande patrie, l’océan. » (p. 653-654)
4 Voir Pierre Albouy, La Création mythologique chez Victor Hugo, Paris, J. Corti, 1963, p. 343-367. Voir aussi R. B. Grant, « The Myth concentrated : Les Travailleurs de la mer », dans The Perilous Quest : Image, Myth and Prophecy in the Narratives of Victor Hugo, Durham, Caroline du Nord, Duke University Press, 1968, p. 177-241, p. 182 notamment. Voir enfin, Yves Vadé, « Persée, Gilliatt, Œdipe », dans Stanford French Review, no 6, automne-hiver 1982, p. 145-173, p. 165 notamment.
5 Gilliatt est d’ailleurs désigné, tel Œdipe, du nom de « voyageur », p. 831.
6 Nous n’oublions certes pas que, dans certaines versions, (Edipe l’emporte sur la sphinx à l’issue d’un véritable combat corps à corps. Mais ce sont là, nous l’avons montré, des interprétations secondaires du mythe, qui reposent fondamentalement sur l’occultation par le héros des épreuves traditionnelles des coups et des caresses au profit de l’épreuve intellectuelle. Voir sur ce point notre thèse, op. cit., Ire partie, chap. ii, p. 164 et suiv.
7 Rappelons à cet égard que les sphinx étaient considérés par les Anciens comme des animaux réels, notamment des singes. Voir Pline, Histoire naturelle, VIII, 30 et Diodore de Sicile, Histoire universelle, III, 35, 4.
8 Yves Vadé, « Persée, Gilliatt, Œdipe », op. cit., p. 149-150. Yves Vadé use, bien sûr, de ce terme en référence au travail de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l'intelligence, la mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1978, 2e édition (1re édition 1974).
9 Même quand le combat paraît réduit à sa plus simple expression physiologique, il demeure marqué, métaphoriquement, par cet arrière-plan œdipien. Ainsi la lutte contre la pieuvre, exemple même, par son entrelacement caractéristique, du corps à corps, ne laisse-t-elle pas de puiser pour finir dans l’imaginaire de la résolution intellectuelle. La décapitation de l’animal, héritage mythique de la légende de Méduse, se nourrit de fait des souvenirs du Roman de Thèbes, où la figure de Persée contamine celle d’Œdipe, héros vainqueur, au sens propre, d’une épreuve de tête. À n’en pas douter cette pieuvre étrangleuse, écrasante, enlaçante, cette sphinx qui « n’est vulnérable qu’à la tête » (p. 939) pose à Gilliatt, qui « ne l’ignor[e] point », une question d’intelligence. Et c’est bien, avec la décapitation, « toute la tête » de la pieuvre qui tombe.
10 Les chapitres i et ii du livre II de la IIe partie s’achèvent ainsi sur une question, laissant en suspens la réponse donnée dans le chapitre suivant.
11 André Jolies, Einfache Formen, Halle, Niemeyer Verlag, 1930, rééd. 1982 ; traduction française Formes simples, par Antoine-Marie Buguet, Seuil, 1972, p. 81.
12 N’oublions pas que Gilliatt construit, contre la mer tyrannique, des barricades.
13 « Plein Ciel », dans La Légende des siècles (première série), XIV, 2, Poésies II, op. cit., p. 810-822.
14 Ibid., XIV, 1, p. 805-810.
15 « Plein Ciel », op. cit., p. 816.
16 « Il voyait la nature un peu étrangement », dit le narrateur p. 648, faisant de Gilliatt un visionnaire, mélange d’halluciné et d’illuminé.
17 « Les Mages », 6, p. 525, dans Les Contemplations, VI, 23, Poésies II, op. cit., p. 516-532.
18 « Il se sentait de moins en moins ouvrier et de plus en plus belluaire. » (p. 847)
19 « Il était là comme dompteur. » (p. 847)
20 « L’homme qui avait fait cette muselière à l’Océan ne se reposa pas. » (p. 915)
21 « La marée était plus que vaincue, elle était domestiquée. » (p. 887)
22 « Les Mages », 1, op. cit., p. 518.
23 Ibid., 6, p. 526.
24 Ibid., 1, p. 520.
25 Ibid., 1, p. 521.
26 « Ténèbres », 3, dans La Légende des siècles (dernière série), XII, Œuvres complètes, Poésie III, op. cit., p. 638.
27 C’est le titre du chapitre suivant, où Gilliatt triomphe enfin, sur fond d’harmonie universelle. Peut-être les « stèles à oreilles » égyptiennes, figurant un fidèle agenouillé en prière devant le sphinx et entouré d’oreilles, ont-elles nourri, en filigrane, l’évocation sphinxiale de cette oreille dans l’inconnu.
28 La pièce IV, 8 des mêmes Contemplations, montre ainsi l’homme confronté à la terreur de l’Inconnu, invitant Dieu lui-même à prendre la parole pour prononcer le mot de son énigme, pour proférer le Verbe salvateur : « Songe horrible ! le bien, le mal de cette voûte/Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu, tire-moi du doute ! / Ô sphinx, dis-moi le mot ! » (Les Contemplations, II, IV, 8, op. cit., p. 405). Pour Hugo, en effet, comme chacun sait, « le mot, c’est le Verbe et le Verbe, c’est Dieu » et Dieu, se doit-on d’ajouter, c’est le sphinx.
29 Toutes ces citations sont empruntées au chapitre vii du livre IV (« Il y a une oreille dans l’inconnu »), p. 955.
30 Il y a dans ce murmure harmonieux qui accompagne la victoire de Gilliatt une inversion notable du sauvetage d’Ismaël, construit, on s’en rappelle, au prix d’un musellement général, dans l’extinction des voix des mouettes et des requins.
31 Tiré de l’épigraphe donnée par Victor Hugo lui-même aux Travailleurs, p. 621.
32 Le terme n’est, bien sûr, pas choisi au hasard par un Victor Hugo très au fait des doctrines de l’Illuminisme. Si Gilliatt, qui n’a pas les essors sublimes des grands prophètes, ni les abrutissements sacrés des moins grands, demeure un simple pensif, il n’en reste pas moins sensible à la continuation occulte de la nature, s’attachant à des espaces inconnus du commun.
33 Il correspond, en effet, par sa complexion mate, quasi négroïde, au modèle de ce puissant « gabier basané et fauve » dont rêve Lethierry pour sa fille. N’est-ce pas d’ailleurs, de manière symbolique, une « malle en cuir fauve à arabesques » qu’il doit offrir à sa femme quand il se mariera ?
34 Voir le développement sur Gilliatt pensif, p. 647.
35 Voir sur ce point la moue boudeuse du cachalot de Melville et la note attenante, supra, p. 51, n. 22.
36 Les commentateurs de la Description de l'Égypte discutent ce point à plusieurs reprises. Voir Description de l'Égypte, op. cit., Antiquités, Description, t. I, chap. ix, et t. II, chap. xviii.
37 Il en a les longs bras et le regard médusant.
38 Hugo avait, dans un demi sommeil, rêvé au roi des « Aucriniers ». Le x qu’il ajoute à ce nom n’enlève rien, loin s’en faut, à la connotation d’énigme que confère à cette vision l’arrière-plan sphinxial !
39 Ce qui lui vaut déjà, notons-le, d’être exclu de la société de Guernesey. Rappelons, en effet, que « les gens de pays n’aiment pas qu’il y ait des énigmes sur les étrangers ».
40 Muriel Moutet, « Concentration et dissolution du moi dans Moby Dick et Les Travailleurs de la mer », dans Victor Hugo ou les frontières effacées, textes réunis par Dominique Peyrache-Leborgne et Yann Jumelais, Nantes, Éditions Pleins Feux, « Horizons comparatistes », université de Nantes, 2002, p. 367-383.
41 Voir Carl Gustav Jung, Symbole der Wandlung, Zurich, Rascher, 1912, chap. iv et la traduction d’Yves Le Lay, Métamorphoses de l'âme et ses symboles, Genève, Georg, 1993 (Ire édition 1953), p. 305 et suiv.
42 Tous ces éléments sont empruntés à la description de Déruchette au chapitre i du livre III de la Ire partie, p. 659-661. Tout le tableau, visant à souligner l’innocence angélique de Déruchette, faisant d’elle un oiseau pur, s’achève de fait sur l’évocation de sa « bouche grande et saine », bouche sur laquelle apparaît cependant « l’adorable et dangereuse clarté du sourire ». Cette discrète épithète, placée juste avant l’esquisse de la silhouette monstrueuse de la Durande, voguant au crépuscule sur les flots sinistres, esquisse de la sorte la possible inversion de l’image lumineuse en figure d’épouvante.
43 Il s’agit donc de comparer les pages 857-859 aux pages 973-975.
44 On reconnaît ici, dans cette statue sphinxiale délicieusement mélancolique, bercée par le chant amoureux du rossignol, un lointain souvenir de la sphinx évoquée dans le Prolog au Buch der Lieder de Heinrich Heine. On se rappelle que dans ce poème un jeune homme, donnant à la douce statue un baiser, la métamorphosait en monstre dévorant et constricteur, se trouvant mis à mort par son étreinte et ses baisers, « martyr délicieux ». Le chant du rossignol accompagnait cette métamorphose de la statue mélancolique en femme fatale, annonçant l’évolution ultérieure de la sphinx romantique en sphinx décadente.
45 « On pouvait suivre des yeux une voile jusqu’à ce qu’elle s’enfonçât au-delà des Casquets sous la rondeur de l’Océan, on s’émerveillait, on regardait, on jouissait, on sentait la caresse de la brise et du flot. » (p. 650)
46 Voir, sur cette étymologie, les commentaires de Yves Gohin dans l’édition Pléiade, op. cit., p. 1396-1598.
47 C’est là, notons-le, ce qui distingue Gilliatt de Mess Lethierry. Comme lui sauvage, enfant, comme lui, de cette grande patrie qu’est l’océan, l’oncle de Déruchette a su passer, tel Œdipe à Colone, de « l’âge héroïque à l’âge patriarchal » (p. 653), en renonçant à la mer.
48 Voir sur ce point les commentaires d’Yves Gohin, op. cit., p. 1394, n. 2.
49 Voir sur ce point notre thèse, Le Sphinx, de l’Antiquité au romantisme, op. cit., chap. 6.3, p. 452 et suiv.
50 « Les Mages », dans Les Contemplations, II, 23, op. cit, p. 517.
51 On se souvient, en effet, que le nom du héros apparaît au premier chapitre du roman, tracé dans la neige par Déruchette (p. 625).
52 Pour être plus discrète que chez Melville, la métaphorisation nivale de la blancheur des signes n’en est pas moins présente en effet dans le roman hugolien. Image ambivalente assurément que ces quelques lettres tracées par Déruchette dans la neige, faisant naître Gilliatt sur la page blanche où le roman commence. Hiéroglyphe du destin, symbole d’une écriture éphémère, blancheur dans la solitude silencieuse, qui bientôt s’effacera comme ces noms d’êtres aimés qu’on trace sur le sable. Et Gilliatt, institué dans la neige, de finir englouti par la vague. Apothéose panthéiste, dissolution du moi, vaporisation dans le grand tout marin après la fonte des neiges, mais aussi solitude, détresse, abandon, pétrification et enfouissement. Il en va assurément d’une réminiscence personnelle dans l’imaginaire hugolien, comme le rappelle Yves Gohin, mentionnant dans les notes du roman une lettre tristement prophétique adressée en 1837 à Léopoldine (« Mon ange, j’ai tracé ton nom sur le sable : didi. La vague de la haute mer l’effacera cette nuit, mais ce que rien n’effacera, c’est l’amour que ton père a pour toi », p. 1366). Il en va aussi d’une réminiscence littéraire dessinant autour du sphinx un archipel glaciaire franco-américain, de la figure voilée au bord du gouffre antarctique dans Les Aventures d'Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe à la pétrification du héros contre Le Sphinx des glaces de Jules Verne en passant par la blancheur neigeuse de la baleine-sphinx de Melville et ce nom de Gilliatt écrit sur la neige et disparu dans les flots. Lieux, nous l’avons dit, de nos explorations futures. Voir sur ce point nos remarques supra, p. 84 note 29.
53 « Par instant un papillon blanc passait. Les papillons ont le goût de se promener sur la mer » (p. 1013). « En moins d’un quart d’heure, sa mâture et ses voiles ne firent plus qu’une sorte d’obélisque blanc décroissant à l’horizon. » (p. 1015)
54 Charles Baudelaire, « Spleen LXXVI », v. 23-24 dans Œuvres complètes, Les Fleurs du mal, NRF, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 73.
55 Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine, Paris, Conard, 1910, p. 187-191 (pour la version de 1874) ; p. 393-397 (pour la version de 1849) et p. 589-592 (pour la version de 1856). Voir infra, « Epilogue », p. 324.
56 H. G. Wells, The Time Machine (1895), The centennial édition, Londres, Everyman, 1995, p. 73.
57 Jules Verne, Le Sphinx des glaces (1897), Paris, Hachette, 1970, p. 486. Baudelaire, Flaubert, Wells, Verne, voilà qui dessine, après les sphinx des neiges, un archipel voisin à explorer.
58 On se souvient, en effet, que mess Lethierry, tout au chagrin d’avoir perdu son bateau, n’a plus foi en la vie. À l’inverse de Gilliatt, il ne sait plus prier. Ses nuits ne sont que cauchemars, et, dans l’isolement de son désespoir, il aperçoit parfois, comme un double, cet autre grand homme, conquérant de l’Egypte pharaonique, déchu et exilé sur une île, Napoléon. Ses journées ne sont pas plus actives. Il les passe à la fenêtre de sa chambre, « la tête basse, les coudes sur la pierre, les oreilles dans ses poings, le dos tourné au monde entier » (p. 959), nouvelle statue mélancolique figée dans la contemplation de l’anneau d’amarrage de la Durande, rongé par la rouille.
59 Mess Lethierry est, rappelons-le, celui qui a réussi en osant le bateau à vapeur, interdit jusque-là par les superstitions locales.
60 Myriam Roman, Victor Hugo et le roman philosophique, du drame dans les faits au drame dans les idées, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 758.
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