Monstre rhapsode. Intrigues romanesques et abîme des êtres
p. 237-240
Texte intégral
1À bien relire le titre des trois parties des Travailleurs de la mer, consacrées respectivement à « Sieur Clubin », « Gilliatt le Malin » et « Déruchette », appert une manière de convergence formelle avec la légende d’Œdipe : la lutte contre le monstre s’y intercale entre l’histoire d’un crime et celle d’un amour interdit, comme la résolution de l’énigme sphinxiale fait suite, dans le mythe antique, au meurtre de Laïos et précède le mariage avec Jocaste. Les détails, bien sûr, diffèrent et l’on serait tenté de ne voir là que pure coïncidence, si nous n’avions déjà amplement montré la fonction centrale de la métaphore sphinxiale dans l’imaginaire hugolien. Il ne saurait être anodin à cet égard que, dans un roman dont le cœur est hanté par la figure du monument monstre, l’organisation d’ensemble réponde globalement au destin d’un individu dont la carrière entière manifeste des résurgences sphinxiales. Voilà qui pour le moins nous invite à relire l’histoire des hommes à la lumière de la figure mythique, cherchant, dans l’intrigue criminelle et l’intrigue amoureuse, des signes occultes de la présence du monstre.
2Jamais pourtant, nous l’avons dit, le terme de sphinx n’est explicitement évoqué dans l’histoire des hommes. C’est que précisément, comme dans la tragédie sophocléenne, la figure sphinxiale, empruntée à l’univers excentrique et anomique du muthos, opère un retour souterrain dans la norme de la réussite sociale et amoureuse, investissant, au travers du logos, la forme même du roman. L’organisation d’ensemble de ces trois parties ne doit pas nous tromper en effet. Les trois fils, en dépit de leur succession apparente, n’ont de cesse de s’entremêler, constituant une trame complexe, un textum dense, où histoire policière, amours déçues et monstres naturels échangent constamment leurs motifs. Au centre de cette toile se trouve le personnage de Gilliatt, tour à tour héros valeureux de l’énigme universelle, enquêteur victorieux de l’énigme criminelle et amant malheureux de l’énigme féminine, personnage œdipien, bien sûr, mais qui, à l’instar de son ancêtre tragique, a tôt fait de s’identifier au monstre vaincu. Puis viennent les criminels, Rantaine et Clubin, autorisant la transposition, suggérée par la tragédie antique, de l’énigme objective en énigme subjective, du mal métaphysique en mal psychique, du monstre extérieur en monstre intime. Un lieu, situé entre le domaine des choses et celui des hommes, édifice anthropomorphe en bordure d’océan, espace d’intrigues clandestines, tête animée de voix étrangères, cristallise cette circulation souterraine du sphinx dans le texte. La maison visionnée fait ainsi entrer le mythe, en contrebande et en imagination — ce qui revient au même — dans le roman des hommes. Il en va, en abîme, d’une véritable figuration de la poétique énigmatique ici à l’œuvre. On ne s’étonnera pas, pour finir, de retrouver à chaque pas de l’intrigue policière et de l’intrigue amoureuse des réminiscences formelles de l’ambivalence sphinxiale, les êtres comme les lieux hésitant entre monument sublime et monstre fantaisiste. De l’esprit du méchant aux roches de Guernesey en passant par la maison tête de sphinx, du roman criminel au roman sentimental en passant par l’épisode fantastico-burlesque du cap de Plainmont, tout signifie l’unité profonde des êtres et des choses, du monde et du texte, sous l’égide de l’énigme universelle.
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