2. Décapitation et greffe
p. 59-68
Texte intégral
La tête de sphinx, « figure » de Moby Dick
1La comparaison sphinxiale explicitée dans le chapitre 70 irradie donc, de manière souterraine, la dizaine de chapitres suivants, donnant lieu à une esquisse du monument pharaonique projetée, telle une persistance rétinienne héritée de la campagne d’Égypte, sur le fond premier de la description cétologique. Ainsi la nature référentielle et figurative de la statue, la multiplication des traits comparatifs, le caractère pittoresque et sculptural de certaines scènes enfin, attestent-ils d’une volonté de donner forme, à l’aide d’un référent mythologique commun, à « l’idée du cachalot1 » poursuivie par le narrateur. Dans ce roman conçu comme une œuvre close, où tout détail constitue un reflet de l’ensemble, tout incident une préfiguration du naufrage final, tout cétacé, un double de la baleine blanche, il s’agit en d’autres termes, au travers d’une « investiture mythique2 » des monstres marins, de procurer au lecteur une image tant soit peu représentative de l’objet fuyant de la quête, Moby Dick ou The Whale.
2Pour qui en douterait, la richesse même du champ sémantique de la vision dans les passages que nous venons d’étudier constitue un premier indice à ne pas négliger. Qu’il s’agisse de la nature éminemment picturale et théâtrale du face à face entre le sphinx et Achab3, les yeux « attentivement fixés sur cette tête » (p. 339), des diverses adresses d’Ismaël au lecteur, l’invitant à regarder, observer, admirer l’animal (p. 362 notamment), ou du simple titre des chapitres 74 et 75 offrant une double « vue contrastée » du monstre, tout concourt, en effet, à prouver la prédominance de l’interrogation formelle à l’œuvre dans l’usage de la comparaison sphinxiale. Il s’agit bien, au travers de l’évocation égyptisante, de décrire, en quelque manière, l’aspect du cétacé.
3Il s’avère utile, par ailleurs, dans cette même optique, de replacer les quelques chapitres concernés dans leur contexte immédiat. Situées au cœur des sections anatomiques du roman, de son « centre cétologique » pour reprendre l’expression d’Howard Vincent4, ces allusions à l’image particulière de la statue de Gizeh, objet artistique identifiable et référentiel, paraissent répondre en effet directement aux réflexions alors en cours sur les possibilités de représentation du cachalot. Celles-ci se font jour, notons-le d’emblée, de manière particulièrement récurrente entre le chapitre 55 (Of the Monstrous Pictures of Whales) et le chapitre 86 (The Tait), c’est-à-dire précisément dans les trente-deux chapitres situés symétriquement de part et d’autre de The Sphynx. Considérée à la lumière de cette organisation quasi mathématique, l’émergence sphinxiale placée en son cœur ne manque assurément pas de se charger d’une forte valeur emblématique. Il n’est pour s’en convaincre que de revenir aux premiers mots du chapitre 55 où le narrateur fait part de son ambition de proposer, tant que faire se peut, un portrait de la « vraie forme » de la baleine :
I shall here long paint to you as one can without canvas, something like the true form of the whale as he actually appears to the eye of the whaleman when in his own absolute body the whale is moored alongside the whale-ship so that he can be fairly stepped upon there.5 (p. 285)
4La situation évoquée, le cachalot étant amarré le long du bateau, annonce déjà la scène décrite dans The Sphynx. La question fait en outre d’emblée appel, on le voit bien, à une métaphore picturale (paint), soulignant la nécessité de nourrir d’images les sèmes employés, de combiner textuel et visuel, littérature et plasticité, d’associer enfin à l’art des mots les arts de la forme. On ne s’étonnera pas à cet égard qu’un monument colossal, gigantesque réalisation artistique héritée d’un passé millénaire, vienne enrichir, avec son lot de traits caractéristiques et de détails archéologiques, le portrait de la baleine, constituant de la sorte une manière de réalisation titanesque du programme représentatif ainsi annoncé. Le caractère démesuré de la comparaison se révèle d’ailleurs à la hauteur de l’ambition du narrateur. Avant de procéder à cette esquisse formelle, celui-ci prend soin en effet d’en assurer l’originalité, dénonçant le caractère approximatif, voire erroné, des portraits de baleines proposés avant lui, de l’Antiquité à la science moderne en passant par l’imaginaire populaire. Ainsi, de la forme toujours fuyante des cétacés, personne jusqu’à Ismaël n’a su proposer une vision tant soit peu juste.
5L’exploration des causes de ces échecs répétés de la représentation cétologique, en même temps qu’elle permet de cerner au plus près les conditions de l’écriture ismaëlienne, contribue, en outre, à entériner la puissance figurative même de la comparaison sphinxiale. Il en va tout d’abord de l’enfouissement et de la fuite perpétuelle du corps de la baleine dans les profondeurs marines, dérobant sans cesse la véritable structure du léviathan à la vue des observateurs :
The living whale, in his full majesty and significance, is only to be seen at sea in unfathomable waters; and afloat the vast bulk of him is out of sight [...] and out of that element it is a thing eternally impossible for mortal man to hoist him bodily into the air, so as to preserve all his mighty swells and undulations.6 (p. 288)
6Vouloir représenter le cachalot, c’est donc, pour le narrateur comme pour tout peintre, partir en quête d’une image qui, par définition, échappe, en sa forme vivante ondulatoire et insaisissable, à toute visibilité. Hors de l’eau, à l’air libre du texte ou de la toile, le corps du monstre n’est plus que corpus moribond, figure desséchée et sans vie. Mais, fait essentiel dans notre perspective, au-delà de cette échappée continuelle du corps réel de l’animal, la pierre d’achoppement principale de sa représentation artistique résulte précisément de sa tête très particulière, et, plus exactement, de son absence de face identifiable. Il est notable à cet égard que cette idée soit évoquée explicitement dans les deux chapitres frontaliers de la réflexion formelle, à savoir le chapitre 55 et le chapitre 86 qui, comme nous l’avons souligné plus haut, encadrent l’émergence du chef décapité du grand sphinx au chapitre 70. Dans le premier cas, la tête de la baleine constitue le lieu par excellence où se mesure la distance entre le squelette du monstre échoué et la réalité insaisissable de sa forme vivante, interdisant de la sorte toute extrapolation artistique de l’un à l’autre :
For it is one of the most curious things about this Leviathan, that his skeleton gives very little idea of his general shape. [...] This peculiarity is strikingly evinced in the head, as in some parts of this book will be incidentally shown.7 (p. 289)
7Dans le second chapitre concerné, c’est l’invisibilité même de la figure du cachalot qui est affirmée, ramenant l’animal à un monstre sans face, à un corps dépourvu de visage :
But if I know not even the tail of this whale, how understand his head? much more, how comprehend his face, when face he bas none? Thou shalt see my back parts, my tail, he seems to say, but my face shall not be seen. But I cannot completely make out his back parts; and hint what be will about his face, I say again he has no face.8 (p. 414)
8On ne saurait, bien évidemment, ignorer l’effet produit, dans un tel contexte, par le surgissement contradictoire de la face colossale du sphinx, accompagnée de ses attributs caractéristiques (gigantisme, nez, lèvres lippues, minéralité, anthropomorphisme) et de ses images d’Épinal archéologiques ou touristiques. Il y a là de fait une manière d’assertion de la visibilité tangible du monument face à l’invisibilité du monstre et de sa face, de triomphe de la représentation artistique sur l’inanité de l’examen cétologique et scientifique, d’accès enfin à la compréhension formelle face au vertige de l’insaisissable et de l’informe.
9C’est donc, semble-t-il, en lieu et place de l’absence, réelle et littéraire, de « figure » du cachalot, forme définie et visage identifiable, que se dresse l’image colossale du sphinx de Gizeh. L’émergence de la tête mythologique paraît ainsi devoir s’imposer comme un support imaginaire visible et référentiel original, permettant de cerner au mieux cette chose sans mesure (measureless), sans visage (no face), insaisissable (ungraspable), inimaginable (unimaginable), cachée (secluded), pour ne pas dire invisible, qu’est toute baleine en général, et la baleine blanche en particulier (p. I94). Car, répétons-le, c’est bien, derrière la réflexion formelle sur la difficulté de représentation du visage des cétacés, précisément l’objet fuyant de la double quête d’Ismaël et d’Achab qui est évoqué. L’impossible « figuration » de la tête du cachalot, et, son complémentaire inversé, à savoir la représentation de la colossale « figure » sphinxiale, renvoient ainsi, de manière métaphorique, à l’intangibilité de Moby Dick elle-même, le roman dans son ensemble étant mu par le désir du narrateur comme du héros de se retrouver enfin « face à face » avec le monstre :
It is upon the missing text of the whale’s face in particular that the desires of Ismahel and Ahab converge. Ismahel’s frustrated yearning to see the whale face to face intersects with Ahab’s desire to “strike through the mask!” behind which he imagines that “some unknown but still reasoning thing puts forth the mouldings of its features”.9
10L’absence caractéristique de vrai visage du cachalot constitue de la sorte la manifestation centrale de la dualité de l’objet recherché dans le roman, non pas monstre à deux têtes mais bien monstre double, grand animal se dérobant à la vue des marins qui le poursuivent10, mais aussi « idée » de la baleine échappant à la représentation textuelle. Entre vision et description, entre prise de chasse et appréhension linguistique, entre traque réelle et quête littéraire, c’est la même échappée hors du visible qui est signifiée tant par l’occultation du corps que par l’absence de face du léviathan. Et c’est, on le sent bien, la tentative inverse de (com) préhension réelle et textuelle de cet objet inaccessible que cristallise l’émergence figurative du sphinx.
Face obscure et corps en fuite : l'image en noir et blanc, approche chromatique
11Sur le corps de l’animal enfoui/en fuite dans les profondeurs maritimes, à la place de son visage indéfini, insaisissable, informe, se greffe donc l’image identifiable de la figure de Gizeh. Mesurée à cette aune, l’épreuve de la décapitation du cachalot évoquée au chapitre 70 (The Sphynx), à l’origine de la comparaison filée dans les chapitres suivants, se charge d’un sens tout particulier. Elle permet en effet de distinguer, pour les opposer, deux sections antinomiques dans l’animal : d’une part, le gigantesque corps, originellement d’une couleur « éthiopienne » (of an Ethiopian hue, p. 308), qui, pelé et décapité, est rendu tout blanc à l’immensité maritime ; d’autre part, la non moins vaste tête, qui, saisie et hissée sur le flanc du navire, s’offre encore noire à la vue de tous. Or cette scénographie particulière, comme le choix chromatique qui l’accompagne, ne manque pas de s’inscrire dans un jeu d’échos intratextuels notables, permettant de prendre pleinement mesure de la fonction figurative de l’émergence sphinxiale.
12Il est aisé de reconnaître, en premier lieu, dans l’évocation de la dépouille du cachalot une réminiscence formelle, tant par la couleur que par le mouvement, du corps fuyant de Moby Dick. Il n’est pour s’en persuader que de comparer sa description au chapitre 69 (The Funeral) avec la première évocation de la baleine blanche dans le chapitre liminaire du roman :
The peeled white body of the beheaded whale flashes like a marble sepulchre; though changed in hue, it bas not perceptibly lost anything in bulk. It is still colossal. Slowly it floats more and more away [...]. The vast white headless phantom floats further and further from the ship [...].11 (p. 336)
[...] there floated into my inmost soul, endless processions of the whale, and, midmost of them all, one grand hooded phantom, like a snow hill in the air.12 (p. 8)
13Tout, de la vaste dimension de l’animal à l’infinitude du mouvement de flottaison en passant par la désignation commune de « fantôme blanc », souligne l’identité entre la fuite de Moby Dick et les funérailles particulières du corps dépecé et décapité du cachalot.
14Ce dernier participe de la sorte d’une longue liste de monstres blancs, figurations mêlées de terreur et d’informe indistinctement qualifiées de fantomatiques, déclinées tant dans le fameux chapitre 42 consacré à la blancheur de la baleine qu’au gré des rencontres maritimes du Pequod. Il en va ainsi par exemple de l’ours blanc, à la ghastly whiteness (p. 205), du requin blanc dont le narrateur note the white gliding ghostliness of repose (p. 206), de l’Albatros, encore, white phantom, comparé à some king’sghost in supernatural distress (p. 206), voguant, tel Moby Dick, dans les imaginaires. Il en va surtout ainsi du squid (calmar) évoqué au chapitre 5 9 dont la blancheur fantomatique associée à l’absence caractéristique de face constituent une réminiscence explicite du corps sans visage de la baleine blanche. La ressemblance chromatique et formelle est telle qu’elle confine cette fois à l’identité, poussant les protagonistes à la confusion ou, ce qui revient au même, à la substitution des deux images :
Then once more arose, and silently gleamed. It seemed not a whale; and yet is this Moby Dick? thought Daggoo. Again the phantom went down, but on re-appearing once more, with a stiletto-like cry that startled every man from his nod, the negro yelled out — “There! there again! there she breaches! right ahead! The White Whale, the White Whale!”13 (p. 300)
Almost forgetting for the moment all thoughts of Moby Dick, we now gazed at the most wondrous phenomenon which the secret seas have hitherto revealed to mankind. A vast pulpy mass, furlongs in length and breadth, of a glancing cream-color, lay floating on the water [...]. No perceptible face or front did it have; no conceivable token of either sensation or instinct; but undulated there on the billows, an unearthly, formless, chance-like apparition of life.
As with a low sucking Sound it slowly disappeared again, Starbuck still gazing at the agitated waters where it had sunk, with a wild voice exclaimed — “Almost rather had I seen Moby Dick and fought him, than to have seen thee, thou white ghost!”14 (p. 301)
15Que la vision fuyante de cet animal, échappant de coutume à l’observation des marins et constituant, dit-on, l’unique aliment du Sperm Whale, participe de l’esquisse du corps insaisissable de Moby Dick paraît donc certain. On ne saurait ignorer, par ailleurs, les liens particuliers qui unissent la description de ce « monstre15 » sans visage au chapitre 59 à celle du corps décapité du cachalot-sphinx à peine dix chapitres plus loin. Tous deux sont définis, en effet, comme degreat mass(es)16 flottant à la surface des eaux, des phantoms ou des ghosts17, gigantesques corps blancs l’un et l’autre privés de tête, servant l’un et l’autre la voracité universelle18. La décollation du cachalot a ainsi pour effet de faire participer son corps défunt de la nature fantomatique des monstres vivants, doubles de Moby Dick, dont le squid est l’exemple le plus frappant.
16Mais inversement, nous l’avons vu, l’opération pratiquée sur l’animal permet également de dégager son avers, seconde section apparemment antinomique de la première, faisant succéder à l’enfouissement du corps, l’apparition de la tête, à l’invisibilité, la visibilité, à l’informe cétologique, l’image égyptisante. Il n’est pas anodin à cet égard que la tête du sphinx, venant se greffer sur le corps fuyant de l’imaginaire du cachalot, soit, au contraire de celle de Moby Dick, résolument noire : It was a black and hooded head19 (p. 339.) La colossale figure égyptisante, avec son lot de traits référentiels, se dessine ainsi comme une silhouette obscure projetée sur l’écran blanc des corps en fuite de la baleine et de ses analogues. Reste à comprendre, au-delà de ces échos intratextuels, la fonction réelle de cette (dé/re)composition en noir et blanc du cachalot-sphinx.
17Sans prétendre analyser de manière exhaustive la symbolique chromatique à l’œuvre dans le roman — symbolique au reste ambivalente, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir à plusieurs reprises au cours de cette étude — il convient, pour mieux saisir l’effet produit par l’émergence hors des eaux profondes de l’océan et du texte de la tête noire du sphinx, de s’attarder quelque peu sur le sens prêté à cette blancheur de Moby Dick et de ses divers avatars. Le chapitre 42, intitulé The Whiteness of the Whale, que nous avons déjà mentionné plus haut, sert bien évidemment dans ce domaine de référence principale. Il s’agit, rappelons-le, de rechercher, en une longue digression, la cause profonde de l’effet de terreur sublime que suscite la couleur caractéristique de l’animal. Le narrateur ne craint pas dans cette optique de tâtonner, multipliant, en vingt-trois paragraphes tour à tour inquiets et fascinés, les approches culturelles, les figures significatives, les illustrations analogiques pour oser enfin, à bout de souffle, au bord du vertige, l’aveu d’un échec :
But not yet have we solved the incantation of this whiteness, and learned why it appeals with such power to the soul.20 (p. 211-212)
18Ainsi, si les exemples abondent, soulignant l’ambivalence d’une couleur oscillant entre mystique sublime et athéisme nihiliste, entre plénitude métaphysique et vacuité matérielle, c’est pour mieux nous ramener, en définitive, à l’impossibilité même de son expression. Il ne s’agit pas tant en effet de proposer le sens de la couleur, que de s’attacher à cerner par les mots un objet impossible à représenter, an elusive something (p. 205), une chose fuyante, que rien, ni les apparentements et les proximités ni les raffinements de vocabulaire ou de logique, ne peut approcher. Il s’agit en d’autres termes, une fois de plus, de rechercher une technique de représentation de l’irreprésentable, de figuration de l’infigurable, de diction de l’ineffable. La désignation de cette « horreur sans nom » (nameless horror, p. 204) qu’est la blancheur, réminiscence explicite, si l’on peut dire, de cette chose sans nom qu’est Moby Dick, nous renvoie donc, naturellement, à la question de la forme impossible du cachalot, double ou revers de la forme impossible du texte. Le début du chapitre 42 se révèle particulièrement éclairant à cet égard :
Aside from those more obvions considerations touching Moby Dick, which could not but occasionally awaken in any man’s soul some alarm, there was another thought, or rather vague, nameless horror concerning him, which at times by its intensity completely overpowered all the rest; and yet so mystical and well nigh ineffable was it, that I almost despair of putting it in any comprehensible form. It was the whiteness of the whale that above all things appalled me. But how can 1 hope to explain myself here; and yet, in some dim random way, explain myself I must, else all these chapters might be naught.21 (p. 204)
19C’est bien, on le voit, en quête d’une « forme compréhensible » (comprehensible form) l’emportant sur la silhouette vague de la blancheur que se lance ici le narrateur. Lutte héroïque contre le monochromatisme redoutable qui ne donne lieu, au mieux, qu’à une surdétermination de l’informe, où se superposent jusqu’à l’épuisement des couches de blancheur. Et le texte lui-même de se faire, par le jeu de ces palimpsestes incolores, shrouded phantom of the whitened waters (p. 210), « fantôme enlinceulé des eaux blanchies22 », afin de rendre la blancheur dans son intensité maximale — à moins qu’il ne s’agisse d’éviter à tout prix l’absolu néant de la représentation. La déclinaison de ces valeurs chromatiques manifeste ainsi la limite paradoxale de la quête formelle du narrateur, qui, lancé à la poursuite du jet vaporeux de la baleine, suivant la ligne blanche de son sillage, sature son texte de blancheur pour fuir la terreur de l’inexprimable, de l’inimaginable, de l’irreprésentable, en d’autres termes, de la page blanche.
20On comprend mieux, au terme de cette analyse structurelle et chromatique de l’épreuve de la décapitation, la fonction potentielle dévolue à la tête sphinxiale, forme métaphorique noire séparée du corps blanc, informe et fuyant du cachalot. Il s’agit bien, au moyen d’une émergence imagée identifiable, de proposer une autre technique textuelle, substituant à la surdétermination du corps blanc, corpus absent de l’œuvre, l’alternative d’une face obscure, image différentielle empruntée à un ailleurs référentiel, ébauche de picturalité, tête sortie de l’imaginaire collectif pour marquer, stylet ou harpon victorieux, la page de l’insaisissable cétologique de la noirceur du signe métaphorique.
Notes de bas de page
1 C’est en effet, comme il l’affirme d’emblée au chapitre I, plus que la baleine réelle, the overwhelming idea of the great whale himself (p. 8) qui motive la quête d’Ismaël.
2 Nous empruntons l’expression à R. D. Richardson qui analyse, dans son Myth and Literature in the American Renaissance (Bloomington, Londres, Indiana University Press, I978) la manière dont Moby Dick figure la rencontre entre réel et imaginaire, à la source du processus de création mythique. L’investiture mythique constitue dans cette optique une technique fictionnelle par laquelle l’invisible est incarné dans le visible. (Chap. 7 « Melville », § 3 « Mythic investiture in Moby Dick », p. 210-226.)
3 Voir sur ce point nos analyses, infra, p. 107 et suiv.
4 Howard P. Vincent, The Trying-Out of Mohy-Dick, Boston, Houghton Miffllin, 1948, p. 121 et suiv.
5 C’est nous qui soulignons. « Je vais maintenant vous peindre, aussi bien qu’on peut le faire sans toile, quelque chose comme la forme vraie de la baleine telle qu’elle apparaît réellement aux yeux du baleinier, dans sa perfection naturelle, au moment où l’animal est amarré au flanc du navire, de sorte qu’on peut aisément marcher sur son dos. » (p. 296)
6 « C’est dans les profondeurs insondables seulement que l’on peut saisir la baleine vive dans la plénitude de sa gloire et de sa signification ; [...] et hors de cet élément, il est à jamais impossible à l’homme de la hisser dans les airs tout en lui conservant ses courbes et ses ondoiements puissants. » (p. 300)
7 « Car l’une des choses les plus singulières touchant ce léviathan est que son squelette ne donne qu’une piètre idée de sa forme général. [...] Cette particularité trouve une illustration frappante dans la tête, ainsi qu’on le verra incidemment dans une autre section de cet ouvrage. » (p. 300-301)
8 « Mais si je ne puis saisir la queue de ce monstre, comment comprendrai-je sa tête ? Bien plus : comment déchiffrer sa face, quand la face lui manque ? “Tu me verras par-derrière, tu verras ma queue, semble-t-il dire, mais ma face ne pourra être vue.” Pour ce qui est du dos, je ne puis le distinguer clairement ; quant à sa face, il peut bien m’en dire ce qu’il veut, je le répète : de face, il n’a point. » (p. 417-4148)
9 Elisabeth Renker, Strike through the Mask, Herman Melville and the Scene of Writing, Baltimore, John Hopkins University Press, 1996, p. 42.
10 Only a few of them, comparatively, had knowingly seen him (p. 194). C’est nous qui soulignons.
11 C’est nous qui soulignons, dans cette citation comme dans la suivante, les termes récurrents. « Le cachalot décapité, pelé jusqu’au blanc, étincelle comme un sépulcre de marbre ; si sa couleur a changé, son volume, lui, n’a pas sensiblement diminué : la masse demeure colossale. Il s’éloigne lentement du bord [...]. L’immense et blanc fantôme sans tête s’en va glissant toujours plus loin du navire [...]. » (p. 344)
12 « [...] Se glissaient [...] jusqu’au plus secret de mon âme, d’infinies processions de baleines ; au milieu, un majestueux fantôme encapuchonné, pareil à une colline enneigée, flottait dans les airs. » (p. 27)
13 « Elle émergea à nouveau, pour briller en silence. Cela ne ressemblait pas à une baleine — pourtant... n’est-ce pas Moby Dick ? se demanda Daggou. Le fantôme plongea une nouvelle fois, mais lorsqu’il réapparut le nègre lança un cri aigu comme la pointe d’un stylet, qui tira chaque marin de sa somnolence : “Là ! Et là encore ! Brèche là ! Droit devant ! Le cachalot blanc ! Le cachalot blanc !” » (p. 311-312)
14 « Oubliant presque Moby Dick pendant un court moment, nous nous absorbâmes dans la contemplation du plus étonnant phénomène que les mers secrètes aient à ce jour révélé à un regard humain. Une gigantesque masse pulpeuse de plusieurs furlongs d’envergure, d’une éblouissante blancheur crémeuse, flottait à la surface de l’eau ; [...]. On ne lui voyait ni le contour ni les traits d’un visage, rien qui pût suggérer la sensation ou l’instinct ; la chose vivante qui ondulait ainsi sur les flots était informe, comme née du hasard, hors de toute loi naturelle. Tandis qu’elle s’évanouissait à nouveau avec un faible bruit de succion, Starbuck, les yeux toujours fixés sur les eaux bouillonnantes dans lesquelles elle venait de s’enfoncer, s’écria avec fureur : “J’aurais préféré voir Moby Dick et lui livrer combat, plutôt que de te rencontrer, blanche aspiration !” » (p. 312)
15 Le terme monster est employé explicitement p. 302.
16 P. 300 et 336.
17 Passim, p. 300-301 et 336-337.
18 De même que le squid géant sert de pitance au cachalot, le corps du cachalot est dévoré par les requins, témoins du horrible vulturism of earth ! From which not the mightiest whale isfree, p. 336.
19 C’est nous qui soulignons.
20 « Mais nous n’avons pas encore expliqué l’effet d’ensorcellement de la blancheur, ni compris la cause de la puissante séduction qu’elle exerce sur l’âme [...]. » (p. 224)
21 C’est nous qui soulignons. « Si l’on écarte ces évidentes considérations relatives à Moby Dick qui ne pouvaient manquer de provoquer, à un moment ou à un autre, l’effroi dans toute âme humaine, il y avait une autre idée, ou plutôt une horreur peu claire, difficile à nommer, dont l’intensité, en certaines occasions, surpassait toutes les autres, mais d’une nature si mystérieuse et si insaisissable que j’ai peu d’espoir de pouvoir la décrire sous une forme compréhensible. C’était la blancheur du cachalot qui, plus que tout, m’emplissait d’épouvante. Comment parviendrai-je à m’expliquer là-dessus ? Je le dois pourtant, fut-ce d’une manière confuse et hasardeuse, sans quoi tous ces chapitres seraient vains. » (p. 215-216)
22 Traduction proposée par Philippe Jaworski dans « The whiteness of the whale, silence du chant », Revue française d'études américaines, Presses universitaires de Nancy, 1991, vol. 50, p. 362, article qui, sans mentionner la figure du sphinx, nourrit cependant largement notre réflexion.
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