Prologue
p. 7-8
Texte intégral
1Lui, on l’attend dans quelques confins désertiques, silencieux et hautain, allongeant, depuis des millénaires, ses formes léonines et son visage royal sur l’immensité des sables. Elle, on l’imagine plus volontiers accroupie au détour d’un chemin, séduisante et menaçante, les ailes repliées sur son corps de lionne et son buste féminin, prête à poser, comme dans la légende, ses énigmes fameuses. Le sphinx égyptien et la sphinx1 grecque, le monument divin et le monstre mythique, couple étrange qui partage, outre la forme hybride, le nom et le goût du mystère, une certaine propension pour les espaces arides et les profondeurs chthoniennes. Au beau milieu du xixe siècle, c’est pourtant en plein océan romanesque que le lecteur, tout étonné, en poursuit le sillage. De part et d’autre de l’Atlantique et à quinze ans d’intervalle, deux grands romans maritimes font en effet intervenir l’image du sphinx, figure pour le moins inattendue sous ces latitudes.
2Le phénomène, pour être inédit, n’est pas anodin. Dans les deux cas, le monument monstre occupe une place centrale et réitérée dans l’économie romanesque. Dans Moby Dick de Melville (1851), il s’inscrit entre les lignes qui enserrent la baleine blanche, prenant les traits d’un cachalot décapité. Au chapitre 70, intitulé précisément « The Sphynx », le capitaine Achab interroge vainement une tête de baleine ; quelques chapitres plus loin, le narrateur Ismaël s’essaie à son tour, sans grand succès, à déchiffrer cette même tête, avant d’en conclure également que Le Sphinx et l’Abîme l’animal est un sphinx. Même explicitation et même répétition de l’image dans Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo (1866), originellement intitulé L’Abîme. Le sphinx y désigne tour à tour pieuvre, grottes marines, vents du large, tous obstacles que doit affronter le marin Gilliatt pour arracher aux éléments la Durande naufragée. S’il s’avère tantôt animal, tantôt minéral, ce surgissement condense les deux origines de la figure, mêlant les attributs, rapprochant les histoires, combinant les imaginaires. Le monument muet et le monstre rhapsode paraissent ainsi devoir s’unir au gré des flots dans une singulière destinée commune. Associant les connotations ésotériques prêtées à la statue orientale à la scénographie particulière héritée de la légende thébaine, celle-ci illustre l’interrogation inquiète de l’homme face à l’énigme de l’univers. La confrontation répétée entre des héros et des sphinx aux multiples visages transpose alors la sempiternelle question métaphysique en quête épique, proposant une interprétation initiatique d’ensemble de l’aventure maritime.
3Ce n’est pas tout. Fort de son essence mystérieuse, le sphinx ne se contente pas de ces émergences centrales explicites. Il se dissimule parfois également dans les profondeurs des textes pour mieux refaire surface en d’autres lieux, disséminant ici quelques morceaux de ses éléments composites, là des fragments de son histoire, investissant enfin de sa structure énigmatique la forme même des œuvres. Autour des sphinx visibles s’inventent des modes secrets du dire, subtiles irradiations du mythe dans les choses, les personnes et les mots. C’est que, par-delà l’enjeu imaginaire, la gageure est essentiellement poétique. Composés dans la seconde moitié du xixe siècle, quand la garantie divine s’apprête à quitter le navire, ces romans font plus état de la difficulté à dire l’énigme que de sa résolution. Comment formuler en effet ce qui échappe et qui n’est peut-être déjà plus ? Fuite continuelle du sens où ne laisse pas de se dessiner l’horizon d’un possible naufrage. Dans cette perspective, ce n’est pas le mystère universel seul que vient figurer la présence subreptice du sphinx dans ces romans, mais bien celui de l’écriture romanesque elle-même. Naviguant entre profondeur symbolique et surface formelle, ces sphinx s’appréhendent, au propre comme au figuré, en abîme. Voilà qui nous invite pour le moins à dépasser la figure visible pour parcourir dans leurs multiples méandres marins ses anamorphoses monstrueuses et en suivre le sillage jusque dans la poétique même des œuvres.
Notes de bas de page
1 On désigne couramment en français le monstre hellénique par l’article féminin (« la sphinx »), pour le distinguer de son mâle homonyme égyptien (« le sphinx »). Notre langue propose par ailleurs, depuis 1589, l’usage pour la figure grecque du substantif féminin « sphinge », issu également du latin sphinx, sphingis. Nous avons choisi toutefois, dans le présent ouvrage, de n’utiliser que la forme « sphinx », accompagnée au besoin de l’un ou l’autre article, afin de mieux rendre compte, par l’emploi d’un terme commun, de la confusion imaginaire opérée au xixe siècle entre les deux figures.
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