Caillois, Gaspar : Itinér(r)ance
p. 349-352
Texte intégral
C’était une particule de poussière, où se trouvait offert un monde.
Mi-Fou1
1S’il est avéré que l’élément minéral favorise l’inscription du sujet dans le monde, alors il devient le pivot d’un renversement qui, sur un plan poétique autant que thématique, intéresse les catégories du fragment et du tout, du particulier et du global, du rien et de l’absolu : aussi indigente et dépouillée que possible, la pierre offre une voie d’accès au réel ressaisi dans toutes ses composantes ; « poussière », elle promet tout « un monde ». Sur la base de ces catégories générales s’ouvre un nouveau carrefour à notre cheminement dans la poésie du xxe siècle. Souvenons-nous du surréalisme qui, s’appuyant sur le modèle alchimique, présentait deux versants minéraux antithétiques intéressant l’imaginaire de ses éléments comme les fondements de sa poétique. De manière analogue, il est possible de définir une nouvelle partition dans la poésie de la seconde moitié du siècle. La pierre des poètes de L’Éphémère a pu délivrer, de sa simplicité désarmante, un accès à un « absolu » immanent – et cela soit sur un mode « unifiant », soit sur un mode cassant et fragmentaire. En ce sens, c’est en maintenant le minéral dans son caractère indéterminé et en préservant sa face obtuse que l’absolu était gagné hic et nunc : la pierre esquissait une brusque ouverture dans l’immédiateté, sur un mode épuré, et loin des assauts de la discursivité. À cette épure poétique opposons maintenant un ensemble de déploiements : non seulement la pierre, en tant que telle, peut être le foyer d’une expérience sensible démultipliée en proposant ses courbes et couleurs à un parcours du corps, mais, dans la multiplicité de ses occurrences et de ses espèces, elle permet, avec d’autres, d’accéder à un « monde » pluriel, chatoyant et potentiellement déchiffrable. De fait, Roger Caillois et Lorand Gaspar, qui retiendront ici notre attention, déclinent en leurs œuvres une multitude d’espèces minérales, qu’ils s’emploient à décrire scrupuleusement et à approcher dans leurs diverses caractéristiques physiques2. L’espace s’ouvre donc doublement : la pierre redéploie en elle-même la totalité de l’espace, tandis qu’elle s’intègre à un monde à la fois « global » et divers. Elle se donne dès lors comme un « plateau », au sens deleuzien du terme3 – plateau parmi une pluralité d’autres, et dans le même temps, comme un « désert » à parcourir. Lieu où s’intensifie le « désir », la pierre-plateau nous invitera à croiser les catégories de la sensibilité et de l’espace, pour mieux dégager une totalité mouvante, incessamment recomposée, retrempée dans une Histoire qui dessaisit plus qu’elle ne constitue.
2La conception de l’écriture en est la première affectée : le dé-sécrire fait place au décrire, la raréfaction du dire au flux, le face à face entre les mots et les choses au « mime » du monde, autant qu’à la replongée des mots dans la substance matérielle des choses. Tandis que les seuls vocables génériques (« pierre », « roc », « rocher ») dominaient jusqu’alors les œuvres poétiques de notre étude, un lexique spécialisé fait ici irruption, dont il faudra mesurer les enjeux. En outre, avec Caillois – et dans une moindre mesure Gaspar – ressurgit l’antique rêverie autour de la « signature » des choses, des « pierres à images » et de la chiffration universelle. Sur ce point, l’inscription dans l’héritage romantique impose quelques précisions, qui permettent de mesurer l’enjeu épistémologique de ces poétiques.
3On se souvient de l’intérêt que le surréalisme « cristallin » portait à cette question, un surréalisme qui puisait ouvertement son inspiration dans l’imaginaire du romantisme allemand. Ce dernier s’offre à l’évidence comme une souche essentielle de ce nouveau versant de la poésie moderne, la question des « inscriptions » naturelles n’étant qu’un aspect d’une influence bien plus profonde. Si l’œuvre de Caillois (Gaspar n’en est pas étranger lui non plus) s’alimente à cette source, c’est en effet parce qu’elle propose une conception spécifique de l’esthétique – le refus d’une partition entre le « beau naturel » et le « beau artistique » notamment –, et plus décisivement encore un rapport renouvelé à la rationalité. Dès lors, ces questions débordent largement les conceptions attendues, qui réduisent volontiers la filiation entre Novalis et Caillois à la seule rêverie autour d’un monde chiffré, ou rapportent le romantisme allemand à un vague panthéisme soucieux d’unifier toutes les composantes du sensible dans le but d’y déceler l’empreinte divine. C’est en réalité tout un questionnement du savoir qui se trouve en jeu chez l’un et l’autre, et cela autour des hypothèses suivantes : est-il possible d’envisager un logos du chaos ? Peut-on repenser la totalité du savoir en y intégrant l’imaginaire et la démesure ?
4Rappelons que les recherches minéralogiques de Novalis s’inscrivent dans le contexte d’une redéfinition de l’épistémologie, à la fin d’un xviiie siècle qui voit le savoir confronté à l’illimitation de l’espace et contraint de renoncer à une approche globalisante. La tâche de Novalis vise, dans cette perspective, à modifier le rapport de la pensée avec le chaos et à « fonder un logos qui “logologise tout”, épousant ainsi les formes irrégulières et anarchiques du monde tellurique4 ». Sa passion pour la minéralogie présente par conséquent un enjeu épistémologique de taille : l’espace géologique devient le lieu natal d’une nouvelle rationalité, « soucieuse de concilier l’impératif d’ordre propre à toute culture et la réalité du monde complexe, parfois indéchiffrable, énigmatique des formes minérales5 ». Aussi, c’est la traditionnelle opposition de l’esprit et de la matière, de la psyché et de la terre, qui se voit remise en question, et partant, les bases du dualisme kantien. L’hypothèse d’une réciprocité entre l’homme et le monde, entre le microcosme et le macrocosme, retrouve un sens dans la définition d’un savoir pluriel, attaché à la multiplicité des accidents, un savoir qui étende son domaine d’action depuis le chaos empirique jusqu’aux lois mathématiques, et depuis l’imaginaire jusqu’au logos. L’univers, ou plutôt le « multivers », se fait désormais l’objet de saisies ponctuelles, renouvelées, incessamment diverses, conjuguant les ressources de l’imaginaire et celles de la rationalité.
5Dans cet horizon, nous chercherons à montrer comment l’unité du monde affirmée si fortement dans les œuvres minérales de Gaspar et Caillois ne se referme pas sur un simple maillage d’éléments soumis au joug d’une rationalité conquérante et omnipotente. Au contraire, l’une et l’autre œuvre, par des voies qui leur sont propres, envisagent une pleine continuité entre la matière et la psyché, et refondent le savoir dans le creuset d’une sensibilité multiforme. L’une et l’autre proposent un nouveau modèle de connaissance qui accorde au dire poétique une place centrale dans l’ensemble des savoirs. Une attention toute particulière sera accordée au vide, cet aliment de la diversité, ce partenaire privilégié d’un monde minéral infiniment déconcertant : la poésie des pierres sera aussi poésie de l’impalpable.
6C’est donc à une notion issue du domaine végétal que nous confierons ce parcours parmi les pierres de Caillois et Gaspar : l’arborescence se présente comme une forme partout lisible dans ces deux univers minéraux – car il n’y a pas de solution de continuité entre la pierre et le végétal, et comme une configuration particulièrement adaptée à leurs architectures respectives. Une continuité ramifiée structure de fait l’ensemble de leurs données, permettant d’envisager à la fois une liaison entre tous les éléments (du monde comme de l’œuvre) et un principe de déploiement aléatoire et ouvert. En ce sens, l’arborescence concilie l’ordre et le chaos. Ce principe de ramification recouvrira toutefois deux sensibilités poétiques bien différentes, épousant une voie ascétique chez Caillois, érotique chez Gaspar, comme il intéressera la question de l’écriture chiffrée, cette arborescence de signes lisibles dans les pierres. À cette approche, nous ajouterons une descente à tâtons dans les pierres funèbres des derniers livres de Caillois sur les pierres. Car la pierre miroitante propose une ouverture dans l’opacité de la matière, autant qu’une surface adéquate où puisse s’« impersonnaliser » le sujet de l’écriture.
Notes de bas de page
1 Cité par Caillois, dans Pierres, op. cit., p. 92.
2 Sur le parallèle minéral entre Caillois et Gaspar, nous renvoyons à l’article de Claude Debon : « Tu es pierre », dans Espaces de Lorand Gaspar ; Sud, 1983, no hors-série, p. 208-221.
3 Voir : « C’est comme un ensemble d’anneaux brisés. Chacun peut pénétrer dans les autres. Chaque anneau, ou chaque plateau, devrait avoir son climat propre, son ton propre ou son timbre. […] Le titre Mille plateaux renvoie à ces individuations qui ne sont ni personnelles ni des choses. » G. Deleuze, Pourparlers, Éditions de Minuit, 1990, p. 39-40.
4 L. Margantin, Système minéralogique et cosmologie chez Novalis, ou les plis de la terre, L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 1998, p. 18.
5 Ibid., p. 267.
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