II. Cris de pierre. Le surréalisme noir d’Artaud
p. 155-175
Texte intégral
Avez-vous fini de rouler vos galets sur mon âme.
Moi. Moi. Tournez la page des gravats. Moi aussi, j’espère le gravier céleste et la plage qui n’a plus de bords110.
1Lancée à l’assaut du corps et de l’âme, la roche devient avec Artaud et Gilbert-Lecomte le pivot d’une entreprise de destruction, qui s’emploie à saper les bases mêmes de la métaphysique occidentale. S’il est une matérialité de l’âme, si le corps, rempli de pierres, n’est plus le seul lieu de l’organique, où trouver les termes fondateurs du dualisme ? Cette mise en péril du sens concentre dans la minéralité un ensemble de données contradictoires : à la fois instrument d’une agression et manifestation de ce désastre, origine du morcellement intérieur et voie d’accès à une unification rêvée, la pierre envahit littéralement toute la scène du corps et du texte tragiques. Ces contradictions se prolongent jusqu’au plan de l’expression : dans quelle mesure la minéralité du corps peut-elle « se dire » ? La pierre n’est-elle pas plutôt cette présence brute, vive, d’une « réalité terriblement supérieure à toute […] surréalité111 » – en somme une trouée hors du langage ?
Le corps crevassé
2La pierre est d’abord l’arme qui atteint le corps, l’agresse, le déchire, le morcelle. En tant que telle, elle sera souvent tranchante, aiguë, ou associée à des tessons de verre pilé. Les corps écorchés d’Artaud et de Gilbert-Lecomte vont ainsi se répondre, corps qu’envahissent des cristaux mortifères imposant la loi d’une discontinuité destructrice. Chez le poète du Grand Jeu, les « cristaux de souffrances » engagent une danse aux accents de sabbat :
Je m’écorche aux cristaux qui dansent dans mon corps112.
3Ils trouvent écho chez Artaud dans les « sanglants micas » qui, parcourant les veines du rêve, disent les brisures du moi et la soumission de l’« âme » aux conditions de la matière :
Mes rêves sont avant tout […] une sorte d’eau de nausée où je plonge et qui roule de sanglants micas. […] Un vrai remugle de membres coupés113.
Autour des doigts s’enroulent les âmes avec leurs craquelures de micas114
4Dès lors, le corps tragique se découvre sous le joug de l’élément minéral : la pierre n’est plus seulement l’arme, elle devient l’élément constitutif d’une « intériorité » placée sous le signe de l’inorganique, du discontinu, de l’étrangeté, une intériorité qui ne parvient plus à se dire dans les lexiques propres au corps ou à l’esprit. En outre, le corps ne subit plus seulement une agression extérieure, mais fait la tragique expérience d’une irréversible déperdition de soi. Présent dès les pages décisives de la correspondance avec Jacques Rivière, le leitmotiv de l’« érosion » devient l’un des objets de « discussion » sur lequel se porte le maladroit diagnostic littéraire du directeur de la NRF. Pourtant il est d’emblée, chez Artaud, associé à la radicalité d’un état indicible ; cette image matérielle se trouve suspendue à une approximation, qui conteste les fondements mêmes du langage :
Cet éparpillement de mes poèmes, ces vices de forme, ce fléchissement de ma pensée, il faut l’attribuer […] à un effondrement central de l’âme, à une espèce d’érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée, […] à la séparation anormale des éléments de la pensée115 […].
5Les protagonistes majeurs de ce théâtre de la douleur sont ici rassemblés : la fatale « érosion » – qui sera ailleurs un « effritement116 » – se trouve directement rapportée à l’expérience fondatrice de la « séparation ». Ce constat tragique d’une irréversible scission intérieure forme alors le cœur de l’expression dolente d’Artaud, comme le nerf de notre étude de son imaginaire minéral.
6Le corps brisé a fait l’insupportable expérience d’une déperdition de soi, d’une inexorable « séparation », d’une impossibilité de « [s]’aboucher à la réalité117 ». Mais, s’il ne cesse de revivre douloureusement cette tragique scission, dans le même temps ce corps « se dit » dans les termes d’une réalité substantielle, matérielle, celle même à laquelle il aspire. La magnifique et terrible contradiction d’Artaud réside alors dans la superposition constante d’une expérience d’échec et de sa transcription en des termes qui sont ceux d’une victoire sur cet échec. De même que l’esprit, séparé, ne parvient plus à s’exprimer que par le biais de termes matériels, se découvrant alors sur la voie de l’« incarnation » tant espérée, le corps lui-même s’« abouche à la réalité » dans le tableau de son propre effondrement intérieur. La pierre se situe au cœur de ce renversement : elle dit indissociablement la déperdition du moi et l’infraction du « réel » dans le corps, devenu paysage terreux, pierreux, en somme substantiel. L’assomption du sensible transite donc par la voie paradoxale de la destruction. Ainsi s’éclaire progressivement la double valeur de l’élément minéral dans le paysage imaginaire d’Artaud : la pierre dit la fragmentation, mais aussi l’espoir d’une réunification du moi et du rassemblement des forces autour d’une nouvelle unité. Siège de la discontinuité, elle traduit dans le même temps l’horizon d’une continuité inaccessible. La conjonction de ces deux aspects transparaissait déjà dans la paronomase citée : il s’agissait de « tourner la page des gravats » tout en aspirant au « gravier céleste ». Cette ambivalence éclate plus encore dans la page du Pèse-Nerfs consacrée à l’inspiration :
Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver sa communication avec soi. Le tout est dans une certaine floculation des choses, dans le rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d’un point qui est justement à trouver.
Et voilà, moi, ce que je pense de la pensée :
Certainement l’inspirarion existe.
Et il y a un point phosphoreux où toute réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, – et par quoi ?? – un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles118.
7Autour de l’affirmation centrale se répartissent les termes minéraux d’une alchimie intérieure : la « pierrerie mentale » traduit la fragmentation, cette « floculation des choses », quand les « aérolithes mentaux », les « cosmogonies individuelles » transcrivent le second moment de l’expérience, celui de la « magique utilisation des choses ». L’inspiration est bien désignée comme la clé de ce renversement. Cependant elle n’est pas le lieu d’une métamorphose traditionnelle de la matière en esprit. Artaud choisit de marier termes concrets et abstraits, et cela de part et d’autre de son mot d’ordre capital : la « pierrerie mentale » trouve ainsi son équivalent dans les « aérolithes mentaux ». Il achève qui plus est de perturber cette alchimie en usant du singulier dans l’expression de la fragmentation initiale (« pierrerie », qui s’emploie plutôt au pluriel) et de pluriels pour traduire cette « communication avec soi » (« aérolithes », « cosmogonies »). Les deux états de la métamorphose tendent donc à se confondre, de sorte que l’unité promise ne semble pouvoir s’envisager qu’à partir d’une multiplicité à réactiver perpétuellement. Un aspect essentiel oppose néanmoins la « pierrerie » et l’« aérolithe » : ce dernier est indissociable du feu qui le nourrit. Toujours, en effet, il faudra tisonner le feu logé secrètement au cœur de la pierre, toujours replacer celle-ci dans le mouvement général d’un cosmos parcouru de forces, d’impulsions, d’une vie sourde et ardente. Ce « point phosphoreux où toute la réalité se retrouve », du reste souvent associé au soufre, jalonne alors toute la géographie mentale du poète. Ces deux matières obscurément actives – le soufre par son lourd héritage alchimique, le phosphore par sa luminosité secrète – nous reconduisent à la naissance de la matière.
8Si la pierre est à la fois l’agent du morcellement et le vecteur de la réunification, c’est parce qu’elle recèle en elle les diverses étapes d’une genèse. Pour espérer réunir la « floculation » des choses, le poète devra en effet se porter aux sources jaillissantes de la matière, comme au point originel du moi. Comprenons bien : la matière minérale n’est en rien la simple métaphore d’un moi dont il s’agit d’atteindre l’obscure profondeur. Nous assistons au contraire à l’émergence conjointe de l’« émotion de la vie » et d’une matière ignée, en un lieu où la distinction entre esprit et matière ne peut même plus trouver à se dire :
Cette sorte de pas en arrière que fait l’esprit en deçà de la conscience qui le fixe, pour aller chercher l’émotion de la vie. Cette émotion sise hors du point particulier où l’esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes et d’une fraîche coulée, cette émotion qui rend à l’esprit le son bouleversant de la matière, toute l’âme y coule et passe dans son feu ardent. […]
Celui-là sait ce que l’apparition de cette matière signifie et de quel souterrain massacre son éclosion est le prix119.
9L’importance et le poids du recours à une telle géologie primordiale s’éclairent décisivement : non seulement la « vie » se découvre soumise aux lois d’une matière qui, sans fin, ne se déploie qu’en s’érodant et s’érode pour se recomposer, mais elle se révèle consubstantielle à cette matière ignée. On trouve là l’intuition qui sera celle de nombreux poètes de l’après-guerre : la matière n’est plus une métonymie de l’âme, puisque celle-ci est tissée dans les fibres mêmes d’une matière sensible et émue. Les pages magnifiques qu’Artaud consacre à la « vérité » du rêve rendent parfaitement compte de cette entité hybride :
Rien qui ressemble à l’amour comme l’appel de certains paysages vus en rêve, comme l’encerclement de certaines collines, d’une sorte d’argile matérielle dont la forme est comme moulée sur la pensée120.
10On est par conséquent conduit jusqu’au point inouï où Artaud découvre en lui tous les éléments d’une cosmogonie, où le moi et le monde se copénètrent pour enfin ne plus faire qu’un. En écho aux « aérolithes mentaux », Artaud avoue participer désormais à la « gravitation planétaire dans les failles de [s]on esprit121 » ; notons que, là encore, le moi ne se clôt pas sur une totalité organique : c’est bien au contraire dans les « failles », donc dans un manque constitutif, qu’une véritable rencontre avec le monde a lieu. Aucune plénitude matérielle, aucune fusion « poreuse » – au sens gidien du terme – ne sauraient combler le corps tragique ; la souffrance et son cortège de fractures, séismes, convulsions, demeurent la seule voie d’accès à l’« émotion de la vie ».
11Le manque se révèle bel et bien la constituante principale de cette nouvelle unité fragile, et l’exil hors de soi la condition d’une ressaisie du moi. Les premières pages du chapitre des Tarahumaras consacrées à « la danse du peyotl » l’éclairent décisivement : elles sont construites sur une immense métonymie particulièrement éloquente. Le poète-voyageur y déploie tout un « paysage interne122 » qui, dans ses crevasses et ses ravins, n’est autre que la projection, en lui, du paysage âpre et hostile qui l’entoure. Selon un principe de renversement entre contenant et contenu, Artaud décrit alors ce « morceau de géologie avariée123 » à quoi se réduit son corps dolent et, dans le même temps, nous place de plain-pied avec la terre sèche qu’il parcourt :
Inerte, comme de la terre avec ses roches peut l’être ; – et toutes ces lézardes qui courent dans des étages sédimentaires entassés. Friable, certes, je l’étais, non par fragments mais tout entier124.
12La dislocation du corps propre mène dès lors à la perte de toute identité ; de là, le poète conclut qu’il a désormais l’« impression d’assister » au « monceau d’organes mal assemblés » auquel il se réduit, « comme à un immense paysage de glace sur le point de se disloquer125 ». Or rappelons que le voyage au pays des Tarahumaras épouse la courbe d’un parcours initiatique ; la dislocation a donc toutes les chances d’être la voie paradoxale d’une ressaisie du moi. De fait, Artaud trouve dans le rite du peyotl la représentation symbolique de l’épreuve qu’il subit : la danse dans et hors du « cercle » figure le « voyage126 » par « la Maladie », cette descente dans les ténèbres corporelles par laquelle le jour peut être retrouvé. En outre, la danse du peyotl est, on l’a vu, un rite d’incarnation qui vise à rétablir l’unité des deux Principes logés dans « la Matière, c’est-à-dire dans le Concret127 ». On aura dès lors compris la portée de l’immense métonymie initiale : elle figure, sur le mode de la fragmentation et de la dislocation, la première épreuve d’un parcours au terme duquel la plénitude du monde, comme celle du moi, sera rétablie. La pétrification du corps est finalement pour Artaud le « crucifiement » par lequel le monde sera sauvé.
13Les paysages intérieurs d’Apocalypse sur lesquels s’ouvrent les poèmes de Roger Gilbert-Lecomte, ces paysages déserts et battus de vents, participent d’une même expérience de l’exil et du décentrement. Christian Noorbergen, commentant ce « corps insupportable projeté en miettes dans l’espace illimité », précise qu’il ne saurait être « acceptable » que « lorsqu’il est projeté et éparpillé le plus loin possible128 ». Si le corps ouvre bien l’espace d’un paysage intérieur, cette géographie sera fondamentalement en porte à faux, renvoyant littéralement à un non-lieu, à un espace littéralement inhabitable. Témoignant de cette intériorité béante, Gilbert-Lecomte choisit une troisième personne très significative :
À la place de ce qui fut lui-même, sa conscience, l’autonomie de sa personne humaine, un gouffre noir tournoie. Ses yeux révulsés voient entre ses tempes tendues s’étendre une immense steppe vide barrée, à l’horizon, par la banquise de ses vieux sens blanchis129.
14L’entrelacement des termes organiques et inorganiques traduit la dépossession de soi dont les poèmes, dans leur violente discontinuité, réitèrent l’insupportable loi. Dès lors, la poésie ne recourt aux motifs spatiaux que pour les torturer littéralement, de sorte que l’espace devienne irreprésentable, et qu’il ne soit plus qu’un enchevêtrement de lignes brisées :
Hurle éclate et disperse-toi par les étages
Du haut espace aux cimes creuses du plein ciel
Né du feu bas connais l’origine sauvage
Où l’aspiration de l’abîme fait rage
Vide plein flamme aveugle et trou noir du soleil
Sombre éveillé debout au cap du grand sommeil
Écartelé vivant déchiré de toi-même
Centre en exil de tout
Roi proscrit
Monstre extrême130
15Espace insituable et corps béant se rencontrent au point commun de l’innommable. Gilbert-Lecomte transforme de fait son poème en immense corps troué, où il préserve sans doute quelques traces de prosodie (son jeu de rimes et d’assonances), mais pour mieux en saper les bases : la juxtaposition de fragments inaboutis, le parti-pris systématique de discontinuité, l’esthétique du choc débouchent sur un suicide poétique. Les oxymores s’accumulent jusqu’à la dérision (les « cimes creuses » appelant le « vide plein », le « trou noir du soleil », et le « centre en exil de tout » aux accents pascaliens), et Gilbert-Lecomte se couronne finalement Roi sans royaume. La pierre a sans doute ouvert l’espace intérieur, elle a « abouché » le moi à la « réalité », mais à un niveau où la dolor tragique risque de mettre en péril l’expression poétique.
16Cet extrait du célèbre « Chant de mort » se fait alors le vecteur d’une question impérieuse : la pierre n’est-elle pas, non seulement le motif privilégié du corps tragique, mais l’expression, mieux la manifestation authentique de l’indicible ?
Une langue minérale
Je sens toutes les pierres du monde et le phosphore de l’étendue que mon passage entraîne faire leur chemin à travers moi. Ils forment les mots d’une syllabe noire dans les pacages de mon cerveau131.
17Dans quelle mesure la pierre participe-t-elle d’une destruction du langage par lui-même ? Dans l’approche de cette étrange « syllabe noire », deux voies s’ouvrent à nous. La première est celle de la rhétorique : celle-ci pourrait bien loger en elle des zones d’ombre, qui lui permettraient de mimer le mutisme minéral, en somme de se détruire partiellement pour rester fidèle à la minéralité brute. La seconde nécessite un retour-amont : au niveau de l’énonciation cette fois, il serait tentant de comparer le surgissement du langage et le mode d’être de la pierre. Rhétorique du chaos et aspiration à une nouvelle énonciation réunissent là encore les poétiques d’Artaud et de Gilbert-Lecomte.
18« Chant de mort cristal d’ouragan » nous a déjà conviés dans le champ de l’oxymore, figure rhétorique récurrente chez Gilbert-Lecomte. À l’évidence, se manifeste là la volonté de se porter aux limites extrêmes de la rhétorique, donc de la miner de l’intérieur. L’oxymore n’est pas ici au service d’un surcroît de sens, elle n’est pas l’expression d’une plénitude indicible, mais bien l’arme par laquelle le langage se congédie. Elle ne tend pas à un dépassement du langage par lui-même, mais elle le vide de tout contenu, pour ne lui laisser que la dépouille d’une vaine enveloppe verbale. En cela, elle se fait l’expression adéquate du corps « écartelé vivant déchiré de soi-même ». L’oxymore n’est cependant qu’une composante parmi d’autres d’une recherche systématique de l’incohérence, destinée à briser les lois de la logique et à saper les fondements de la rationalité. Une « incohérence » qui pourrait bien entrer en corrélation avec certaines propriétés du minéral.
19Si Gilbert-Lecomte ne cesse, ainsi, de jouer avec les catégories du « vide » et du « plein », sans doute est-ce sous l’influence directe des pensées orientales, mais nous trouvons là aussi une tentative d’exprimer une contradiction propre à la matière minérale : la pierre est pure extériorité ; brisée, concassée, elle demeure identique à elle-même. « Statue de vide » ou « marbre perméable au tulle132 » traduisent très exactement cette absence d’intériorité. On aura alors compris que cet imaginaire, séduit par l’insoluble contradiction, se porte avec prédilection sur la pierre, qu’il cherchera à doter d’une improbable plénitude ou, au contraire, à vider de tout contenu. Vide et plein sont bel et bien les deux faces de la même réalité minérale :
Rien est un bloc de marbre absolu qui tient tout
L’espace irrévélé dans son unité seule133
20Une telle recherche de l’incohérence relève alors d’une approche apophatique de l’absolu – mais paradoxalement sans absolu –, qui dessine bel et bien toutes les limites et toute l’insuffisance du langage. À ce niveau de l’analyse, nous demeurons donc aux prises avec une rhétorique suffisamment rusée pour simuler son propre anéantissement. En d’autres termes, le logos n’a rencontré qu’une image inversée de lui-même. Songeons au jeu linguistique de René Daumal qui choisit, non sans dérision, de nommer « Sogol » le personnage initiateur du Mont analogue ; lui aussi place sa quête de l’absolu – ce « cristal de la dernière stabilité134 » – sous le signe d’une simple inversion de la raison occidentale.
21Il reste à considérer comment cette rhétorique du chaos s’enrichit d’une atteinte portée à l’énonciation. Le « cri de précipice135 » par lequel Gilbert-Lecomte définit sa poésie mène maintenant dans les franges du langage : les « grands cris de silex au signe étincelant136 » pourraient bien être la seule expression envisageable du minéral. Songeons au caractère imprécatoire et jaculatoire des poèmes de Gilbert-Lecomte : il est la marque évidente d’une œuvre qui a fait sienne la loi du minéral. La dislocation du dire, l’entrechoquement chaotique des fragments, la parole poétique perpétuellement amputée donnent à ces poèmes l’apparence d’un amas d’éboulis. Il en va jusqu’aux recherches typographiques et à l’esquisse de figures à même la page qui, dans le brisé de leurs contours, dressent la cartographie ironique du chaos. Ainsi du « titanique bloc de pierre » sous le joug duquel le corps se doit de vivre, et dont le poète offre le calligramme titubant :
note137
22Toutes les possibilités d’une mise en scène du chaos s’ouvrent finalement, tandis que le sujet assiste littéralement à sa propre destruction, preuve éclatante d’une aporie poétique.
23À l’époque du Pèse-Nerfs et de L’Ombilic des limbes, Artaud fait lui aussi de la « langue des pierres » l’horizon de sa recherche, en choisissant quant à lui de préserver pour l’heure le langage articulé. C’est toutefois pour clamer sans cesse l’insuffisance de ses mots, et ouvrir ainsi l’espace immense et insensé d’une authentique pensée au-delà du langage. La langue qu’il nous donne à lire demeure donc une pure virtualité, une esquisse fantomatique, toute suspendue à une réalité autre qui la double. « Vacant par stupéfaction de (sa) langue138 », Artaud refuse d’être identifié à l’espace de sa parole paralysante :
Je suis vraiment localisé par mes termes, et si je dis que je suis localisé par mes termes, c’est que je ne les reconnais pas comme valables dans ma pensée139.
24Dès lors, chaque mot en vient à se nier lui-même. En choisissant une parenthèse suspensive : « une (décantation) à l’intérieur140 », Artaud s’avance plus loin que Gilbert-Lecomte sur le chemin de la négation du langage. Avec lui, la langue n’est pas écorchée, elle n’existe plus ; les mots qu’il nous propose se donnent comme des chimères, comme les prémices d’une « connaissance obscure » désignée au bout d’une route dont Artaud ne décrit que le seuil :
Mais il faut aller à pas lents sur la route des pierres mortes, surtout pour qui a perdu la connaissance des mots. C’est une science indescriptible et qui explose par poussées lentes. Et qui la possède ne la connaît pas. Mais les anges aussi ne connaissent pas, car toute vraie connaissance est obscure. L’Esprit clair appartient à la matière. Je veux dire, l’Esprit, à un moment donné, clair141.
25Cet appel à une nouvelle connaissance ne s’appuie pas seulement sur des formules oxymoriques (clarté/obscurité) et sur des alliances inattendues (esprit/matière), il désigne surtout un acte, un geste (« il faut aller »), une mise en mouvement qui rendent absolument caduque la « connaissance des mots. »
26Nous voici dès lors dans les marges de la poésie et dans les limbes de la théâtralité. Car tout laisse penser que seule l’expression corporelle ouvrira la voie de l’« esprit clair » tant espéré. Le lien entre le corps et la minéralité, tel qu’il transparaît dans les passages cités de L’Ombilic des limbes, du Pèse-Nerfs, de L’Art et la Mort, sera donc relayé par une pratique, qui sera celle du théâtre comme celle du rite : Héliogabale, prince d’une terre où les pierres ont gardé un point de contact avec leur origine sacrée, en dirige la chorégraphie.
Héliogabale
27Puisque le corps ne propose plus qu’une géographie du chaos, que ses éléments ne cessent d’être confrontés à une désespérante discontinuité, que ses souterrains ne sont plus parcourus du souffle de l’« âme », alors seul un double est susceptible de braver l’inexorable séparation, d’exhumer et d’incarner l’unité tant attendue. En choisissant de se projeter là où le « théâtre n’(est) pas sur la scène, mais dans la vie142 », à l’époque où la Syrie connaît le joug d’un « faux Antonin143 », Artaud conclut une nouvelle alliance sanglante avec l’« esprit » et, accordant les pleins pouvoirs au mime et au simulacre, tente d’y ressaisir l’« accord pétrifiant des choses144 ». Les pierres vivantes de Syrie seront la manifestation tangible de ce qui se dérobait jusqu’alors à la parole, hantée par la discontinuité de la « pierrerie mentale ».
28Le temple de Baal, à Émèse, s’organise comme un vaste corps, mieux il est ce corps fantasmé, dans les entrailles duquel circule un ensemble de fluides qui en assure l’unité vivante. Ce corps répond donc directement aux pages torturées de L’Ombilic des limbes et du Pèse-Nerfs. Immense labyrinthe pourvu de souterrains reliant les « coins sacrés de la terre » au ciel, le temple se présente, en effet, comme un organisme à part entière dont il faut alimenter le « dieu rapace145 ». Et Artaud de décrire alors ce gigantesque alambic-ombilic, où s’opère incessamment la « transmutation matérielle des formes146 », authentique alchimie que le poète place sous le signe de Priape : seul l’immense phallus noir autour duquel l’ensemble du temple est bâti garantit de fait l’efficacité de cette métamorphose. Seul lui peut assurer la communication entre les entrailles grouillantes de la terre, ses « primitifs filons géologiques », ses « tressaillements figés de choses », et Baal, dieu du soleil :
Or de la pointe de son phallus à l’ultime circuit de ses égouts solaires, le temple, avec les protubérances de ses niches, de ses fontaines, de ses bas-reliefs, de ses pierres vibrantes plantées comme des clous dans les murs est tout entier compris dans une sorte d’immense cercle, qui répond au cercle spasmodique du ciel147.
29L’unité figurée par l’image du cercle se double ici de secrètes convulsions et d’une sourde pulsation « spasmodique » : par-delà l’image érotisée, c’est là exactement le visage de cette « alchimie noire » qui, loin de transmuer la matière en idée, pétrit au contraire les forces obscures du monde, nourrit l’« envol d’idées sombres et torturées » et ne cesse de « réincarner » « des idées amoureuses de formes148 ». Tous les protagonistes de la « métaphysique de la chair » se retrouvent ainsi sur la scène d’Héliogabale.
30La pierre noire se révèle un principe d’unification, et cela à de multiples plans : corporel, cosmique, mythique, mais aussi textuel. Car c’est autour d’elle que tout le texte d’Héliogabale est composé : elle forme l’arrière plan mythique d’une première partie qui rappelle ses pouvoirs légendaires ; elle est l’origine de la méditation sur la « guerre des principes », et trouve enfin son incarnation magistrale et terrifiante dans la figure d’Héliogabale, descendant direct du « faux Antonin ». Or ce principe d’unification, la pierre noire le doit d’abord à sa nature d’aérolithe :
Et tout cela vit ; et l’on peut dire que des pierres vivent ; et les pierres de la Syrie vivent, comme des miracles de la nature, car ce sont des pierres lancées par le ciel149.
31Fragments du ciel tombés sur terre, les pierres vivantes de Syrie conservent en elles les traces de la matière ignée dont elles procèdent. Artaud s’attache alors plus précisément aux « bétyles noires », ces « étincelles carbonisées du feu céleste150 » : pierres noires nées du feu, les bétyles renvoient directement au soleil, cet astre noir et maléfique sur lequel la cosmogonie phénicienne est fondée. Contre toutes les cosmogonies lumineuses, cette organisation du cosmos alimente une authentique métaphysique du mal. Car si la Syrie phénicienne voue un culte au soleil, c’est dans la mesure même où celui-ci est « la figure réduite » du « Souffle du Chaos151 », et qu’en son cœur de feu, il loge un principe de mort :
Les taches naissent en lui comme un cancer, comme les bubons effervescents d’une peste. Il y a là-dedans de la matière pulvérisée et qui se ramasse – comme des morceaux de soleils concassés mais noirs. Et mis en poudre, ils occupent moins de place152.
32La « gnose » d’Artaud a trouvé sa parfaite projection cosmogonique : le mal intervient à l’origine même du monde.
33Les pierres vivantes seront, qui plus est, le vecteur idéal d’une méditation sur l’« incarnation » du sacré : même tombées, elles gardent en elles l’empreinte divine de leur origine. Toute la rêverie passionnée d’Artaud sur la Syrie d’Héliogabale s’attache ainsi à l’« idée phosphorescente des dieux153 » dont elle nourrit son culte solaire, à cette étrange présence sacrée, logée non dans un corps dolent et sacrifié, mais bien dans une terre, dans sa poussière blanche, ses pierres volcaniques et ses profondeurs limoneuses. De fait, selon la tradition phénicienne reprise par Artaud, la pierre noire maintiendrait en elle les deux principes antagonistes dont procède la création ; en cela, elle serait l’une des voies d’accès à la « création entière », c’est-à-dire à « la divinité154 ». À l’appui de sa démonstration, Artaud cite toutes ces légendes dont Photius, « historien byzantin », lui offre la matière. Pierres où s’inscrivent « les figures diverses de la lune » ou des « lettres teintes de la couleur qu’on appelle le minium155 », pierres au volume variable, pierres animées d’« un mouvement propre156 », pierres sonores… : les pages de Photius « hanté par le merveilleux de ces pierres » sont ainsi reproduites scrupuleusement de la main d’Artaud. En cela, l’auteur d’Héliogabale conduit son lecteur là où les légendes ne se dissocient pas de la réalité, « au confluent du réel et de l’irréel157. » Notons toutefois qu’il introduit dans le même temps une distance bien nette entre de tels « racontars de la terre158 » et les forces authentiques qui président à leur avènement : l’esprit de dérision bannit toutes les formes d’idolâtrie – et la première est celle du langage.
34La rêverie autour des pierres noires, la méditation sur les principes et le récit des orgies d’Héliogabale cèlent enfin une interrogation insistante sur l’expression, qui vient résoudre la question restée en suspens dans les textes de L’Ombilic des limbes et du Pèse-Nerfs. Si « une chose nommée est une chose morte, et elle est morte parce qu’elle est séparée159 », il reste à inventer la voie/voix par laquelle la vie des pierres noires pourra se transcrire. Artaud en propose deux. La première se situe dans cette juxtaposition de témoignages auxquels il accorde certes crédit, mais dont il dévoile aussi toute l’insuffisance. Indéniablement, ces écrits gardent une trace de ce « magnétisme errant » et de « ces lignes mystiques d’influences160 », mais ils n’en demeurent pas moins prisonniers des mots fossilisés. La seconde relève de l’acte et a pour nom Héliogabale. Là encore, Artaud souligne l’échec final de ce dieu incarné, dont l’existence n’est « répugnante que parce qu’elle a perdu la notion transcendante161 ». Pourtant, Héliogabale a réussi ce prodige d’incarner la poésie, d’être la poésie « réalisée162 ». Par sa faculté de ramener l’ordre par le désordre, et de loger en lui l’identité des contraires, il a parfaitement épousé l’art poétique (l’« acte » poétique) d’Artaud, inscrit dans les lignes mêmes du texte :
La poésie, c’est de la multiplicité broyée et qui rend des flammes163.
35Chercher une épouse digne de la pierre noire, comme l’a fait Héliogabale, qu’est-ce finalement sinon accomplir la poésie ? Nous avons là tous les termes d’une poétique en acte, une poétique qui a trouvé dans la pierre noire d’Elagabalus non seulement son emblème, mais son expression achevée. Seules ces pierres vivantes, dont Héliogabale a exhumé et actualisé le pouvoir, pouvaient pallier les insuffisances du langage, et épouser authentiquement les contours d’une métaphysique de la chair.
36Place est désormais faite au surgissement d’une poésie de l’élémentaire – celle à laquelle s’ouvre un des derniers écrits d’Artaud.
« Rien que des éléments premiers tour à tour enchaînés et déchaînés164 »
37L’œuvre que Kenneth White consacre au « monde d’Antonin Artaud » est toute marquée par la « cosmopoétique » dont l’auteur de L’Esprit nomade cherche à imposer la belle idée ; elle se voit, par là, dominée par une poésie de l’élémentaire, poésie âpre et minérale, qui n’est pas sans infléchir légèrement le projet d’Artaud. À travers elle, la dimension sacrée de l’œuvre se trouve réduite à une sorte de panthéisme, le drame de l’esprit et de la chair s’en voyant du coup marginalisé. C’est ainsi qu’Artaud est comparé à David Herbert Lawrence et à une « mytho-géographie165 » qui pourrait bien émousser son expérience tragique. Toutefois, une telle interprétation a l’immense mérite de souligner le rôle décisif tenu par Artaud dans ces « retrouvailles avec l’univers166 », qui forment l’apport essentiel de la poésie de la seconde moitié du siècle. Accordant une place de choix aux voyages d’Artaud, aux pages éblouies sur la Sierra mexicaine, aux pages imaginaires sur les îles Galapagos et le désert saharien, Kenneth White déploie les territoires d’une géographie minérale, dans laquelle le corps se « déshumanise en se géographiant167 », tandis que le monde, à l’inverse, est parcouru selon les courbes d’un immense corps. Nous avons déjà abordé le premier versant, qu’une célèbre phrase résume magnifiquement :
Comme le monde a sa géographie, l’homme intérieur a sa géographie
qui est une chose matérielle168.
38Le second affleure tout particulièrement dans le portrait brûlant, en forme de miroir, qu’Artaud dresse à son retour de Rodez du « suicidé de la société », Van Gogh.
39Par-delà l’identification évidente, par-delà le partage d’un sort de proscrit, Artaud y accorde une place majeure et significative aux éléments bruts. On pourrait s’étonner de la métaphore alchimique qui, parcourant le Van Gogh, semble n’aborder la matière que dans la perspective d’une métamorphose, voire d’une « purification ». Or toute la tension de cet écrit réside dans la conciliation oxymorique d’une « transmutation » de la matière et de son assomption comme telle. Ainsi, si Van Gogh a bien « tiré » ces « épiphanies atmosphériques », ce « Grand Œuvre », d’une « sempiternelle et intempestive transmutation169 », s’il a ouvert à la nature non peinte « la porte occulte d’un au-delà possible », c’est en approchant, mieux en épousant la force tournoyante de la matière, et en demeurant dans le halo phosphorescent d’une « réalité terriblement supérieure à toute histoire, toute fable, toute divinité, toute surréalité170. ». La métaphore alchimique, référence privilégiée du surréalisme, trouve donc dans le Van Gogh un de ses derniers avatars, et en réalité le lieu de sa remise en question. Précisons bien le renversement opéré : la matière n’entre plus dans une longue série de transmutations par laquelle elle se dépouille de son opacité et gagne en intelligibilité – serait-elle inaccessible par les moyens rationnels. Elle demeure au contraire une « œuvre au noir » et se révèle sa propre pierre philosophale, à la condition que ses secrètes convulsions soient exhumées et que ses ténèbres soient parcourues par le geste amoureux de l’artiste. La nature âpre est épousée dans toute la violence de ses torsions, et c’est là le seul moyen par laquelle elle accède à l’expression :
Van Gogh est peintre parce qu’il a recollecté la nature, qu’il l’a comme retranspirée et fait suer, qu’il a fait gicler en faisceaux sur les toiles, en gerbes comme monumentales de couleurs, le séculaire concassement d’éléments, l’épouvantable pression élémentaire d’apostrophes, de stries, de virgules, de barres dont on ne peut plus croire après lui que les aspects naturels ne soient faits171.
40Remarquable est l’appropriation du geste du peintre par le poète qui, identifiant d’abord la couleur à la sueur de la nature, métamorphose bientôt Van Gogh en écrivain dégageant « apostrophes, stries, virgules et barres » du creuset naturel. On comprend alors que le projet d’Artaud ne se réduit pas à une simple « description » des toiles – ce dont il se défend d’ailleurs vigoureusement : « Je ne décrirai donc pas un tableau de Van Gogh après Van Gogh172 ». L’écrivain s’est, au contraire, emparé du geste de l’artiste et, dans l’instant même où il trace les lettres de son propre texte, il conduit lui aussi à l’expression, donc à la vie, le « séculaire concassement d’éléments. » Dès lors, à travers cette nature parcourue de forces et de « courants lumineux173 », c’est le propre conflit d’Artaud entre « l’âme », « l’esprit », « la conscience », « la pensée », d’une part, et cette « sordide simplicité des choses », de l’autre, qui s’en trouve attisé.
41Sur ce point, la rencontre avec l’œuvre de Van Gogh semble coïncider avec une tentative héroïque de dépassement, avec une assomption du sensible sur les cendres de cette spiritualité qui n’avait cessé de torturer le poète. Paysage d’apocalypse signant la mort du sacré, l’œuvre de Van Gogh assume déjà, dans ses propres tortures, la peste intestine qui ravage Artaud :
Car il n’y avait ni esprit, ni âme, ni conscience, ni pensée,
il y avait du fulminate,
du volcan mûr,
de la pierre de transe,
de la patience,
du bubon,
de la tumeur cuite
et de l’escharre d’écorché174.
42Ainsi, tendant à Van Gogh une main de désespéré, Artaud reporte sur les seuls éléments premiers les lambeaux d’une foi moribonde :
En face d’une Humanité de singe lâche et de chien mouillé, la peinture de Van Gogh aura été celle d’un temps où il n’y eut pas d’âme, pas d’esprit, pas de conscience, pas de pensée, rien que des éléments premiers tour à tour enchaînés et déchaînés175.
43« Éléments premiers », « pierre de transe » : l’élément minéral va bientôt gagner une dignité artistique qu’il n’avait encore jamais connu, et, par un renversement saisissant, se substituer à la pierre précieuse. Considérons donc les implications esthétiques du Van Gogh, cette œuvre majeure marquant l’entrée de la poésie dans la seconde moitié du siècle.
44C’est à l’aune d’une exigence de vérité et de « justesse » que l’œuvre est désormais évaluée. La « rareté » n’est plus celle de l’objet décrit, ni de l’œuvre accomplie, mais celle du geste et de sa coïncidence inouïe avec une réalité brute qu’elle parvient à atteindre :
La couleur roturière des choses, mais si juste, si amoureusement juste qu’il n’y a pas de pierre précieuse qui puisse atteindre à sa rareté176.
45Le geste de l’artiste se mesure, par ailleurs, à sa capacité, non de pouvoir représenter la nature, mais bien d’extraire d’elle la « force tournante » qui en est le principe vital. Ainsi, comme on l’a déjà souligné, l’œuvre participe de la genèse incessante de la nature. Un renversement radical s’est opéré par rapport aux esthétiques antérieures : désormais l’artiste assiste à l’éclosion de l’œuvre au sein du creuset naturel, et son geste est lui-même gagné par cette énergie inhérente aux choses. On comprend maintenant pourquoi Artaud s’attarde tant sur la matérialité de la couleur, sur cette pâte colorée qui « gicle » du pinceau de Van Gogh : dans sa substance épaisse, cette couleur participe autant de la nature que de la matière artistique.
46Artaud désigne finalement en Van Gogh le nouvel héraut d’un art « pur », prenant « les moyens de la pure peinture » sans les « dépasser177 » : il y a là une allusion directe au début de son essai, qui opposait l’art de Van Gogh et celui de Gauguin, la matérialité brute du premier et le symbolisme du second, le naturalisme brûlant du « suicidé de la société » et la religiosité diffuse du tout premier nabi. Mais dans le même temps, Artaud offre aussi matière à une réflexion sur la destinée du fait poétique : s’il est vrai que Van Gogh est le nouveau double d’Artaud, si le geste de l’écrivain s’inscrit dans le sillage du pinceau de Van Gogh, alors nous trouvons là la définition d’une nouvelle « poésie pure », qui n’a plus beaucoup de points communs avec celle que l’abbé Brémond avait définie en 1925. L’objectif est peut-être le même : la poésie « pure » n’usera que des moyens qui sont les siens, mais la nature du matériau poétique diffère du tout au tout. Le poète ne sertira plus ses vers en lapidaire amoureux de la pureté, de la dureté et de la rareté, mais il se portera vers les franges d’une obscure matérialité, qui sera tantôt celle de la langue, tantôt celle des choses elles-mêmes. En choisissant d’épouser cette matière, en connaissant le risque et l’ivresse de la dépossession, il signera l’avènement d’une nouvelle poésie. Il participera alors à la lente et pénible assomption des « forces » qui « travaillent la réalité » – ces « forces » dont les toiles de Van Gogh confiaient le secret au regard halluciné d’Artaud :
Et de combien de coudoiements réprimés, de heurts oraculaires pris sur le vif, de cillements pris sur le motif, les courants lumineux des forces qui travaillent la réalité ont-ils eu à renverser le barrage avant d’être enfin refoulés, et comme hissés sur la toile, et acceptés178 ?
47Le surréalisme laisse-t-il lire en lui une évolution de son imaginaire minéral, qui nous conduirait à opposer nettement un versant héritier du symbolisme et un versant précurseur de la modernité poétique ? On devine là tous les risques présentés par les approches trop historicistes et les menaces qu’un tel déterminisme pourrait faire peser sur un mouvement qui se défiait, de surcroît, des pièges de l’Histoire et d’une rationalité trop étroite. Aussi, c’est à une opposition imagée, reposant sur l’alternance entre luminosité et ténèbres, entre éclat et opacité, entre scintillation et matité, que cette étude a confié son cheminement. Certes, il est tout à fait possible de faire du surréalisme un Janus bifrons, dont un visage, clair et cristallin, se tourne vers l’esthétique symboliste quand le second, noir et indéchiffrable regarde vers la poésie des années cinquante et annoncerait sa rencontre avec la pierre brute. Mais l’étude a dans quelques-uns de ses détours subverti un tel clivage. Le premier versant du surréalisme n’a-t-il pas jeté les bases de cette « lecture des pierres », qui prend son plein essor dans la seconde moitié du siècle ? Caillois se souviendra de son passage par le surréalisme, en puisant chez Breton l’intuition d’un monde-cryptogramme. La Naturphilosophie des Romantiques allemands dont il s’inspirera et l’idée d’une Beauté naturelle forment déjà le socle du liber mundi de Breton. Plus largement, la seconde moitié du siècle dévoilera elle aussi un vaste « versant lumineux » de l’imaginaire minéral, – qui n’aura certes plus beaucoup de points communs avec le surréalisme ; il suffit d’évoquer la défiance de Caillois et Lorand Gaspar à l’égard de l’image pour mesurer toute la distance qui sépare leurs pierres claires et les « gamahés » de Breton.
48Quant au surréalisme noir, il a sans aucun doute porté les germes de cette pleine assomption de la matière à laquelle la seconde moitié du siècle nous donnera d’assister, il a, par ailleurs, proposé une vision douloureuse et torturée de la minéralité dont se souviendront les poètes de L’Éphémère, mais ne demeure-t-il pas, dans certains de ses détours, l’héritier d’un romantisme nostalgique d’une nature « enchantée179 » ?
49Aussi cette bipartition nette, née de la crise profonde qui menaça le mouvement autour de 1929-1930, pourrait-elle, dans la perspective d’une étude de l’imaginaire minéral, s’enrichir d’une approche soulignant l’unicité et la continuité de surréalisme. Ce dernier a levé un nouvel astre au-dessus de la littérature et, brisant le mutisme du monde, s’est offert comme un noyau enchanté dans le paysage âpre et dénudé de la poésie du vingtième siècle. Prenant à revers les mots d’ordre désespérés, il s’est employé à faire miroiter l’ensemble des données humaines et naturelles – même la matière obtuse et brute. Surtout la matière obtuse et brute, serait-on tenté d’ajouter, puisqu’elle constitue le point extrême du parcours surréaliste et le défi majeur lancé par la « grande illumination180 » espérée. Dès lors, en s’appuyant sur un foisonnement prolifique d’images, le surréalisme a contribué à la fusion entre les quatre éléments fondamentaux. Bientôt transmuée, la pierre s’est dégagée de la fixité et de la paralysie qui constituaient jusqu’alors son « profil » imaginaire, pour entrer dans le dynamisme fulgurant d’une matière en pleine mutation. En cela, le surréalisme a favorisé la rencontre entre des motifs que tout opposait. Par là, la pierre brute, cet élément le plus ingrat et peut-être le moins onirique, ce parent pauvre de la poésie, a découvert que beauté ne rime plus avec préciosité et rareté.
Notes de bas de page
110 A. Artaud, « L’enclume des forces », dans L’Ombilic des limbes, suivi de Le Pèse-Nerfs et autres textes, Gallimard, « Poésie », 1968, p. 159.
111 A. Artaud, O. C., t. XIII, Gallimard, 1976, p. 29.
112 R. Gilbert Lecomte, « L’Art de la danse et du cristal », O. C., t. II, op. cit., p. 32.
113 A. Artaud, L’Ombilic des limbes, op. cit., p. 183.
114 Ibid., p. 144.
115 Ibid., p. 25. Nous soulignons.
116 Ibid., p. 123.
117 Ibid., p. 167.
118 Ibid., p. 98.
119 Ibid., p. 126.
120 Ibid., note de la page 135.
121 Ibid., p. 127.
122 A. Artaud, Les Tarahumaras, op. cit., p. 55.
123 Ibid., p. 53.
124 Ibid., p. 55.
125 Ibid., p. 54.
126 Ibid., p. 60.
127 Ibid., p. 61.
128 Ch. Noorbergen, Roger Gilbert-Lecomte,Seghers,« Poètes d’aujourd’hui », 1988, p. 51.
129 R. Gilbert-Lecomte, O. C., t. I, Proses, op. cit., p. 36.
130 R. Gilbert-Lecomte, « Chant de mort cristal d’ouragan » dans O. C., t. II, op. cit., p. 73.
131 A. Artaud, « L’Art et la mort » dans L’Ombilic des limbes, op. cit., p. 154.
132 R. Gilbert-Lecomte, O. C, t. II, op. cit., p. 68.
133 Ibid., p. 48.
134 R. Daumal, Le Mont Analogue, Gallimard, « L’Imaginaire », 1981, p. 169.
135 R. Gilbert-Lecomte, O. C, t. II, op. cit., p. 48.
136 Ibid.
137 Ibid., p. 165.
138 A. Artaud, L’Ombilic des limbes suivi de Le Pèse-Nerfs, op. cit., p. 102.
139 Ibid.
140 Ibid., p. 96.
141 Ibid., p. 190.
142 Ibid., p. 28.
143 Ibid., p. 12.
144 Ibid., p. 50.
145 Ibid., p. 39.
146 Ibid., p. 40.
147 Ibid., p. 43.
148 Ibid., p. 40.
149 Ibid., p. 20.
150 Ibid., p. 20.
151 Ibid., p. 18.
152 Ibid., p. 20.
153 Ibid., p. 51.
154 Ibid., p. 84.
155 Ibid., p. 20-21.
156 Ibid., p. 22.
157 Ibid., p. 33.
158 Ibid., p. 24.
159 Ibid., p. 56.
160 Ibid., p. 33.
161 Ibid., p. 130.
162 Ibid., p. 97.
163 Ibid.
164 A. Artaud, O. C., t. XIII, op. cit., p. 53.
165 K. White, Le Monde d’Antonin Artaud, Bruxelles, Éditions Complexe, « Le regard littéraire», 1989, p. 107.
166 Ibid., p. 173.
167 Ibid., p. 131.
168 A. Artaud, O. C., t. VIII, p. 182.
169 A. Artaud, O. C, t. XIII, op. cit., p. 26.
170 Ibid., p. 29.
171 Ibid., p. 42.
172 Ibid.
173 Ibid.
174 Ibid., p. 52.
175 Ibid., p. 53.
176 Ibid., p. 46.
177 Ibid.
178 Ibid., p. 42
179 Desnos, ainsi, qui développe toute une rêverie autour de l’anthracite et du charbon dans Sirène-anémone et quelques poèmes des Ténèbres, n’est pas sans emprunter son matériau imaginaire nocturne à Nerval – « Et, comme un œil naissant couvert par ses paupières,/ Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres » (Les Chimères).
180 A. Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », dans O. C, t. II, op. cit., p. 278.
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