L’Opus minérale
p. 117-122
Texte intégral
1Nature, matière, merveilleux, onirisme : chacune de ces catégories pourrait être une voie d’accès à l’étude du surréalisme minéral. Une approche synthétique se trouve irréductiblement confrontée à la profusion des motifs minéraux, à leurs métamorphoses, à leurs diverses fonctions, autant qu’aux divers champs de pensée qu’ils appellent. Aussi est-ce à la nature fluctuante et à l’ambivalence d’un réseau d’images qu’il est préférable de recourir pour orienter ce parcours. Dans sa prolixité féconde, par l’étendue de ses ramifications et de ses domaines d’applications, l’imagerie de l’alchimie pourrait justement remplir le rôle d’un mythe régulateur. Car l’Ars magna est indéniablement une matrice des divers courants surréalistes, comme il en est une référence constante. Amplement développée dans le Second Manifeste du surréalisme, la référence alchimique prendra au fil des années une importance croissante jusqu’à constituer, dans les années cinquante, le nerf du mouvement, qui se nourrira alors des études de René Alleau1. En commentant, en 195 8, le Traité des matrices de Vincent Bounoure2, Breton scellera l’alliance définitive du surréalisme avec les courants occultes. Sans même se porter jusqu’à cette confirmation finale et sans chercher à attirer le mouvement vers son versant ésotérique, force est de reconnaître d’abord la proximité de deux pratiques.
2Sans doute l’art de convertir le plomb en or, à quoi la longue tradition alchimique peut schématiquement se réduire, devait-il nécessairement séduire un courant poétique dont l’exigence est essentiellement pratique, et qui vise une extension de l’art à tous les domaines de l’existence : l’Ars transmutatoria répondait idéalement au mot d’ordre rimbaldien – ce « changement de la vie » réactualisé par les surréalistes. On sait du reste l’intérêt que porte Breton aux travaux de René Alleau, ce dernier prêtant précisément aux pratiques de l’alchimie une fonction purement allégorique : la conversion du plomb en or y symbolise la métamorphose interne de l’humain. Qui plus est, s’il est une exigence irréductible du surréalisme, c’est celle de fondre dans un creuset commun l’ensemble des distinctions (qu’elles soient « psychiques », « humaines », « logiques », « matérielles »), de sorte que soit rendue vaine l’opposition théorique entre les mots et les choses – nouveau point de rencontre avec l’alchimie. Enfin, en levant l’opposition entre matière et pensée, en envisageant ainsi une « matière spiritualisée » comme une « pensée matérialisée », l’art d’Hermès ne pouvait qu’entrer en parfaite accointance avec les recherches surréalistes sur l’extension des champs de la raison.
3On comprend dès lors pourquoi l’imagerie traditionnelle de l’alchimie est abondamment convoquée dans les œuvres du mouvement, qu’elles soient littéraires ou picturales3. Des diverses étapes du Grand Œuvre à la « pierre philosophale », de l’athanor à l’« œuf » philosophique, le surréalisme trouve le matériau symbolique idéal sur lequel greffer ses rêveries : la récurrente et protéiforme « pierre philosophale » des alchimistes devient l’image idéale de l’horizon poétique ; les diverses étapes (le noir, le blanc, le rouge) de l’œuvre se font quant à elles les représentations des épreuves successives que la raison se doit de surmonter sur la voie de son émancipation. Il en va jusqu’au récipient du précieux liquide alchimique qui prend tout son sens dès lors qu’il est transposé dans l’imaginaire des surréalistes : l’athanor, souvent figuré par un vase de verre, est aussi la « chambre nuptiale » où les deux principes extraits de la nature (le soufre masculin, le mercure féminin) sont conduits à se fondre idéalement. Or le Second Manifeste du surréalisme n’a-t-il pas désigné l’amour comme le « lieu d’occultation idéale de toute pensée4 » ? n’en a-t-il pas fait la clé de son alchimie poétique ? Qui plus est, l’athanor devient l’image idéale d’une profondeur cachée, profondeur de la psyché vers laquelle le surréalisme se porte :
[…] rappelons que l’idée de surréalisme tend simplement à la récupération totale de notre force psychique par un moyen qui n’est autre que la descente vertigineuse en nous, l’illumination systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des autres lieux, la promenade perpétuelle en pleine zone interdite et que son activité ne court aucune chance sérieuse de prendre fin tant que l’homme parviendra à distinguer un animal d’une flamme ou d’une pierre5 […].
4Enfin, le symbolisme généralisé et hiératique qui caractérise l’imagerie alchimique coïncide avec bon nombre de représentations oniriques structurant l’imaginaire surréaliste, à tel point que Breton voit dans les « enluminures » de Nicolas Flamel « le tableau surréaliste » par excellence6. Songeons ici aux « théâtres mentaux » que Chirico déploie dans sa période surréaliste ; Breton, commentant abondamment les premières œuvres du peintre dont il déplorera ensuite l’évolution, reconnaît combien, dans leur caractère dépouillé, elles proposent une expression inouïe de la psyché. Elles « approfondissent l’horizon mental7 », et semblent peintes dans la texture même d’une pensée délivrée :
Que de fois j’ai cherché à m’y orienter, à faire le tour impossible de ce bâtiment, à me figurer les levers et les couchers, nullement alternatifs, des soleils de l’esprit8 !
5De fait, sans prétendre réduire les diverses valeurs de l’univers chiricien, n’est-il pas séduisant de mettre en regard son caractère figé, fortement archétypal, et l’idéal quintessencié visé par la tradition alchimique ?
6Par-delà ces quelques aspects « pittoresques », une signification plus décisive et spécifiquement poétique se dégage de cette alliance entre Flamel et Breton. Si la création poétique, à partir des années vingt, est tout particulièrement séduite par le modèle alchimique, c’est avant tout parce qu’elle connaît une profonde mutation de l’imaginaire des éléments. Désormais, la matière est rêvée non dans son caractère statique, mais dans ses incessantes métamorphoses ; elle est rêvée parcourue de forces, d’influx, de courants. Elle devient cette substance magmatique et profonde où pouvoir s’engloutir, se perdre et peut-être renaître.
7C’est à l’héritage rimbaldien que la poésie surréaliste doit en partie cette approche renouvelée de la matière. Julien Gracq a montré, sur ce point, combien les catégories bachelardiennes ne répondent qu’imparfaitement au caractère mouvant et fulgurant des éléments rimbaldiens :
Aussi fondamentale en effet que la classification des quatre éléments […] paraît être la notion essentiellement dynamique […] des transmutations foudroyantes de la matière, de son caractère volatil – aussi profondément ancré au cœur des hommes que le besoin du sommeil hypnotique versé par ces « fleurs noires » qui fleurissent « dans la nuit de la matière » paraît être l’aspiration (c’était apparemment celle des alchimistes) à suivre dans ses migrations paniques une matière perpétuellement dynamisée, insaisissable autrement qu’en affinités, en attractions, en « correspondances » et en devenir9.
8L’« alchimie du verbe », loin d’être atteinte par la critique qu’en fera Breton dans son Second Manifeste10, s’emploie, on le sait, à renouveler le verbe autant qu’à modifier en profondeur les rapports du « verbe » à la matière, et du « verbe » à la « vie ». Renaître « étincelle d’or de la lumière nature11 », qu’est-ce, sinon faire fusionner la multiplicité des sens (sensoriels comme sémantiques) dans le creuset d’une nature régénérée ? Devenu émanation d’une matière étincelante, le verbe issu de l’alchimie rimbaldienne réintroduit donc un germe d’enchantement au cœur de l’étrangeté matérielle. Et sur ce point précis, le surréalisme rejoint Rimbaud : par-delà le symbolisme, il tend une main au poète des Illuminations dans son désir de réenchanter une matière vide et froide, et dans sa nostalgie d’une nouvelle rencontre entre l’homme et le monde.
9Qu’est-ce à dire, sinon que la « mort de Dieu » dont le symbolisme a fait son terreau glacé se trouve sourdement contestée et qu’un nouvel élan panique vient en émousser la teneur tragique ? Gracq distingue deux réponses tour à tour offertes à l’incontournable « mort de Dieu » : la « déréliction » – ce « désespoir lucide12 » – qu’ont choisie les symbolistes ; et la « nostalgie » vers laquelle se porte le surréalisme en hommage à Rimbaud. Dès lors, en aspirant à cette heureuse réconciliation avec la nature dont ils empruntent le modèle chez les « primitifs » et les « fils du soleil », les héritiers rimbaldiens nourrissent bien plus qu’une simple attirance pour les procédés occultes et l’imagerie de l’alchimie. Il y a là au contraire un appel fervent à un surcroît de sens cherché dans une pleine assomption du sensible. C’est donc la signification même de la poésie qui s’en voit renouvelée : elle ne sera plus un « résidu […] d’une manière de vivre et de sentir condamnée », mais un « pressentiment », une « sollicitation d’avoir à changer la vie13 ». Ce ton prophétique que le surréalisme doit à Rimbaud, cette tension vers un horizon poétique et vers un nouvel âge d’or, ce mot d’ordre d’un « changement de la vie » : voilà autant de confirmations d’une relation étroite entre l’inspiration surréaliste et la pratique alchimique.
10Mais il est deux manières de contester la froide neutralité du monde et de creuser la pierre pour en accroître le sens : transmuer sa face opaque en face cristalline ou, au contraire, en approfondir le caractère insondable. Nous avons ici deux directions possibles pour l’analyse, comme deux visages bien distincts du surréalisme. Breton lui-même esquisse cette double orientation dans les dernières pages du Second Manifeste. Se faisant l’écho des dissensions ébranlant le mouvement à la fin des années vingt, il dresse face à face un surréalisme orthodoxe et un surréalisme hérétique, l’exigence de pureté du premier et la complaisance du second pour la souillure :
[…] nous aimons la mitre des anciens évocateurs, la mitre de lin pur à la partie antérieure de laquelle était fixée une lame d’or et sur laquelle les mouches ne se posaient pas, parce qu’on avait fait des ablutions pour les chasser14.
11À travers ce qui apparaît déjà comme deux courants – celui de Breton et celui de Bataille –, se lisent deux conjugaisons des relations entre matière et esprit. À la « dure discipline de l’esprit » répondent celle, relâchée, du « non-esprit » et le retour d’un « vieux matérialisme antidialectique15 ». À la pierre philosophale et à l’or des bretoniens s’oppose l’Opus nigrum d’un bas-matérialisme en germe. Avec Desnos, Leiris16, Artaud, l’alchimie a changé de visage : elle ne recherche plus la clé d’une illumination du monde, mais approfondit sans fin une matière ténébreuse dans l’attente indécise d’une sombre révélation.
12Serait-ce là prendre acte de la désillusion rimbaldienne et conclure une nouvelle alliance avec la « réalité rugueuse à étreindre » ?
Notes de bas de page
1 À partir de 1952, Breton suit les conférences de René Alleau sur l’alchimie.
2 A. Breton, Préface à un traité des matrices de Vincent Bounoure, dans Le surréalisme même no°4, 1958.
3 Voir entre autres : Noces chymiques (1947-1948), Albertus Magnus (1947-1948), Le Mariage du ciel et de la terre (1962-1964) de Max Ernst ; La Pierre philosophale (1940), Offrande des contraires (194 ;), Les Éléments et visages des Éléments (1956), L’Athanor (1965) de Victor Brauner.
4 A. Breton, Manifestes du surréalisme, Gallimard, « Folio essais », 1985, note de la page 128.
5 Ibid., p. 86-87.
6 Ibid., p. 125.
7 A. Breton, Perspective cavalière, Gallimard, 1970, p. 35.
8 A. Breton, Le Surréalisme et la peinture, Gallimard, 1965 p. 13.
9 J. Gracq, A. Breton. Quelques aspects de l’écrivain, dans Œuvres complètes, t. I, Gallimard, « La Pléiade », 1989, p. 428.
10 A. Breton, Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 126 : « On peut également regretter que le mot “verbe” soit pris ici dans un sens un peu restrictif et Rimbaud semble reconnaître, d’ailleurs, que la “vieillerie poétique” dent trop de place dans son alchimie. »
11 A. Rimbaud, Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », 1972, p. 110.
12 J. Gracq, André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, op. cit., p. 458.
13 Ibid., p. 46.
14 A. Breton, Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 134.
15 Ibid., p. 133.
16 S’agissant de Desnos et Leiris, nous renvoyons à notre chapitre « Pierre ténébreuse », dans L’Imaginaire de la pierre dans la poésie française du vingtième siècle, op. cit., p. 211 à 268.
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