Introduction
p. 7-28
Texte intégral
1À sa manière, ce livre pose, comme tant d’autres avant lui, la question de savoir si l’Atlantide a bien existé dans les temps reculés de la Préhistoire et s’il en reste quelque chose de nos jours. Comme l’auteur de ces pages est bien incapable d’émettre la moindre hypothèse scientifique (localisation, cause et datation du cataclysme), du moins voudrait-il se situer sur un terrain qui lui est plus familier : la littérature écrite. Tout se passant comme si l’abondance des ouvrages sur l’Atlantide était en relation directe avec la pénurie des vestiges géologiques-archéologiques de l’Atlantide, il y a lieu d’interroger cette inflation textuelle qui ne prouve rien d’autre, justement, que l’impossibilité de démontrer quoi que ce soit. L’Atlantologie désigne, par voie de conséquence, la tentation toujours renouvelée de relancer le débat sur la validité des assertions énoncées dans le Timée de Platon, d’où provient la première source écrite du mythe :
En l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit funestes, toute votre armée (les Athéniens) fut engloutie d’un seul coup sous la terre, et l’île Atlantide s’enfonça pareillement sous la mer. De là vient que, de nos jours, là-bas, la mer reste impraticable et inexplorable, encombrée qu’elle est par la boue que, juste sous la surface de l’eau, l’île a déposée en s’abîmant.1
2Ces résidus fangeux ont, comme l’on sait, fait couler beaucoup d’encre. Et s’il subsiste de nos jours quelques vestiges tangibles de la grande île engloutie, c’est, a minima, à travers l’étonnante dépense langagière et discursive dont attestent bien des titres en forme de questions : L’Atlantide a-t-elle existé ? (abbé Thomas Moreux, 1949), L’Atlantide retrouvée ? (Jürgen Spanuth, 1953), Atlantis, fact or fiction ? (Edwin S. Ramage, 1978). Des questions, qui sont aussi des réponses à des interrogations antérieures (Andrew Tomas, Atlantis, from Legend to Discovery, 1972), ou qui se présentent comme des hypothèses appelées, de toutes façons, à susciter la contradiction. La dernière théorie en vigueur n’échappe pas à la règle, comme en témoigne la réfutation adressée par l’historien Pierre Vidal-Naquet à l’encontre du géologue Jacques Collina-Girard, auteur d’un article publié en septembre 2001 dans le Compte rendu de l’Académie des sciences de Paris :« L’Atlantide devant le détroit de Gibraltar ? Mythe et géologie »2.
3Ce dialogue polémique n’est pas nouveau, puisque, dès l’Antiquité, la brutale disparition de « l’empire vaste et merveilleux » (Timée, 25a) fondé par Atlas, fils de Poséidon, avait opéré un partage entre les partisans d’un Platon mystificateur (Aristote) et ceux qui, tels Strabon dans sa Géographie et Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle, admettaient la plausibilité d’une telle submersion. Or, par la suite, le dialogue en question est devenu « polylogue », au sens où il a proliféré et dans le temps, et dans l’espace, et dans divers domaines du savoir, de la croyance et de la culture. Mieux qu’à d’autres mythes conviendrait à celui de l’Atlantide la métaphore végétale qu’utilisa Francis Bacon, en 1623 dans un traité sur les sciences écrit en latin, pour désigner la profusion et la productivité des mythologies de l’Antiquité. Ainsi, disait-il, le mythe (ou plutôt la « fable » selon la terminologie du xviie siècle) est comme une plante sortie « d’une terre extrêmement fertile », et qui s’élève « au-dessus des autres arts » pour ensuite se répandre un peu partout et en tous sens3.
4Pour filer la métaphore, l’on dira que la plante en question a donné deux rameaux dans la littérature, l’un constitué d’écrits savants ou pseudo-savants, l’autre d’œuvres littéraires, principalement de récits en prose, romanesques ou non. Le premier a poussé dans l’Europe de la Renaissance et se montre encore très prospère, tandis que le second – si l’on excepte La Nouvelle Atlantide de F. Bacon publiée en 1627 –, est apparu au xixe siècle pour s’épanouir bien vite des deux côtés de l’Atlantique, l’apex de la production se situant dans le premier tiers du xxe siècle. Cette deuxième période est évidemment bien plus féconde et plus florissante que la précédente, puisque les histoires d’Atlantides (romans, contes et nouvelles) sont venues s’ajouter aux commentaires sur l’Atlantide, toujours plus nombreux. L’Atlantologie est alors devenue un ensemble complexe entremêlant la branche de la spéculation et celle de la fiction, c’est-à-dire un objet d’analyse instructif et suggestif pour qui s’intéresse à l’histoire et au fonctionnement des mythes littéraires. En lui consacrant cette étude, nous prétendons confronter des discours différents, relevant tantôt de l’hypertextualité (ils mettent en fiction la tradition de l’île disparue), tantôt de la métatextualité (ils posent l’éternelle question de sa réalité historique). La dépendance mutuelle de ces deux discours – usons jusqu’au bout de la métaphore baconienne – est en somme la sève nourricière de notre plante exubérante…
5Le phénomène de l’exceptionnelle fécondité littéraire d’un mythe pose, du même coup, le problème de l’hypotexte, touffu et mouvant en l’occurrence, et qui ne saurait être le même dans le roman de Novalis publié en 1802 (Henri d’Ofterdingen), et dans les dernières fictions analysées ici, parues la veille du second conflit international en France, en Allemagne et dans les pays anglo-saxons. Dans chaque cas, la réécriture réactualise le mythe à la lumière des courants idéologiques et des découvertes scientifiques contemporaines de l’auteur. Mais en même temps – et parce qu’il s’agit d’un récit énigmatique – toute œuvre littéraire ne porte-t-elle pas la trace de la prolixe littérature spéculative des âges classiques ? Si celle-ci a perpétué la mémoire de l’Atlantide platonicienne, elle a parallèlement échafaudé un hypotexte massif dans lequel l’expression « mythe de l’Atlantide » ne renvoie pas spécifiquement au bloc Timée/Critias, mais à celui-ci additionné de la somme de ses interprétations : commentaires, transpositions, traductions, adaptations et autres retraitements du mythe.
Ce que disait Platon
6Pour tenter d’expliquer la réception polymorphe de l’histoire conjecturale de l’Atlantide, il faut donc d’abord relire le texte-source, lui-même obscur, et dont Platon se fait le médiateur dans le préambule du Timée et dans l’ensemble du Critias, dialogue qui nous est parvenu inachevé. L’énigme du lieu est en somme renforcée par l’énigme du texte. La forme discontinue et fragmentaire du récit a pour ainsi dire retenti sur l’indétermination des informations fournies et sur la lecture, souvent confuse, d’un mythe dont on a négligé la nature littéraire.
7Au ive siècle avant J. C., Platon met en scène trois personnages du ve siècle réunis autour de Socrate : Hermocrate, Timée et Critias. Ils vont philosopher sur l’Univers, décrire l’origine de la Nature, de l’Homme et des sociétés, et aussi expliquer les lois qui gouvernent le monde. Tel est le thème du Timée. Or, le propos scientifique est introduit par de longs préliminaires politiques qui sont le prétexte à évoquer la mémoire de l’Atlantide. Cette apparente discordance thématique s’éclaire plus loin, dans le récit mythique proprement dit qui clôt le préambule du Timée, et qui opère justement la fusion entre politique et cosmologie. Rappelant les dispositions de la Cité idéale dépeinte dans La République, Socrate émet d’abord le souhait de voir s’incarner l’utopie dans l’Histoire, comme pour donner une consistance concrète et quelque crédibilité à son modèle politique. D’après Critias, l’exemple de l’ancienne Athènes pourrait bien combler ce vœu, si l’on en croit le récit que le Grec Solon, au vie siècle, avait rapporté d’Égypte et qui relatait la victoire remportée par sa cité sur l’immense Atlantide. C’est pourquoi il répète l’histoire entendue dans son enfance, en conférant du reste à son discours un rythme ternaire, typique des genres dramatiques plus tard codifiés par Aristote dans La Poétique. Une exposition nourrie montre les deux forces ennemies. Elle met l’accent sur l’ancienneté d’Athènes et sur l’excellence de ses institutions, établies « il y a 9000 ans… », tandis que l’Atlantide est évoquée à travers sa situation dans une mer inconnue (au-delà de Gibraltar, les « colonnes d’Héraclès… » du monde antique), ses dimensions stupéfiantes (une île « plus étendue que la Libye et l’Asie prises ensemble »), et surtout le pouvoir quasi illimité de ses rois. Un deuxième mouvement introduit l’événement fondateur du mythos : d’une part, l’invasion des cités du bassin méditerranéen par les barbares atlantes, d’autre part la résistance héroïque des Athéniens qui parvinrent à eux seuls à repousser l’envahisseur et à éviter l’esclavage aux peuples que prétendaient coloniser les rois de l’Atlantide. Comme toute péripétie, celle-ci est suivie d’un dénouement, ici doublement catastrophique : séismes et déluges succèdent à la guerre. La terre « engloutit » l’armée grecque, et la mer inonde l’empire insulaire jusqu’à le submerger entièrement.
8Ce morceau de bravoure du Timée (24e-25e), concis mais brillant, doit être lu comme une version raccourcie du mythe intégral, lequel sera repris plus tard « non seulement en résumé, mais, comme je l’ai entendu, point par point », annonce le narrateur (26c). La discontinuité, qui préside à la distribution du mythe sur deux dialogues, engendre une écoute interrompue, différée, qui n’est pas sans bénéfice : le récit suspendu ne peut que renforcer la captatio benevolentiae de l’auditeur-lecteur jusqu’à la reprise détaillée de l’histoire. Pourtant, à cause de l’état inachevé de la version platonicienne, le Critias ne satisfait que partiellement l’attente ainsi créée, puisqu’il traite en réalité la description des belligérants, soit le tiers du récit prévu. À un fragment laconique, parce que dénué de tout développement, succède un développement lacunaire, tronqué des épisodes majeurs du mythos…
9Du Critias, reste le beau passage qui a fait la célébrité de l’Atlantide platonicienne et qui se présente comme un diptyque dépeignant les deux visages de la Cité dans l’Histoire : l’un, austère et vertueux (Athènes), l’autre, séduisant mais orgueilleux (Atlantide). Celle-ci étant le miroir inversé de celle-là, le dispositif descriptif met en vis-à-vis la simplicité patriarcale d’une société agraire vouée au culte de la patrie, et le luxe ostentatoire d’une civilisation maritime adorant ses idoles – la technique, le commerce, la guerre de conquête. Dans une Attique fertile formant « un seul lot », l’ancienne Athènes est un village, comparée à l’île géante subdivisée en dix royaumes, avec sa mégapole ceinturée de canaux et de fortifications que revêtent les métaux rares dont regorgent les mines de l’Atlantide. Chaque cité est à l’image de ses dieux tutélaires. L’origine exclusivement divine du peuple athénien, né d’Héphaïstos et d’Athena, frère et sœur ayant « un naturel commun » (109c), détermine l’excellence du principe unitaire-égalitaire : la propriété privée n’y existe pas et les combattants, regroupés autour du sanctuaire, vivent dans un enclos sacré, « tel le jardin d’une demeure unique » (112b). Par contraste, la généalogie atlante est placée sous le signe de l’impair, du multiple et de l’hétérogène, depuis que le dieu Poséidon s’unit à la mortelle Clitô et engendra successivement cinq paires de jumeaux – union fatale qui semble avoir prédestiné le pays à l’expansion sans limite. Si Dikè (la Justice) règne à Athènes, l’Atlantide, elle, est dominée par une hybris (l’excès et la démesure) que l’écriture de Platon transcrit en termes d’abondance naturelle, de splendeur architecturale, et de puissance militaire. La mention des nombres est ici capitale (mille deux cents vaisseaux, dix mille chars de combat, soixante mille districts…), tout comme l’est le souci du détail et de la diversité. Selon la description hyperbolique de ce paysage, le plafond du temple de Poséidon entremêle l’ivoire, l’or, l’argent et l’orichalque, les montagnes surpassent « toutes celles qui existent maintenant », et la terre grasse constitue « une source inépuisable pour tous les travaux en général et pour chacun d’entre eux en particulier » (118b).
10Avec ses antinomies assorties de symétries, l’ensemble est remarquablement cohérent, l’art de conter servant les finalités d’une fable persuasive. Tout en déployant les séductions de l’exotisme et de l’opulence, l’État barbare n’est pas dénué d’une inquiétante étrangeté, à travers quelques signes indiquant la décadence d’une société dans laquelle l’instinct et la loi du plus fort triompheront de la piété et du droit. L’Athénien préserve son humanité, tandis que l’Atlante vire à la bestialité, ce que montre symboliquement la présence nombreuse, sur l’île, de l’éléphant « qui est le plus gros et le plus vorace des animaux » (115a). Il n’est pas indifférent, non plus, que Platon ait achevé son tableau par une scène relative à la justice et à la nécessité de sauvegarder la paix par un rite célébré tous les cinq ou six ans en alternance. À cette occasion, les dix souverains égorgent un taureau dont le sang inonde l’autel sur lequel sont gravés les décrets de Poséidon, ils consument les membres de l’animal, pour ensuite boire dans des coupes d’or du vin où chacun a jeté un caillot de sang. Après la description de la cité, rutilante comme un joyau, la scène est grave et sombre. Le moment nocturne, les feux du sacrifice, les armes archaïques de la chasse rituelle – épieux et filets – sont autant de détails réalistes qui placent le lecteur devant l’image d’une primitivité violente et sacrée. Et comme l’enjeu du cérémonial est un pacte destiné à conjurer les guerres fratricides, celui-ci montre bien que l’hybris atlante peut à tout moment prendre le visage du despotisme et de ce qu’il induit : l’invasion armée.
11Ce qui adviendra, mais l’histoire ne le dit pas… La guerre est programmée, comme inscrite dans le corps d’un texte descriptif, à travers une sémantique, une symbolique et une onomastique appropriées : Atlas, premier-né du dieu de la Mer règne sur l’espace maritime « atlantique », cependant que le peuple « autochtone » des Athéniens a pour ancêtres des rois dont le nom indique qu’ils sont bien sortis de leur propre sol – Erechthée, Erichthonios, Erysichthon. Du mythos subsistent en effet « les noms des hommes du passé sans les actions qu’ils ont accomplies » (110a). Ce disant, le narrateur du Critias semble malicieusement signifier que le récit épique annoncé dans le Timée (26c), justement dominé par des « actions », ne sortira pas de sa bouche… Socrate et ses disciples ne sauront jamais rien de l’exploit grec, puisque Critias s’interrompt au moment crucial où Zeus s’apprête à proférer la malédiction de l’Atlantide : « Et, les ayant rassemblés, il dit… »
12De Timée à Critias, ce sont, décidément, le suspens des discours et la force suggestive du non-dit qui ont forgé les contours du mythe littéraire. Le silence du dieu n’a-t-il pas pour corollaire le vide créé, au moins dans l’imaginaire, si ce n’est dans la réalité, par l’engloutissement de l’île signalé dans le bref résumé du mythe ? Cette double lacune – l’une géographique, l’autre textuelle – ne pouvait qu’être féconde en explications, commentaires, prolongations de toutes sortes. Et comme un mystère n’arrive jamais seul, on s’aperçoit aussi que l’indétermination n’est pas seulement le fait de ce qui a disparu, mais qu’elle affecte aussi ce qui a peut-être été dit par Solon, en tout cas écrit par Platon.
13Dans le préambule du Timée, ce dernier s’emploie naturellement à convaincre autrui de la véracité de ce qu’il avance en s’appuyant, notamment, sur plusieurs témoins dignes de foi. Nous leur accordons d’autant plus de crédit qu’en partant de l’époque de Critias et de ses ancêtres pour aboutir à celle de Solon, la mise en scène de la communication du mythe nous conduit vers les secrets bien gardés des temples d’Égypte, auprès d’un très vieux prêtre de la ville de Saïs que nul ne soupçonne de mentir. Aux yeux des Grecs, cet homme vénérable représente la connaissance de l’inconnaissable, la mémoire de l’immémorial, ce « savoir blanchi par le temps » qui forme le socle des mythes d’origine (22b). Au reste, ce n’est pas un mythos – discours invérifiable – que proféra ce prêtre du vie siècle, mais un logos, terme dont la récurrence dans le texte grec affiche, d’après Marcel Detienne, l’intention de transmettre un récit au contraire vérifiable et rationnel, échappant aux catégories de l’imaginaire et de l’affabulation4. Comme pour accréditer la caution du « récit absolument vrai », le narrateur allègue la très haute culture de la civilisation égyptienne, puisque, dixit le prêtre, « tout cela a, depuis l’Antiquité, été consigné par écrit dans nos temples et conservé » (23a).
14Même s’il ne demande qu’à admettre l’authenticité de ce chapitre du Grand Livre de l’histoire de l’humanité, un lecteur un peu attentif au statut complexe des mythes platoniciens remarque toutefois que l’écriture ne saurait être ici un rempart bien solide contre l’erreur, l’oubli, ou plus exactement contre l’invention… De ces « choses du passé », si pieusement archivées dans les sanctuaires de la vallée du Nil, le texte précise en effet que la matrice est bel et bien « une vieille opinion transmise de bouche à oreille ». L’oralité première du mythos resurgit ici, et, avec elle, toutes les incertitudes et les déformations inhérentes à la circulation de la parole dans l’espace et dans le temps. Critias le sait bien, lui qui a passé une nuit entière à rassembler ses souvenirs avant de répéter, dit-il, « un récit d’après une antique tradition orale » (20c). C’est pourquoi, dans le dialogue qui porte son nom, il invoque la déesse Mémoire, et demande l’indulgence de son auditoire, ainsi averti que l’histoire reconstituée d’Athènes et de l’Atlantide est une « copie » (107a-b), une pure mimesis, pour ne pas dire une « fiction ».
15Sans doute fallait-il revenir à ces sources grecques pour constater que la dialectique du vrai et du faux, si tenace à propos de l’Atlantide, est peut-être d’un intérêt mineur dès lors qu’on replace l’histoire dans l’ensemble de l’œuvre de Platon. Entre le vrai et le faux, le mythe est, pour lui, de l’ordre du vraisemblable et, si la mythologie propage des illusions, des semi-vérités, c’est pour la bonne cause, selon l’auteur de La République :
Faute de savoir comment se sont passés les événements de l’Antiquité, nous faisons en sorte que la fausseté ait le plus possible l’aspect de la vérité ; n’est-ce pas de notre part une façon de rendre la fausseté utilisable ?5
16En ce cas, suggère Marcel Detienne, l’histoire mythique des deux cités n’est pas autre chose qu’« un appareil textuel permettant de représenter artificiellement des fonctionnements réels6 ». Des « fonctionnements », c’est-à-dire des concepts, des structures, des mises en forme de l’Idée, et non pas la réalité. À mi-chemin entre le sensible et l’intelligible, le mythe platonicien est un « miroir » selon la perspective adoptée par Jean-François Mattéi, dans son ouvrage paru en 1996, Platon et le miroir du mythe, où il est postulé que la configuration numérique de l’espace du Critias réfléchit les conceptions, elles-mêmes mythiques, de la Cité (République) et du Cosmos (Timée). Combinant l’interprétation philosophique à une lecture proprement historique du texte, l’analyse de Pierre Vidal-Naquet nous invite plutôt à considérer que la trame épique du Timée ne concerne pas tant deux peuples ennemis que deux modèles politiques antithétiques, et aussi le processus fatal qui amène la dégradation de la démocratie vers la tyrannie. Grâce à un jeu subtil d’allusions aux guerres menées dans la Grèce du ve siècle et par le brouillage ironique des repères caractérisant respectivement les deux cités décrites, Platon serait en somme parvenu à insinuer que, face à l’utopie athénienne du mythe, la contre-utopie « atlantidienne » pourrait bien s’incarner dans l’Athènes décadente du ive siècle, contemporaine de Platon luimême7.
L’éternel retour d’une fable des origines
17La postérité du philosophe n’a pas toujours eu la prudence de prendre en compte les artifices du récit de Solon, cette « fausseté utilisable », chère au mythographe que fut Platon. Son premier imitateur, en la matière, est le grand chancelier d’Angleterre, Francis Bacon, qui écrivit une utopie intitulée New Atlantis, et publiée après la mort de l’auteur, en 16278. Outre sa grande richesse philosophique et littéraire, le texte a pour intérêt d’offrir au comparatiste un terrain d’investigation stimulant, puisque la fiction prolonge effectivement le mythe inachevé de Platon pour le reconstruire autrement. L’histoire se passe ailleurs (dans les mers du Sud), elle s’écrit avec d’autres références (l’intertexte biblique) et elle poursuit des objectifs différents (la réforme des sciences). Déplacements et transpositions s’accompagnent d’un jeu ironique consistant à exploiter l’épisode belliqueux du Timée, mais à seule fin d’exalter la puissance scientifique, technique et morale d’une micro-société de savants voués au progrès des sciences physiques et naturelles. Pour « connaître les causes et le mouvement secret des choses9 », ils ont édifié un formidable laboratoire de recherches expérimentales. La Maison de Salomon – tel est son nom – est en somme la cité idéale de l’île de Bensalem.
18« Nouvelle » à tous égards, cette Atlantide, revisitée par l’imaginaire et rajeunie par une réécriture authentique, est une exception dans le paysage intellectuel des âges classiques. Après Bacon, il faudra attendre le début du xixe siècle pour que le mythe s’émancipe vis-à-vis de perspectives uniquement scientifiques. Au lieu de considérer l’esprit philosophique de la fable politique, et aussi les aspects ludiques de l’écriture platonicienne, on s’en est très longtemps tenu à la lettre du récit « tout à fait étrange mais absolument vrai » du Timée (20d). Cette allégation n’autorisait-elle pas à lire ce dernier comme l’une des multiples traces de l’histoire conjecturale des premiers temps ?
19À cause de son thème historique et cosmologique, le mythe platonicien eut vocation, en tout état de cause, à figurer en bonne place dans le champ épistémologique des savoirs et des interrogations sur l’origine. Il se distingue, en cela, des mythes centrés sur l’héroïsation de grandes figures qui, à l’instar d’Orphée, Antigone, Œdipe, Prométhée, etc., interrogent surtout le mystère de la condition humaine, l’identité de l’Homme dans sa relation à l’Autre (conjugale, familiale, sociale, politique), et dans son rapport au sacré. Cette dernière dimension métaphysique, commune à tous les mythes, imprègne évidemment l’histoire exemplaire de la chute de l’Atlantide, avec, cette fois, un châtiment collectif faisant intervenir la puissance des dieux.
20Pourtant, c’est une ambiguïté supplémentaire du texte, l’auteur du Timée place le cataclysme-châtiment sous le double signe de l’explication naturelle et de la Fatalité divine. D’un côté, en effet, le prêtre d’Égypte prétend donner une leçon associant étroitement l’apparition et la disparition de l’écriture aux caprices de la Nature. Alors que Solon, comme tous les Grecs, rapporte les destructions répétées de la planète à des fables puériles (Phaéton foudroyé par le Soleil), lui, le savant, avance une théorie climatique et astronomique impliquant la déviation périodique du cours des astres : « La vérité, la voici… » (22c) Du même coup, l’histoire paraît scientifiquement plausible. Sa double composante – une Terra incognita disparue et une brillante civilisation déchue – met en avant les « révolutions » fondamentales ayant changé la face de la terre, et, partant, l’hypothèse d’un univers antédiluvien dont on aurait perdu toute trace, hormis dans les mythes justement, qui en conservent le souvenir. Or, d’un autre côté, l’histoire « naturelle » de l’Atlantide est aussi une histoire sacrée. Du moins en a-t-elle les dehors. La fabula du Critias relate, de fait, les grands commencements du monde, ou, plus précisément, la division primordiale des espaces géographique, généalogique, politique : « Un jour, vous le savez, les dieux se partagèrent la terre tout entière par régions… » (109b) Elle retrace en outre une fin du monde dans laquelle Zeus a le rôle du deus ex machina, rôle du reste annoncé dans le Timée, où il est dit que les dieux provoquent des déluges pour « purifier la terre » (22d).
21Le prêtre du vie siècle – la « source » du mythe – est un spécialiste du double langage : les phénomènes physiques y sont à la fois explicables et irrationnels, la vertu cathartique des inondations majeures y sous-tend une argumentation scientifique. Il n’est pas le seul, dira-t-on, car à l’origine de toutes les tragédies, fussent-elles « naturelles », on retrouve toujours la faute… Mais il y a lieu de croire que dans les multiples polémiques engendrées par le texte de Platon, cette équivocité a joué un rôle d’autant plus considérable qu’elle était de nature à remettre en cause la priorité et la singularité du récit du Déluge de la Genèse, qui est le drame fondateur universel dans la culture judéo-chrétienne. Vis-à-vis du mythe biblique, le pseudo-témoignage du Timée serait-il un mythe de substitution, une sorte de Genèse profane, une fable des origines donnant la clé de toutes les fables diluviennes ? Ou bien devrait-on considérer que le texte de Platon, les mythes similaires, d’Europe et d’ailleurs, et les Saintes Écritures relèvent de la même tradition archaïque, racontent la même histoire, et proclament, dans des langages différents, le dogme unique de la foi chrétienne ?
22Ainsi formulée, la problématique de la « vérité » du mythe grec a, grosso modo, suscité deux types de discours sur l’Atlantide, l’un théologique, l’autre naturaliste, sur lesquels sont ensuite venues se greffer bien d’autres grilles de lecture – symbolique, allégorique, ésotérique, nationaliste, etc. Ce clivage, certes sommaire, permet du moins de rendre compte du débat idéologique qui s’est développé en Europe autour de l’identification de l’Atlantide engloutie entre la Renaissance et la fin du xviiie siècle10.
23Dans la mouvance des écrits des Pères de l’Église, hostiles à la mythologie païenne, la première de ces deux tendances a généralement nié toute validité au récit platonicien, considérant, au mieux, que celui-ci pourrait être une version transcrite et déformée de certains épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le mythe grec se prêtait à une lecture édifiante, ce dont témoignent l’étrange Topographie chrétienne du moine Cosmas Indicopleustes au vie siècle de notre ère, ou encore les commentaires accompagnant la traduction latine des dialogues de Platon par l’humaniste italien Marsile Ficin, parue en 1484. Par la suite, ces derniers furent souvent l’objet d’études consistant à faire de Platon l’interprète grec du dogme chrétien. Jean de Serres, en 1578, Samuel Bochart, en 1646, le Suédois Eurenius, en 1751, pour ne citer qu’eux, dessinèrent ainsi les contours d’une Atlantide christianisée répondant à la doctrine énoncée par Pierre-Daniel Huet en 1679 dans sa Démonstration évangélique :
La mythologie originelle, qui est ce que les Grecs ont de plus ancien, qui leur a fourni les dieux qu’ils adorent et toute leur religion, est venue des écrits de Moïse.11
24Pour prouver que Platon avait, d’après Huet, « fait main basse sur les livres de Moïse », les plus ingénieux de ces exégètes ont recherché toutes sortes de concordances entre le mythe grec et la Bible, et donc « reconnu » les Hébreux dans les Atlantes, la Palestine dans l’île Atlantide, et aussi Gad, fils de Jacob, dans le nom de Gadir qui est, selon le Critias, le frère jumeau d’Atlas et donc le second roi de l’Atlantide… L’étymologie fut d’un précieux secours dans cette entreprise dont la visée apologétique transparaît, par exemple, dans le long titre de l’ouvrage de Guillaume Delort de Lavaur, paru en 1730 : Conférence de la fable avec l’Histoire sainte, où l’on voit que les grandes fables, le culte et les mystères du paganisme ne sont que des copies altérées des histoires, des usages et des traditions des Hébreux.
25Ces curiosités de l’époque classique seraient d’une importance négligeable si leur horizon idéologique n’avait pas été, au préalable, dessiné par la découverte de l’Amérique. Cet événement, qui bouleversa la vision du monde des Européens, eut pour conséquence de promouvoir durablement l’hypothèse atlantidienne dans le champ des réflexions sur le monde primitif. En 1492, en effet, se posa cette question à la fois ethnologique et théologique : d’où viennent les Indiens ? Comme l’observe Léon Poliakov à ce propos :
L’existence de peuples entiers non prévus par la patristique et la Tradition, ayant vécu sans baptême et sans espoir de salut, mettait à rude épreuve l’imagination théologique.12
26Cette question cruciale, avait pour corrélat l’idée que le Novus Orbis n’était peut-être pas si nouveau que cela… Serait-il un fragment détaché de l’Ancien Monde, une colonie phénicienne ou carthaginoise, bref, un monde oublié, que les Anciens auraient en fait occupé et peuplé avant qu’une catastrophe naturelle n’eût définitivement séparé les deux blocs continentaux ? De telles interrogations firent évidemment resurgir les vieilles croyances religieuses relatives à la situation occidentale du Paradis terrestre, l’histoire des explorations maritimes de l’Antiquité, et aussi les « prophéties » de l’Amérique, telles que les incarna, dans l’imaginaire occidental, la tradition des pays merveilleux et des îles Fortunées décrites par les Grecs : la région des Hespérides, la Méropide, l’Ogygie, Thulé, et surtout l’Atlantide, dont Platon avait donné une description particulièrement étendue. En s’appuyant sur cette dernière, les nombreux historiens de la conquista espagnole n’hésitèrent pas à lire le mythe à la lumière de la nouvelle cosmographie : tantôt ils confondirent le vaste continent américain avec l’île du Critias, tantôt ils démontrèrent que celle-ci, avant sa submersion, jouxtait le Nouveau Monde et permettait aux voyageurs de notre vieux continent de franchir l’océan. L’Amérique éclairait en quelque sorte les formules sybillines du Timée : « En ce temps-là, on pouvait traverser cette mer lointaine […] À partir de cette île, les navigateurs de l’époque pouvaient atteindre les autres îles, et ils pouvaient passer sur tout le continent situé en face… » (24e) En retour, l’Atlantide, comme pont intercontinental des premiers temps, fournissait une solution bienvenue : elle devenait le point de passage providentiel ayant permis la circulation des messagers de Dieu depuis l’Orient jusqu’à l’Occident13.
27Malgré ses allures d’explication scientifique, l’hypothèse de l’Atlantide-Amérique servit surtout la cause de l’ethnocentrisme européen et permit aux érudits, chroniqueurs des Indes occidentales et théologiens, d’articuler l’origine des Indiens sur le dogme chrétien de l’unité de la race humaine, tout entière issue de Noé et de ses fils – Sem, Cham et Japhet. Il suffisait, pour y parvenir, d’entrecroiser la source platonicienne et la Genèse, afin de faire des Indiens les descendants des Atlantes et de situer Atlas dans le lignage de Noé… À propos de l’origine unique des hommes, Léon Poliakov remarque encore que « si tous avaient eu Adam pour père, n’avaient-ils pas tous eu Moïse pour maître ?14 » Certains écrivains excellèrent dans cet exercice littéraire, tels Agustin de Zarate, auteur, en 1555, de l’Historia del descubrimiento y conquista del Perù, et surtout Pedro Sarmiento de Gamboa avec la Segunda Parte de la Historia general llamada yndica, parue en 1572. Dans cette œuvre touffue où se rencontrent le mythe, l’apologétique et l’Histoire, il est rappelé que, si l’Afrique revint à Cham, l’Europe à Japhet et l’Asie à Sem, l’Amérique fut, elle, conquise par Atlas, qu’engendrèrent, d’après Gamboa, Japhet et la nymphe Asia. Heureux hasard, le nom du Japhet biblique ressemble fort à celui du Titan Japet qui est, d’après Hésiode, le père d’Atlas… Profitant des confusions généalogiques attachées au nom de ce personnage, l’auteur est donc parvenu à greffer une ascendance judaïque sur le Géant dont la geste légendaire se situe aux confins occidentaux du monde connu des Grecs. Le héros porteur de la voûte céleste renaît ici sous les traits d’un chef de guerre atteint de la coupable mégalomanie des Atlantes de Platon. Le récit de Gamboa relate en effet l’invasion du Nouveau Monde par les armées atlantes parties d’Espagne, l’établissement, dans sa partie orientale, d’un empire démesuré (le fameux « pont »), la colonisation des indigènes, enfin la catastrophe qui détruisit ledit empire. L’actuelle Amérique serait en somme la partie épargnée par l’engloutissement dont il est question dans le Timée.
28L’un des intérêts du livre est qu’il nous offre au fond la première continuation historico-épique du Critias inachevé et qu’il esquisse le décor et le type d’action qui se retrouveront ultérieurement dans les réécritures fictionnelles du mythe. Mais il y a plus, car ce retentissement se mesure aussi aux nombreuses visions philosophiques qui se sont ensuite développées, ainsi qu’à l’ampleur des réfutations et des polémiques suscitées par la thèse chrétienne de l’Amérique-Atlantide.
29Les affabulations du chroniqueur espagnol imprégnèrent, en effet, l’imaginaire occidental de l’hypothèse quelque peu fantastique d’un ancien territoire intermédiaire ayant jadis relié des aires géographiques, ethniques et culturelles différentes. Cette fiction spéculative changea de place, au xviiie siècle, notamment, où l’on préféra parfois la situer sur les hauts plateaux de l’Asie ou dans la zone subpolaire. Avatars des îles, les montagnes assumèrent, à la manière du pont atlantique, la fonction d’un haut lieu ancestral de diffusion humaine et culturelle. On s’en aperçoit, tout particulièrement, dans deux textes publiés en France à la même date (1779), l’un par Jean-Sylvain Bailly – Lettres sur l’Atlantide et sur l’ancienne histoire de l’Asie –, l’autre par Jean-Baptiste Delisle de Sales, dont l’Histoire des Atlantes inaugure l’immense Histoire nouvelle de tous les peuples du monde. La fable d’une Atlantide-souche changea aussi de signification car, si elle avait permis à Gamboa de réconcilier le mythe grec et la religion chrétienne, elle fut ensuite récupérée en vue de combattre justement l’explication théologique des origines au profit d’une explication scientifique ou présumée telle. Ainsi, par exemple, l’hypothèse de l’effondrement de l’Atlantide intercontinentale amena l’Italien Gian Rinaldo Carli à soutenir que les grandes invasions, les mouvements colonisateurs et civilisateurs de la haute Antiquité seraient passés du Nouveau Monde vers l’Ancien et non dans le sens traditionnellement admis. Écrites en 1780, et traduites en français en 1788, ses Lettres américaines érigèrent en modèles la théocratie et la législation des Indiens d’Amérique : « Ce ne sont plus ces peuples lâches, faibles, pusillanimes que Pauw a imaginés dans son cabinet », assurait-il, mais les véritables instructeurs des sociétés européennes15. La figure du pont intercontinental demeura en tout cas dans la mémoire collective à la manière d’un fantasme mobilisant un réseau d’images connotant l’origine : le foyer, le centre, la source, la matrice.
30La connaissance accrue des mythologies nordiques, orientales, précolombiennes, la découverte de civilisations mystérieuses (les Guanches des Canaries), enfin l’émergence de sciences neuves comme la paléontologie et la géologie ne pouvaient que favoriser une approche historique et naturaliste du mythe de Platon. Bien représentée au siècle des Lumières, celle-ci eut pour caractéristique majeure de convertir la légendaire barbarie atlante en une supériorité technique, morale et intellectuelle qu’auraient dégradée diverses calamités naturelles, et non plus la passion des conquêtes comme c’est le cas chez Platon. Dépouillés de leur sauvage hybris, délivrés de la malédiction divine, les Atlantes incarnèrent le souvenir idéalisé d’un âge d’or de la raison et du progrès. Selon la théorie énoncée par Delisle de Sales :
Un peuple né dévastateur ne saurait être le peuple primitif ; l’aîné de la grande famille des hommes a dû vivre tranquille au milieu des domaines qu’il tenait de la nature.16
31Ce pacifisme aux accents rousseauistes s’accompagnant de l’ambition, formulée par Bailly, de rassembler toutes les branches du savoir en un « système général dont un seul peuple a pu être l’auteur »17, la redécouverte de l’Atlantide répondait véritablement aux aspirations et à l’idéologie progressiste des Lumières. Jusqu’à Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, auteur, en 1803, d’Essais sur les îles Fortunées et l’antique Atlantide, le récit platonicien s’en trouva nécessairement modifié, amplifié, pour ne pas dire réinventé. Chez Delisle, par exemple, les faits du Timée figurent au titre d’épisodes annexes dans le continuum d’une vaste épopée atlante remontant jusqu’aux brumes de la Préhistoire. Quant à Bory de Saint-Vincent, il inversa le cours des choses, considérant que la guerre aurait suivi le cataclysme, et non le contraire.
32Dans ses avatars philosophiques de l’époque classique, la fable des origines comportait déjà une matière narrative, « romanesque » avant la lettre. Elle véhiculait des thèmes cosmologiques, ethnologiques, politiques, symboliques, dont la mise en œuvre la plus impressionnante sera plus tard l’ouvrage qu’Ignatius Donnelly publia à New York en 1882 : Atlantis : The Antediluvian World. À mi-chemin entre la science et la fiction, ce livre, œuvre d’un visionnaire quelque peu délirant, est un jalon important dans l’étude comparatiste que nous menons ici en prenant appui sur un corpus littéraire paru des deux côtés de l’océan Atlantique.
33Avec d’infinies variantes, et donc bien au-delà du xvie siècle, circula la représentation d’une Atlantide primitive extrêmement évoluée, d’où seraient sortis des conquérants et, avec eux, les rudiments essentiels de toutes les connaissances – langues, cultes, arts, techniques. Tout se passant comme si le caractère hypothétique d’un territoire permettait de retracer l’histoire conjecturale de l’humanité, les Hébreux, les Égyptiens, les Grecs, peuples reconnus pour leur antique savoir, devinrent, dans maints écrits, des disciples et des héritiers des Atlantes. De cette saga récurrente sur la priorité de l’Atlantide comme civilisation-mère, on cite souvent l’exemple fameux d’Olof Rudbeck, savant suédois qui publia en 1679 le premier des quatre volumes de l’Atlantica. C’est, cette fois, l’ensemble des textes sacrés et des poèmes héroïques de l’Edda scandinave qui servit à déchiffrer les données du Timée et du Critias, elles-mêmes accordées à celles de la Bible : à en croire Rudbeck, Poséidon, Atin, divinité gothico-islandaise, et Japhet, père d’Atlas, sont un seul et même personnage désigné par plusieurs noms. Selon une méthode comparable à celle des commentateurs chrétiens, l’auteur s’autorisa ainsi à établir toutes sortes de coïncidences entre plusieurs récits fondateurs à seule fin de transplanter la mythique Atlantide en Suède (alias Atland), et d’imputer à ses ancêtres, les Goths, de prestigieuses origines. Convaincu que ces héros guerriers déversèrent sur l’Europe et l’Asie leurs connaissances et leurs inventions, l’auteur en vint à affirmer que l’inondation mentionnée dans le Timée ne serait qu’une expression métaphorique désignant la succession des invasions venues du Nord. Dans cette Suède, qui était alors un puissant empire menacé par le déclin, l’exaltation du sentiment national aboutit à une œuvre mettant « la science au service de la folie » comme l’écrit Jesper Svenbro dans les pages éclairantes de son article sur l’Atlantica18. Quant à l’utilisation idéologique du mythe, l’auteur eut des imitateurs. Dans l’Allemagne des années trente, la même mythologie atlanto-nordique alimentera encore des thèses nationalistes, bien plus folles et dévastatrices que celles du Suédois, et qui furent divulguées par les apôtres du nazisme dans des fictions romanesques fortement teintées d’ésotérisme.
34Le souvenir de l’antique Atlantide n’a pas servi que des causes nobles. Dans ses prolongations modernes, il a par ailleurs souvent procuré un exutoire au pessimisme ambiant et à l’obsession du chaos, si caractéristiques des civilisations occidentales au moment de la Grande Guerre. Nombreuses à cette époque, les réécriture du mythe s’infléchirent alors vers les thèmes de la décadence et du déclin ; en témoignent, par exemple, L’Éternel Adam de Jules Verne (1910), l’Atlantis de Gerhart Hauptmann (1912), ou encore Le Visage dans l’abîme publié en 1931 par le romancier américain Abraham Merritt.
Atlantide mode d’emploi : entre liberté et contrainte
35Ces fictions, et bien d’autres encore, montrent que la résurgence littéraire du mythe platonicien a été, et sera toujours, tributaire des temps forts de l’Histoire, des découvertes de la science et des interrogations qui en découlent. La conquista espagnole avait induit une masse d’interprétations qui, dans l’ensemble, exaltaient la maîtrise de l’esprit sur la matière et justifiaient le bien-fondé des valeurs civilisatrices. De cette foi dans le progrès, Francis Bacon nous a laissé une excellente illustration avec La Nouvelle Atlantide, récit où l’idéal personnel du philosophe – une « Grande Restauration19 » du savoir – est placé sous le signe du sacré. Le patronage inaugural de Saint Barthélemy, la mission apostolique des douze savants nommés « Marchands de lumière », les merveilleuses réalisations de la Maison de Salomon sont autant d’éléments qui font de l’île miraculée une utopie conciliant l’intérêt économique, l’aventure intellectuelle et la vertu morale. L’ère positiviste ne fit qu’accentuer la tendance à aborder la question de l’Atlantide sous l’angle du scientisme. Elle réactiva la quête du continent perdu avec l’appui des nouvelles théories sur la Préhistoire, et celui des expéditions géographiques et coloniales. En dévoilant à l’Occident les secrets et les dangers rencontrés auprès des peuples exotiques, les aventures réelles dynamisèrent l’invention d’aventures fictives. C’est ainsi que Pierre Benoit recomposa le mythe platonicien dans sa très célèbre Atlantide en 1919, tandis que d’autres écrivains, moins talentueux, retrouvaient les vestiges de l’île engloutie dans tous les coins de la terre, et même jusque dans les espaces intergalactiques.
36Pourtant, l’éternel retour de la fable des origines dans l’univers romanesque acquit au tournant du siècle une dimension totalement originale, passionnante parce qu’ambiguë. La curiosité scientifique suscitée par l’énigme archéologique se trouva en effet doublée, et curieusement nourrie, de croyances plus obscures et diffuses, théorisées et divulguées par les adeptes de l’occultisme. Les héritiers de Charles Darwin et d’Albrecht Wegener étaient en même temps les lecteurs des élucubrations régressives d’Helena Blavatsky, dont la volumineuse Doctrine secrète, parue en 1888, fit beaucoup d’émules dans les pays anglo-saxons. Du croisement entre l’hypothèse de l’Atlantide antédiluvienne et les cosmogonies des théosophes, devait sortir toute une littérature fantastico-mystique postulant la possible survie des derniers Atlantes dans quelque zone géographique ignorée des savants.
37Par sa longévité, l’insoluble dilemme – « Atlantis : fact or fiction ? » – implique la résistance de l’énigme, et donc la persistance du fantasme, la fragilité du « fait », la force de la « fiction ». N’en déplaise aux voyants et aux faiseurs de mirages atlantidiens, la formidable submersion indiquée par Platon a laissé davantage de traces dans l’imagination des peuples que sur notre vieille planète. Thomas-Henri Martin, qui publia en 1841 une traduction du Timée accompagnée d’une excellente mise au point sur les systèmes d’interprétation du mythe platonicien, n’hésitait pas à mettre en garde les partisans d’une lecture réaliste de la fable :
Suivant moi, l’Atlantide n’appartient pas plus à l’histoire des événements qu’à la géographie positive ; mais, si je ne me trompe, elle peut fournir un chapitre fort curieux à l’histoire, non moins intéressante et non moins instructive, des opinions humaines.20
38C’est, en quelque sorte, l’amorce de ce « chapitre » que nous proposons au lecteur en limitant l’enquête à une période florissante de l’Atlantologie, et qui a vu naître puis se développer la série des œuvres proprement fictives. Quant au corpus, il demanderait lui aussi d’importants compléments, mais il est bien représentatif de cette mythologie particulièrement perméable aux idéologies, aux fluctuations socio-historiques et aux représentations collectives.
39Un tel parcours impose à quiconque d’interroger les procédures majeures qui gouvernent la réécriture des mythes littéraires. Comment comprendre, sinon, qu’une même tradition ait pu inspirer des ouvrages aussi différents que Le Vase d’or d’Hoffmann, paru en 1814, et La Ville du gouffre qu’Arthur Conan Doyle publia en 1929 ? Les rapports, à la fois lâches et étroits entre les textes, peuvent être évalués à la lumière des aspects fondamentaux du mythe – type de discours dont tous les théoriciens soulignent la riche surdétermination, la dynamique bipolaire et la souplesse polysémique. Au mythe conviendraient assez bien ces propriétés que prête Umberto Eco à l’œuvre « ouverte », c’est-à-dire « une aptitude à s’intégrer des compléments divers en les faisant entrer dans le jeu de sa vitalité organique, une vitalité qui ne signifie pas achèvement, mais subsistance au travers de formes variées21 ».
40La réception du mythe platonicien se distingue, par ailleurs, par une métatextualité proliférante qui a, au moins autant que les deux dialogues, servi de source aux écrivains. Pour certains d’entre eux, il n’est pas sûr qu’ils aient jamais lu le Timée et le Critias… Pour d’autres, munis d’une solide culture hellénique, la connaissance de l’idéalisme platonicien se trouva reconfigurée par une esthétique et une vision du monde conférant un visage totalement inattendu à l’histoire de l’île engloutie. Ce fut le cas, chez les romantiques allemands, où son souvenir a inspiré deux beaux contes sur l’initiation de l’artiste. Dans les chefs-d’œuvre comme dans les livres plus médiocres, les conjectures scientifiques et la réflexion philosophique ont joué le rôle d’un écran : nous avons affaire à une littérature saturée de syncrétisme mythologique, de repères chronologiques approximatifs voire imaginaires, et de considérations souvent très étrangères à l’origine grecque du mythos. Pourtant, cet écran fut aussi le filtre et le vecteur des structures fondamentales, des images et des ressorts narratifs qui font la force du récit initial.
41La mise en fiction de la fable politique a consisté, en gros, à transformer en situation romanesque le fameux voyage de Solon qui est le scénario de base de la découverte de l’Atlantide. Faute d’en avoir foulé le sol, le législateur avait, grâce aux vertus poétiques du langage, fait resurgir les charmes fascinants et inquiétants d’un monde véritablement autre. En répétant le récit venu d’ailleurs, proféré par ses ancêtres et décrivant une époque révolue, Critias ne fit pas autre chose que créer à son tour l’illusion d’un voyage imaginaire vers un paysage « lointain » à tous égards, et dans l’espace, et dans le temps. C’est lui qui imposa un certain nombre de formes narratives, dans lesquelles la remémoration et la rétrospective joueront un grand rôle.
42À cette trame, éminemment modulable, les fictions atlantidiennes prêteront toutes les formes possibles, l’orientation générale étant que la quête de l’Atlantide, cette fois concrètement représentée, aura presque toujours la coloration d’un voyage initiatique. Bacon fut, là encore, le pionnier des réécritures modernes, lorsqu’il fit débarquer ses protagonistes dans une Atlantide habitée, cachée et non pas disparue, riche en secrets et en savoirs oubliés ou méconnus. Après lui, les auteurs s’emploieront à diversifier le parcours et, surtout, à dramatiser l’accès aux révélations, en profitant largement des libertés offertes par les genres narratifs pour pimenter l’aventure. Parmi ces ressources, l’intrigue amoureuse fait figure de topos incontournable. Elle imprime du même coup l’estampille du romanesque à un ensemble de récits qui se démarquent de l’Utopie sans pouvoir, à vrai dire, s’en détacher tout à fait.
43L’intrusion des codes utopiques dans les divers récits d’aventures se justifie d’autant mieux que Platon lui-même avait d’emblée composé une fable imbriquant la permanence et le changement, l’immobilisme des cités idéales et les ruptures de l’Histoire. Chez lui, les thèmes épiques de la guerre et du fléau naturel viennent questionner les paradis artificiels de l’Utopie. De ce point de vue précis, l’hypertextualité atlantidienne retrouve le noyau dur du mythe, c’est-à-dire la tension entre deux cultures que tout oppose : l’urbanisme, le gouvernement, les valeurs. C’est cet écart, riche de potentialités narratives, que les romanciers ne manqueront pas d’exploiter, en démultipliant les antagonismes, et en les renforçant par des personnages caractéristiques et des conflits d’intérêts. Soutenus par des événements, ceux-ci furent aussi signifiés par l’utilisation symbolique de la Nature. Ses quatre éléments, ses beautés multiples, et aussi ses bouleversements inspirèrent notamment à Novalis, Hoffmann et Hauptmann des versions fort suggestives du mythe atlantidien.
44Quels qu’en soient l’enjeu et les aspects, ce dispositif binaire domine notre corpus littéraire, et contribue à imprégner les œuvres d’une tonalité morale et d’un didactisme qui peuvent éventuellement virer au prosélytisme. Comme tous les voyages vers les Pays de Nulle Part, ceux-ci conduisent le lecteur dans un espace idéologique où il renoue avec la problématique des origines, si âprement débattue aux siècles antérieurs. L’Atlantide primitive y est tantôt une jungle violente, tantôt un âge d’or perdu, de même que ses occupants y sont alternativement des sages et des barbares. Il est vrai que l’équivocité et la réversibilité des signes sont le lot de l’écriture mythique, dont Danièle Chauvin souligne justement les variantes « cycliques » : « Le même est toujours différent… le différent peut être aussi le même », dit-elle à propos de la mythologie apocalyptique chez William Blake22. Dans le cas de l’Atlantide, on peut aussi estimer que la plasticité du mythe littéraire fut scellée par son acte de naissance, dès lors que Platon forgea le tableau d’un État grandiose issu de l’union hybride du dieu de la Mer, Poséidon, et d’une fille de la Terre, Clitô.
Notes de bas de page
1 Platon, Timée/Critias, trad. Luc Brisson, Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 112.
2 Pierre Vidal-Naquet, « De l’Atlantide à Masada. Réflexions sur querelle, mythe, histoire et politique », Sigila, no 10, Gris-France, automne-hiver 2002, p. 65-67.
3 De dignitate et augmentis scientiarum, livre II, chap. 13, dans The Works of Francis Bacon, éd. J. Spedding, R.L. Ellis et D.D. Heath, Londres, 1857-1874, 14 vol., t. I, p. 521.
4 Marcel Detienne, L’Écriture d’Orphée, Paris, Gallimard, 1989, p. 173.
5 La République, II, 382d.
6 L’Écriture d’Orphée, op. cit., p. 179.
7 Pierre Vidal-Naquet, « Athènes et l’Atlantide. Structure et signification d’un mythe platonicien », article paru dans la Revue des études grecques (no 364-365, janvier-juin 1964), et repris dans Le Chasseur noir, Paris, Maspero, 1981, éd. revue et corrigée, Paris, La Découverte, 1983 et 1991.
8 Pour une étude plus détaillée du texte, voir mon article « La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627), ou : Comment un mythe peut en cacher bien d’autres », dans L’Autre et le même. Pratiques de réécritures, textes réunis et présentés par Chantal Foucrier et Daniel Mortier, Publications de l’université de Rouen, coll. « Études de littérature générale et comparée », 2001.
9 Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, trad. Michèle Le Dœuff et Margaret Llasera, présentation et notes par M. Le Dœuff, Paris, Garnier-Flammarion, 1995, p. 119.
10 Sur ce problème, voir l’étude de Pierre Vidal-Naquet : « Hérodote et l’Atlantide : entre les Grecs et les Juifs. Réflexions sur l’historiographie du siècle des Lumières ». D’abord paru dans une revue italienne (Quaderni di Storia, no 16, juillet-décembre 1982), cet article figure dans un récent ouvrage de l’auteur : Les Grecs, les historiens, la démocratie : le grand écart, Paris, La Découverte, 2000.
11 Démonstration évangélique, proposition IV, chap. 8.
12 Léon Poliakov, Le Mythe aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes (1971), Bruxelles, Complexe, 1987, p. 155.
13 Sur ces questions, voir l’étude bien documentée de José Imbelloni et Armando Vivante : Le Livre des Atlantides (1935), trad. de l’espagnol par F. Gidon, Paris, Payot, 1942.
14 Le Mythe aryen, op. cit., p. 162.
15 J.R. Carli, Lettres américaines, traduites par Lefebvre de Villebrune, Paris et Boston, t. 1, p. XIII. Le comte Carli fait allusion à l’ouvrage que Cornelius de Pauw fit paraître entre 1768 et 1770 : Recherches philosophiques sur les Américains. À rebours de ses contemporains, Pauw, qui fut chanoine, savant et homme de lettres, y critiquait notamment les « chronologistes modernes » qui prétendent rechercher, disait-il, « l’époque de l’origine de toutes les nations », considérant, quant à lui, qu’« on n’a jamais découvert nulle part des monuments de l’industrie humaine antérieurs au Déluge ». Dans l’édition de 1795, voir t. II, p. 448-451.
16 J.B. Claude, Isoard, Delisle de Sales, Histoire nouvelle de tous les peuples du monde, réduite aux seuls faits qui peuvent instruire et piquer la curiosité, ou Histoire des hommes, 41 vol., Paris, 1779-1785, t. 1, p. 90. L’Histoire des Atlantes occupe les trois premiers volumes.
17 J.S. Bailly, Lettres sur l’Atlantide de Platon et sur l’ancienne histoire de l’Asie, pour servir de suite aux Lettres sur l’origine des sciences adressées à M. de Voltaire, Londres, M. Elmesly, et Paris, Debures, 1779, p. 448.
18 Jesper Svenbro, « L’idéologie “gothisante” et l’Atlantica d’Olof Rudbeck. Le mythe platonicien de l’Atlantide au service de l’Empire suédois du xviie siècle », Quaderni di Storia, no 11, janvier-juin 1980.
19 Instauratio Magna est le titre d’un volume publié à Londres en 1620, et qui contient notamment le Novum Organum, ouvrage théorique de base du savant.
20 Thomas-Henri Martin, Dissertation sur l’Atlantide, dans Études sur le Timée de Platon, Paris, Vrin, 1981, p. 257.
21 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, trad. de l’italien par Chantal Roux de Bezieux avec le concours d’André Boucourechliev, Paris, Seuil, 1965, p. 35.
22 Danièle Chauvin, L’Œuvre de William Blake. Apocalypse et transfiguration, Grenoble, Ellug, 1992, p. 151.
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