Du savoir spécialisé au savoir vulgarisé
Réflexion autour de la naissance des guides de voyage « modernes »
p. 109-123
Texte intégral
Un genre à définir
1La recherche académique a souvent critiqué les guides de voyage. Que n’a-t-on dit, en effet, de leurs limitations, de leur normativité ou de leurs prescriptions1 ? Mais leur a-t-on vraiment demandé ce qu’ils pouvaient offrir ? Si l’on y a cherché un discours de création, tel celui des écrits littéraires ou scientifiques, ne s’est-on pas un peu fourvoyé ? Que peut-on, en effet, attendre d’un guide de voyage ? En travaillant sur un corpus de guides des XVIIIe et XIXe siècles traitant des espaces suisse et alpin, nous nous sommes rendu compte que ce genre situé aux marges de la littérature légitime n’avait pas encore fait l’objet d’une réelle tentative de définition.
2On se propose de considérer ces ouvrages comme des voies d’accès. Accès à un espace, à un savoir sur cet espace et à des possibilités d’émotions. Pour pouvoir jouer ce rôle, les guides de voyage doivent remplir un certain nombre de conditions, et notamment des conditions de repérage. Ce dernier est actif sur trois fronts, qui touchent aussi bien les fonctions du guide que sa forme matérielle : un guide doit prioritairement permettre de se repérer dans un espace inconnu, de ne pas se perdre, d’identifier facilement une route et une destination ; en tant qu’objet ensuite, il doit faciliter au maximum la circulation entre les différentes parties qui le composent, informations générales, descriptions des chemins et des sites, index, informations pratiques, etc. ; en tant qu’écrit, enfin, il doit permettre à l’œil du lecteur-voyageur de se repérer aisément au sein du texte lui-même, en marquant celui-ci de différentes manières (par des sauts de paragraphe, des manchettes en marge ou des variations typographiques). Car, si la lecture d’un guide peut se faire dans un fauteuil et se trouver alors assimilée à toute autre lecture continue, notamment celle d’un roman, elle n’a, la plupart du temps, pas été pensée ainsi. Le plus souvent, en effet2, les guides sont conçus pour pouvoir être lus sur place, face à un porche d’église ou à un paysage. Dans ces conditions, les yeux du lecteur-voyageur ne suivent pas un mouvement continu, mais sortent régulièrement du texte et du livre pour aller vérifier leur lecture sur le monde. Un va-et-vient régulier de l’œil s’installe ainsi entre l’écrit et son référent, que seul un bon marquage typographique peut autoriser, puisque le moment du retour au texte est tout à fait déterminant. Les trois repérages que l’on vient de décrire ont donc pour but premier de faciliter autant la mobilité du corps que celle de l’œil.
3Si les accès au monde et à un savoir sur celui-ci ne posent pas de problème théorique particulier, il est par contre probablement nécessaire de discuter le troisième des accès que nous avons définis, celui qui ouvre à des possibilités d’émotions, car c’est peut-être celui qui a suscité le plus d’incompréhension (s). Contrairement à un récit de voyage, un guide ne doit en effet pas proposer un voyage déjà fait et des émotions déjà ressenties, mais un voyage à faire et des émotions à ressentir. Si le récit de voyage est la narration d’une expérience terminée, unique et non exactement reproductible, le guide, pour sa part, doit proposer une expérience à actualiser, dans laquelle le lecteur-voyageur pourra se glisser et réaliser sa propre expérience3. Pour rendre cela possible, il doit se garder d’aller trop loin dans la description des sentiments qu’un lieu peut évoquer, mais doit se contenter de dire les possibles et les classer sur une échelle qui peut aller de « joli » à « beau » et « magnifique » (gradation la plus fréquente entre la fin du XVIIIe et la fin du XIXe siècle), ou, dans le Guide vert Michelin actuel, d’« intéressant » à « mérite un détour » pour culminer à « vaut le voyage ». Ces codes sont évidemment normatifs. Mais ils ne peuvent être prescriptifs que si leurs lecteurs acceptent de s’y conformer. On y verra surtout la traduction de l’importance esthétique qu’une époque particulière accorde à un site. Cette valeur évolue d’ailleurs clairement au fil des ans, et un haut lieu du voyage à une époque donnée peut en venir, quelque temps plus tard, à perdre presque toute son attractivité culturelle4. Le guide joue donc ici un simple rôle d’accès à un savoir et à une possibilité de perception, qui peut tenir du sentiment esthétique ou de l’expérience d’une matière ou d’un vertige. Mais il ne peut ni ne doit concrétiser cette dernière, car, ce faisant, il prendrait la place du voyageur, à qui il revient seul d’actualiser l’émotion que lui permet le fait d’être sur les lieux où s’est arrêté avant lui tel célèbre peintre, écrivain ou voyageur, où s’est déroulé tel drame littéraire. Le voyageur a ici un travail à réaliser qui, s’il n’est pas fait, le laissera insensible devant la beauté du monde. Stendhal avait d’ailleurs parfaitement compris l’importance de ce non-engagement perceptif auquel les guides de voyage doivent se contraindre :
Un journal de voyage doit être plein de sensations, un itinéraire [c’est-à-dire un guide] en être vide. Il doit dire : à Saint-Pierre in Montorio, voir l’Assomption du Guide, peinte en 1553, payée 38 écus au peintre, qui avait alors trente-sept ans.
Le mélange de la sensation avec l’indication est détestable et diminue infiniment le plaisir du voyageur qui se trouve en présence de ce qu’un autre homme a senti, au lieu d’être livré à son propre sentiment.5
4Contrairement à une œuvre littéraire qui peut être complètement déconnectée du « réel », les guides de voyage ne sont pas hors du monde, mais directement en prise avec lui ; parlant du monde, ils proposent aussi des actions à poser sur et dans le monde.
Quand guides et récits divergent
5Les voyageurs du Grand Tour ont généralement pris la route avec pour guide le récit d’un déplacement effectué avant eux par un pair, récit neutralisé de ses éléments les plus intimes. Tenant à la fois du guide et du journal de voyage, Gilles Bertrand les a nommés des « récits-guides6 ». De cette forme mixte dérivent deux genres distincts dans le dernier quart du XVIIIe siècle, récits et guides de voyage affirmant chacun une forme propre au fur et à mesure de la séparation. On peut faire l’hypothèse que, libérés de l’exigence d’exhaustivité et d’objectivité, les récits de voyage ont alors pu devenir de plus en plus libres et subjectifs7, tandis que les guides commençaient à prendre progressivement en charge un savoir plus neutre. Entre 1770 et 1830-1840 environ, de nombreuses tentatives, copies, plagiats amènent peu à peu les guides à leur forme « moderne ». Cette transformation se fait parallèlement et en accompagnement des multiples évolutions aussi bien sociales que techniques, politiques et esthétiques qui constituent le berceau du tourisme naissant.
6Le voyage connaît en effet alors des changements importants qui ont influencé la forme des guides : la durée se contracte, la vitesse augmente peu à peu, le coût devient une donnée importante, les cheminements se diversifient, les destinations se modifient et le public s’élargit. Pour le genre étudié, cette évolution implique essentiellement deux aspects : d’abord la prise en compte progressive de l’importance du temps et de l’argent, ensuite et surtout une attention constante portée à tout ce qui peut favoriser la liberté des voyageurs. Cette liberté influence aussi bien la variété des routes que la diversité du lectorat des guides, et la grande majorité des informations pratiques que l’on voit pénétrer de plus en plus fréquemment cette littérature à partir du début du XIXe siècle. Si les guides des voyageurs du Grand Tour étaient peu diserts quant aux routes à suivre, c’est surtout parce que les conditions pratiques des voyages ne le demandaient pas. Tant que l’on se déplaçait en accordant plus d’importance à l’étape et au but qu’au trajet, tant qu’un cocher et un avant-courrier connaissant la contrée prenaient en charge les parcours entre deux sites à voir, nul besoin, en effet, d’informations précises sur les routes et les directions. Mais à partir du moment où les voyageurs ont commencé à s’affranchir de ces modes, le voyage a cessé d’être un trajet linéaire pour devenir une suite de carrefours aussi bien géographiques qu’épistémiques. Prendre à droite plutôt qu’à gauche impliquait non seulement une orientation dans un espace, mais aussi une orientation dans l’ensemble des connaissances possibles.
7De proposition en reprise, d’essai en amélioration, une forme finit par s’imposer dans les années 1830-1840, que l’on retrouve dans les trois grands guides nationaux du XIXe siècle : les Murray anglais, les Baedeker allemands et les Joanne français. Plus que dans les informations transmises qui, comme pour tous les écrits didactiques, tiennent moins de la création que de la répétition8, c’est dans cette forme – englobant selon nous les aspects aussi bien matériels que textuels de ces réalisations – que réside toute la nouveauté du genre qui se dessine alors. L’intérêt de ces textes, fruits d’une sorte de réalisation collective non concertée, se trouve donc davantage dans la manière dont ils construisent, organisent et présentent leur discours que dans les connaissances qu’ils diffusent9.
Le dilemme des « passeurs culturels10 »
8En raison de son importante fonction épistémique, la littérature de voyage a probablement toujours joué un rôle de « passeur culturel ». Avec un effet de miroir, car ce sont des représentations, récits de voyage et guides remplissent le même rôle que le voyage qui, pour reprendre une formulation de Claude Reichler, « donne au voyageur l’occasion d’observer un différentiel entre ici et là-bas, entre les connaissances qu’il emmène et celles qu’il rapporte11 ». Par l’intermédiaire d’un voyageur-témoin qui a longtemps été présent dans son texte – et qui ne s’effacera progressivement que dans la seconde moitié du XIXe siècle –, les guides transmettent un réseau dense d’informations, d’abord surtout épistémiques et esthétiques, puis de plus en plus pratiques. Leur fonction de médiateurs entre une connaissance et un public, de ponts ou de traits d’union, trouve son ancrage dans l’intention même de leur auteur.
9Une réflexion sur la manière la plus adaptée pour les guides de voyage de transmettre des connaissances a probablement toujours existé. Elle a toutefois pris une acuité particulière à partir du moment où ces ouvrages ont commencé à être pensés comme des réalisations plus brèves. Depuis le tournant des années 1770-1780 où les guides ont commencé à abandonner toute prétention à l’encyclopédisme12, la transformation du contenu est donc allée de pair avec une modification de leur forme, leurs auteurs en venant progressivement, on l’a vu, à une construction particulière.
10La redéfinition interne, tant de contenu que de forme, qu’opèrent les guides de voyage à la fin du XVIIIe siècle fait aussi largement prendre conscience qu’il faut rendre ces livres de plus en plus maniables. Une tension s’installe alors dans la double nécessité imposée aux guides : être à la fois le plus pratique et le plus complet possible. À partir de ce moment, ils sont condamnés à une voie fort étroite, qui tient de la ligne de crête entre l’encyclopédisme et l’utilité, sans perdre non plus de vue la satisfaction des lecteurs. Perpétuer la tradition littéraire du Grand Tour n’était dès lors plus envisageable. Pour que le gain de l’aspect pratique se concrétise, il fallait accepter de ne plus pouvoir tout dire.
Le (difficile) deuil de l’encyclopédisme
11Le Voyage d’un François en Italie, fait dans les années 1765 et 1766 que Lalande publie en 1769 occupait huit volumes. Il proposait à un public globalement homogène un seul grand voyage au déroulement linéaire. C’était l’œuvre d’un pair à ses pairs, même si le premier avait mené pour la rédiger de longues recherches. Pour reprendre les mots de Gilles Bertrand :
[Cet ouvrage portait] à son comble l’esprit d’enquête des encyclopédistes et le souci de rassembler les connaissances dans le plus grand nombre de domaines possible. Il[…] prolongeai[…]t en la modernisant l’entreprise de Misson, le huguenot, et celle des guides catholiques de Deseine et Rogissart.13
12Pour les voyageurs cependant, l’inconvénient principal de ce type d’ouvrages était leur manque de maniabilité : le nombre élevé des volumes et leur poids. La curiosité se heurte ici à la matière, celle de son support comme celle de l’inconfort d’une lecture secouée par les cahots d’une route.
13Un retournement qui n’a, semble-t-il, pas été théorisé à ce moment-là, mais que l’on ne peut que constater, a alors lieu. Comme Gilles Bertrand l’a déjà relevé, on voit paraître à partir des années 1770 des guides de plus petit format qui ne cherchent plus une « totalisation des savoirs14 ». Résolument tournés vers le pratique (à moins que ce ne soit vers une pratique), les concepteurs de ces nouveaux guides acceptent de sélectionner, de trier et d’élaguer. On peut penser ici, entre autres, aux réalisations de Thomas Martyn (1735-1825), qui donne à son Guide du voyageur en Suisse15 le format d’un livre de poche de 185 pages, ou de henri heidegger, qui organise son Manuel de l’étranger qui voyage en Suisse16 en deux volumes (un itinéraire et un guide alphabétique) d’un peu moins de 200 pages chacun. Comme aucun des deux n’explique les raisons de ce choix, penchons-nous sur le Guide des voyageurs en Europe de heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828), qui réfléchit à la question dans un avant-propos à la première édition de son guide, en 1793 :
Le but que le rédacteur s’est proposé en publiant cet ouvrage, a été d’offrir aux voyageurs une collection exacte et soignée de renseignemens et d’observations, qui leur éviteroit l’achat de beaucoup de volumes, dont ils trouveroient l’essentiel ici. Il a étendu ses recherches à toutes sortes d’objets, mais il n’a pas entrepris de les épuiser, ni de satisfaire en entier les curieux de tous les genres. On comprend assez qu’alors il faudroit une bibliothèque entière, et cet ouvrage devant être portatif, auroit été inutile à la majeure partie des voyageurs. D’ailleurs il y a suppléé, en indiquant à la suite de chaque pays et de chaque ville principale, les descriptions les plus récentes, afin de mettre ses lecteurs à portée de recourir aux sources, où chacun peut trouver des connoissances ultérieures.17
14On le constate, la justification principale est bien celle de la maniabilité et de l’aspect pratique. Reichard propose à son public une sélection assumée, mais, pour combler ce qu’il sait manquer, il invite à d’autres lectures dans une notice bibliographique générale. Partagée entre les textes qu’elle recommande aux voyageurs français et ceux qu’elle réserve aux Allemands, cette notice propose une petite quinzaine d’ouvrages visiblement choisis pour leur parution récente, leur exactitude et leur complétude. La superficialité est en revanche clairement dénoncée. Français et Allemands se voient recommander deux récits de voyage (celui de M. Robert et celui de Coxe traduit par Ramond pour les premiers ; ceux de Meiners et de Coxe pour les seconds), deux livres d’histoire, qui sont « des lectures préliminaires, dont on ne peut se dispenser », et « deux ouvrages qui ne sont pas volumineux et qu’on ne peut guère se dispenser d’avoir avec soi en voyageant en Suisse » : un anonyme Manuel pour les voyageurs en Suisse de 1792 et l’Almanach helvétique18. Si le guide a fait ses choix, l’auteur semble au contraire avoir subitement quelque peine à rester dans les limites qu’il s’est lui-même fixées.
15Le cas des guides du médecin suisse d’origine allemande Johann Gottfried Ebel (1764-1830) dénote le même dilemme, entre d’une part la nécessité de proposer un format ni trop encombrant ni trop lourd, et d’autre part le difficile deuil de l’encyclopédisme. Son premier guide de la Suisse, qui paraît en français en 179519, se présente effectivement sous un aspect à la fois pratique et maniable, puisqu’il est composé de deux petits volumes – de plus de 300 pages chacun quand même – que l’on peut mettre dans une poche. Le premier, qui décrit la Suisse en général, donne quantité de conseils pratiques relatifs au voyage et fait la liste de nombreux itinéraires, tient d’ailleurs davantage de la lecture préliminaire et du livre que l’on peut laisser à l’auberge que du guide à avoir constamment en main. Le second tome peut être emporté seul en course, puisqu’il recense tous les lieux par ordre alphabétique. D’après divers commentaires placés en différents endroits de son guide, Ebel a moins conçu cette première édition comme un ouvrage de référence que comme une aide à un cheminement qui doit permettre aux voyageurs de profiter avant tout des beautés de la nature en Suisse :
On devroit croire que l’énorme quantité de journaux de voyages, qui ont paru relativement à cette contrée si remarquable, devroient amplement [fournir une instruction complète pour parcourir la Suisse]. Mais on se tromperoit à cet égard, puisqu’il n’en existe pas un seul qui embrasse toute la Suisse dans sa totalité, qui vous guide dans tous les endroits qui méritent d’être vus ; qui puisse, en un mot, mettre un étranger à même de dresser un plan de voyage raisonnable, selon ses vues, ses désirs & tems qu’il veut & peut y destiner, & dont il soit en état de tirer les avis & les instructions, dont il a besoin dans une infinité de cas, instruction que souvent même il chercheroit vainement chez un grand nombre de natifs du pays. Je me suis pleinement convaincu en bien des manières, & cela par ma propre expérience, de ce que j’avance ici, & je sais en conséquence qu’un amateur qui voyage en Suisse n’éprouve que trop fréquemment, aux dépens de son utilité et de sa satisfaction, la privation d’une direction exacte et complète.20
16Ebel met ici clairement l’accent sur un double apport. On ne reviendra pas sur le premier, qui cherche à répondre à toutes les questions pratiques. Quant au second, de façon surprenante, il est non pas épistémique, mais esthétique. Ebel met en effet moins en avant un apport de connaissances historiques, géologiques ou autres sur des lieux, que la possibilité d’accéder à des émotions esthétiques, et notamment à celles que de nombreux voyageurs ont choisi de venir expérimenter dans les Alpes à la fin du XVIIIe siècle21. Ce premier guide d’Ebel serait ainsi représentatif d’une fin de XVIIIe siècle plus sensible qu’encyclopédique. L’encyclopédisme n’est toutefois jamais très loin d’Ebel et, bien qu’il s’en défende22, il perce de maintes manières, notamment au fil des soixante pages qu’il consacre dans cette première édition à une bibliographie commentée qui mêle relations de voyage et livres sur l’histoire, la constitution politique du pays, la géographie et l’histoire naturelle. Ce choix visiblement conscient d’un guide à fonction essentiellement esthético-pratique ne semble cependant pas le satisfaire très longtemps, car il va considérablement retravailler ce texte pour faire paraître une deuxième édition de son guide en 1805.
17Étrangement, cette deuxième édition – dont le nom, Manuel du voyageur en Suisse, souligne pourtant une intention résolument pratique23 – semble aller à rebours du mouvement général qui voit le glissement progressif d’un niveau spécialisé de connaissances et de langue à un savoir et une énonciation simplifiés. Par une suite d’ajouts qui concernent surtout la botanique, la minéralogie et la géologie, Ebel double en effet le volume de son guide, qui atteint alors un respectable format en quatre tomes. Si le texte consacré aux généralités sur le pays et aux moyens de s’y déplacer n’a pas beaucoup changé, les transformations remodèlent en revanche complètement le dictionnaire topographique, qui passe d’un à trois volumes. Ebel s’explique dans la préface de la troisième édition de son guide : même si les voyageurs ne venant chercher dans les Alpes que les beautés naturelles sont les plus nombreux,
Cependant il y a beaucoup de jeunes gens qui cherchent principalement à s’instruire, et à acquérir des connaissances réelles ; parmi ceux-là même dont le voyage n’est autre chose qu’un tribut offert à la nature […], il en est aussi plusieurs qui ne demandent pas mieux que de recevoir quelque instruction, pourvu qu’on leur facilite les moyens de s’en procurer. C’est pourquoi l’auteur en retouchant sa seconde partie a cru devoir agrandir son plan, et y faire entrer tous les objets remarquables que le voyageur peut trouver à sa portée dans les Alpes.24
18La constatation semble contradictoire : c’est précisément parce qu’il est animé d’une forte volonté didactique que son guide perd en maniabilité. Car, alors que la première édition regroupait en un volume toutes les notices relatives aux lieux, les deuxième et troisième éditions les dispersent en trois livres, rendant nécessaire d’emporter trois tomes pour faire un trajet aisément réalisable en une journée : se rendre de Lausanne à Aigle en passant par Villeneuve, par exemple. Mais visiblement, la tentation de l’encyclopédisme et même de la recherche sont trop fortes :
Sous le rapport de la minéralogie et de la géologie, on est encore bien loin d’avoir étudié suffisamment la Suisse, et c’est-là un vaste champ dans lequel il reste beaucoup à faire. […] Rien ne sauroit contribuer plus essentiellement à reculer les bornes des sciences que cette exposition pure et simple des faits qu’on peut regarder comme l’unique base de la philosophie naturelle. C’est dans cette conviction que je me suis scrupuleusement attaché à restreindre mes notices géologiques à la simple énonciation des faits, tels qu’ils se présentent à l’observateur, et à bannir tout ce qui tient aux systèmes et aux opinions. Que chacun voie, examine, confirme ou corrige par soi-même. Telle est l’unique marche qui puisse avancer les progrès des sciences naturelles.25
19Après s’être essentiellement positionné comme un diffuseur de connaissances généralistes – un passeur –, Ebel a visiblement de la peine à rester dans ce rôle. L’envie de réaliser une encyclopédie, mais certainement aussi le rôle attribué à l’élite intellectuelle et culturelle de son temps, voire l’attirante position du scientifique co-créateur d’un savoir, le poussent en effet à vouloir dire plus et peut-être mieux. Ce faisant pourtant, il quitte la ligne de crête entre encyclopédisme et aspects plus pratiques que l’œuvre complexe qu’est un guide doit suivre, et bascule du côté de la science. La perte de maniabilité de son guide ne semble pourtant pas avoir trop retenu son public : les ouvrages d’Ebel ont été des bibles du voyage en Suisse jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Le deuil assumé des guides « modernes »
20Comme cela a déjà été dit, les guides de voyage sont nécessairement beaucoup plus en prise avec le monde que les œuvres littéraires. En prise avec la géographie du monde, certes, mais aussi avec des besoins sociaux. Contrairement à la littérature de création, qui peut être autoréférentielle et surprendre son public, les guides sont, sous cet angle, beaucoup moins autonomes ; leur but est en effet, le plus souvent, de répondre à une demande, non de la précéder. Les étudier dans cette époque de transition que constituent la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle pour le voyage permet de suivre assez précisément les transformations de celui-ci et le contexte dans lequel se réalise le passage au tourisme. Daniel Nordman formule ainsi la tâche que se sont donnée les guides modernes : « c’est probablement par là que le voyageur devient touriste, […] en acceptant cette économie multiple de l’argent, du temps, des moyens et du savoir26 ». La limitation du savoir, qui se traduit matériellement par la réduction de l’épaisseur des guides – et de leur apport épistémique –, fait donc bien partie de ce nouveau rôle. Affirmer l’intention d’utilité qui a présidé à la réalisation d’un guide ainsi que la prise en compte de l’aspect pratique qui demande qu’un ouvrage ne soit ni trop lourd ni trop gros, devient nécessaire au moment où se fixe la forme moderne de ces écrits. C’est bien ce que John Murray affirme dans la préface de son premier guide de la Suisse en 1838 :
L’excellent travail d’Ebel […] est, cependant, volumineux, s’étendant à quatre tomes : son organisation et son ampleur le font mieux correspondre à une bibliothèque qu’à une poche, et même à une malle de voyage.27
21Le corrélat qui implique une sélection très forte des connaissances transmises est, par contre, rarement évoqué, sauf pour dire que l’essentiel est préservé. Cette tactique rhétorique est utilisée par Karl Baedeker dans la préface de son premier guide de la Suisse, en 1844, à côté de celle qui assure que le guide, ce passeur culturel, facilite le déplacement dans l’enchevêtrement des savoirs amoncelés :
L’utilité pratique a été le souci premier de l’éditeur. Il sait d’expérience comment les livres les meilleurs et les plus approfondis deviennent complètement inutiles au voyageur, quand celui-ci doit chercher ce qui lui est nécessaire au sein d’une grande quantité d’informations. Il existe des livres de cette sorte, qui peuvent être d’une grande valeur pour le géographe ou le statisticien, dans lesquels pourtant un voyageur, à force qu’on lui détaille chaque arbre, perd de vue la forêt. Cette accumulation confuse d’informations a été évitée dans le présent livre, sans qu’un voyageur qui ne suit pas un but particulier soit privé de quoi que ce soit d’essentiel.28
22En 1852 sort la première édition en français de ce même guide. Selon son traducteur, professeur à l’université de Bâle, « les éditions qui se succèdent d’année en année prouvent qu’il a trouvé le secret de ce milieu dans lequel un manuel doit rester, pour n’être ni un livre superficiel, ni une œuvre de science29 ». En se fixant, la forme moderne des guides de voyage affirme ainsi de plus en plus clairement la renonciation à l’encyclopédisme et la conscience qu’une œuvre de vulgarisation est une réalisation-frontière, qui ne relève ni de la science, ni de l’horaire des chemins de fer, mais bien d’un statut d’œuvre de crête. Adolphe Joanne, père des guides qui deviendront les Guides bleus à partir de 191930, ne dit pas autre chose dans la préface de son premier guide de la Suisse, en 1841 :
Cet ouvrage […] n’est pas un ouvrage scientifique. Des renseignements aussi exacts et aussi complets que possible sur toutes les routes, les distances, les moyens de transport, les auberges, la population, les curiosités que renferme chaque pays ; l’histoire abrégée […], voilà tout ce qu’on y trouvera. Pour y faire entrer la science proprement dite, en d’autres termes, la géologie, la minéralogie et la botanique, il eût fallu, comme Ebel, dépasser les bornes et surtout le poids obligé d’un ouvrage de ce genre, qui, avant tout, doit être portatif. D’ailleurs, de semblables indications, presque inutiles à la majeure partie des voyageurs, ne seraient jamais suffisamment développées pour ceux qu’elles pourraient intéresser.31
23Aux environs des années 1840 se clôt donc une période de plusieurs dizaines d’années durant laquelle la recherche d’une forme propre aux guides de voyage se double d’une réflexion sur leur sens et leurs buts. Si leur fonction de passeurs culturels n’a jamais été remise en cause, ce sont les modalités de cette transmission, que dire et comment, qui ont fait l’objet des interrogations les plus nombreuses. Dans ce mouvement, Ebel a constitué pour nous, mais aussi pour Murray, Baedeker et Joanne, à la fois l’une des avancées les plus importantes et l’un des retours en arrière les plus marqués. Pour réaliser ce compromis entre apport de connaissances et contraintes formelles que sont les guides de voyage, leurs auteurs-concepteurs ont dû engager et confronter des domaines généralement bien distincts. Le monde et les limitations du réel offrent en effet rarement suffisamment de liberté au déploiement du savoir et à l’infini de la curiosité. Les conjoindre, transformer les restrictions pratiques en possibilités d’accès à des connaissances, a précisément été le travail de ce temps de création. Mais pour assurer le gain du réalisable, il a fallu rencontrer et dépasser la tentation de la totalisation.
Notes de bas de page
1 Voir, entre autres : Roland Barthes, « Le Guide bleu », dans Mythologies, Paris, Seuil, t. 1, 1993 (1re édition 1957), p. 637-639 ; Jules Gritti, « Les contenus culturels du Guide bleu : monuments et sites à voir », Communications, n° 10, 1967, p. 51-54 ; Bernard Lerivray, Guides bleus, Guides verts et lunettes roses, Paris, éditions du Cerf, 1975 ; Daniel Nordman, « Les Guides Joanne. Ancêtres des Guides bleus », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, vol. 2, La Nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 1035-1071 ; André Rauch, « Les vacances et la nature revisitée », dans Alain Corbin (dir,) L’Avènement des loisirs (1850-1960), Paris, Aubier, 1995, p. 83-117.
2 Et en tout cas depuis le début du XIXe siècle.
3 Voir Claude Reichler, « Instructions pour les régions du mythe et le choix des hôtels », dans Claude Reichler et Roland Ruffieux, Le Voyage en Suisse. Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 637-639.
4 On peut penser, entre autres, au village de Clarens, près du château de Chillon, que La Nouvelle Héloïse de Rousseau a codé comme un espace essentiel du voyage culturel à la fin du XVIIIe siècle et que le Guide Joanne de 1908 réduit à une simple excursion dans une tradition mythique, à faire depuis Montreux : « Le château, qui domine Clarens, a été construit en 1864, là où la tradition a cru reconnaître les “Bosquets de Julie”. » (Adolphe Joanne, La Suisse, Paris, hachette, 1908 [sans numéro d’édition], p. 65.)
5 Stendhal, Journal, dans Œuvres intimes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1981, p. 878. Selon la note relative à cet extrait, Stendhal a probablement pris un exemple imaginaire.
6 Gilles Bertrand, « L’expérience géographique de l’Italie dans les guides de voyage du dernier tiers du XVIIIe siècle », dans Gilles Chabaud et al. (dir.), Les Guides imprimés du XVIe au XXe siècle. Villes, paysages, voyages, actes du colloque du 3 au 5 décembre 1998, Paris, Belin, 2000, p. 377-389.
7 Voir, par exemple, le Sentimental Journey de Lawrence Sterne (1768).
8 Voir la réflexion menée par Alain Rey sur l’encyclopédisme, dans Alain Rey, Miroirs du monde. Une histoire de l’encyclopédisme, Paris, Fayard, 2007, spécialement p. 23-35.
9 Voir notre recherche de doctorat : Ariane Devanthéry, Itinéraires. Les guides de voyage en Suisse de la fin du XVIIIe siècle à 1914. Contribution à une histoire culturelle du tourisme, université de Lausanne, 2008.
10 On trouve cette formule chez Marcel Roncayolo, « Introduction », dans Gilles Chabaud et al. (dir.), Les Guides imprimés du XVIe au XXe siècle. op. cit., p. 122-128.
11 Claude Reichler, « Pourquoi les pigeons voyagent. Remarques sur les fonctions du récit de voyage », Versants, n° 50, 2005, p. 11-36, ici p. 26. (Souligné dans le texte.)
12 Nous utilisons ce terme dans son acception la plus large, au sens de « totalisation des savoirs ».
13 Gilles Bertrand, « L’expérience géographique de l’Italie », art. cité, p. 378. Lalande a par ailleurs collaboré à « l’œuvre la plus notoire issue de l’Encyclopédie » (Alain Rey, Miroirs du monde, op. cit., p. 190) : l’Encyclopédie méthodique (1788-1832) initiée par Panckoucke.
14 Gilles Bertrand, « L’expérience géographique de l’Italie », art. cité, p. 378.
15 Thomas Martyn, Guide du voyageur en Suisse, Lausanne/Paris, Jean Mourer et Guillaume Debure l’aîné, 1788 (1re édition).
16 Henri heidegger, Manuel pour les voyages par la Suisse, zurich, Orell, Gessner, Fussli et Cie, 1787 (1re édition) et Manuel de l’étranger qui voyage en Suisse, zurich, Orell, Gessner, Fussli et Cie, 1790 (1re édition).
17 Heinrich August Ottokar Reichard, « Avant-propos du rédacteur », dans Guide des voyageurs en Europe, Weimar, Bureau de l’Industrie, 1793 (1re édition), 2 vol., t. 1, pages non numérotées.
18 Heinrich August Ottokar Reichard, La Suisse, dans Guide des voyageurs en Europe, op. cit., 1793, t. 1, p. 454-456.
19 Johann Gottfried Ebel, Instructions pour un voyageur qui se propose de parcourir la Suisse de la manière la plus utile et la plus propre à lui procurer toutes les jouissances dont cette contrée abonde, Bâle, J. J. Tourneisen, 1795 (1re édition), 2 vol.
20 Ibid., t. 1, p. 3-4.
21 Essentiellement les esthétiques du pittoresque et du sublime.
22 « Le Voyageur ne trouvera rien dans cet ouvrage qui ait trait à l’histoire, l’état civil, politique et économique des diverses parties de la Suisse ; il existe tant de livres sur ces différents objets, qu’il lui sera facile d’y puiser tout ce qu’il lui importe de savoir à cet égard. » (Johann Gottfried Ebel, Instructions pour un voyageur qui se propose de parcourir la Suisse…, op. cit., t. 1, p. vii.)
23 Johann Gottfried Ebel, Manuel du voyageur en Suisse, ouvrage où l’on trouve les directions nécessaires pour recueillir tout le fruit et toutes les jouissances que peut se promettre un étranger qui parcourt ce pays-là, zurich, Orell, Fussli et Cie, 1805 (2e édition), 4 vol.
24 Johann Gottfried Ebel, Manuel du voyageur en Suisse…, op. cit., 1810-1811 (3e édition), 4 vol., t. 1, p. vi-vii.
25 Ibid., p. vii-viii. (Souligné dans le texte.)
26 Daniel Nordman, « Les Guides Joanne. Ancêtres des Guides bleus », op. cit., p. 1045-1046. (Souligné dans le texte.)
27 « The excellent work of Ebel […] is, however, voluminous, extending to four volumes : its arrangement and bulk fit it more for the library than the pocket, or even the travelling-carriage. » (John Murray, Hand-book for travellers in Switzerland and the Alps of Savoy and Piedmont, including the protestant valleys of the Waldenses, Londres, Murray & son, 1838 [1re édition], p. i.)
28 « Practische Brauchbarkeit war des Verfassers ertes Bestreben. Er weiss aus Erfahrung, wie die besten und gründlichsten Bücher dem Reisenden völlig nutzlos werden, wenn dieser sich selbst, aus einer Masse von Angaben das ihm Dienliche erst heraus suchen soll. Es gibt Bücher dieser Art, die für den Geographen und Statistiker vom grossen Werthe sein mögen, in welchen aber ein Reisender vor lauter Baümen den Wald nicht zu erkennen vermag. Diese verwirrende Anhäufung von Material ist in dem vorliengenden Buche vermieden worden, ohne dass ein Reisender, der nicht besondere Zwecke verfolgt, irgend etwas Wesentliches vermissen wird. », Karl Baedeker, Die Schweiz. Handbüchlein für Reisende, nach eingener Anschauung und den besten Hülfsquellen bearbeitet, Coblence, K. Baedeker, 1844 (1re édition), p. iv.
29 C. F. Girard, dans Karl Baedeker, La Suisse. Manuel du voyageur élaboré sur les lieux mêmes et d’après les meilleures sources, Coblence, K. Baedeker, 1852 (1re édition), p. iii.
30 Voir hélène Morlier, Les Guides Joanne. Genèse des Guides bleus. Itinéraire bibliographique, historique et descriptif de la collection des guides de voyage (1840-1920), Paris, Les Sentiers débattus, 2007.
31 Adolphe Joanne, Itinéraire descriptif et historique de la Suisse, du Jura français, de Baden-Baden et de la Forêt-Noire, de la Chartreuse de Grenoble et des eaux d’Aix, du Mont-Blanc, de la vallée de Chamouni, du Grand-Saint-Bernard et du Mont-Rose, Paris, Paulin, 1841 (1re édition), p. xi-xii.
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