Bernardin de Saint-Pierre
Paysages de l’ingénieur, paysages du philosophe
p. 55-75
Texte intégral
1L’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre a souvent été retenue par les historiens de la littérature pour ses descriptions sans que paraisse avoir été véritablement posé l’enjeu du genre descriptif dans cette œuvre. Or, l’examen de cet enjeu pourrait aboutir à une reconsidération de la place de Bernardin de Saint-Pierre dans l’histoire des représentations, à son rôle de passeur. Pour cela, nous analyserons, depuis la formation culturelle de l’écrivain, un motif récurrent dans toute son œuvre : le paysage. Deux axes structureront cette étude : le paysage de l’ingénieur, le paysage du philosophe.
2Cette approche soulève une toute première question : que faut-il entendre par paysage ? La tradition lexicologique a pour coutume de présenter le paysage comme « l’aspect d’un païs ; le territoire qui s’étend jusqu’où la vue peut se porter ». Cette définition de Furetière est celle que l’on retrouve dans le dictionnaire de l’Académie et dans celui de Trévoux. Le chevalier de Jaucourt, dans l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, lui antépose une valeur artistique, « genre de peinture ». La notion de paysage rassemble ainsi le concept d’« étendue naturelle », celui d’« ensemble visuel » et, de manière implicite, à travers la définition de Jaucourt, ceux d’« analyse » et de « synthèse ». Le travail du peintre paysagiste est en effet de délimiter un ensemble, d’en dégager les composantes, d’en proposer une synthèse selon les principes d’expression de son art, c’est-à-dire selon les lois de la composition qui déterminent l’harmonie dans un tableau. Sans qu’il y paraisse, la définition de Jaucourt est un chemin ramenant à la tradition métaphysique, à la question du beau. Défini d’un point de vue esthétique, le paysage ouvre sur une mémoire, celle des artistes de la Renaissance, héritiers de la pensée de Platon et des néoplatoniciens. Les peintres, les sculpteurs, les architectes, les jardiniers du XVIIIe siècle furent engagés dans des questionnements liés à cet héritage : le beau est-il de nature sensorielle ou intellectuelle ? Quel est le rôle de l’art : témoigner d’un ordre ou inventorier ce qui tombe sous le regard ? L’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre recèle les deux perspectives, celle de l’ingénieur géographe enregistrant les aspects de diverses étendues territoriales, celle du poète métaphysicien confessant la beauté de l’univers. Cette double orientation a été l’aboutissement d’une culture où la littérature, la philosophie, les mathématiques appliquées étaient étroitement associées.
3De fait, Bernardin de Saint-Pierre a été formé par les jésuites du collège de Caen puis de Rouen. Un faisceau d’informations données par ses premiers biographes conduit à situer l’arrivée de l’adolescent au collège Bourbon, à Rouen, en 1754. Il avait alors dix-sept ans et intégrait la classe d’humanités. À dix-huit ans, il était en rhétorique. à dix-neuf ans, il abordait le cycle de philosophie dont il fit les deux premières années. Or, la connaissance du climat intellectuel d’un collège jésuite au XVIIIe siècle est essentielle pour comprendre le système de pensée exposé par Bernardin de Saint-Pierre et, de là, saisir plus précisément sa philosophie du paysage.
4Bien que les principes de la Compagnie de Jésus soient ceux d’une éducation humaniste portant à libérer les puissances de l’esprit par une pratique méthodique des différentes disciplines, l’Ordre est avant tout au service d’une vision de l’univers dont le postulat est la foi dans une cause première, force créatrice et harmonisatrice d’un monde dont l’homme est la fin. Dès lors, c’est cette vision que l’Ordre doit transmettre. Pour cela, il y a deux voies : l’étude de la parole révélée – la Bible – et l’apprentissage du raisonnement. Ce sont des moyens qui se complètent. Mais, tandis que le premier suppose un sentiment ontologique de l’existence – l’adhésion affective à une réalité spirituelle animant les apparences –, le second est du domaine de l’intelligence discursive. Il relève de la logique. Le raisonnement qui, pour un élève des Jésuites, permet de penser le paysage, a pour appui une logique comparative, l’analogie.
5Le raisonnement analogique est un raisonnement matriciel. Il implique le jugement d’un sujet cherchant, par voie de comparaison, à mettre en série des objets depuis un lieu commun. Il témoigne du passage du sentiment, ou de la sensation, de la coexistence au monde à l’analyse de cette coexistence. Il expose la construction de l’espace humain depuis des règles de comparaison : critères visuels de ressemblance ; concepts métaphysiques d’essence, d’existence, de participation ; concepts mathématiques de grandeur, d’unité, de nombre. Le raisonnement analogique, parce qu’il engage aussi bien la puissance émotionnelle de l’individu que sa capacité à organiser, d’une part la réalité physique, à engendrer, d’autre part une réalité métaphysique, exprime l’être de l’espèce dans sa totalité. Il représente l’accomplissement de l’humain. Il en supporte le travail. Aussi répond-il à toute philosophie centrée sur l’idée d’une plénitude humaine s’articulant à l’univers, à tout système de pensée bâti sur la notion de sagesse.
6L’un des commentateurs de la philosophie antique et médiévale, Jean Borella1, donne, parmi les maîtres du raisonnement analogique, les pythagoriciens, qui l’ont abordé depuis les mathématiques, Platon et Aristote, dont les approches furent essentiellement métaphysiques, et Thomas d’Aquin, pour qui la méthode analogique est le fondement d’une ontologie de la participation. Dans cette chaîne historique, l’auteur souligne l’importance du Traité des noms divins de Denys l’Aréopagite auquel l’œuvre de Thomas d’Aquin fait de nombreux renvois. L’enseignement des Jésuites, qui a pour assise intellectuelle la Somme contre les Gentils2, représente cette filiation. Au sein des collèges, la transmission de cet héritage était menée depuis les leçons de doctrine chrétienne, les belles-lettres, la philosophie et les mathématiques, la seconde année de philosophie incluant une initiation à l’arithmétique, à la géométrie euclidienne, à l’algèbre. Au travers de ces disciplines, se construisait progressivement la vision chrétienne de l’univers, celle d’un ensemble dont la forme, selon l’expression de Thomas d’Aquin, consiste « en la distinction et l’ordre de ses parties3 ». Tandis que la doctrine chrétienne exposée dans le Catéchisme de Trente constituait le cadre spirituel des études, les élèves étaient préparés au concept métaphysique de participation développé par Thomas d’Aquin :
Par la simplicité de son seul être, Dieu possède tous les modes d’une perfection à laquelle les autres réalités ne parviennent que par une diversité de moyens, ou plutôt dont elle n’approchent que très faiblement.4
7Cette conception de l’univers, dont Borella note l’origine platonicienne et plus précisément denysienne5, exprime toute l’ontologie thomiste. C’est l’idée d’un rayonnement de l’essence divine dans toutes les parties de la Création selon une « similitude déficiente6 ». L’enseignement des Jésuites, dans sa visée doctrinale la plus élevée, a pour objet de faire comprendre cette « similitude déficiente » entre le Créateur et sa Création. Pour cela, les élèves parcouraient un chemin où les situations d’analyse descriptive avaient un rôle majeur. Elles étaient le moyen de familiariser très tôt les élèves avec la notion d’ensemble et de parties harmonieusement intégrées. Les premières rencontres avec l’art de la description se faisaient au travers des auteurs latins durant les classes de grammaire. Elles se poursuivaient avec les exercices d’imitation pendant la classe d’humanités. Les collégiens travaillaient les procédés des maîtres. Ils étaient portés dans leur effort par les écrits des missionnaires de l’Ordre qui, avec une exactitude persuasive, présentaient à la Compagnie leurs voyages.
8Avec la classe de rhétorique s’amorçait un mouvement vers l’abstraction. Les élèves, sans quitter l’effort d’analogie par quoi la matière de nos perceptions se fixe dans la mémoire culturelle, abordaient les lois qui organisent les apparences. Ces lois, selon l’héritage pythagoricien, sont mathématiques. Elles ont pour base l’unité, la grandeur et ce qui résulte de la comparaison entre ces deux termes, le nombre. Elles sont devenues les lois des formes langagières par lesquelles l’esprit s’affranchit de la contingence : la poésie, la peinture, la sculpture, la musique, l’architecture. Les penseurs du christianisme les ont prises aux Anciens. Les Jésuites, dans leur enseignement, donnaient à découvrir ces lois depuis une sensibilisation à l’esthétique de la prose. Ils utilisaient pour cela la notion de période. Le père Joseph de Jouvency, l’un des pédagogues les plus en vue de l’Ordre, définit ainsi le mot dans son traité L’Élève de rhétorique :
Ce mot grec signifie circuit, contour, ensemble de mots formant une phrase composée de plusieurs membres. On peut définir la période d’une manière exacte en disant que c’est un petit discours comprenant un nombre fixe de parties se rattachant harmonieusement les unes aux autres.7
9De là, il applique à la période les concepts d’« unité », de « grandeur » et de « nombre ». L’unité de la période est une séquence oratoire, ou « membre », dont la mesure correspond à une ampleur de souffle, soit communément « la dimension du vers hexamètre composé de six pieds8 ». Jouvency note que « cette dimension n’est pas tellement rigoureuse et qu’il est possible de la dépasser surtout si l’orateur peut, sans reprendre haleine, prononcer un grand nombre de mots, ou si la gravité de la circonstance demande une longue pause »9. Il poursuit en observant que les périodes les plus couramment pratiquées sont de une, deux, trois et quatre membres10, chacun d’eux s’équilibrant avec les autres par la régularité de leur nombre, c’est-à-dire par une quantité presque égale de syllabes11. L’harmonie oratoire de l’ensemble dépend de la reprise régulière d’une quantité de souffle. Parmi les exemples retenus, on lit cette phrase donnée comme une période de deux membres :
La fécondité du sol et l’abondance de toutes choses qui a efféminé les Carthaginois, a de même, en Grèce et en Syrie, amolli les Romains captivés par les attraits des plaisirs qu’ils y trouvaient.12
10L’émission de souffle, sans reprendre haleine, fait tomber la pause après « Carthaginois », soit un membre de vingt-six syllabes, l’autre de vingt-neuf. La période est ainsi une phrase pensée comme un ensemble dont l’harmonie des parties repose sur un rapport arithmétique et dont la mesure est déterminée par une grandeur prise comme étalon, c’est-à-dire, selon le vocabulaire des mathématiciens, prise comme unité. La quantité syllabique de l’unité oratoire sert de comparant aux autres grandeurs de la période. Les résultats de la comparaison sont des nombres. C’est par eux que l’on estime le degré d’harmonie d’un ensemble. Dans l’exemple cité par le père de Jouvency, le rapport des deux membres est assimilable à une égalité. Autrement dit, il nous est donné comme un modèle de perfection.
11L’étude du style périodique constituait, de cette manière, une étape dans la construction de la vision participative du monde. Elle introduisait l’idée d’une intelligence créatrice en partie accessible aux hommes depuis les mathématiques. Elle offrait la perspective d’un vaste questionnement : le rapport d’égalité est-il le seul à engendrer un sentiment d’harmonie ? La quantité de souffle, prise comme référence dans la période, repose-t-elle sur un invariant biologique, culturel… ? La perfection est-elle une limite supérieure différente selon chacun des règnes de la Création ? Autant de sujets pour des élèves se préparant à rejoindre les classes du cycle de philosophie.
12Le raisonnement analogique, dans les classes de ce cycle, avait pour cadre les cours de métaphysique et de mathématiques. La métaphysique, sans être spécifiquement au programme des deux premières années, imprégnait l’ensemble des études. Elle avait pour source officielle les œuvres d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Cependant, les maîtres, rompus à la controverse, lisaient Platon et les néoplatoniciens, Plotin, Denys l’Aréopagite, cela d’autant plus que les thèses de Platon sont soumises par Aristote à un examen critique, et que le Traité des noms divins est une référence de la Somme contre les Gentils. Les Jésuites, défenseurs de la doctrine chrétienne, exploraient tous les domaines de la tradition philosophique susceptibles de servir la cause de l’église. L’un d’eux, le père Pierre-Joseph Cortasse, traduisait et commentait, au XVIIIe siècle, le traité de Denys l’Aréopagite. Cette traduction et les notes qui l’accompagnent valent d’être étudiées car la vision participative y apparaît dans sa splendeur poétique. D’autre part, le vocabulaire du commentateur nous éclaire sur les aspects du raisonnement analogique qui fonde cette vision. Ainsi, cette page sur la notion de concorde :
On voit dans la nature que les choses qui sont dissemblables conviennent en un certain point, par exemple, les choses contraires, telles que le blanc et le noir, conviennent en genre, c’est-à-dire, en couleur : et que les choses qui sont unies, ont leur distinction, comme les parties dans le tout. Elles sont distinctes dans le composé. Il n’y a qu’un tout ; mais il y a plusieurs parties. Et c’est pour cela que notre auteur parle quant au premier point, de la concorde des choses contraires ; et quant au second, de la distinction des choses unies. Tout cela reconnaît le Beau pour Principe, parce que tout cela appartient à ce qu’on appelle consonance, convenance, Proportion ; et que la Proportion entre comme partie essentielle dans la constitution de la nature de la Beauté.13
13Les mots « consonance » et « convenance » appartiennent, tout comme la notion d’« harmonie », au vocabulaire de Platon, d’Aristote et des néoplatoniciens. Ils servent à décrire les rapports au sein d’un ensemble. Ils disent les règles d’organisation des œuvres d’art en tant qu’elles imitent les règles de la conception de l’univers. Le jésuite Baltasar Gracian, dans son traité Art et figures de l’esprit, en a fait les principes d’une poésie métaphysique14. Quant au terme « proportion » et à la périphrase descriptive « concorde des choses contraires », ils relèvent du raisonnement analytique depuis les notions d’unité, de grandeur et de nombre. Le mot « proportion » signifie, dans l’acception la plus stricte, répétition d’un même rapport, recouvrement de deux grandeurs ou, plus précisément, recouvrement de l’unité par une grandeur. Ce rapport, nous l’avons observé à l’occasion du commentaire de Jouvency, représente la perfection. Il réalise l’harmonie absolue. La notion de proportion rencontrée au travers de l’analyse du style périodique était reprise en mathématiques durant la seconde année de philosophie. Le Guide des jeunes mathématiciens de l’Anglais Jean Ward, traduit par le père Pézenas15, et le Dictionnaire de physique portatif de Aimé-henri Paulian16 montrent que, après avoir développé la comparaison d’une grandeur à son unité, les élèves abordaient les propriétés des suites de nombres. Ils étaient initiés à la lecture des progressions : « progression arithmétique » – par différence – du type 1, 2, 3, 4 ; « progression géométrique » – par quotient – du type 4, 2, 12, 617. Ces analyses, enchâssées dans un travail de construction philosophique, portaient à concevoir un ordre caché accessible par l’identification de constantes. Les propriétés fondamentales des suites, en focalisant l’esprit sur une médiation entre les termes extrêmes par les termes moyens18, incitaient à une réflexion plus générale sur les notions de « contraire », d’« intermédiaire »19, de « medium harmonique20 », et invitaient à penser l’esthétique depuis les mathématiques.
14Cette culture du raisonnement analogique comme construction de l’espace humain a été celle de Bernardin de Saint-Pierre. L’approche littéraire et philosophique – les mathématiques se combinant à la philosophie – a constitué sa première intériorisation de l’étendue. Elle a été celle du sujet humain méditant sur l’œuvre du monde. Selon cette approche, l’univers est une vaste composition, un tableau paysager intégrant des vues offertes à la contemplation des hommes comme des signes de la bénévolence divine. Cette conception fonde l’esprit du paysage dans les Études et les Harmonies :
Si la nature avait coloré les plantes de jaune, elles se confondraient avec le sol ; si elle les avait teintes en bleu, elles se confondraient avec le ciel et les eaux. Dans le premier cas, tout paraîtrait terre ; dans le second, tout paraîtrait mer : mais leur verdure leur donne des contrastes très doux avec les fonds de ce grand tableau, et des consonances fort agréables avec la couleur fauve de la terre et avec l’azur des cieux.21
15Cependant, la formation intellectuelle de Bernardin de Saint-Pierre ne fut pas seulement littéraire et philosophique. Elle fut également scientifique et technique. Dans le temps même où il était initié au déchiffrement de l’univers comme image d’une transcendance, il recevait une formation de futur cadre des armées. Il était préparé aux activités d’analyse du territoire par la topographie : lecture de la carte, manipulation des instruments de mesure et d’orientation. Cette préparation, renforcée par des cours de dessin suivis à l’Académie de Rouen, trouva son plein essor à l’école des ponts et chaussées. Bernardin de Saint-Pierre intégra les Ponts en 1758. Il y approfondit la théorie du levé de plan et fut formé à l’arpentage, à la pratique des différents genres de dessin : carte, plans et élévations d’architecture, paysage.
16La présence de Bernardin de Saint-Pierre à l’école des ponts et chaussées fut brève. L’urgence des besoins engendrés par la guerre de Sept Ans entraîna, en mai 1760, son enrôlement comme ingénieur géographe dans une équipe chargée du relevé des rives du Rhin. Cette campagne fut le début d’une carrière d’ingénieur militaire dont les grandes étapes sont les engagements dans les pays de l’Europe du Nord et, en 1768, une mission à Madagascar qui aboutit au séjour à l’île de France. En 1770, Bernardin de Saint-Pierre regagnait le continent. Il allait commencer une carrière d’écrivain.
17La première publication de Bernardin de Saint-Pierre est un mémoire d’ingénieur22 retravaillé dans une perspective de lecture par un large public, le Voyage à l’île de France, à l’île Bourbon, au cap de Bonne-Espérance, etc. avec des observations nouvelles sur la nature et sur les hommes par un officier du Roi. Le texte fut édité en 1773. C’est une œuvre à caractère informatif dont la géographie naturelle, économique et militaire organise les contenus. L’auteur donne des renseignements techniques sur l’aménagement et la défense. Il note les ressources du pays en minéraux, végétaux, animaux et l’état de l’agriculture. Les vues paysagères sont essentiellement destinées à faire connaître le territoire. Elles s’adressent à des explorateurs – marins, commerçants, agriculteurs –, même lorsque affleurent les sentiments personnels. Ainsi, cette description de la baie de Jacotet, au sud de l’île de France :
J’arrivai au Poste-Jacotet : c’est un endroit où la mer entre dans les terres en formant une baie de forme ronde. On voit au milieu un petit îlot triangulaire : cette anse est entourée d’une colline qui la clôt comme un bassin. Elle n’est ouverte qu’à l’entrée, où passe l’eau de la mer, et au fond, où coulent, sur un beau sable, plusieurs ruisseaux qui sortent d’une pièce d’eau douce, où je vis beaucoup de poissons. Autour de cette pièce d’eau sont plusieurs monticules qui s’élèvent les uns derrière les autres en amphithéâtre. Ils étaient couronnés de bouquets d’arbres, les uns en pyramide comme des ifs, les autres en parasols : derrière eux s’élançaient quelques têtes de palmistes, avec leurs longues flèches garnies de panaches. Toute cette masse de verdure qui s’élève du milieu de la pelouse, se réunit à la forêt et à une branche de montagne qui se dirige à la Rivière-Noire. Le murmure des sources, le beau vert des flots marins, le souffle toujours égal des vents, l’odeur parfumée des veloutiers, cette plaine si unie, ces hauteurs si bien ombragées, semblaient répandre autour de moi la paix et le bonheur. J’étais fâché d’être seul : je formais des projets ; mais du reste de l’univers je n’eusse voulu que quelques objets aimés pour passer là ma vie.23
18L’ingénieur décrit un site protégé, fertile, adapté à une installation militaire ou commerciale : abondance en eau douce, décantée par les sables, présence d’une réserve alimentaire en poissons, gisements de pierres pour la construction et de bois pour les charpentes grâce à la proximité de forêts. À la fin du XVIIIe siècle, les échanges entre les différents quartiers de l’île de France se faisaient essentiellement par la mer. Bernardin de Saint-Pierre raconte qu’« il faut souvent un mois24 » pour aller de Port-Louis, au nord-ouest de l’île, à Grand-Port, aujourd’hui Vieux Grand-Port, au sud-est du pays. Cette navigation de cabotage supposait des escales à l’abri des tempêtes. Elle nécessitait des vents réguliers pour joindre ou quitter les mouillages. La description du paysage de la baie de Jacotet répond à cette situation. L’ingénieur inventorie les qualités stratégiques du lieu. Il applique les principes de l’Instruction pour les Ingénieurs géographes du Roy attachés à la suite du département de la guerre, texte où sont énumérées toutes les observations que doit faire un topographe lors d’une reconnaissance territoriale25.
19Bernardin de Saint-Pierre avait rédigé, avant le Voyage à l’île de France, des mémoires d’ingénieur qui ont été publiées de manière posthume par son secrétaire Louis Aimé-Martin26. Tous ces textes renferment la documentation géographique qui sert d’assise aux Études et aux Harmonies de la nature27. Ainsi, lorsque dans les années 1780 il élabora son projet d’une théologie naturelle, il avait derrière lui le support d’une double culture : une éducation scolastique dont il paraît avoir surtout retenu l’héritage platonicien, une formation d’ingénieur géographe rompu au travail d’observation et exercé à la mimesis littéraire des paysages exotiques. Cette double culture, il l’a mise au service d’une synthèse, l’alliance de l’émotion contemplative avec la recherche, dans l’espace naturel, de modèles moraux, esthétiques, techniques.
20Pour cela, il entreprend d’exposer une description des lois morales de la Création28. Partant du postulat qu’une puissance souveraine existe puisque l’espèce en a communément l’idée mais qu’elle nous est inaccessible autrement que par des harmonies que nous saisissons dans le spectacle de l’univers, il infère l’existence d’une cause seconde, la Nature. Cette Nature, organisatrice de l’étendue, a pour rôle d’enseigner l’homme, de le guider moralement, de l’instruire techniquement en lui donnant ses œuvres à méditer. De là une théologie pénétrée par l’esprit baroque de la Contre-Réforme : « Ma théologie n’aura rien de triste et d’obscur : mon école est au sein des prairies, des bois et des vergers ; mes livres sont des fleurs et des fruits, et mes arguments des jouissances29. »
21Les Études de la nature et les Harmonies présentent la terre tantôt comme une campagne virgilienne, tantôt comme un livre-jardin. L’auteur s’appuie sur la culture de l’analogie pour inventorier les liens physiques et moraux qui, unissant les existants, forment la Création. Or, l’ensemble sensoriel par où chaque homme éprouve, de manière intime, l’enveloppement de l’univers, est celui du paysage. En effet, le contenu varié d’un paysage en fait une totalité restreinte susceptible d’accueillir les jugements de plusieurs points de vue.
22L’analyse du paysage dans les Études et les Harmonies croise la méthode de l’ingénieur topographe avec le regard d’un philosophe à la manière antique, d’un guide moral. La synthèse de cette analyse est exposée dans les dixième, onzième et douzième Études au travers de lois : lois de « convenance », d’« harmonie », de « consonance » par « progression », « contraste », « contraire ». Elle est illustrée par un ensemble de tableaux qui ornent les Études, les amplifient, tel le récit de Paul et Virginie, et parcourent les Harmonies. Ces tableaux paysagers appartiennent à divers registres.
23Il y a d’abord le paysage en grand, la scène universelle, l’englobant terrestre évoqué dans la préface du Voyage à l’île de France :
Voici le plan que j’ai suivi. Je commence par les plantes et les animaux naturels à chaque pays. J’en décris le climat et le sol tel qu’il était sortant des mains de la nature. Un paysage est le fond du tableau de la vie humaine.30
24Dans la dixième Étude, au chapitre des « consonances », cette toile de fond est interprétée depuis la carte. Le « globe » y est lu comme un « corps organisé » constitué de « deux moitiés en contraste31 ». De cette lecture émerge une définition de l’harmonie : une alliance de « contrastes », ou de « contraires ». Parlant de cette alliance, Bernardin de Saint-Pierre utilise l’expression de « medium harmonique » : « La nature n’emploie d’affreux contrastes que pour éloigner l’homme de quelque site périlleux. Dans tout le reste de ses ouvrages, elle ne rassemble que des medium harmoniques32. » Il y a derrière cette analyse la présence du Timée :
[…] si l’on n’a que deux choses, il est impossible de les combiner convenablement sous une troisième ; car il faut qu’il y ait entre les deux un lien qui les unisse. Or, de tous les liens, le meilleur est celui qui, de lui-même et des choses qu’il unit, forme une unité aussi parfaite que possible, et cette unité, c’est la proportion qui est de nature à le réaliser complètement.33
25Cette manière de concevoir l’univers est l’assise méthodologique des descriptions de Bernardin de Saint-Pierre. Son esthétique a pour socle une ontologie. L’auteur, face à des ensembles paysagers, en décompte les parties dont il s’emploie à montrer les rapports. Cela s’observe aussi bien dans les paysages pris sur le vif que dans les paysages de synthèse par assemblage d’informations géographiques. Les premiers ont un cadre topographique comme support et font l’objet d’un travail de figuration imitative analogue aux recherches graphiques et picturales des peintres de la carte. Ainsi, dans la cinquième Étude, l’ample description d’« une partie alors inhabitée de l’île de France34 ». Bien que le site ne soit pas nommé – le texte est une réflexion sur la beauté des paysages avant leur transformation par les hommes –, les indications historiques et géographiques sont suffisamment précises pour qu’un lecteur un peu familier de l’île identifie le morne Brabant.
26Les paysages de synthèse sont plus abstraits. Ce sont des compositions à thèmes qui rassemblent, à la manière des tableaux de la Renaissance et de l’âge classique, les éléments de la Belle Nature : paysage de printemps en Europe35, rivage marin36, paysage de montagne37, scène optique de la course du soleil38, perspectives campagnardes39, paysages bucoliques de l’enfance40, paysage forestier41, paysage géolo gique42, paysage météorologique43, etc. C’est dans ces tableaux paysagers que s’expose le plus vivement l’ontologie poétique de Bernardin de Saint-Pierre. En voici trois exemples extraits de la dixième Étude et du premier livre des Harmonies.
27Le premier est la description d’un rivage marin :
Un jour, me promenant, au Pays de Caux, le long de la mer, et considérant les reflets du rivage dans le sein des eaux, je fus fort étonné d’entendre bruire d’autres flots derrière moi. Je me tournai, et je n’aperçus qu’une haute falaise escarpée, dont les échos répétaient le bruit des vagues. Cette double consonance me parut très agréable ; on eût dit qu’il y avait une montagne dans la mer, et une mer dans la montagne.44
28La majesté du paysage naturel est rendue par l’ampleur du style périodique. L’ensemble décrit est un tableau de reflets sonores où le thème s’inscrit par un jeu d’échos : « Caux », « eaux », « flots », « échos ». Chaque grandeur a pour référence l’unité initiale, une mesure de seize syllabes : « Un jour, me promenant, au pays de Caux, le long de la mer ». Cette mesure est répétée selon le principe même de la prose poétique, non pas exactement, comme dans la versification, mais de manière rapprochée :
[…] et considérant les reflets du rivage dans le sein des eaux [16], je fus fort étonné d’entendre bruire d’autres flots derrière moi [16]. Je me tournai, et je n’aperçus qu’une haute falaise escarpée [18], dont les échos répétaient le bruit des vagues [11].
29C’est le spectacle d’une force répétant, avec une légère irrégularité de rythme, son action ; avec un décrochement, une « similitude déficiente45 » qui distingue la perfection divine de l’ordre créé par la Nature. Pour le poète, ce n’est pas un procédé, c’est, par empathie, une vision.
30Le second extrait que nous avons choisi est un tableau de montagne que Bernardin de Saint-Pierre utilise pour illustrer la notion de contraire :
[…] les longues croupes des montagnes, surmontées de hauts pitons en pyramides, et séparées entre elles par de profondes vallées, nous ravissent par leur majesté. Si vous y joignez des fleuves qui serpentent au fond, des peupliers qui rayonnent sur leurs bords, des troupeaux et des bergers, vous aurez des vallées semblables à celle de Tempe. Les formes circulaires des montagnes se trouvent, dans cette hypothèse, placées entre leurs extrêmes, qui sont les parties rentrantes des vallons. Mais si vous en retranchez les expressions harmoniques, c’est-à-dire les courbures de ces montagnes, ainsi que leurs heureux habitants, et que vous en laissiez subsister les extrêmes, vous aurez alors quelque coupe de terrain du cap horn, des rochers anguleux à pic sur le bord des précipices.46
31Ce qui nous est donné à voir est un paysage stéréotypé dont l’interprétation peut être menée depuis deux points de vue, celui de la topographie, celui de l’ontologie. L’écrivain, rompu au dessin de la carte, prend appui sur un principe de base de la discipline, le traitement simultané de la montagne et du fleuve, deux entités indissociables47. De là, s’inspirant du vocabulaire de la fortification (« parties saillantes », « parties rentrantes »), il conçoit une représentation stylisée qu’il commente : « Les formes circulaires des montagnes se trouvent, dans cette hypothèse, placées entre leurs extrêmes, qui sont les parties saillantes des rochers et les parties rentrantes des vallons. » On peut imaginer, à partir de ce commentaire, un signe cartographique qui désignerait un type de faciès orogénique, celui de la haute montagne :
32Quant au point de vue ontologique, qui est celui de Bernardin de Saint-Pierre, la topographie ne constituant qu’une méthode d’analyse, il a pour base la notion de « contraire ». C’est une notion qui, telle qu’elle est exploitée, trouve autant ses racines dans la Métaphysique d’Aristote que dans la Bible. Au livre I de la Métaphysique, le philosophe, explorant le contenu du terme, en arrive à le présenter comme les extrêmes d’un « genre48 ». Il appuie sa démonstration sur un exemple, celui de la couleur : le blanc et le noir sont les extrêmes antinomiques du genre « couleur ». Ils le délimitent et le définissent ainsi comme totalité :
Ce qu’il y a de plus grand dans chaque genre peut être regardé comme parfait et fini. Car le plus grand est ce qui ne peut être surpassé, et le parfait, le fini, c’est ce en dehors de quoi, il n’y a plus rien à concevoir.49
33Pourtant, Aristote n’est pas la référence explicite de Bernardin de Saint-Pierre. Bien qu’il n’ait guère pu ignorer le questionnement du philosophe50, l’assise qu’il donne à la notion de « contraire » est l’Ecclésiastique :
« Chaque chose a son contraire, l’une est opposée à l’autre, et rien ne manque aux œuvres de Dieu. »
Je regarde cette grande vérité comme la clé de toute philosophie.51
34Que tirer de ces deux sources, l’une citée, l’autre existant au moins par imprégnation ? Une meilleure compréhension de l’ontologie de Bernardin de Saint-Pierre, des éclaircissements sur ses descriptions. La conception participative de Bernardin de Saint-Pierre s’accorde en effet assez bien avec la vision de Thomas d’Aquin qui expose non pas une dispersion du divin dans la Création mais la mise en scène de sa perfection au moyen d’une technique de l’écart : « La nature oppose les êtres les uns aux autres, afin de produire entre eux des convenances52. » Plus loin, l’auteur des Études écrit : « Il n’y a peut-être dans le monde, qu’une vérité intellectuelle, pure, simple, et sans idée contraire, c’est l’existence de Dieu53. »
35Dès lors, comment lire sa description de la montagne ? Le genre traité est le relief, et ce relief est présenté dans ses limites extrêmes, le haut et le profond. Ainsi analysé, ce que dévoile Bernardin de Saint-Pierre est un module architectural, une unité de construction employée par la nature pour réaliser la physionomie du globe. Ce module, mis en évidence dans le cadre d’une réflexion sur l’harmonie des formes, apparaît comme la règle du beau dans la conception des reliefs. Il enregistre le développement et la mise en scène d’une matrice, la ligne54. Il fait écho aussi bien au concept de perfection tel qu’il apparaît dans le Timée qu’à celui exposé dans la Métaphysique d’Aristote55.
36Le dernier paysage retenu est un tableau de la nature dont l’écrivain met en scène les détails :
Qui n’a pas senti à la vue d’une forêt ou d’une simple prairie qu’il existait d’autres lois que celle de la végétation ? Ici, le chèvrefeuille rampant embrasse de ses guirlandes de fleurs le tronc rond et raboteux du chêne, et là, une vigne a reçu des mains pour se joindre aussi d’une union sororale à l’ormeau rameux. Les herbes des prairies offrent entre elles des accords ravissants ; leurs fleurs, variées de tant de couleurs, sont des couches conjugales. Leurs semences aigrettées qui volent dans les airs résultent de l’harmonie maternelle.56
37Bernardin de Saint-Pierre utilise, pour sa mise en scène, tous les procédés d’un ancien élève des Jésuites devenu un admirateur du style de Fénelon57. Il rend le spectacle de la nature par un échantillonnage de plantes auxquelles la personnification donne vie. Cette personnification, renforcée par la musique des fricatives, des sifflantes, des chuintantes, des liquides, des plissées58, des nasales, des voyelles de grandes apertures, atteint à une véritable mimesis sonore :
- le chèvrefeuille r ampant em brasse […] le tr onc rond et raboteux ;
- leurs semences aigrettées qui volent dans les airs.
38Le poète soutient ainsi, par un travail d’équivalence, une idée qui est un leitmotiv dans son œuvre : la nature compose et l’harmonisation des contraires manifeste la beauté de ses compositions.
La nature est si vaste, et mon incapacité si grande, que je m’en tiendrai à jeter un coup d’œil sur le contraste qui vient de la simple opposition des formes : il est si universel, que la nature l’a donné aux plantes qui ne l’avaient pas en elles-mêmes, en les opposant à d’autres qui avaient une configuration toute différente.59
39Au-delà, les tableaux paysagers illustrent une thèse particulièrement présente dans l’œuvre de Thomas d’Aquin, celle d’une perfection divine accessible à l’homme non pas dans son essence, mais dans ses lois, au travers de l’examen des rapports qui existent entre les éléments de la Création60.
40Que tirer de cette herméneutique du paysage dans une étude de Bernardin de Saint-Pierre comme figure de passeur ? Serge Briffaud, présentant l’œuvre d’Alexandre de humboldt, a évoqué l’absence d’écho de sa pensée au XIXe siècle61. Il en a été de même des Études et des Harmonies. Pourtant, cela ne signifie pas que d’autres époques partageront cette mésintelligence.
Si mon autorité est nulle dans l’avenir, peu importera que je me sois trompé sur ce point : mon ouvrage rentrera dans l’obscurité d’où il était sorti. Mais s’il est un jour de quelque considération, mon erreur en physique sera plus utile à la morale qu’une vérité d’ailleurs indifférente au bonheur des hommes.62
41Celui qui écrivait cela se plaçait sur un plan existentiel et moral. Il privilégiait l’idée d’un bonheur humain en accord avec l’étendue naturelle. Ces tableaux paysagers témoignent d’un attrait pour les hauts lieux de la poésie, ceux de l’inventio par où l’homme se porte sur des limites63.
Les hypothèses ab absurdo sont à la fois amusantes et utiles ; elles changent, à la vérité, en caricatures les proportions naturelles ; mais elles ont cela d’avantageux, qu’en nous convaincant de la faiblesse de notre intelligence, elles nous pénètrent de la sagesse de celle de la nature.
42L’extrait est tiré de la « Leçon de botanique à Paul et Virginie64 ». Il représente assez l’esprit de l’école des ponts et chaussées tel qu’il était insufflé par les maîtres qu’étaient les architectes Jean-Rodolphe Perronet, Jacques-François Blondel, Bernard Forest de Bélidor. Cet esprit, Bernardin de Saint-Pierre l’a porté à un tel degré que son œuvre a pu apparaître comme un théâtre de fantaisies. Pourtant, elle ouvre des voies. Elle montre aux ingénieurs topographes l’importance de la mimesis littéraire pour donner une intensité visuelle aux informations du mémoire qui accompagne la carte. Elle force les écrivains et les philosophes à prendre en compte l’émergence d’un corps apte à transformer la vie intellectuelle, non pas seulement depuis la praxis d’un langage littéraire mais depuis la praxis d’un langage technique. Nombre des penseurs d’une nouvelle économie et d’une nouvelle spiritualité, le saint-simonisme, seront d’anciens élèves des Ponts. Aux poètes de l’univers physique, cette œuvre fait valoir la nécessité d’une culture scientifique pour faire de la description une méthode de connaissance. Aux peintres, l’approche ontologique du paysage suggère d’« abstraire la composition du réel65 », d’en dégager des lignes de force et de les scénariser par la géométrie. Aux artistes et aux poètes, elle rappelle une stratégie qui appartient à l’histoire de la rhétorique, le « contraste » : on pense à Victor hugo, mais encore à l’architecte de Beaubourg, Richard Rogers, pour lequel « les bâtiments peuvent s’harmoniser par contraste et pas seulement en s’inspirant d’un style66 ». Aux certitudes des théologiens, cette œuvre qui exclut les vérités révélées au profit des vérités acquises par l’observation et le raisonnement, oppose la liberté de philosopher. Ce croisement des disciplines, Bernardin de Saint-Pierre l’a, en quelque sorte, synthétisé à travers un programme éducatif dont les textes majeurs sont la quatorzième Étude et la « Leçon de botanique à Paul et Virginie » au livre I des Harmonies67.
Notes de bas de page
1 Jean Borella, Penser l’analogie, Genève, Ad Solem, 2000.
2 Voir le Ratio Studiorum.
3 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, livre II, chap. xxxix, art. 6, traduction française de Cyrille Michon, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1999.
4 Ibid., livre I, chap. xxxi, art. 3.
5 Jean Borella, Penser l’analogie, op. cit., chap. xi, « à la lumière de Denys ».
6 Ibid., p. 131.
7 Père Joseph de Jouvency, L’Élève de rhétorique (Candidatus rhetoricae), traduction de henri Ferté, Paris, hachette, 1892, chap. I, « Définition, parties et emploi de la période ».
8 Ibid., « De l’élocution », p. 48.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 L’« harmonie oratoire ne doit pas avoir le même nombre que l’harmonie poétique, mais elle ne doit pas s’en abstenir comme la conversation ordinaire » (ibid., p. 51).
12 Ibid., p. 48.
13 Denys l’Aréopagite, Traité des noms divins ou des perfections divines, traduction et commentaires du père Pierre-Joseph Cortasse, Lyon, Deville, 1739, note 4, p. 91.
14 Ce texte de 1648 a été réédité avec l’ensemble des traités de Baltasar Gracian dans Traités politiques, esthétiques, éthiques, Paris, Seuil, 2005.
15 Le père Pézenas était professeur d’hydraulique au collège de Marseille. Sa traduction publiée chez Jombert date de 1758.
16 Autre jésuite. Le Dictionnaire date de 1760 (Avignon, Desaint et Saillant).
17 Ce sont les désignations utilisées par Esprit Pézenas et par Aimé-henri Paulian. Dans la sixième édition de ses Éléments d’arithmétique (Paris, Bachelier, 1828), Louis Pierre Marie Bourdon estime anciennes et « insignifiantes » ces désignations. Il leur substitue « progression par différence » et « progression par quotient ».
18 L’exposé des rapports entre les termes extrêmes et les termes moyens d’une suite relève de remarques accompagnant la définition et sa démonstration. Ainsi, au livre V de son ouvrage, Aimé-henri Paulian écrit : « L’on nomme proportion géométrique le rapport qu’il y a entre deux raisons égales. Il y a proportion géométrique entre ces 4 grandeurs 4, 2, 12, 6 parce que 4 est à 2, comme 12 est à 6 […]. /Quatre grandeurs sont en proportion géométrique, lorsque le produit des extrêmes est égal au produit des moyennes. » (Dictionnaire de physique portatif, op. cit., art. « Géométrie », p. 159, col. A.) De même, Jean Ward, traduit par le père Pézenas, traitant des suites arithmétiques observe : « Si trois nombres sont en progression arithmétique, la somme des deux extrêmes (c’est-à-dire du premier et du dernier) sera égale au double du moyen, ou du nombre qui est au milieu. Ainsi, dans ces nombres 2, 4, 6 ou 3, 6, 9, ou 3, 7, 11, on voit que 2 + 6 = 4 + 4, ou 3 + 9 = 6 + 6, ou 3 + 11 = 7 + 7 etc. /Si quatre nombres sont en progression arithmétique, la somme de deux extrêmes sera égale à celle des deux moyens : comme dans ces nombres, 2, 4, 6, 8, ou 3, 6, 9, 12, on voit que 2 + 8 = 4 + 6, ou 3 + 12 = 6 + 9, etc. » (Le Guide des jeunes mathématiciens, op. cit., « Section première. De la progression arithmétique ou proportion continue arithmétique », p. 79.)
19 Les notions de « contraire » et d’« intermédiaire » sont particulièrement traitées par Aristote aux livres I et K de la Métaphysique.
20 C’est l’expression de Bernardin de Saint-Pierre dans la dixième Étude de la nature (voir, ci-dessous, note 32).
21 Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, XI, « harmonies végétales des plantes », dans Œuvres, édition de Louis Aimé-Martin, Paris, Lefèvre, 1833, p. 351, col. B.
22 Bernardin de Saint-Pierre, dans une lettre datée du 28 janvier 1785, présentait ainsi son étude de l’île de France : « En attendant l’occasion de m’embarquer, je rassemblais toutes mes connaissances sur le commerce, l’agriculture et la défense militaire de l’île. Pour cet effet, je fis tout le tour à pied, suivi seulement de deux Noirs. » (Archives nationales, Centre des archives d’Outre-Mer, dossier Bernardin de Saint-Pierre.) Voir Gabriel-Robert Thibault, « Genèse intellectuelle des récits de voyage de Bernardin de Saint-Pierre », dans Christiane Demeulenaere-Douyère (dir.), Explorations et voyages scientifiques de l’Antiquité à nos jours, Paris, CThS, 2008, p. 359-378. La genèse du Voyage a également été abordée par Alain Guyot (« Le Voyage à l’île de France, des lettres au livre », dans Catriona Seth et éric Wauters [dir.], Autour de Bernardin de Saint-Pierre, op. cit., p. 103-114).
23 Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’île de France (1773), lettre xvi, « Voyage dans l’île » dans Œuvres, op. cit., p. 77.
24 Ibid., lettre xvii, p. 79, col. B.
25 L’Instruction pour les Ingénieurs géographes du Roy date de 1760. Bernardin de Saint-Pierre en reçut un exemplaire lors de son recrutement pour l’armée du Rhin (ms. 2042, archives des Ponts et Chaussées). L’Instruction de 1760 est accessible dans l’ouvrage du colonel Berthaut, Les Ingénieurs géographes militaires 1624-1831, Paris, Service géographique [de l’armée], 1902.
26 Bernardin de Saint-Pierre, Voyages en Hollande, en Prusse, en Pologne et en Russie, dans Œuvres posthumes, édition de Louis Aimé-Martin, Paris, Lefèvre, 1833.
27 Voir Gabriel-Robert Thibault, « Bernardin de Saint-Pierre et la géographie », dans Hélène Blais et Isabelle Laboulais (dir.), Géographies plurielles, Paris, L’harmattan, 2006, p. 257-273.
28 . « Je réponds d’abord aux objections faites contre la providence : j’examine ensuite l’existence de quelques sentiments qui sont communs à tous les hommes, et qui suffisent pour reconnaître dans tous les ouvrages de la nature les lois de sa sagesse et de sa bonté. Je fais ensuite l’application de ces lois au globe, aux plantes, aux animaux et à l’homme. » (Études de la nature, I, « Plan de l’ouvrage », op. cit., p. 143, col. A.)
29 Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature, livre I, dans Œuvres posthumes, op. cit., p. 50, col. B.
30 Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’île de France, « Préface », op. cit., p. 2.
31 Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, X, op. cit., p. 287, col. A-B.
32 Ibid., « Des concerts », p. 310, col. B. Ailleurs, il parle de « milieu entre deux extrêmes » (Harmonies de la nature, livre VI, op. cit., p. 283, col. A).
33 Platon, Timée, 31b-33a, traduction d’émile Chambry, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1969, p. 413. Platon poursuit en évoquant ce que les mathématiciens enregistrent sous le terme de « progression ».
34 Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, V, op. cit., p. 197, col. B et 198, col. A.
35 Ibid., p. 195, col. B.
36 Ibid., X, p. 284, col. A.
37 Ibid., p. 279, col. B.
38 Ibid., p. 274, col. A-B.
39 Ibid., XII, « De la vue », p. 391, col. A-B.
40 Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature, livre I, « harmonies végétales des végétaux », op. cit., p. 86, col. B.
41 Ibid., livre III, p. 268, col. A.
42 Ibid., livre II, p. 139, col. A.
43 Ibid., p. 138, col. B.
44 Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, X, op. cit., p. 284, col. A.
45 C’est l’expression utilisée par Jean Borella pour parler de l’échelle des réalités dans la Création (Penser l’analogie, op. cit., p. 131).
46 Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, X, op. cit., p. 279, col. B.
47 La procédure cartographique fondamentale, selon l’Instruction de 1760 précédemment évoquée, est le dessin du réseau hydrographique. Cette notion, comme base de la carte, paraît un héritage de l’Essai de géographie de Philippe Buache (1752). Pour ce dernier, la montagne et la vallée ont entre elles des liens de cause à effet.
48 « Ce que je nomme Genre est précisément ce qui fait qu’on appelle d’un nom identique les deux êtres que l’on compare. » (Aristote, Métaphysique, livre I, chap. viii, traduction de Jules Barthélemy-Saint-hilaire, Paris, Pocket, 1991.)
49 Ibid., livre I, chap. iv.
50 La notion de « contraire » devait nécessairement retenir l’attention des penseurs chrétiens dans leur approche de l’Être et de sa création (voir Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, livre III, chap. ix, mais aussi les chap. l et liv du livre II, entre autres).
51 Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, X, « De l’harmonie », op. cit., p. 272, col. B. L’extrait cité est le verset 24 du chap. xlii de l’Ecclésiastique (note de Louis Aimé-Martin).
52 Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, X, « De l’harmonie », op. cit., p. 272, col. A. Thomas d’Aquin observe, dans la Somme contre les Gentils : « Il a donc fallu qu’il y eût une multiplicité et une variété dans les choses, afin qu’une ressemblance parfaite de Dieu se trouve en elles selon leur mesure. » (Op. cit., livre II, chap. xlv.)
53 Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, X, op. cit., p. 283, col. B.
54 « La ligne engendre toutes les formes, comme le rayon de lumière toutes les couleurs. » (Ibid., p. 278, col. A.)
55 Voir les textes précédemment cités de Platon et Aristote : notes 33 et 49.
56 Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature, livre I, « harmonies végétales des végétaux », op. cit., p. 86, col. A.
57 Voir Gabriel-Robert Thibault, « La prose poétique de Bernardin de Saint-Pierre », dans Nathalie Vincent-Munnia, Simone Bernard-Griffiths et Robert Pickering (dir.), Aux origines du poème en prose français, 1750-1850, Paris, Champion, 2003, p. 273-281, et « L’harmonie imitative. Essai historique et anthropologique », Dix-huitième siècle, n° 23, 1991, p. 357-368.
58 Les consonnes plissées ou « couples consonantiques » type [br], [vr], [tr], etc. (voir henri Morier, art. « Consonne », dans Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1981).
59 Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, XI, « Des plantes », op. cit., p. 352, col. B.
60 « Pour moi, je ne suis qu’un atome que les vents de l’adversité ont jeté çà et là sur la terre parmi diverses tribus de mes semblables. J’ai rapproché les unes des autres leurs idées isolées, et j’en ai conclu que la terre était un monument de l’intelligence suprême ; que toutes ses parties se correspondent ; que ses vallées et ses montagnes étaient des caractères et des figures qui exprimaient des pensées […]. » (Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature, livre IV, « harmonies terrestres », op. cit., p. 201, col. A.)
61 Voir son article dans le présent ouvrage.
62 Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature, livre I, « harmonies végétales de l’air », op. cit., p. 80, col. B.
63 Voir Gabriel-Robert Thibault, « Bernardin de Saint-Pierre et les aéronefs : poésie de l’écrivain et poésie de l’ingénieur », dans Cahiers de littérature française, t. 5, Ballons et regards d’en haut, Michel Delon et Jean-Marie Goulemot (dir.), Paris, L’harmattan, 2007, p. 149-157.
64 Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, X, op. cit., p. 289, col. A.
65 L’expression est d’Aurélie Nemours rapportant la pensée de son maître, le peintre et théoricien de l’abstraction André Lhote (Rythme, Nombre, Couleur, catalogue de l’exposition Aurélie Nemours, Paris, Centre Georges Pompidou, 2004, p. 185, col. A).
66 Cité par Anne-Marie Fèvre dans « Beaubourg dans les tuyaux de Rogers », Libération, 10 déc. 2007.
67 Voir Gabriel-Robert Thibault, Bernardin de Saint-Pierre ou l’Éducation du citoyen (anthologie des textes éducatifs de Bernardin de Saint-Pierre), Lyon, INRP, coll. « Bibliothèque philosophique de l’éducation », 2008.
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