3. L’écrivain prophète, des écrits aux écritures
p. 305-395
Texte intégral
1Cohen s’est proposé de mettre en fiction des mythes antagonistes qui participent à la fois du « mythe personnel » et de la condition du « Juif moderne », afin de délivrer un message éthique qui se fonde sur leurs tensions. Celui qui a choisi de vivre à Genève et de prendre la nationalité suisse s’est servi de la neutralité pour se livrer, depuis cette position médiane, à un double questionnement passionné sur les valeurs. L’œuvre romanesque d’Albert Cohen est, en effet, soumise à une organisation contrapunctique. Elle oppose et confronte deux univers, géographiques, culturels et spatio-temporels : celui de l’Occident européen est constitué essentiellement dans l’œuvre par la France et la Suisse, et, à un degré moindre, par l’Angleterre et sa monarchie parlementaire, l’Allemagne et ses mythes, l’Italie vaticane et romaine. L’autre univers est tout entier contenu dans Céphalonie, la petite île grecque de la mer Ionienne où vivent les deux branches des Solal, Juifs sépharades. Pour Albert Cohen, la Grèce est terre orientale1, uniquement incarnée par des personnages juifs, toujours désignés comme orientaux par les Européens et par le narrateur, qui indique ainsi que judéité et orientalité sont coextensives. Mais la Grèce, dans l’œuvre, est aussi occidentale, par l’omniprésence de ses mythes qui ne cessent d’irriguer l’imaginaire européen. Orient et Occident ne sont pas hétérogènes : la branche cadette des Solal, venue d’Espagne à la fin de l’âge d’or andalou, s’installe à Corfou au xviii e siècle, « après cinq siècles de vagabondage en divers lieux de France ».2 L’amour pour cette culture française, particulièrement sa littérature et les idéaux des Lumières, se marque par l’attachement des Valeureux à la nationalité et à la langue françaises. De plus, leurs effets comiques sont le plus souvent fondés sur l’outrance de leurs imitations, que souligne la saveur d’une langue imagée, emplie d’archaïsmes et porteuse, par son loisir même, de valeurs autres que celles qui sont soumises à la lutte pour le pouvoir : les Valeureux sont le miroir inversé des mœurs occidentales qu’ils renvoient à leur vanité, accusant l’échec de leurs fondements, et à leur inhumanité.3
2Dans l’œuvre, l’île de Céphalonie et les Valeureux vont donc être l’un des termes de la dialectique du même et de l’autre, qui tente de cerner une identité toujours déchirée par une double appartenance problématique, représentée par le personnage du « Juif moderne », Solal.
« TU DÉTRUIRAS LEURS DIEUX... »4
3Le lien entre la triple nécessité – intérieure, historique et spirituelle – du prophétisme, et l’urgence de prononcer des choix éthiques, constitue un aspect essentiel de l’œuvre, où ils s’insèrent dans une question plus générale : celle de la rencontre du Juif et des nations. Souvent posée dans la Bible de façon quasi unilatérale (imposer Dieu aux nations, contre l’idolâtrie) elle supposait résolu le problème du sujet, clairement identifié à une communauté fondée sur la Loi. Mais en Occident, lors de la montée de l’antisémitisme, la question est devenue unilatérale dans l’autre sens. Comment démasquer le nouveau visage de l’idolâtrie chez les nations et le combattre, alors même que celles-ci croient observer la Loi en mieux ? Mais comment recevoir en soi les nations, pour en être sans renoncer à son identité, et comment y être leur autre sans provoquer de rejet ? La réponse, au sein d’une problématique de l’exil et du rejet antisémite, est toujours difficile, mais toute l’œuvre, et le roman dans ses sinuosités, montre la construction continue, de plus en plus affirmée dans ses fondements, d’une loi morale qui se veut un apport original aux nations et s’affirme d’abord par la dénonciation des idoles, des mythes destructeurs qui, à l’origine de l’imaginaire occidental, lui font trop souvent oublier ses mythes civilisateurs.
L’universalisme occidental et le mythe des Lumières
4L’autre occidental est accusé d’avoir failli à sa mission universaliste dans les catégories de la pensée, de l’action et de l’esprit. Il en avait laissé espérer l’accomplissement aux peuples du Sud et aux exclus d’Europe, dans les domaines du Savoir, de la Concorde et de l’Amour. Ces critiques sont faites sur le mode burlesque par les Valeureux, à travers les deux institutions européennes les plus représentatives de cette Promesse – l’Université et la Société des Nations.
5« L’Université Supérieure et Philosophique de Céphalonie » possède un certain nombre de caractéristiques qui en font une anti-université. Mangeclous, son fondateur, n’a aucun titre sinon ceux qu’il se donne :
- Et qui t’a nommé professeur ? demanda Saltiel avec une intention de mortelle ironie.
- Moi, répondit Mangeclous. En ma qualité de connaisseur de ma valeur. (V, p. 95)
6L’amphi est installé dans sa cuisine, elle-même sise dans une cave ; quant aux diplômes, ils sont garantis et tous taxés, les immérités doublement, comme le proclament ses « bambins-sandwiches » qui sillonnent publicitairement la rue. Se propose-telle du moins, cette Université, de faire accéder au savoir les Céphaloniens analphabètes et oubliés du monde ? La réalité met rapidement fin à cet espoir : les cours sont payants, la cuisine suggère même un paiement en nature, ce qui ne saurait étonner de Mangeclous l’insatiable. La vocation première de l’enseignement universitaire, la transmission d’un savoir désintéressé, s’asservit à des intérêts individuels. Les matières enseignées, qui semblent fidèles aux grandes disciplines traditionnelles, droit, morale, littérature, sont détournées respectivement en un « Cours de Ruses Juridiques Moyennes et Fortes de Manière à Toujours Gagner le Procès malgré le Juge Imbécile nommé Par Protection ! » ; une « vie des Fortunés du Grand Monde en Europe » ; et enfin, « Un joli Cours de Séduction Amoureuse, telle qu’elle est pratiquée dans les Europes », cours dont ni Anna Karénine, ni ses héros adultères et coliqueux ni son auteur trompeur ne se relèveront. L’intention est de montrer que se sont vidés de leur sens l’héritage essentiel de Rome qu’est le Droit, puis celui des Lumières qu’est la philosophie morale et politique diluée en potins mondains, enfin le message chrétien, détourné par le mythe de l’amour passion, catégorie majeure du romanesque et de l’imaginaire occidental. Finalement, ni universaliste, ni transmettrice d’un héritage, ni spéculative ni désintéressée, la vision que livre Mangeclous de l’université en détruit les principes après en avoir démoli les emblèmes.
7Pourtant, cette université est créée en Grèce, berceau occidental de la pensée philosophique dans une Europe qui, selon Jean-Pierre Faye, « a été dessinée dans l’espace par une histoire de la pensée ».5 Or, on assiste à une victoire des sophistes, puisque Mangeclous se propose de faire triompher n’importe quelle thèse, contre rétribution :
À titre d’exemples seulement quelques cours universitaires [...]. Philosophie sarcastique ou idéaliste selon Entente avec Les Étudiants qui diront leur Préférence ! [...] Preuves de l’Existence ou de l’Inexistence de l’Âme, Également au choix des Étudiants ! Mais une drachme de Plus pour l’Existence qui est Plus Difficile À Prouver ! (V, p. 11)
8Quant à la Société des Nations, ce n’est pas uniquement par amour des jeux de mots faciles que Michaël l’appelle « Sottise des Nations » et Mangeclous « Satisfaction des Nourris et Satiété du Nombril6 » Là encore, l’universalisme occidental est placé face aux contradictions de son rapport au politique : le règne universel de la concorde, auquel elle doit conduire, fait de la SDN la continuatrice de l’espérance chrétienne puis des perspectives des Lumières.7 Mais dans l’œuvre de Cohen, la Société des Nations se révèle, sur le plan de l’éthique comme dans le domaine de l’imaginaire, « d’essence babélienne »8 : la description de ce bâtiment démesuré se limite à un dénombrement de portes, fenêtres, couloirs et lieux d’aisance ; l’international labyrinthe ne peut se prévaloir que d’une supériorité sur l’original mythique : son coût de fonctionnement exorbitant. À l’intérieur règne la loi du plus fort : entre les fonctionnaires eux-mêmes, et surtout à l’égard des pays pauvres, en particulier du Sud, représentés par l’Éthiopie abandonnée à Mussolini. Scipion et Jérémie, faux envoyés d’Argentine mais véritables délégué des Valeureux et de tous les opprimés, arrivent à franchir le barrage des huissiers en respectant la consigne de Michaël, le janissaire : « être arrogant ». La scène qui s’ensuit, particulièrement savoureuse et instructive, oppose deux langages, l’un coloré et humain, le franco-marseillais en harmonie avec le franco-yiddish, l’autre d’un bois qui se voudrait noble, le franco-français, correct et inconsistant, du comte de Surville, « crétin solennel » et chef de la section politique. Mais la scène oppose aussi deux rapports au monde : la solidarité active et quotidienne, sans phrases, des exclus, méditerranéens ou assimilés, révèle le montage verbal qui propose la solidarité comme écran à l’indifférence des nations. Ainsi, lorsque Scipion demande à Surville, en insistant sur le verbe :
Alors, quand il y a une guerre, qu’est-ce que vous faites ?
– Nous souffrons, répondit le comte de Surville. Tous ces morts, c’est affreux. (M, p. 208)
9Aux questions réitérées de Scipion, soucieux de l’action de la SDN en cas de guerre, répond une escalade verbale fondée sur le paradigme de l’inaction (dossiers, commissions et sous-commissions, prières et recommandations aux belligérants) :
En désespoir de cause, ajoute Surville satisfait, « nous émettons des vœux, par lesquels, tout en donnant raison au plus faible, nous ne donnons pas tort au plus fort [...] En général, les opérations militaires finissent bien par finir. Nous admettons alors que la partie la plus forte procède à telle prise de territoire qu’il lui plaira à condition que le mot d’annexion ne soit pas prononcé. (M, p. 209)
10Bref, résume le chef de la section politique :
Notre tâche se résume à ceci : être anodins ! Nous accomplissons cette tâche avec une vigueur toujours grandissante. (M, p. 201)
11Sous couvert de l’établissement d’un ordre planétaire harmonieux, s’instaure une logique où le droit du plus faible est défini par la norme d’un ordre supérieur, celui du plus fort. Car, comme l’exprime Marie Balmary : « Le désir prématuré de totalisation sous-jacent à la Tour de Babel ne peut aboutir qu’à une hybris totalitaire.»9
12Ainsi, les idéaux des Lumières – universalité d’une morale de tolérance, d’une relativité des cultures, du règne du droit – sont absents des lieux même construits pour leur application. Pourquoi cette régression ? La réponse de Cohen est que la régression païenne d’une bonne partie de l’Europe et, tout particulièrement, de l’Allemagne, a des racines mythologiques10 et historiques ou, pour le dire plus abruptement avec les mots de la naine Rachel envers les Allemands :
Nous, il y a deux mille ans, nos prophètes ! Eux, il y a deux mille ans, des casques avec des cornes de bêtes ! (BS, p. 430)
13Mais l’Allemagne n’est jamais que « l’hyperbole de l’Occident »11 Pour Cohen, l’Europe est toujours tentée de révoquer la partie judéo-chrétienne de son héritage pour se donner à l’autre partie, ces cornes du Minotaure, qui sont aussi celles de Zeus taurin enlevant Europe pour la violer dans la Gortyne crétoise. Si, selon Rémi Brague, « ce qui fait l’unité de l’Europe, ce n’est pas la présence en elle d’un seul élément, mais bien de deux, [...] irréductibles l’un à l’autre, [...] qui [la] font vivre par le dynamisme même qu’entretient leur tension »12, l’Europe se définit alors comme « immigrée à elle-même [...car] sa source est extérieure ». À travers la mise au jour des tentations de l’Europe, Cohen veut lui rappeler son héritage judéo-chrétien, redonner sens au christianisme en lui rappelant ses fondations. L’échec de la synthèse vient à la fois de l’oubli, voire du refoulement par le christianisme de son porte-greffe, et d’une insuffisance de christianisme.13
« Le Saint-Germanique »
14Saltiel nomme le château de Saint-Germain « Saint-Germanique» ; le nom révèle une tension entre ses deux éléments, que la suite de l’épisode du château précisera. Il s’agit bien du rapport de l’Occident avec son origine, dans ce bâtiment dont Solal précise d’emblée qu’il date « du seizième siècle après Jésus-Christ. Pourquoi disposez-vous de si peu de siècles ? ». Or, toute la description en renvoie l’origine au Moyen Âge : ainsi se dessine une bipolarité qui conduit « à lire dans ces chapitres une fable de l’Occident entre Moyen Âge et Renaissance, dont Israël, la Chrétienté et la Germanie seraient les principaux personnages ».14 En effet, continue Solal, « même la terre qui est dessous nous appartiendra ». Or, ce « nous » ne désigne pas le couple qu’il forme avec Aude mais, comme la suite le montrera, les tribus d’Israël errant dans lesquelles il s’inclut et qu’il a installées dans les souterrains du château. Désir d’enracinement, certes, mais clandestin, dans une Europe devenue antisémite. Selon D.R. Goitein-Galperin, qui voit l’origine du passage dans une longue diatribe antisémite du baron de Charlus15, « cet univers juif recréé dans les caves médiévales constitue à la fois un défi et un appel à la chrétienté ».16
15Ce dispositif montre en effet que le Juif est le refoulé de l’Occident et ce, depuis le Moyen Âge chrétien qui prend des mesures discriminatoires antijudaïques, ghetto ou expulsion. L’antisémitisme moderne soft de Maussane invite au refoulement : « Français, uniquement français et tout ce que cela comporte »17, enjoint-il à Solal, tandis qu’Aude, « fille d’Europe », opte pour l’expulsion, instaurant ainsi une continuité entre le Moyen Âge et l’époque moderne. Simultanément, Cohen détruit le mythe de la « conspiration juive », cinquième colonne « cosmopolite » prétendument terrée dans le fruit occidental pour mieux le ronger de l’intérieur : s’ils se cachent, montre-t-il avant 1930, c’est qu’ils sont rejetés, ce que la cave de Berlin, pendant les heures noires du nazisme, rendra évident. Surtout, cette diabolisation et cette animalisation du Juif (« ces larves » les nomme Aude), ressemblent fort à une projection inconsciente de l’Occident lui-même, qui s’est voué aux forces du mal païennes et à l’animalité, projection par laquelle il inverse du même coup, pour reprendre les termes de Lévinas, la vocation authentique d’Israël à « l’élection pour autrui » :
Ils allaient, éclairés d’élection, et leur complot était l’amour des hommes. (BS, p. 269)
16D’une autre manière, la perception d’Israël par les Chrétiens est réduite à une imagerie incapable d’affronter la réalité et de percevoir, au-delà de l’apparence, la vérité spirituelle : « Le royaume pur et guerrier de l’Ancien Testament » auquel Aude s’attend, hors de toute réalité historique, politique et sociale, sonne comme une expression de catéchisme. De fait, « elle reproduit très exactement l’opposition théologique entre les Juifs charnels et le verus Israel, dont le seul héritier légitime sera la chrétienté ».18
17De plus, les caves matricielles se trouvent au fondement clandestin de l’édifice, en situation de si fort refoulement qu’elles n’ont accès qu’à l’inconscient occidental : « [Aude] rêva que des chants d’Orient se faisaient entendre dans La Commanderie. » (S, p. 247) Israël se révèle être ainsi « la fondation cachée de la maison d’Europe, l’origine forclose de l’Occident »19, d’autant que la fin de Solal montre que les caves de La Commanderie ne s’étaient jamais entièrement dépeuplées de leurs Juifs : ils illustrent, malgré le déni qui les frappe, la permanence intangible de la fondation européenne.20
18Enfin, les caves, que Solal nomme « la ville biblique », sont la figure gullivérisée de la ville sainte par excellence, Jérusalem, tandis que le château symbolise, dans l’iconographie médiévale, la Jérusalem céleste : l’Occident, enfouissant « la nation aînée » dans les profondeurs du passé et de l’oubli, condamne sa propre espérance à ne plus être qu’une forme vide et délabrée. La seule Renaissance possible pour l’éthique, c’est-à-dire la justice et l’amour sur terre, réside pourtant en Occident : il est significatif qu’Aude, la protestante à la lisière des Ancien et Nouveau Testament, en soit la potentielle instigatrice. Sa re-connaissance des fondations du château ouvrirait la voie à une seconde Renaissance21, amoureuse et spirituelle.
19Certes, l’Europe ne se limite pas à la germanité, ni à la féodalité que lui ont donnée les invasions barbares, ni au Saint Empire romain germanique dont le nom marque le programme d’union du temporel et du spirituel. Cependant, c’est au château de Saint-Germain qu’Aude finira par s’installer avec Jacques de Nons. Enfin, l’épisode de la cave de Berlin montre la victoire du germanique sur le saint22, quelques années plus tard, lorsque Rachel relie les massacres médiévaux au génocide en préparation et accuse l’Église et ses dignitaires de complicité avec Hitler :
Mais surtout, ils nous brûlaient ! Dans toutes les villes d’Allemagne, à Wissenbourg, à Magdebourg, à Arnstadt, à Coblence, à Sinzig, à Erfurt, ils étaient fiers de se dire rôtisseurs de Juifs ! Judenbreter dans leur langue du temps ! Ils nous ont brûlé au treizième siècle ! Ils nous brûleront au vingtième. [...] Ils sont tous d’accord avec lui ! L’évêque de Berning est d’accord ! Il a dit que tous les évêques allemands sont d’accord ! (BS, p. 436)
20La « Vierge allemande, la Vierge de Nuremberg » a pour particularité d’être « creuse » : « Ils nous enfermaient dedans et les longs couteaux de la porte entraient dans le Juif. » (BS, p. 436) Vidée de sa substance qui est amour, la « vierge allemande », après avoir été un supplice sous l’Inquisition, gullivérise désormais un camp de concentration. À la place du Christ, dans ce ventre, les Juifs eux-mêmes : les chrétiens puis les Allemands, en cela semblables aux Romains et dans la même prétention impérialiste et totalitaire, ont tué une nouvelle fois Jésus dans son peuple. Tuer les Juifs équivaut ainsi à détruire le christianisme en supprimant ses fondations. C’est pourquoi l’Allemagne incarne la polarité païenne et dionysiaque de l’Europe, tandis que le visage originaire de Marie est incarné par la seconde Vierge de la cave, la sœur de Rachel, Léa, « Vierge souveraine, Jérusalem vivante, beauté d’Israël, espoir dans la nuit ». Comme le montre Alain Schaffner23, cette figure synthétise la Léa biblique, femme de Jacob et sœur de Rachel, souffrant des yeux, cofondatrice de la lignée d’Israël, et la Vierge, manifestant que les deux religions sont sœurs : « ... ces deux filles de Jérusalem la juive et la chrétienne toutes deux sont reines d’humanité » (BS, p. 766), soumises au même ostracisme et condamnées aux catacombes.
21Mais l’étude du « mythe personnel » a suffisamment montré que les interrogations éthiques n’étaient pas séparables d’une ambivalence constitutive du sujet - de l’écriture comme de la narration : pour Cohen aussi, la condition juive reste problématique, et la réponse politique qu’apporte la création d’un État laisse ouverte la question métaphysique de l’existence juive. Par ailleurs, l’univers de Céphalonie serait-il un vrai paradis, exempt de dangers et de défauts ? Ce serait oublier que ni les pogroms ni la guerre n’ont épargné les îles grecques. Ensuite, qu’une double culture une fois semée ne peut plus se vivre qu’en des lieux de confrontation. Enfin, qu’une société ne peut survivre si elle se montre incapable de percevoir l’essence des temps modernes.
22C’est ce que montrent les épisodes de la Lioncesse24 et de l’Évenement de la Bombe.25 Une (fausse) rumeur court à Céphalonie, selon laquelle une lionne se serait échappée du 200 et errerait dans l’île, assoiffée de sang et toutes canines dehors ; les Céphaloniens, hantés par la peur de l’animalité, se réfugient donc dans des cages qu’ils construisent sur roulettes et dans lesquelles ils se déplacent, s’organisant peu à peu, celles des amoureux se dirigeant plutôt vers le bord de mer. Cette parabole montre que l’espace du ghetto est créé par la peur de l’autre et que le retrait de cage en cage, à Céphalonie, devant un danger imaginaire, possède un lien avec le retrait réel, de cave en cave, des Juifs en Europe nazie. L’exclamation de la naine Rachel dans la cave de Berlin le montre :
En ce Berlin tout est à l’envers mon cher ! Les bêtes dans la rue et les humains en cage ! (BS, p. 430)
23« L’épisode de la Bombe »26 explique ce rapport : une torpille égarée par un cuirassé anglais fut apportée « au célèbre cabaliste Maïmon », vieillard translucide qui mort-vit dans un cercueil, ressuscite dans les cas importants, condense les « Juifs des caves » et exprime la permanence du message si nécessaire. Celui-ci, examinant l’objet, déclara que
... cette petite nef voyageait sur et sous mer depuis les temps du roi Salomon et que, vraisemblablement, elle devait contenir une partie des richesses du célèbre monarque.
24Tandis que l’on frappait dessus à coups redoublés,
... l’assistance chantait des psaumes et agitait des palmes. L’explosion causa la mort d’une vingtaine de Juifs.
25À travers cette parabole se fait entendre la dénonciation d’une interprétation du monde considéré comme un ensemble de signes rémanents, à l’aide de la clé biblique qui permettrait une compréhension universelle du présent. Or, la bombe de l’Histoire occidentale moderne a aussi frappé Corfou-Céphalonie, malgré les interprétations optimistes de Pangloss-Maïmon. Israël a autant besoin de l’Occident que ce dernier d’une réaffirmation de son héritage juif... Le voyage des Valeureux en Palestine, à la fin de Solal, puis leur retour le montrent assez.
26Lors de ce dernier épisode, la nécessité réciproque de se mêler aux nations est réitérée : que les frères de Russie et de Pologne restent et cultivent la terre d’Israël, car « Ils sont les concombres et nous sommes le sel, dit énigmatiquement Mangeclous. » Ce que Maïmon, qui prend la parole dès qu’il s’agit du sens intemporel du judaïsme oriental, éclaire : « Le sel doit être répandu et non concentré.» Métaphore de moins en moins obscure car Mangeclous insiste : « Il me tarde d’aller saler les pays ». De fait : « ... il y a trop de fils de Jacob par ici. Bref, j’ai la nostalgie et je languis de revoir les Chrétiens » (M, p. 316-317), proclame-t-il en affirmant la fécondation réciproque des deux religions.
27L’identité spirituelle, la reconnaissance de l’éthique demande en effet la médiation d’autrui. Cependant, aux yeux de Solal, si la rencontre avec l’Autre est vitale, car elle lui permettrait de dessiner les contours d’une identité qu’il souhaite harmonieusement hybride et le maintiendrait dans le mouvement de l’histoire, elle est toujours problématique : l’altérité, celle de la femme aimée essentiellement, ne cesse d’être interpellée et malmenée pour être mieux ramenée au même. Ainsi les abîmes de Solal et de Cohen trouvent-ils leur reflet angoissé dans les impulsions contradictoires de l’Europe, car leur désir d’unification cherche à trouver un modèle métaphysique dans une Europe judéo-chrétienne et non païenne-allemande. À la Rome vaticane s’oppose alors la Rome de Titus :
– Mon idée, chers amis, est que nous commencions par Rome, ville des Césars [...] – J’acquiesce, dit Mangeclous, car j’ai toujours eu envie de faire une visite au pape. (V, p. 193)
28Dans Solal, le Saint-Père, ayant pris Saltiel pour un dirigeant sioniste (ce qui révèle à quel point, étant donné l’accoutrement du petit oncle, les Juifs sont devenus exotiques pour le pape), « lui avait fait remettre une déclaration de sympathie pour le mouvement» ; ainsi, c’est « en parlant avec le pape [qu’]il avait découvert qu’il avait une patrie ».27 Saltiel va ensuite tenir « une petite conversation avec Titus sous l’arc érigé en l’honneur du vainqueur de Jérusalem ». La présence de la Rome antique sous la Rome vaticane dans deux paragraphes successifs exhibe la dualité de la cité. Affirmation primordiale chez Cohen, puisqu’elle sera réitérée dans Les Valeureux : la visite de Saint-Pierre s’accompagne alors de celle du forum sur lequel Saltiel, s’adressant encore à Titus, s’exclame que l’Empire romain destructeur de Jérusalem a disparu, tandis que « tes vaincus se portent bien » (V, p. 269) ; en revanche, Mangeclous considère que, somme toute, dans la basilique Saint-Pierre, « on est en visite chez un parent » (V, p. 268), sinon qu’il s’agit d’un parent ingrat :
Tout ce qu’on y prêche et chante est de notre invention d’il y a deux mille ans ! Mais aucune reconnaissance ! » (V, p. 279)
29Si les sentiments envers la papauté restent relativement mesurés, ils n’en sont pas moins mêlés. Bienveillance et proximité se joignent à l’accusation d’ingratitude et à la méfiance : Saltiel, rejoint par Salomon, reste optimiste envers la future attitude du pape « si Hider devient pire », quand Mangeclous se contente d’un sobre « nous verrons ». Ainsi, Rome reste double, à l’image de l’Occident qui allie l’impérialisme à une volonté d’universalisme spirituel : en cela, digne modèle du Saint Empire romain germanique dont l’Allemagne national-socialiste est l’héritière.
30L’Occident tout entier incarne donc la figure de l’ogre : l’Angleterre, où
... les véhicules appelés autobus ont la couleur de la viande saignante, abomination aimée des païens [...]. Rouges aussi sont les boîtes de la poste et les manteaux des jeunes infirmières. (V, p. 291)
31C’est pourquoi « ces Babyloromains » sont dévorateurs :
Pauvre fils de la Loi et des oignons crus, que faisait-il au milieu de cette race rouge de viandes rouges et de douches glacées ? S’il rougissait, ils allaient le manger peut-être, (S, p. 138-139)
32L’impérialisme et, de manière générale, le pouvoir d’une nation se mesurent à son assentiment à l’animalité dévoratrice. Une même phrase associe domination et mastication :
Front uni, l’Angleterre n’offrait à l’étranger que le drapeau de l’Empire et le langage mystérieux et uniforme de ses râteliers. (S, p. 139)
33L’ogre, figure à laquelle sont également comparés le Père autobiographique et le personnage de Mangeclous, rejoint, dans son incomplète humanisation, le motif du babouin. Mais si les ogres juifs échappent en grande partie à l’animalité parce qu’ils sont humanisés par le façonnage de la Loi mosaïque, les pulsions des ogres occidentaux sont renvoyées à un vide spirituel.
34On constate que, bien qu’elle repose sur une excellente connaissance de l’Histoire, l’interprétation cohénienne du nazisme est presque uniquement culturelle, religieuse et morale : elle fait de la judéité et de la germanité deux pôles spirituels antagonistes, ceux de l’humanité et de la bestialité. L’opposition est illustrée par deux chants qui éclatent simultanément, dans la séquence de la cave de Berlin :
Et en même temps que le bruit des bottes retentit le chant allemand, chant de méchanceté, chant de la joie allemande, joie du sang d’Israël giclant sous les couteaux allemands. Wenn Judenblut unter’m Messer spritzt, chantaient les jeunes espoirs de la nation allemande, tandis que de la cave voisine s’élevait un autre chant, chant à l’Éternel, grave chant d’amour, surgi du fond des siècles, chant de mon roi David. (BS, p. 440)
35De fait, le monologue de Solal, au chapitre xciv, montre que la tentation païenne de l’Allemagne repose sur un antidécalogue28 :
L’homme allemand a entendu et plus écouté que d’autres la jeune voix ferme qui sort des forêts de nocturne épouvante [...] cette voix tentatrice chante [...] que les lois de nature sont l’insolente force le vif égoïsme la dure santé la prise jeune l’affirmation la domination la preste ruse la malice acérée l’exubérance du sexe la gaie cruauté adolescente qui détruit en riant [...] voici je vous apporte de nouvelles tables et une nouvelle loi dit-elle et c’est qu’il n’y a plus de loi évohé les commandements du Juif Moïse sont abolis et tout est permis et je suis belle et mes seins sont jeunes crie la voix dionysiaque. (BS, p. 764)
36Nomocratie contre anomie, humanisation contre retour à la loi de la jungle, retour à la loi du plus fort et au culte de la force, par rejet de toute culpabilité, par licence donnée à la naturalité, à travers une mythologie germanique exaltant le sang et le sol. Et Solal reprend :
Lorsqu’ils se vantent comme Hider ou leur Nietzsche d’être inexorables et durs qu’exaltent-ils sinon le retour à la grande singerie de la forêt préhistorique. (BS, p. 765)
37De ce fait, la séquence où Solal, déguisé en Juif traditionnel venu proposer la Loi morale à Ariane, est par elle blessé, préfigure celle de son lynchage par les nazis, lorsqu’il arrive le front ensanglanté dans la cave de Berlin. De même, les guerriers germains portant « des casques avec des cornes de bêtes », rejoignent la mythologie du Minotaure qui est tissée autour du personnage d’Ariane. Épouse de Dionysos dans le mythe, elle a dans le roman une liaison avec Dietsch, chef d’orchestre allemand. Ce nom, patronyme de Nietzsche, révéle le consentement d’Aude à ce qui est, pour Solal, l’essence de la culture allemande : la revendication de la naturalité et l’amour de la musique comme traduction d’une mythologie des profondeurs.29 Ce néo-paganisme est preuve, pour Cohen, que l’Allemagne n’a été christianisée que superficiellement. Freud se demandait si l’antisémitisme ne provenait pas d’une jalousie de pays « mal baptisé », peuplé de « barbares polythéistes »30, idée que reprend le monologue de Solal :
Ces deux filles de Jérusalem la juive et la chrétienne en son mont d’où il aime à contempler sa chère nature Hitler les hait également. (BS, p. 766)
38Ainsi, démesure, règne de la force, écrasement de l’individu au nom d’un renforcement de la volonté de puissance collective, libération des instincts sont les conséquences d’une haine de la Loi civilisatrice. La babouinerie est le motif obsédant qui traduit les comportements occidentaux :
Babouinerie partout. Babouinerie et adoration animale de la force, le respect pour la gent militaire, détentrice du pouvoir de tuer. [...] Babouines, les foules passionnées de servitude, frémissantes foules en orgasme d’amour lorsque paraît le dictateur [...]. Ils osent dire de Dieu qu’il est le Tout-Puissant, ce qui est abominable et significatif de leur odieuse adoration de la force qui est pouvoir de nuire et en fin de compte pouvoir de tuer. (BS, p. 307-309)
39Cohen dénonce et vitupère en prophète : pas d’excuse pour une humanité occidentale qui n’est pas sortie de l’état de nature, et « dont le refoulé se pare des séductions du civilisé. [...] Pour Sartre, il n’y a pas d’inconscient, il n’y a que de la “mauvaise foi” »31 ou, comme le dit Mangeclous avec humour, un « vice-conscient ». Et d’autant moins d’excuse que le visage de la fragile sublimation de cette civilisation fondée sur la babouinerie sociale et sexuelle se nomme l’amour.
Mythes de l’amour et amour de la loi
40Les mythes de l’amour sont en effet l’objet de la dénonciation la plus vigoureuse, et cela sur deux plans entre lesquels existent de nombreuses correspondances : le plan éthique et religieux de l’amour du prochain, dans une double lecture juive et chrétienne, soumise à l’épreuve du social et de l’histoire ; le plan du mythe romanesque occidental de l’amour. ; condensé dans le double mythe de Don Juan et de Tristan, et confronté aux amours de Solal et d’Ariane.
L’Amour du prochain
41Cohen rejoint la démonstration de Freud sur l’effet des « rationalisations »32, qui travestissent d’autant mieux les instincts qu’elles les camouflent derrière des idéalisations religieuses. Dans Totem et tabou, Freud dénonce l’illusion dont se berce l’Occident d’être fondé sur l’amour chrétien :
La civilisation vit du meurtre et du refoulement du meurtre, du désir insatisfait et de la volonté de transgression des normes. [...] Le passage de la force à la civilisation, c’est le passage d’un monde régi par la puissance à un monde gouverné par la névrose.33
42Ainsi, remarque Solal,
Montrer les dents et ne pas s’en servir pour attaquer est devenu un salut de paix, un signe de bonté, pour les descendants des brutes du quaternaire. (BS, p. 310)
43D’ailleurs, conclut-il, retrouvant ainsi l’inspiration prophétique :
Ce qu’ils appellent péché originel n’est que la confuse honteuse conscience que nous avons de notre nature babouine et de ses affreux affects. (BS, p. 310)
44Aussi est-ce dans cette adoration, cette vénération de la force que gisent le sentiment religieux et le sens du sacré occidental. Nulle transcendance n’est perceptible dans l’expression du pouvoir, pur rapport de force qui ne repose que sur l’investissement libidinal dont le religieux est l’alibi. Ariane, encore, incarne cette vénération et révèle que l’Occident est fondé sur la contradiction de deux mythes fondateurs ; le premier repose « sur le couple originel de la Vierge et du taureau [...] symbole de la toute-puissance d’Éros », et le second sur le couple formé par « une autre Vierge et... un agneau, symbole du règne d’Agapè ».34
45C’est pourquoi la dénonciation inlassable par Cohen du faux amour du prochain a pour projet de baisser les masques des rationalisations et de placer l’Europe face à sa tentation païenne : Mmes Deume et Sarles, ces deux chrétiennes modèles – la première dessinant l’archétype du chrétien-petit-bourgeois – sont croquées dans leur inoxydable amour d’autrui. Ainsi, Antoinette
... promena un de ces regards inexorablement décidés à aimer – qui sont l’inimitable apanage des professionnels de la religion - sur ses diverses possessions : son mari ; son fils adoptif ; sa belle-fille ; le superbe poste de radio... (M, p. 293-294)
46Dieu est pour elle un « impeccable », en ce sens assimilable à la chaudière du chauffage central : inaccessible au péché, dispensant le confort d’un monde régulé donc moral. Dans ce monde au langage perverti, l’amour de Dieu et celui de la Bourse s’expriment de la même manière : lorsqu’un jour Mme Deume déclara songer
... à de bonnes actions, M. Deume eut peur car il pensait que sa femme allait entamer quelque couplet moral.
– Ce qu’il y a de mieux, à mon avis, poursuivit-elle, c’est l’International Chemical Industries. [...] C’est la plus grosse maison de gaz asphyxiants, dit-elle avec respect. (M, p. 361)35
47L’ambition de Cohen consiste d’abord à placer les chrétiens face à leurs idéaux, leur demandant de les assumer. En effet, à de nombreuses reprises, il reproche au christianisme de s’être approprié le message d’amour biblique sans le mettre en pratique, et le rappelle au devoir de charité :
L’amour du prochain réclame des poètes qui savent donner leur unique manteau. [...] L’homme de charité doit vendre tout ce qu’il a et le donner aux pauvres. (S, p. 125)
48déclare Solal à Jacques de Nons. Don total, tel est le sens du message christique, selon lui ; sinon, où serait l’innovation essentielle face à l’Ancien Testament ? Justice juive et charité chrétienne entrent ainsi dans un jeu subtil d’oppositions au sein de l’œuvre, autour d’un axe constitué par l’amour du prochain. Ainsi, les paroles de Jésus :
– Vous avez entendu qu’il a été dit : œil pour œil... Eh bien ! moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant [...]. À qui te demande, donne (Mathieu, V, 38-40),
49sont, d’une part, fréquemment opposées à la loi du talion – dont les principes, qui se trouvent dans le Code de l’Alliance, ne forment pas une loi de vengeance pulsionnelle, contresens de la tradition antijudaïque, mais établissent un droit qui punit le coupable sans excéder la faute – et, de l’autre, constituent un dépassement du droit lui-même, car Jésus invite à renoncer à son bon droit en consentant à l’aliénation de ses biens. Or, c’est Solal qui met ces mots en pratique à plusieurs reprises, pour montrer qu’il a compris le message mais... qu’il est le seul fou à agir ainsi. Au don total qui exige des saints ou des fous s’oppose alors la notion juive de tsedaka, terme hébreu qui signifie à la fois justice et aumône. Solal, par sa démonstration romantique, montre le bien-fondé des secs commandements de Gamaliel, « le pauvre a droit légal de propriété sur une partie de ton partie de ton bien ».36
50La démonstration relative à l’amour du prochain est plus incisive et occupe une place importante dans l’œuvre. Les paroles de Jésus :
Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras tes ennemis. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs,
51citent directement Lévitique XIX, 18 et XIX, 33 mais... l’ordre de haïr son ennemi n’y figure pas37, ni ailleurs dans l’Ancien Testament. Le Lévitique transmet par la bouche de Moïse l’ordre divin d’amour du prochain d’abord défini comme « enfant de ton peuple » ; puis ce commandement s’étend à l’étranger : « Tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. » On lit également dans Exode, XXIII, 4-5 : « Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton ennemi qui vague, tu dois le lui ramener... », paroles reprises « pendant que mijote le bœuf » par la mère de l’auteur. Elle conclut : « Te rends-tu compte, l’Éternel, roi de l’univers, qui s’occupe même d’un petit âne ! N’est-ce pas chose sainte, mon fils ? » (C, p. 24)
52L’accusation de Cohen contre ce « pensum d’amour » chrétien est cruelle :
Depuis deux mille ans, ils parlent de l’amour du prochain et ils croient y croire. Ils jouent à aimer leur prochain, mais ils n’aiment pas. Leur amour n’est pas vrai, il n’est pas surgi. (C, p. 163 et suiv.)
53L’Ancien Testament se caractérise par la prise en compte réaliste de la nature humaine et demande, avec des exemples précis et concrets, d’aller en toute occasion au bout de sa générosité. Ce ne serait déjà pas si mal, semblent dire Solal et Cohen, car ce qu’ajoute la Bible avec insistance, c’est que vouloir le bien ne peut s’accommoder d’une indifférence au mal ni d’une indulgence molle envers lui, mais demande à lutter contre les méchants. Nul doute que ces injonctions n’aient eu un sens renouvelé dans l’Europe des années quarante. Or, Jésus invite à aimer les méchants, pour devenir semblable à la perfection divine.38
54À cette exigence exorbitante, l’œuvre de Cohen, fidèle toujours au réalisme de l’Ancien Testament, répond par la nécessité préliminaire, pour l’Occident, de prendre conscience qu’il est tombé dans l’idolâtrie et de détruire ses idoles, avant de pouvoir même entendre le précepte christique. L’œuvre obéit en cela au commandement de l’Exode, placé en épigraphe de Paroles juives : « Vous renverserez leurs autels et vous briserez leurs statues », et à celui de Deutéronome, VII, 25 : « Vous brûlerez au feu les images taillées de leurs dieux » ; car le vrai Dieu de l’Occident est le Veau d’Or :
Est-ce qu’on Le regarde ce matin ? souffla [M. Deume] avec une expression égrillarde et respectueuse. [...]
– Oui, dit tout bas Mme Deume dans le regard de laquelle passa une lueur étrange.
55Or, l’épiphanie attendue se révèle être un lingot d’or, jailli non du ciel mais du plancher, ce qui en désigne le caractère impur :
– Comme il est gros, dit-elle en aspirant sa salive.
Et elle osa le toucher d’une main craintive et virginale. (M, p. 359)
56L’érotisation de la scène est évidente : l’idolâtrie, alliance du sacré et du sexuel, constitue la profanation suprême, inlassablement dénoncée comme telle par les prophètes.39
57Le responsable essentiel de cette opposition entre loi d’amour et amour de la Loi est Paul. Si les Hébreux ont posé qu’on se délivre de l’esclavage par la Loi, le paulinisme donne comme sens à la venue du Christ qu’elle nous sauve de la Loi. Pour Paul, c’est la Loi qui produit la faute : « Jusqu’à la Loi, la faute était dans l’univers, mais la faute sans la Loi n’était pas comptée. ». Paul dit encore : « Je ne connaîtrais pas la convoitise si la Torah n’avait dit : tu ne convoiteras pas. »40 Lecture étrange, car supposer que la faute est causée par l’interdit, c’est prétendre à la bonté naturelle et nier la Chute ; en outre, la loi mosaïque, en instaurant Dix Commandements, produit un espace de liberté entre et hors d’eux. Le propre de toute Loi est d’instaurer un manque face au désir, mais la Torah installe aussi un espace de dons, de sacrifices, de pardons, c’est-à-dire la possibilité d’aménager et questionner le Loi, de se débrouiller avec l’imperfection humaine, d’avoir un peu de jeu face à l’exigence à laquelle il faut répondre. La haine de soi et de l’origine (comment comprendre « Nous sommes réconciliés avec Dieu par la mort de son fils » ? Quel est ce Père, pour Paul, que la mort de son fils apaise ?) Paul les retourne contre ses semblables, les Juifs, tout en souffrant certes pour eux : il prépare ainsi l’ambivalence du christianisme envers ses origines.
58La Loi mosaïque ne sous-estime pas la mauvaise foi du désintéressement ni la force de « la tare animale », tandis que le christianisme surestime la force du sentiment et particulièrement celle de l’amour du prochain accuse Cohen. L’auteur dénonce la dialectique paulinienne de la lettre et de l’esprit, car la prédominance de la lettre de la Loi conduit à l’étroitesse, mais celle de l’esprit, de la foi sur la Loi, expose au danger d’un retour au paganisme. Les personnages les plus admirables, dans l’œuvre, Agrippa d’Auble41 et le pasteur Sarles, ont une « foi un peu Ancien Testament ». Calvinistes austères, ils représentent un christianisme de la Loi, moralement exigeant envers soi-même et pessimiste sur la nature humaine. Face à eux, le frugal oncle Saltiel, Juif oriental, adepte de la Loi dans son message d’amour et de bonté est un lecteur clandestin des Évangiles. Solal les unit dans le même amour et le même respect.
« Nature naturante » et loi d’antinature
59L’opposition entre conjugalité et amour-passion, sainteté du mariage et sacralisation de la passion est la deuxième ligne de partage entre l’Europe judéo-chrétienne et l’Europe païenne. Parce que le choix de la passion, de Tristan et Iseut à Anna Karenine, signifie que l’Europe, écoutant les tentations antiques du paganisme, s’est donnée à l’animalité, aux lois de nature, au « gai savoir ».
60Outre le contrepoint des Valeureux, Albert Cohen utilise, pour sa démonstration, le personnage de Solal. La seule terre que cet Oriental souhaite vraiment posséder, c’est la femme occidentale, blonde et athlétique : le « désir d’Europe »42 se confond presque totalement en lui avec le désir des femmes d’Occident. Ariane d’Auble, l’héroïne de Belle du Seigneur, possible descendante d’Henri IV – en cela, et à bien d’autres égards, parente de la stendhalienne Mathilde – appartenant à une lignée jadis convertie au protestantisme, exilée à Genève, représente à elle seule les strates historiques de l’Europe mais aussi la somme de ses erreurs et de ses illusions. L’abondance des référents historiques auxquels renvoie ce personnage lui confère de condenser l’imaginaire européen tel que se le représente Solal (et Cohen). Ariane révèle en effet la parenté païenne des mythologies grecques et nazies.
61La mythique amante de Thésée et épouse de Dionysos est d’abord élue par Solal pour le guider à travers le labyrinthe de l’Occident où règne le « Minotaure de la force ».43 Mais elle a partie liée avec les forces naturelles, comme de très nombreux passages l’exposent à l’envi. L’un d’eux est plus directement relié aux mythes aryens. Cette interprétation se vérifie dans la tension qui s’établit entre deux chapitres contigus de Belle du Seigneur, où la paronomase Ariane-Aryenne révèle l’identité sémantique de ses termes. Devant son miroir, Ariane se raconte en effet, l’ascension imaginaire de l’Himalaya et affirme : « L’Himalaya, c’est ma patrie », après avoir imaginé qu’elle se trouvait sur les « pentes maternelles » de ce « pays de la nuit sans humains où les derniers dieux se tenaient sur des cimes entourées de vents effroyables ». Or, souvenons-nous des débats du siècle dernier lorsque certains, dans une Europe préoccupée de ses origines, ont donné consistance à l’hypothèse d’une prétendue race blanche indo-européenne supérieure qui, partie des pentes de l’Himalaya, serait venue conquérir l’Occident, le protégeant des races sémitiques déclarées inférieures. Ce « mythe aryen » dénoncé par Léon Poliakov44 a entretenu les thèses racistes des années trente, alors que l’Europe était à la croisée des chemins : ou bien la réconciliation avec le paganisme polythéiste qu’opère le nazisme hitlérien, ou au contraire la fidélité à l’héritage judéo-chrétien, ultime chance de ne pas sombrer dans les cérémonies païennes, dionysiaques, du Reich.
62Dans Solal, un rêve de Saltiel annonce déjà le thème :
L’oncle Saltiel rêvait que son neveu était au Spitzberg et que, en compagnie de Mme de Valdonne, il y tuait des phoques à monocle. Il se réveilla, le front moite. (S, p. 61)
63Le nom germanique de cette montagne et sa signification redondante (la montagne sommitale, himalayenne donc), ainsi que la présence de l’animalité, du meurtre et du monocle, joignent tous les motifs du règne de la force en Occident et le mythe qui les sous-tend : les sèmes virginaux sont reversés sur la nature, l’Immaculée pureté des sommets devient l’origine-alibi des thèses sur la pureté raciale, qui conduisent à la chasse aux phoques sémites... auxquels il semble manquer un œil.
64Là encore, les Céphaloniens offrent un contrepoint à méditer, qui prend toute sa force dans le contraste des deux séquences : celle du monologue d’Ariane, qui, épiée par Solal, se rêve himalayenne, et celle, héroï-comique, de l’ascension du Salève par les Valeureux. Le Salève, « montagne de douze cents mètres pourvue d’un funiculaire »45, leur est un Everest aux portes de Genève. La scène joue de la perpétuelle incongruité des Valeureux, bardés, pour gravir ces alpages civilisés, d’un équipement himalayen, qui tient de l’inventaire à la Prévert et du catalogue complet du Vieux Campeur, mais absolument dénués de toute connivence avec la vie naturelle, moustiques, herbes ou vaches. Aussi cette montagne, perçue comme inhumaine et abominable, leur permet-elle de réitérer une perpétuelle revendication d’humanité :
La vérité, dit soudain Mangeclous, est que nous crevons d’ennui ici, et que les vaches ont des cornes trop aiguisées à mon goût et le regard trop insistant. [...] Je mets en fait qu’une montagne est un caillou. Et que m’importe que ce caillou ait mille mètres et qu’il existe au plafond des Indes un caillou de huit mille mètres ! Cela ne m’impressionne pas, car je puis imaginer une montagne de cent mille mètres et je trouve leur Himalaya bien petit. Suis-je un chamois ou un homme ? Eh bien, les hommes sont faits pour vivre en hommes et non dans la nature, comme les serpents. (M, p. 335)
65Il faut certes entendre le terme hommes dans toute la force du lien moral et social que lui donne l’adhésion à la Loi d’antinature. Au contraire, Ariane a partie liée avec « la nature naturante ». Ces vaches « aux cornes trop aiguisée » renvoient à la figure du Minotaure, toujours activée comme représentation des forces obscures dans lesquelles l’Occident est en danger de sombrer. De surcroît, Ariane habite de l’autre côté de « l’immobile forêt d’antique effroi » que doit traverser Solal pour la conquérir, « forêts de nocturne épouvante silencieuses et craquantes forêts » où « avec une ivresse d’aurore cette voix tentatrice chante » les lois de nature que « ... l’homme allemand a plus écouté que d’autres. » (BS, p. 764) De même la déesse Diane, nom générique des Occidentales, sylvestre et chasseresse, possède une identité contradictoire faite de chasteté et de cruauté sanguinaire. Enfin, l’un des « manèges » de la séduction, que Solal appelle la « farce de pouhasie », insiste sur la connivence d’Ariane avec les forces naturelles, et démasque du même coup le substrat païen du discours amoureux occidental :
Tout à l’heure, le séducteur l’entourait de guirlandes, l’appelait déesse des forêts et Diane revenue sur terre, et la voilà maintenant transformée par le mari en poulette, ce qui la vexe. (BS, p. 311)
66Choisir Ariane est donc une gageure pour Solal. Mais à travers elle, la mise en échec des illusions de la passion dénonce toute la mythologie européenne.46 C’est pourquoi la célèbre scène de séduction ouvre le roman avec une visée éthique. En aimant le vieux mendiant au-delà des apparences – ce qui est l’exact opposé de « par-delà le Bien et le Mal » – Ariane deviendrait une nouvelle Ève, « la première humaine » capable de créer « le miracle » attendu : rompre avec les fausses valeurs païennes. Or, on le sait, Ariane repousse l’exotique édenté, le blesse et fait ainsi couler le sang, geste qui la rejette symboliquement dans l’animalité. Avec désespoir, Solal la condamne donc logiquement à être séduite comme une « ... femelle [...] par les moyens qui leur plaisent à toutes, les sales, sales moyens » (BS, p. 41) Dans un Occident resté au pouvoir des hommes, livré au règne de la force « qui est pouvoir de tuer », les femmes, porteuses de l’idéal amoureux, sont vouées à adorer la force et à en être complices, « ... ces grosses sexuelles excitées par tant de virilités bottées. » (BS, p. 440) Ainsi sont rassemblés sous la même accusation les deux sotériologies, chrétienne et amoureuse : la tentation de la passion se confond pour Cohen avec celle du paganisme.
Mythes occidentaux de l’amour : Don Juan et Tristan
67Cohen ne cesse de dénoncer l’illusion romanesque que diffusent les mythes littéraires majeurs de l’amour : Don Juan et Tristan. Il s’agit de mettre fin à la condamnation occidentale de l’individu à l’inauthenticité de la médiation romanesque – thème connu depuis Cervantes et Flaubert, mais auquel Cohen donne une place centrale, quasi métaphysique, dans l’identité européenne. Le discours amoureux de Solal, mis en situation par le déguisement juif, échoue à convaincre Ariane de la beauté que possède la passion quand elle est purifiée de toute apparence illusionnante. Solal clame alors son mépris envers le code romanesque occidental auquel il va être obligé de recourir :
Je commence la séduction. Très facile. En plus des deux convenances, la physique et la sociale, il n’y faut que quelques manèges. Question d’intelligence. À une heure du matin donc, vous amoureuse, et à une heure quarante, vous et moi gare pour départ ivre mer soleil, et au dernier moment, vous peut-être abandonnée quai gare, pour venger le vieux. (BS, p. 310)
68Le style montre assez que l’amour en Occident s’est embourgeoisé, a revêtu le code du romanesque, puis s’est appauvri en romans de gare, pour finir par se réduire à sa caricature dans ce clip romanesque que sont les petites annonces pour courrier du cœur. Pourquoi se fatiguer à faire du style si les rêves d’absolu ne se réalisent qu’avec de la belle chair fraîche ? La fonction du mythe se borne à être le masque sublime de la pulsion : nul besoin de syntaxe pour en tirer la conclusion pratique, montre Solal. Les deux passages de l’œuvre dans lesquels s’effectue la critique ne laissent pas d’être significatifs : le premier fait partie de la dénonciation de la faillite de l’universalisme occidental, effectuée par Mangeclous dans Les Valeureux au sein de la session universitaire qu’il a ouverte pour les habitants du ghetto. Il s’agit donc, d’énoncer, dans une posture professorale, les traits qui caractérisent l’amour occidental, devant un public radicalement étranger à ces mœurs. L’entreprise se rapproche ainsi de l’utilisation « du point de vue de l’étranger » mis en œuvre par les philosophes des Lumières, manière d’illustrer, par la technique d’écriture, la trahison de l’idéal universaliste.47 Mangeclous est donc ici le Huron qui simplifie, schématise Anna Karenine pour dénoncer l’illusion sur laquelle repose l’amour : illusion esthétique, puisque les deux personnages sont beaux, élégants, raffinés, cultivés, en parfaite santé, et que la scène se passe par une belle journée d’été. Illusion éthique puisque la force de la passion repose à son origine sur l’adultère et sur son issue tragique. Or, Mangeclous transforme avec une exultante mauvaise foi le roman de Tolstoï : la rencontre romanesque a lieu en plein hiver, dans une gare, Wronsky est un jeune homme sincère, Anna, loin d’être une « dévergondée », une femme envahie de scrupules et Karenine, un être essentiellement soucieux des convenances et non ce mari sanctifié par la conjugalité. Mais, d’une part, Mangeclous veut mettre à nu « le fonds primitif des païens civilisés [et] la lourde culpabilité [qui] pèse sur la littérature [...] : celle d’ériger en principe d’esthétique une mauvaise foi aux conséquences catastrophiques ».48 De l’autre, son discours sert de contrepoint, par cette utilisation du point de vue, à celui que tient Solal dans Belle du Seigneur.
69L’important discours du héros est en effet émis dans une situation de parole complexe. Il s’agit d’un dialogue avec Ariane, qui est en réalité, au moins dans sa première partie, un dialogue à trois : Adrien, à qui Solal s’adresse aussi, est au téléphone. L’objectif de Solal est de séduire ses deux interlocuteurs : Adrien, en lui exposant la nature du séducteur à travers l’analyse du personnage de Don Juan. Ariane, en lui apprenant les manèges de la séduction. Solal se trouve donc doublement en situation professorale, mais l’objectif de la séquence est peut-être différent : la parole, ici, est encore une fois performative, puisque la leçon constitue en même temps l’acte de séduction. C’est dire son pouvoir : il suffit de prononcer ce qui fait l’essence de l’amour occidental pour y succomber. La dénonciation ne fonctionne apparemment pas, si grand est le charme du verbe tentateur. Que comporte-t-il de si irrésistible ?
70Il faut, pour le comprendre, rappeler les étapes de l’entreprise de Solal : elle est d’abord placée sous le signe de Tristan, lorsque Solal tente pour la première fois de convaincre Ariane de la validité de l’amour absolu, hors du sensible et du social. Il le lui présente comme unique, éternel et fatal, selon les caractéristiques du mythe occidental, tout en se montrant étranger, pauvre, laid et vieux, traits inverses des données du mythe. L’échec de l’entreprise révèle, à l’instar de la démonstration de Mangeclous, que l’aspiration à l’absolu traduite par le mythe repose sur un mensonge : autrement dit, Solal prend le mythe à la lettre et montre qu’il est incapable de converger avec son support éthique le plus fidèle, l’exigence juive d’antinature.
71C’est pourquoi l’amour est désormais placé sous le signe de Don Juan, soumis au sexuel, à l’esthétique et, pour finir, à la nature réduite au biologique :
Ariane, mon unique. Bien sûr, son unique, puisque glandes mammaires en bon état, (BS, p. 403)
72tandis que la « vieille » Isolde solitaire est abandonnée. Le passage d’un prénom mythique à un autre, d’Isolde à Ariane, montre que l’entreprise évolue :
La passion dite « fatale »– c’est l’alibi –, où se complaisent les modernes, ne sait même plus être fidèle ; puisqu’elle n’a plus pour fin la transcendance. [...] Au lieu de mener à la mort, elle se dénoue en infidélité. Qui ne sent la dégradation d’un Tristan qui a plusieurs Iseut ? [...] Alors le Tristan moderne glisse vers le type contraire du Don Juan, de l’homme aux amours successives.49
73Solal, devenu Don Juan lors du second épisode de séduction, clame au bénéfice d’Adrien et d’Ariane, le « mépris d’avance » que ressent le séducteur envers sa future victime, car « ... cette convenable et cette sociale sera sienne et donnera force coups de reins et sauts de carpe dans le lit. » (BS, p. 291-292) Mais il décrit un séducteur hanté par la mort, par l’absence de Dieu aussi, chaque fois confirmée par la réussite de la séduction. Aussi ne cesse-t-il de chercher « une enfin [qui] lui résistera ». Ni hédoniste ni libre-penseur, mais proche d’un héros romantique à la recherche de l’absolue vertu, Solal prend encore une fois le mythe à la lettre, dans son origine chrétienne. De fait, Kierkegaard montre bien que le christianisme a donné au mythe son cadre spirituel puisque, en excluant la sensualité de l’amour, il l’a posée comme principe adverse :
La sensualité a été posée pour la première fois comme principe, comme force, comme système en soi par le christianisme qui l’a de la sorte introduite dans le monde. Mais pour bien comprendre cette dernière proposition il faut l’envisager comme identique à son contraire, à savoir que c’est le christianisme qui a banni et exclu du monde la sensualité.50
74Aussi Solal place-t-il avec insistance la question du corps comme lieu central de l’ambivalence chrétienne, encore païenne dans son attraction pour le sensible, et pourtant porteuse d’absolu, faisant du corps le lieu du péché et du mystère de l’Incarnation. En cela, ce nouveau rapport au corps, dans son ambiguïté, s’oppose à la représentation juive du corps et du sacré :
Chez les Juifs, Dieu incréé était totalement différent des êtres qu’il a façonnés, êtres de chair, de limon et d’argile. Le sacré s’annonce totalement transcendant. Par contre, lorsque, chez les Chrétiens, Dieu se fait homme, il risque d’être pris complètement dans cette corporéité, de susciter un nouveau paganisme. Aussi faut-il, à la fois, qu’il ait un corps et qu’il n’en ait pas. [Il n’a pas] été créé par un acte de chair : en cela se joue son origine divine. Mais du même coup, l’acte de chair (la sexualité) est la marque indélébile sur l’homme de son appartenance à l’humain et non au divin. [Il lui faut alors s’en détacher] pour pouvoir rejoindre Jésus. [...] Le christianisme reconnaît donc la place centrale de la libido et il essaie immédiatement de la nier.51
75Ce faisant, il révèle la dualité fondamentale du christianisme, qui a besoin d’incarnations diverses de la sainteté (Christ, Vierge, saints) et de sanctification de l’être aimé ; il ne se fait pas faute de montrer que l’idéalisation de l’amour, en Occident, conduit à sacraliser la personne aimée, donc à instituer un culte païen en lieu et place du lien religieux :
Grave soudain et saluant la venue merveilleuse de ce soir, elle entonna l’air de la Cantate de la Pentecôte, substituant non sans remords le nom bien-aimé au Nom sacré. (BS, p. 505)52
76En face de cette attitude contradictoire sont émis d’insistants rappels de la sainteté du mariage fondé sur l’habitude de deux corps organiques qu’aucun mythe ambivalent ne vient constituer. La valorisation de la conjugalité, qui permet de mieux comprendre les sinuosités de la critique de l’Éros occidental, constitue l’un des contrepoints offert par les Valeureux (et par le couple parental, quand même, dans l’autobiographie). L’exact opposé de l’archétype occidental de la passion est formé par Mangeclous et Rebecca. Cette loyale et adipeuse épouse est représentée
... un thermomètre entre ses épaisses lèvres huileuses, [...] sur un pot de chambre cylindrique placé au milieu de la pièce et lisant avec avidité les cours de diverses Bourses européennes. (M, p. 5 2)
77Décrite comme un « animal domestique qui suit la préparation de la pâtée », rejoignant ainsi le « poulette » ou le « bibiche » conjugaux du Deume, elle se lance dans un discours, « en transe sur son vase de nuit », telle « ... une pythie possédée d’un haut esprit médical » (M, p. 54), discours dans lequel sa vénération pour la médecine, ses commentaires intestinaux et boursiers se mêlent polyphoniquement. Devant cette vision prophylactique, Mangeclous avoue son incompréhension « pour les passions d’amour dont les Européens étaient afffligés ». Cette reconnaissance du corps dépoétisé, cette absence radicale de théâtre en laquelle réside, pour Cohen, l’essence de la conjugalité, ce degré zéro du mythe d’Apollon pythien, s’oppose au théâtre de la beauté, le plus mystificateur de tous, accuse Mangeclous,
... par la faute de tous ces romanciers européens qui font de séduisantes peintures de la passion et qui, menteurs et empoisonneurs, cachent à nos regards les besoins de nature, grands et petits, de l’héroïne adultère et de son complice ! (V, p. 181)
78Ainsi, l’amour de la beauté repose non plus sur un excès mais sur un défaut de représentation. Cet amour se confond alors avec l’amour du mensonge, devient une faute contre l’éthique. Solal-Cohen rejoint peu à peu les commandements de Gamaliel qui prennent donc valeur de vérité initiatique :
Plus tard, ne sois pas rebuté par notre difformité. Nous sommes le monstre d’humanité ; car nous avons déclaré combat à la nature.53 (S, p. 35)
79Cette éthique juive s’oppose ainsi irréductiblement à l’ordre esthétique et moral d’un Occident grec, apollinien et dionysiaque. La force de la démonstration provient de ce que les deux versants de la tentation païenne sont dénoncés comme ne faisant qu’un, nécessairement interdépendants : culte de la beauté et culte de la force, valorisation esthétique et naturalité sont fondamentalement complices contre l’éthique.
80Cependant, condamnations et adhésions éthiques ne vont pas non plus sans de nombreuses ambiguïtés et contradictions, qui se concentrent essentiellement sur le personnage de Solal et le narrateur autobiographique. Outre la difficulté à choisir l’une des deux directions mythobiographiques, Messie ou Don Juan, la déprise du fantasme n’est jamais suffisante pour éviter le retour inopiné de « l’inquiétante étrangeté » et du grotesque. Autrement dit, alors que l’éthique et l’esthétique d’Albert Cohen sont deux expressions qu’il présente comme issues de la pure conscience réflexive – ce qu’elles sont naturellement aussi ! – il ne faut nullement les déconnecter du mythe personnel, mais au contraire mettre en évidence les relations qu’elles entretiennent avec lui. Dans cette entreprise de masquage et de rationalisation, la construction d’une image de soi tente de naître et se fixer, sinon se figer : l’invention de soi se poursuit donc d’une autre manière. Or, la donnée qui inscrit l’être dans une singularité et dans une communauté, tout en restant susceptible de condenser tous les sèmes du « mythe personnel » et collectif, existe : c’est la judéité qui articule ces deux mythes à une éthique particulière et universelle, et à l’esthétique nouvelle du « Juif moderne ».
81Mais ce processus mythobiographique reste un Janus bifrons : construction autorisée par la conscience mais toujours en danger de rebasculer sur le fantasme, il poursuit une double visée sur le destinataire : éveiller amour, compassion et admiration, tout en délivrant une parole prophétique porteuse d’un message éthique destiné à l’Occident.
DE LA MATRICE VERBALE À LA VOIX PROPHÉTIQUE
82Entre le processus de création et la volonté de faire entendre une parole prophétique les mêmes ambiguïtés se décèlent, venant d’un écrivain qui prétend avoir peu de prise sur ce qu’il écrit, tout en revendiquant son appartenance, dans l’écriture, à la lignée des prophètes. Ainsi construit-il un dispositif au sein duquel, protégé du monde extérieur, il peut laisser parler les processus primaires et retrouver « l’enfant merveilleux » ; c’est de cet espace matriciel que, tout en vengeant les blessures de l’enfant, il lance ses armes verbales destinées à réformer les païens, assassins d’Israël.
La matrice verbale
Le protocole affectif
83La création romanesque nécessite la présence de la femme aimée et aimante devant son créateur-seigneur. De manière frappante, ce dernier se trouve initialement placé en position de prophète : Paroles juives, son recueil de poèmes de jeunesse fut écrit, a-t-il répété, pour faire comprendre à Élizabeth Brocher, sa première femme, le peuple juif. Et la réponse est fervente : « J’ai compris ce que tu étais. Il n’y avait plus de prophètes. Toi, tu es venu, leur frère véritable, leur égal... » lui écrit-elle en 1920.54
84Après la mort d’Élisabeth, en 1924, il dicte Solal à Yvonne Imer, dont il écrit dans Carnets :
Tous les soirs je lui dictais des pages, et c’était notre bonheur de chaque soir. C’était un don à l’aimée. Certains offrent des fleurs. Moi, je lui offrais un livre. [...] Je la revois, belle et grave, tenant le cher manuscrit dans ses deux bras, le tenant précieusement contre elle, le portant comme une mère son petit enfant. Notre enfant, nous l’avons fait ensemble, et tel que nous le voulions, toujours jeune et moins mortel qu’un enfant de périssable chair. (S, p. 30-31)
85À Pro d’Aulph, en Savoie, après les déceptions parisiennes, il dicte à Marianne Goss, sa seconde femme, les premiers essais de Belle du Seigneur. Mais l’organisation affective désirée se voit opposer des résistances de la part de Marianne.55 Elle était en effet censée jouer un quadruple rôle : de muse honorée puisant la sève créatrice ; de destinataire en recevant l’hommage ; de dactylographe servante de la dictée ; enfin, ce qui n’était pas le moins dépourvu pour elle d’étrangeté, de personnage. Cette dernière assignation la plaçait devant une virtualité d’elle-même sur laquelle elle n’avait aucune prise : passive, elle était pénétrée – dans les monologues intérieurs essentiellement – par celui-là seul qui connaissait son intimité ; cela permettait aussi de régler les comptes du couple d’une façon très particulière et univoque. Marianne n’avait pas plus le choix qu’Ariane devant son séducteur, sinon de refuser à son tour le don verbal. Aussi Albert Cohen réitère-t-il, mais avec une étrangère, ce protocole affectif : il trouve, par voie d’annonce, une jeune femme qui répond mieux à la demande d’admiration et d’absolue disponibilité qu’à celle de rapidité dactylographique. Anne-Marie Boissonnas accomplira un travail dévoué et passionné au cours des trois années où, de Savoie à Paris, elle suivra la famille épuisée et son créateur. Une troisième jeune femme était présente : Myriam, la fille d’Albert Cohen, à laquelle il lisait les pages concernant les Valeureux. C’est donc entouré de trois femmes qu’il écrit Belle du Seigneur... Après la guerre, il dicte la version définitive du roman à sa troisième femme, Bella. Plusieurs mères se sont penchées sur le berceau de l’enfant-livre qui n’est pas fait « de périssable chair » : seigneur et prophète, l’auteur se redonne naissance dans ce corps verbal, objet d’amour maternel de la part des aimées et véritable messie de papier.
86Le protocole affectif qu’initie l’écriture autobiographique possède la même structure. Les premières pages des deux autobiographies énoncent une succession précise d’invocations identiques, qui inscrivent à l’origine de l’œuvre une série de destinateurs simultanément placés en position de destinataires et de personnages : l’on retrouve le triple statut des femmes dans le protocole romanesque.
87Qui sont ces invoquées ? Dans Ô vous, frères humains, la plume d’or est l’instrument fétiche convoqué dès le début du Livre de ma mère. En elle se concentre le pouvoir créateur délégué à Solal dans le roman ; par elle, le sang bu et versé au-dehors est transmué, sublimé en encre ; en elle enfin se concentre le pouvoir de conteuse de la mère, par une réappropriation partielle, tissée d’identification et de fidélité hors du temps, puisque la plume doit accompagner l’auteur dans la tombe. Albert Cohen s’adresse à tous les objets, partiels ou non, dont il s’entoure méticuleusement, et au reflet mystérieux qui, dans le miroir rituel, les englobe tous56 :
Page blanche, ma consolation, mon amie intime lorsque je rentre du méchant dehors qui me saigne chaque jour sans qu’ils s’en doutent, je veux te raconter et me raconter dans le silence une histoire hélas vraie de mon enfance. Toi, fidèle plume d’or que je veux qu’on enterre avec moi, dresse ici un fugace mémorial peu drôle. Oui, un souvenir d’enfance que je veux raconter à cet homme qui me regarde dans cette glace que je regarde. (VFH, incipit)
88La multiplication des signes de clôture est frappante ; « page », « plume », « miroir », autant de reflets, masculins et féminins, partiels ou non, de soi ; le monde extérieur est qualifié de « méchant » (adjectif enfantin que l’on pourrait traduire par : qui fait du mal à l’enfant). Si le dehors est vampirique, l’intérieur n’est agité par nul trouble : blancheur, or, transparence, tout ici est sublimé et sont portées haut amitié et fidélité, qualités dont sont dotés les objets qui prolongent l’écrivain. Simultanément, les signes de mort se dédoublent, à l’enterrement répond le mémorial, l’œuvre a valeur de monument défiant le temps, reflet vivant d’une source disparue qui détient le premier et le dernier mot :
De quelque étrange part, cette part qui est en moi, ma mère m’approuve, je le sais, ma mère morte au temps de l’Occupation allemande, ma mère qui a eu peur des haïsseurs de Juifs, ma mère qui était naïve et bonne, et qu’ils ont fait souffrir. (VFH, p. 16)
89On retrouve les mêmes mécanismes de création dans les débuts de romans. Chacun ouvre, en effet, sur la figure maternelle : Saltiel dans Solal est dépeint avec amour comme un vieillard sacré et saint, habité par deux préoccupations, Dieu et son neveu ; son ascèse et sa chasteté sont immédiatement signalées par l’espace qu’il occupe – un pigeonnier – et sa nourriture frugale, dont il jette une partie parce qu’une mouche vient de souiller... le bulbe de l’oignon. Dans Mangeclous, c’est l’enfant en la Mère et en l’auteur, Salomon, qui ouvre le roman, en apprenant à nager dans une petite cuvette d’eau, le cœur empli d’amour pour toute la Création divine et d’inquiétude devant les imperfections d’icelle. Le roman Les Valeureux énonce dès le début d’où parle le texte : d’une cave, d’où Mangeclous, descendu de son hamac, regarde tour à tour l’île, la mer, et le miroir fêlé qui lui renvoie son image de futur suicidé. Ces invocations rituelles montrent qu’Albert Cohen écrit ses mythobiographies contre « le méchant dehors », mais aussi in memoriam, pour sa mère et pour lui, futur mort aimant la vie. En effet, Mangeclous, qui représente souvent le double burlesque de l’écrivain, est amoureux des mots au point de ne pouvoir supporter que tous ceux qui entoureront sa mort (testament, prières rituelles, derniers devoirs) soient prononcés par d’autres. Il finit donc par ne pas se tuer, en mettant de la nourriture puis des mots, entre la mort et lui, des inventions verbales portant sur des objets verbaux : journal, discours politiques, bibliographie universelle et enfin université inventée d’un mot et emplie de son propre discours... En quelques pages, tout le cadre du protocole de création est brossé et la nécessité de l’écriture réaffirmée : au cœur de l’espace matriciel (hamac, cave, île) se débat Mangeclous, dans une hypertrophie de la parole et du Moi. De son inexistence dans le monde extérieur et du désir de mort qui paraît s’ensuivre, seuls le sauvent la plongée dans la puissance inventive et ses délires. Belle du Seigneur semble une exception : Solal ouvre le roman et se prépare à séduire une Occidentale. La Mère serait-elle oubliée ? Au contraire : doublement présente, elle est à la fois la valise que porte Solal (écho de la malle, du coffre, de l’armoire, de la valise du rêve autobiographique, du carrosse, de la cage...) et son contenu, par lequel elle revêtira son fils du corps symbolique de la judéité. Grâce aux ruses de l’Inconscient et aux leurres de l’écriture, la Mère investit littéralement le début de Belle du Seigneur., d’où elle semble absente.
90Ces invocations ouvrent à la plongée dans l’écriture, qui marque une disparition de l’intervention consciente : l’œuvre est, écrit Albert Cohen, « impérieusement surgi[e] de ce mystère que j’appelle cœur, que je pourrais appeler âme, ou rêve, ou inconscient ».
L’entrée dans les souterrains
91Dans le protocole poïétique de clôture, processus de création dans son ensemble, l’écriture n’est pas quantifiable :
Je ne veux pas qu’on vienne troubler ma fausse paix et m’empêcher d’écrire quelques pages par dizaines ou centaines selon que ce cœur de moi qui est mon destin décidera. (LM, p. 10)
92C’est assez dire qu’il refuse, dans le processus créateur, la censure de la raison – la même qu’il écarte, mesureuse et géométrique, cartésienne et classique, de sa profession de foi esthétique.57 Tous les investissements sont mobilisés pour que puissent s’exprimer affects et pulsions :
Somptueuse, toi, ma plume d’or, va sur la feuille, va au hasard tandis que j’ai quelque jeunesse encore, va ton lent cheminement irrégulier, hésitant comme en rêve, cheminement gauche mais commandé. (LM, p. 10)
93Le même processus se repère dans Ô vous, frères humains en termes presque identiques, décrivant avec insistance une écriture sous hypnose, qui l’emporte en un cheminement sans logique apparente ni ligne droite, pour une descente dans des souterrains intérieurs.58 L’écrivain se vit comme une mécanique foreuse :
J’écris pourtant avec un petit sourire aimable, avec une soigneuse lenteur, en un cheminement gauche mais commandé. Termite patient quoique bizarre, je fore mes couloirs, diligemment mes méandres, studieusement mes tunnels, avec l’écriture que j’ai lorsque je conduis ma plume en état d’obéissance et certitude, sûr et sans joie, mais avec quelque neurasthénique plaisir, cahin-caha, triste et mécanique, commandé comme un cafard ou une étoile, et je dépose mes tristesses, stériles plaintes offertes à l’avenir, et aussi quelques fleurs séchées, restes des funérailles de mon cœur, mes fleurs pour ceux que j’ai aimés en silence et sans vouloir en être aimés, car ils n’aiment jamais assez. (VFH, p. 18-19)
94Les termes soulignés désignent l’emprise totale laissée à l’Inconscient dans le processus créateur, ce « rêve commandé ». Pourtant, la valeur de ce participe dans l’œuvre met en alerte : qui est ici le Commandeur ? Il faut mettre en regard le nom du château de Saint-Germain, La Commanderie, acheté sous l’emprise d’un ordre inconscient après la rupture avec l’origine et le judaïsme, la cravate de Commandeur qui se trouve « par hasard » dans la valise qui contient le déguisement juif destiné à séduire Ariane, et l’écriture qui, avec une étrange insistance, s’avoue commandée : l’ordre qui se manifeste à chaque reprise est bien la traduction de l’emprise de l’origine.59 Interdit de sortir de moi, répète-t-elle, c’est trop dangereux, rationalise-t-elle, aidée par le « méchant dehors ».60
95C’est donc une demande d’amour qu’il faut entendre dans cette défiance même envers le monde extérieur qui l’a repoussé, demande à laquelle toute l’œuvre fait droit pour réparer l’ambivalence que l’auteur éprouve à l’égard de lui-même, cafard et étoile, double image qui renvoie à l’insecte des caves comme au feu solaire.
96Par ailleurs, la double fonction que les mots remplissent, consolation et vengeance, montre qu’ils constituent la véritable patrie mythique, dont les frontières, tracées par la plume d’or, dessinent les contours d’un corps que l’auteur tente de faire revivre et dans lequel il est inclus :
Va, je t’aime, ma seule consolation, va sur les pages où tristement je me complais et dont le strabisme morosement me délecte. Oui, les mots, ma patrie, ça console et ça venge. Mais ils ne me rendront pas ma mère. Si remplis de sanguin passé battant aux tempes et tout odorants qu’ils puissent être, les mots que j’écris ne me rendront pas ma mère morte. (LM, p. 10)
97Se constituer comme l’énonciateur d’une Parole prophétique est une manière de mener à son terme la sacralisation de l’imaginaire maternel : mythifier la Parole revient, pour Albert Cohen, à incarner le Verbe d’une Vierge-Mère...
Un corps verbal contre le « méchant dehors » : le barrage de la lettre
98Les processus de défense sont aussi créateurs : ils permettent de se prémunir du « dehors » persécuteur, pour forger son mythe. C’est pourquoi le récit se présente comme doté du pouvoir réparateur d’un bon objet à incorporer : « Ce que je viens de me raconter, c’est un souvenir... » (LM, p. 23), à quoi répond, dans Ô vous, frères humains : « Page blanche, ma consolation, mon amie intime [...] je veux [...] te raconter et me raconter... » Le retour à l’amont du traumatisme est le moyen de regagner l’espace-temps du « vert paradis » :
Un peu de bonheur maintenant, [...] me raconter maintenant un peu du temps heureux d’avant le jour de mes dix ans, me raconter l’enfant...
99Ce bon objet verbal qui remplit le manque provoque une avidité insatiable. Une dizaine de pages plus loin se réentend : « Encore le temps du bonheur, avant le jour du camelot. » (LM, p. 82) Encore, encore, encore : « en remettre », toujours. C’est que le corps verbal est avant tout composé des mots maternels :
– Que je te conte et te raconte, mon fils. Sache, mon fils, qu’en ces temps passés, car il y a longtemps et la pauvre Diamantine est morte et elle est bien où elle est mais nous sommes encore mieux ici, en bas, sache mon fils... commençait-elle. Et moi j’écoutais avec délices, béat, physiquement charmé. Car j’étais amoureux des interminables histoires de ma mère, qu’elle compliquait d’incidentes généalogiques et entrecoupait de friandises miraculeusement surgies d’une valise, interrompant parfois le fil de son histoire pour s’inquiéter de n’avoir pas reçu de lettre de mon père. Mais je la rassurais virilement et mon obéissante mère se laissait convaincre et me racontait d’infinies histoires douloureuses et bouffonnes du ghetto où je suis né et je ne les oublierai jamais. (LM, p. 92)
100Page fondamentale, à bien des égards : elle est l’aveu de l’un des rares moments de plénitude rapportés par Albert Cohen autobiographe, et l’un des très rares exemples en style direct à se donner comme langage maternel. Ces moments sont tous réservés à l’enfance (il ne parlera plus par la suite, surtout après la mort de sa mère, que de « petit bonheur ») et à la situation de malade, de convalescent, de fils protégé par la présence, les nourritures, les histoires maternelles. Ces histoires forment un corps complexe, composé d’une présence et d’une voix entièrement tournées vers l’enfant, ce que les apostrophes incessantes viennent rappeler, en gratifiant l’auditeur des deux mots qu’il a toujours revendiqués comme son désignateur le plus vrai : « Mon fils ».
101C’est donc de toute évidence à cette posture de conteur maternel que s’identifie l’auteur dans son processus créateur. Jouant ses textes du geste et de la voix, selon le rapport des témoins, Albert Cohen parle depuis le vrai corps qu’il se sent avoir, un corps verbal maternel-filial, transformant ses auditrices en amoureuses de ses interminables histoires. L’écriture permet alors la jonction de la Mère et de la femme occidentale dans l’amour de ce qui s’écoule du conteur. Cette fusion verbale « est, pour l’inconscient, une union analogue à celle des sexes ».61 On ne s’étonnera donc pas que l’issue de ce processus amoureux soit l’engendrement d’un livre-enfant, comme l’auteur l’écrit à propos de la dictée de Solal à Yvonne Imer :
Tous les soirs je lui dictais des pages et c’était notre bonheur de chaque soir. [...] Morte, la bien-aimée, celle qui fut vivante, mère de mon premier roman... (C, p. 30)
102Le style de l’unique début d’histoire maternelle62 est caractéristique : les embrayeurs du flux verbal instaurent une situation affective de complicité entre conteur et auditeur, mère et fils, un va-et-vient entre réel et imaginaire, énoncé et énonciation. Mais comme récit, des digressions, en somme une parenthèse... : l’essentiel est bien, déjà, dans la parenthèse ! Le flux de la phrase maternelle, qui se remplit de lui-même, interminablement fusionnel, a nourri celui du fils, fait de juxtapositions et d’histoires enchâssées, ne cessant d’« en remettre ». Retrouver le plaisir simultané des mots et de la nourriture, double remplissage du corps et de l’imaginaire, est la visée du processus créateur qui en rajoute et aime à concevoir des situations qui appellent ce plaisir : l’enfance, l’univers des Valeureux, la captation verbale par Solal des auditeurs de tous sexes (Jacques, Adrien, les ministres anglais, le patron de la SDN, et les Diane), ou encore la captation des personnages dans leur propre flux verbal, comme le montrent les longs monologues sans ponctuation : fusion interminable avec une parole maternelle en guise de miroir... verbal.
103Ainsi, dans la construction mythobiographique, le mécanisme de retrait du monde et le processus de création qu’il induit se décomposent de façon très perceptible en trois étapes : le barrage de la lettre tracée en l’air contre la destruction dirigée de l’extérieur ; le mâchage des mots (ou des arachides ou des fondants au chocolat), après la dépossession de l’origine causée par le rejet antisémite, pour combler le vide intérieur ; l’invention diégétique qui crée un espace transitionnel avec la Mère et avec l’extérieur, moyen de jouer avec les conflits et de tenter imaginairement de les résoudre. Pour cela, trois niveaux de diégèse sont enchâssés : des histoires-contes sur le modèle des histoires maternelles, moyen direct de revenir à l’enfance ; des histoires-romans sur le modèle du « roman familial », des histoires-mythes pour forger une image de soi destinée au premier chef, dans le monde occidental, à réparer le rejet en lui donnant une valeur universelle et éthique. Il s’agit d’utiliser le fantasme pour construire des mythes identificatoires, de soi et de l’adversaire, permettant une lecture des conflits... de l’Occident. La posture prophétique transforme l’ambivalence fantasmatique en déchirement métaphysique.
104La première utilisation des mots comme corps est le tracé de signes dans le vide, signes suspendus en l’air, travail qui s’opère dans l’espace :
Tout ce que je pense, je l’écris avec l’index sur du vide, c’est ma manie de solitude [...] Je souris en pensant que Maman se moque gentiment quand elle me surprend à faire bouger mon index sur rien, pour écrire et voir ce que je pense. Elle me dit alors que je suis son écrivain chéri. (C, p. 28-29)
105L’écriture est d’abord projection d’un corps verbal à l’extérieur de soi, grandeur nature, à usage visuel. L’écrivain n’a pas changé de processus, nous prévient-il lui-même :
Entré dans ma chambre, je continue à écrire avec mon index, à écrire ridiculement sur de l’air, à écrire à Maman, à lui écrire des amitiés et des baisers [...] Je suis resté le même et j’ai écrit chacun de mes livres pour une femme aimée. (C, p. 39)
106De « l’écrivain chéri », enfant qui écrit sur de l’air pour vaincre la solitude et continuer de communiquer avec sa mère absente, à « l’écrivain international » (comme Ézéchiel désigne son fils dans la pièce éponyme) se dessine une continuité. Les mots restent en effet le recours contre la solitude et l’impossibilité d’« en être ». Barrage qui tient à distance, cette membrane verbale a aussi pour effet d’anamorphoser le réel, de dévier l’information par de multiples filtres. Albert Cohen pousse cette logique optique à son terme qui est la méconnaissance de la source du regard, et non de son objet : l’enfant appuie sur le globe d’un œil et la vision se transforme, au point qu’elle donne l’illusion que celui qui regarde n’est plus le même. Entre se changer soi et changer le monde, s’aveugler est une tentation œdipienne. Elle conduit l’enfant à créer, déjà, une vision monoculaire qui suggère une ligne de fuite masochiste :
Pour avoir un intérêt à vivre, pour oublier ce que j’étais, je pressai le globe de mon œil droit [...].63 (VFH, p. 102)
107La déformation visuelle trouve son prolongement dans la déformation auditive, qui permet elle aussi de fuir le réel et de trouver des compensations dans l’imaginaire :
Je disais le crapaud de la pacrie au lieu du drapeau de la patrie [...] j’estropiais des mots pour passer le temps, pour croire que j’étais gai, peut-être pour tristement me venger, (p. 104) [...] je scandais des récitations maniaques en gesticulant du bras droit... (VFH., p. 109)
Les fables
108Le travail sur le signe donne naissance à de courts scénarios imaginaires dans lesquels, fidèle à ses premiers investissements visuels et sonores, l’auteur systématise le jeu sur les signifiants et la déformation du réel, retrouvant à travers eux le monde de l’enfance afin de lutter contre le vide et l’obsession de la mort :
Il me faut un petit divertissement sur le champ. N’importe quoi. Oui, faire de petits chants absurdes sur l’air de cette chanson française, le coq de l’église ou je ne sais quoi. M’amuser neurasthéniquement tout seul en inventant des vaches qui font des choses étranges et d’un air qui finit toujours en if. [...] Et si on essayait de faux proverbes ? Allons-y. Chat échaudé est à moitié pardonné. Père qui roule craint l’eau froide. Père échaudé vaut mieux que ceinture dorée. Un rat inverti en vaut deux. Bonne renommée est mère de tous les vices. (LM, p. 135-136)
109Et les figures parentales qui sortent par la porte rentrent par la fenêtre... Qu’inférer de l’« inverti » muridé, du père congelé puis ébouillanté, de la mère qui pave l’enfer de ses bonnes intentions ? Les fables permettent non seulement de rendre les conflits inoffensifs mais de tisser un entre-deux : les petits récits imaginaires, animaliers ou héroïques forment des scénarios d’évitement qui permettent de rejoindre le monde de l’enfance. À cet égard, il est remarquable que Solal séduise finalement Ariane en frère-enfant conteur, grâce à des fables enfantines jumelles des siennes :
Petit cien a dit à sa mamette Quand serai grand le défendrai le roi Aux pattes un galon d’or En tête du satin Aux dents une pipette... (BS, p. 324)
110Cependant, outre un moyen distancié de jouer avec les conflits, c’est la fonction de remplissage des mots qui est appelée à l’aide. Tous les personnages doubles de Solal ont la même attitude vis-à-vis des mots et de leur mise en œuvre : ils sont destinés à un absent au fond d’eux-mêmes, à un alter ego qui ne les jugera pas ou à celui qui, dans le « méchant dehors », les recevant de plein fouet, ne s’en relèverait pas intact. Mais avant tout, ils permettent de lutter contre l’angoisse devant la fissure de l’ennui, de la douleur, de la mort :
Encore des mots, vite, n’importe quoi, couvrir le malheur avec des mots. |...] D’autres mots, vite, si on s’arrête de parler le malheur s’introduit. (BS, p. 727)
111Et de donner l’illusion de la présence :
Assis devant cette table, je fais la conversation avec elle. Je lui demande si je dois mettre mon pardessus pour sortir. « Oui mon chéri, c’est plus sûr. » Mais ce n’est que moi qui radote, imitant son accent. (LM., p. 162)
112Car les mots sont substance que tous les sens goûtent. Ils sont la vie, une vie proliférante, hypertrophiée, à laquelle correspond l’inspiration que l’auteur se reconnaît, celle de l’avidité verbale et de l’excès. C’est pourquoi l’écriture a tant de difficultés à échapper à l’appel de l’abîme et obéir à la nécessité de la forme :
Va, plume, redeviens cursive et non hésitante, et sois raisonnable, redeviens ouvrière de clarté, trempe-toi dans la volonté et ne fais pas d’aussi longues virgules, cette inspiration n’est pas bonne. Âme, ô ma plume, sois vaillante et travailleuse, quitte le pays obscur, cesse d’être folle, presque folle et guidée, guindée morbidement. (LM, p. 12-13)
113L’auteur oppose deux types d’inspiration, qui alternent dans l’œuvre : celle qui provient du « pays obscur » exerce sur la phrase une attraction dangereuse, conduit l’esprit à se perdre « dans l’antre. Au royaume des morts. Dans la contrée du sourire effrayant » dans les caves de la conscience. L’auteur doit se faire violence pour retrouver « l’ouvrière de clarté », la raison, qui rend sa phrase coupante et fait face au réel. Toujours, l’aisance est prodigieuse, et le bonheur du jongleur. La virtuosité s’appuie sur une observation extrêment précise. En effet celui qui reste à distance se sert du « regard en stylet » de la même manière que de son « pif en carton » : « grandi de toujours humer l’ennemi et de flairer les embûches».64
La rumination verbale
114Les mots sont mâchés mais aussi remâchés, opération sans fin qui exhibe leur fonction de remplissage jamais satisfaisant et d’incessante réfection du corps verbal :
Oui, je sais que je ressasse et remâche et me répète. Ainsi est la ruminante douleur aux mandibules en veule mouvement perpétuel. Ainsi je me venge de la vie en me rabâchant, le cœur peu gaillard, la bonté de ma mère enfouie. (LM, p. 96)
115Dans toutes ses composantes (mots, groupes formulaires, paragraphes, pages, morceaux de monologues, motifs, personnages, structures narratives, motifs et mythes) les reprises forment un immense cocon perpétuellement en gésine. Le rabâchage est lui-même rabâché dans Carnets 78, où la formule « Ressasseur je suis, ressasseur je demeure » est reprise par le leitmotiv des fins de chapitre :
Tout cela je l’ai déjà dit peut-être ailleurs, mais je dois le redire. (C, p. 97 et 101 et avec quelques variantes, p. 76 et 166)
116Redire, reprendre, en remettre : Albert Cohen est Mangemots, incomblable corps verbal sous la menace constante de l’hypertrophie. Toute l’opération de l’écriture, placée sous le signe de l’excès, en fera une revendication esthétique. L’écriture, inversion vengeresse d’un manque, permet de réparer le « raccourci où il faut » par un corps hypertrophié. La matrice verbale, avec son protocole affectif, son retrait du réel, sa folie des mots, tente, non seulement de parer à la castration symbolique antisémite, mais aussi de restituer le corps maternel65 tout en réhabilitant l’esprit qui l’habitait : folie, excès, ivresse verbale, inventions sans limites de vraisemblance, transgression de toutes les frontières, comme au sein du monde des Valeureux.66 Enveloppe sans mesure, toujours à refaire car c’est dans le tracé et le remplissage qu’elle se crée.
117Enfin, à son tour, cette parole répétitive fait l’objet d’un renversement mythique et se métamorphose en langage sacré : le rabâchage qualifié de « juif » et le ressassement de « saint » sont considérés comme la caractéristique stylistique et pédagogique essentielle du discours prophétique. Le processus s’étend de façon que la mythobiographie trouve son assise dans la posture d’écriture elle-même : l’auteur se mue en prophète, sa parole est dotée d’une vérité extensible à tous les « frères humains ». Ainsi se poursuit une trajectoire qui refuse de plus en plus le roman au profit de l’autobiographie : la médiation des mythes laisse place à la sacralisation globale d’une écriture adressée (Ô vous, frères humains se présente comme un dialogue, Le Livre de ma mère se termine de la même manière) destinée à corriger les hommes en leur présentant une éthique viable (Carnets 78). Ce mode d’expression, que nous verrons se préciser, se propose moins comme écriture que comme parole dans laquelle se transforme en vérité universelle la quête hésitante mais toujours mythifiante d’un homme seul.
La trajectoire du Nom
118L’ambition prophétique conduit à s’interroger sur quelques ressemblances fonctionnelles entre la parole divine et celle de l’écrivain. Elles sont toutes deux de nature performative : dire, c’est faire advenir. Voici le début de la Genèse :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or, la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux.
119Ce premier acte créateur, dont le principe reste mystérieux, ne permet pas de différencier la matière qui demeure indéterminée, vague et chaotique. Mais c’est la parole divine qui préside à la suite de la création en séparant et différenciant les éléments du monde puis de la vie : « Dieu dit : “Que la lumière soit” et la lumière fut. » Or, cette parole purement performative s’accompagne d’une opération de nomination : « Dieu appela la lumière “jour” et les ténèbres “nuit”. » Ainsi, l’existence est soumise à la forme symbolique du nom. Mais la nomination est aussi l’outil de la domination, apanage légué par Dieu à l’homme : « Emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel... » Pour ce faire, Dieu amène tous les animaux du ciel et de la terre à l’homme « pour voir comment celui-ci les appellerait ». En donnant un nom aux espèces vivantes, dans le jardin d’Éden, l’homme se livre à son premier acte de liberté, qui est en même temps la mise en acte de son pouvoir symbolique. Nommer, c’est créer en séparant, mais c’est aussi faire œuvre d’appropriation.67
120Pour l’écrivain, les choses ne sont d’abord pas si différentes : il s’agit bien de faire exister un univers avec des « habitants » que leurs noms permettent de différencier et de maîtriser. Mais parfois, ces noms les emportent, comme d’immaîtrisables noms de vocation, révélant la force de leur part d’ombre. Or, la Bible ne dit rien de ce versant de la nomination : l’effet du nom sur celui qui le reçoit, mais aussi sur celui qui le donne, comme la curiosité divine semble déjà l’indiquer. On ne peut certes supposer d’inconscient à Dieu, mais on le peut de l’écrivain ; et si le texte biblique s’offre aux interprétations symboliques, dont les dénominations forment une part importante, le texte romanesque se place, lui, au croisement du singulier et du collectif, du fantasme et du mythe.
121En témoigne la transformation du nom de l’écrivain lui-même, à travers l’interprétation que nous suggère l’Ancien Testament sur le premier changement de dénomination : celui du patriarche Abraham, qui s’appelait à l’origine Abram. Il avait épousé, sans en avoir d’enfant, sa demi-sœur, Saraï, dont le nom, donné par leur père commun, signifie littéralement « princesse de moi ». Abram, pas davantage qu’un homme sans prénom comme Solal des Solal, ne possède vraiment de femme en propre : celle-ci appartient toujours à l’image paternelle, comme, peut-être, Belle à Gamaliel., ainsi que nous invitent aussi à le penser les sonorités non plus initiales mais finales, dans un renversement de perspective caractéristique des processus primaires. Abram, niant qu’elle soit sa femme, cède Saraï au pharaon pour avoir la vie sauve. Il n’expose en cela rien d’autre que la vérité, puisque Saraï n’appartient encore qu’à son père qui l’a nommée. Leur père amène sa famille vers Canaan, mais meurt à mi-chemin. C’est alors que Dieu s’adresse à Abram et lui dit : « Lekh lekha », ce qui signifie : « Va vers toi », « va pour toi », « pour ton bien, pour ton bonheur », commente Rachi. « Va pour toi, de ta terre, de ton enfantement, de la maison de ton père », dit le texte littéral. Le père l’a conduit jusqu’au point où le fils doit gagner seul sa propre voie. « Va, ajoute la voix divine, vers la terre que je te ferai voir. » À cet endroit du texte s’ouvre la première bénédiction d’Abram (Genèse, XII, i) : « Je ferai de toi une grande nation. Je te bénirai, je grandirai ton nom : sois bénédiction. » Voici ce qu’en dit Marie Balmary, faisant du destin d’Abraham un destin emblématique :
Un homme a pu sortir de ses enveloppes jusqu’à entendre la voix autre qui l’appelait vers lui-même, vers la terre de la relation ; cet homme sera fait grande nation, son nom sera grand [...]. Aujourd’hui, comme aux temps abrahamiques, celui qui a accédé à la première personne sera bénédiction ou malédiction, pour d’autres ; chacun, selon qu’il honore ou maudit l’accès qu’il a trouvé à son être unique, chacun devient plus lui-même ou au contraire se trouve de moins de poids d’identité.68
122Abram, quant à lui, a dressé un autel pour Dieu « qui s’est fait voir à lui » puis crie le nom de YHWH.69 Dieu promet alors à Abram, qui signifie « père exalté – ou haut » une récompense, celle d’une descendance aussi multiple que les étoiles du ciel, et le renomme Abraham, « père des multitudes ». Rachi commente :
Abram ne doit pas avoir d’enfant. Abraham aura un fils. Saraï n’aura pas d’enfant. Sarah (libérée de son possessif) en aura. Je vous donne un nom différent et votre destinée sera différente.
123D’Abram à Abraham, l’aspiration centrale devient l’axe du nom, libre respiration et promesse de création. Or, il est étrange de constater qu’une même transformation a été effectuée par l’écrivain sur son propre patronyme. Si son second prénom, Abraham, a disparu, Coën, nom de la maison du père, est devenu Cohen, en même temps qu’était abandonnée l’indétermination turco-franco-corfiote du père pour la neutralité suisse. Cet espace neutre, cet entre-deux laisse la place à ce qui pourrait être, pour l’écrivain, la définition de la Terre Promise et du lieu de la relation : le lieu du Verbe, au sein duquel il nomme à son tour sa création et crie sa vérité. Écrire consiste ainsi à signer de sa nouvelle identité, Albert Cohen, des noms imaginaires, noms que crie aussi Cohen pour les détacher de lui sans y parvenir. Car ces noms de vocation exercent à leur tour leur attraction sur l’écrivain : le nom, reflet sonore des profondeurs de la conscience et du mythe, permanence composite, constitue, à la différence du miroir, un reflet mouvant, vivant et actif.
La voix prophétique
124Dans la reconstruction verbale, l’écrivain se veut prophète, désireux de donner une valeur universelle au message juif qu’il juge avoir à transmettre. En retour, il souhaite se faire aimer comme Juif, lui et le peuple dont il se sent l’incarnation.
Qu’est-ce qu’un prophète ?
125Dans la littérature biblique, c’est la complexité du terme de prophète qu’il faut souligner, car il désigne bien autre chose qu’un devin monothéiste.70 Exerçant une fonction familière aux civilisations du Proche-Orient, tour à tour fonctionnaire du pouvoir politique ou attaché à un temple, voire figure populaire sans attaches, il pratique la magie, la divination, et délivre des prédications concernant les domaines public et privé. Souvent professionnels de l’extase, les prophètes sillonnaient aux xi e et xii e siècles les pays de la Bible, en confréries pratiquant la danse et l’extase à proximité des sanctuaires71 : cela n’est pas sans rappeler les « danses sacrales » auxquelles se livrent Solal et le narrateur autobiographique, en les orientant vers une signification prophétique qui définit de facto la nature de la métamorphose future.
126Mais les grands prophètes bibliques sont détachés de l’institution, n’en revendiquent pas le titre et adressent parfois aux «prophètes professionnels » de violents reproches d’immoralité et d’infidélité. Peu nombreux, moins de vingt (et certains, comme Nathan et Élie, n’ont pas laissé d’écrits), ils possèdent des traits communs, dont le premier consiste à doubler les mots de gestes symboliques.
127Que leur message devienne « parole expressive » et « vie constituée en signe », est sans conteste illustré par la conduite de Solal. Ainsi, tout le début de Belle du Seigneur est composé d’une succession de signes : la traversée par Solal de la forêt, monde païen, naturel, pour porter un message éthique à la nouvelle Ève ; son costume « russe » qui rappelle des figures apocalyptiques : la « blouse de lin blanc » et sa « cordelière d’or tressé » font écho à une vision irradiante du livre de Daniel :
Je levai les yeux pour regarder. Voici : Un homme vêtu de lin, les reins ceints d’or pur.72 (David, X, 5)
128Puis, cet habit laisse place au déguisement de Solal face à Ariane, en figure du Juif millénaire, errant et persécuté, qui symbolise, en face de la transcendance, l’histoire. Enfin le départ sur un cheval piaffant renvoie à une figure de vengeur, comme l’indiquait déjà l’enlèvement d’Aude, rappelle la vision des anges exterminateurs dans l’Apocalypse de Jean73 et inscrit le personnage non seulement dans une relecture mais dans une vision téléologique : il faut forger une parole et une attitude dont la cohérence symbolique rende manifeste la vérité, avec tant de puissance qu’elle convertisse les hommes. C’est le sens prophétique de la première séduction de Solal vis-à-vis d’Ariane. La réécriture de la Passion et, d’une manière générale, tout le mythème de l’Errance, recréent un comportement qui fait de Solal le messager d’une parole autre, à entendre autrement qu’au sein d’une logique romanesque.
129Il en va de même pour la figure du narrateur autobiographique. Les deux titres de l’autobiographie sont par eux-mêmes révélateurs du caractère sacré du message qu’ils livrent : Le Livre de ma mère renvoie aux titres bibliques des livres poétiques, sapientiaux, prophétiques mais aussi historiques, parmi lesquels il faut compter le Livre de Judith.74 Au sein du Livre de ma mère, l’ambiguïté de la préposition mérite qu’on s’y attarde. Elle signifie à la fois que l’ouvrage a pour véritable auteur la parole maternelle, et qu’il lui est consacré. Livre double, dédié et passeur, et en cela porteur d’une parole typiquement prophétique. L’autre titre de l’autobiographie, Ô vous, frères humains, suit le mouvement inverse : non pas livre de louanges mais de vitupérations et d’exhortations, il apostrophe les faux frères comme les faux prophètes, « Ô vous les copains de l’amour du prochain ». (VFH, p. 47) Mais c’est essentiellement dans son rapport au temps que se distingue la parole prophétique car, si elle se fait entendre dans le fracas de l’Histoire, donnant au prophète un lourd poids temporel, elle naît généralement dans les moments de catastrophe où, en chacun, s’alourdit le silence de l’horreur et de la démission, lorsque Dieu lui-même paraît négatif. C’est alors qu’elle vient impulser un mouvement, lorsqu’il n’y a plus de route.75 Outre cette mobilité rendue au temps, le prophète rassemble passé, présent et avenir : il est le gardien de la mémoire de l’Alliance, l’instigateur de sa réactualisation, où engagements du peuple et promesses divines revivent de l’éclat originel, et les projette vers l’avenir. Il s’agit là d’une conscience historique nouvelle, qui appréhende l’Histoire « comme une sorte de milieu où éclôt et s’expérimente l’absolu ». Il est frappant de voir que, chez Cohen, le temps est cyclique, fruit d’un éternel recommencement, rythmé par les rituels juifs et en cela, fidèle miroir d’une Histoire qui s’écoule de manière cyclique entre deux bornes mythiques, une origine marquée par la faille (entre l’être et ce qui est), et une fin provoquée par la venue du Messie, dont le propre est précisément d’être indéfiniment repoussée.76 La réitération de l’Histoire – volonté de puissance et négation de l’autre – est elle-même engagée dans une actualité au sein de laquelle l’auteur joue un rôle non négligeable, au B.I.T. et à l’Agence juive, à Genève puis à Londres, de même que son personnage, dont le rôle politique est national puis international. Albert Cohen montre également le rapport très particulier de la parole prophétique avec le temps en instaurant, face au cours répétitif de l’histoire et à son drame présent, la permanence des Valeureux et de leur éthique. De plus, Solal comme les Valeureux, comme Roboam, Jérémie et plus encore Maïmon, sont des personnages « dont les nouveaux départs deviennent la figure d’une permanence »77, acharnés à vivre, à perpétuer et transmettre le message, portés par une attente, une dynamique de l’avenir.
130Albert Cohen, tout comme le phrophète, part de l’expérience historique tragique du moment mais aussi de la conscience des problèmes qui travaillent l’humanité. La figure prophétique complexe qui se détache de l’œuvre d’Albert Cohen n’est pas sans rappeler celle du « Serviteur » dans le Deutéro-Isaïe. Ce dernier intervient aussi à un moment de crise politique et spirituelle sans précédent, Jérusalem prise, la population déportée en Babylonie, la perte du sol et du Temple menaçant l’identité culturelle ; mais lorsque Cyrus balaie le pouvoir babylonien, à la fin de l’Exil, l’avenir peut s’ouvrir : alors se font entendre les « chants du serviteur ». L’homme, qualifié par Dieu d’« alliance du peuple, lumière des nations », parle en son nom propre, se déclare choisi et prédestiné, porteur d’une parole qui discrimine et qui juge. On croit entendre Cohen dans Cahiers 78, répétant : « J’ai vu et j’ai jugé... » Le serviteur, qui a fait l’expérience du mépris et du rejet, se présente également comme une figure de « l’agneau », accusé puis mis à mort, avant d’être relevé à la face de ses ennemis. Or, cette même section comporte une autre série qui concerne Jérusalem. La ville est désignée par « Sion », symbolisation féminine du peuple,
... qui vise, sur un mode quasiment mystique, la nation parée de justice et de sainteté. C’est donc une figure d’avenir, prophétique, qui est campée en contrepoint de celle du serviteur.78
131On reconnaîtra sans difficulté dans ce contrepoint du « serviteur souffrant » et de la Ville-peuple les traits du « couple royal » formé de Solal en douleur et Rachel-Jérusalem. Que du couple du roman familial « fils et mère à jamais » naisse un contrepoint prophétique, et que cette fermeture sur l’origine soit retournée en ouverture messianique annoncée aux Juifs comme aux nations, n’est pas la moindre surprise du processus mythobiographique.
132Cette parole n’est certes pas facile à assumer : elle implique de supporter tout le poids de l’Histoire et d’obéir à un Commandement dérangeant. C’est pourquoi la vocation suscite le refus : Moïse, Élie, Jérémie l’expriment, et jonas plus encore.79 De même, Solal s’enfuit et se plonge dans l’imparfait miroir terrestre de l’absolu qu’est l’amour humain, pour retrouver finalement dans le passage de la mort (qui n’est pas vécue comme fixité mais comme une vocation) un appel à réendosser le rôle d’Élu qu’il avait fui.80 L’œuvre devient alors le récit d’une vocation prophétique contaminée par les leurres des mythes occidentaux, et que l’épreuve de la mort restaure. En même temps, le récit constitue une incessante interrogation sur le sens à donner à cet appel. Ainsi, la fin de Belle du Seigneur est moins une ouverture vers une réitération du cycle qu’une ouverture du sens dans un monde qui l’a perdu, pour un auteur qui le cherche sans cesse.
133La polysémie est d’autant plus grande que la posture prophétique, en quelque sorte légitimée par les précédents bibliques, permet d’utiliser indifféremment le lexique amoureux pour désigner l’amour terrestre et les relations entre Dieu et son peuple.81 Le représentant spirituel des Juifs, parlant au nom de leur histoire et de leur Livre, sinon au nom de Dieu,
... va renouveler l’expérience de l’Exode, ramener le peuple-épouse dans la nudité du face-à-face et parler à son « cœur ». [...] La conversion de l’épouse infidèle (idolâtre), sera assurée par son langage, puisqu’elle rompra avec les mots du mensonge et de l’idolâtrie.82
134Cette relation réversible, de l’être à l’Être, est tout aussi centrale chez Cohen. L’on voit comment dans une situation historique et psychologique de crise, son personnage est amené, en jouant ou mieux encore parce qu’il joue le rôle amoureux, à porter en réalité le rôle prophétique : Ariane représente la figure de l’Occident chrétien en danger de paganisme, qu’il faut ramener à ses origines, rendre à nouveau capable d’entendre l’expression de l’absolu. Cette fonction prophétique est ainsi portée par le discours mais aussi par le déguisement qui exhiberait alors la posture véritable de l’énonciateur.
135L’un des caractères de cette parole est donc le dialogue, et désespéré, car
... elle se déploie dans la violence abrupte, déchirante, exaltante et monotone d’une perpétuelle prise à partie de l’homme aux confins de son pouvoir.83
136L’on trouve chez Cohen le même désespoir, le même affrontement avec les limites de son pouvoir d’homme et d’écrivain, les mêmes imprécations face au silence qui leur est opposé, une volonté semblable de se heurter à la question du sens, qui rejoint celle de l’amour et de la Loi. Comme le prophète, il se contente d’énoncer la vérité et le mur (que constitue le sens biblique et historique) auquel il se heurte, mais sans l’interpréter, sans en faire « une tendre transparence, où se colorent de mélancolies les petites fatigues de l’âme ».84 Voilà pour Aude, qui s’enfuit devant la vision concrète de l’Ancien Testament. Voilà pour toutes les complaisances des assis et les molles flottaisons du symbolisme de salon. Et voilà qui explique d’une autre manière, après l’acte manqué de Solal, l’expression énigmatique : « aux romanciers de l’expliquer ». Albert Cohen utilise les échos, les travaille et garde leur mystère. Plus généralement, le sens circule, et cela sans fin. Selon Daniel Sibony,
... ce travail de métaphores et d’intensités symboliques caractérise cette tradition et la distingue des traditions spéculatives dérivées de la Grèce antique. On n’y spécule pas sur les mots ou avec eux, c’est le mot qui, telle une foule, spécule et fait voir ses facettes. Entre l’inspiration prophétique et la spéculation philosophique il y a l’écart, pas toujours infranchissable, entre la vision de la Parole et la parole du visible, du spéculaire.85
137De fait, ce qui est à transmettre, dans le judaïsme, est l’essence même du Symbolique.86 Dieu se donne à la fois comme Nom, potentiel de nomination87 mais aussi interdit de nomination. Dire que la Terre est promise, relève déjà d’un rapport symbolique difficile à comprendre.88 Comment assurer cette transmission complexe, alors même que, chez Cohen, le Symbolique est frappé d’un refus, d’une opposition radicale ? C’est toute la difficulté, le paradoxe de l’auteur, et l’une des raisons de ses réitérations, que de vouloir assumer seul une position de garant sans Divin Filet. Il veut conduire à la compréhension, voire à l’amour d’un judaïsme perçu, sur le plan mythique, comme le corps millénaire des Juifs toujours en gésine de l’homme, seule transcendance acceptable pour lui ; mais, sans transcendance réelle, ce « dit du corps » collectif dont il se sent, se veut l’émanation et l’énonciateur, ne se dissocie jamais tout à fait du « dit du corps » fantasmatique.89 Sa parole énonce du même mouvement, dans ses méandres, le corps féminin d’Israël, « fille de Sion », et celui du sujet duel qui tente de les joindre dans la posture du « diseur de vérité ». Ce faisant, il se procure un accès dérivé au Symbolique dont la fonction est désormais assurée, au sein de l’Imaginaire, par la figure maternelle. Celle-ci a traduit, « mis en corps » un message selon lequel les Juifs sont l’origine et l’histoire d’une Révélation dont ils poursuivent le cours, à travers leur quête messianique. Or, ils ont été non seulement chassés de l’origine, par les « religions-filles » mais niés par l’antisémitisme dans leur quête et leur questionnement par nature infinis et tournés vers l’avenir. Il est frappant de retrouver, dans l’émanation prophétique de ce message que réactualise Albert Cohen, un être qui lutte de toutes ses forces contre la coupure avec sa propre origine.
138C’est pourquoi il s’agit aussi d’une parole de combat, afin d’imposer la connaissance, le droit à l’existence de l’Alliance et son éthique. Or, son plus grand négateur a d’abord été l’Occident chrétien : son ignorance envers le judaïsme vient de ce qu’il suppose avoir sur lui un droit de possession et d’interprétation parce qu’il aurait trouvé son accomplissement dans une « meilleure nouvelle » ; d’où sa lecture de type symbolique, qui rencontre l’idéalisme platonicien et tout un pan de notre littérature. Sa négation, issue de l’accusation de déicide et de la relecture typologique de l’Ancien Testament, consiste à faire désormais l’impasse sur le texte-Père au nom du Fils, « accomplir » le passé et décider pour les Juifs que leur message et leur histoire sont terminés.90 Le « Juif moderne » de Cohen est ainsi coupé de l’origine dans un monde devenu incapable d’entendre les parole de l’original. Ainsi se définissent les attaques de Cohen contre une certaine littérature et un certain mode de pensée chrétien, incapables de prendre à la lettre les Paroles juives, dans leur poids de pathos et de fureur, et le type d’esthétique qu’il tente de forger. Le négateur suivant a été l’Occident païen et nazi, antisémite et exterminateur. On comprend mieux, dès lors, le combat éthique que Cohen a mené dans son œuvre contre le paganisme d’abord, qui envahit l’Occident de son idolâtrie pour l’argent, le pouvoir, la beauté et la force, et se montre complaisant envers les forces barbares de l’inconscient collectif. Ce sont ces deux fronts, esthétique et éthique, que nous allons parcourir.
Une voix choisie : l’inscription esthétique
139Une précaution : l’étude d’une profession de foi esthétique affirmée, revendiquée, rationalisée, ne doit pas faire oublier les bourgeonnements du mythe personnel : « l’élaboration secondaire »91 masque et simultanément dit, sous les arrangements formels et les difformités volontaires, un monstrueux d’un autre ordre. Bien des particularités de l’écriture, de la composition, dans les effets de déliaison qu’elles permettent, ont été relevées ; elles ne doivent pourtant pas être fixées dans l’interprétation comme le serait un symptôme, mais au contraire être utilisées pour montrer que l’écrivain s’inscrit dans un procès de dépassement esthétique du conflit. Cependant, on ne saurait s’étonner que la forme s’y retrouve nécessairement bossue.
140À cet égard, une étude de la « voix » cohénienne ne peut méconnaître l’importance du seul article théorique d’Albert Cohen sur la littérature – du moins hors de la fiction, dans laquelle les personnages qui écrivent sont légion, figurant en abyme et en miroir autant de positions critiques de l’écrivain.92 Le Juif et les romanciers français paraît en effet dans le numéro 33 de La Revue de Genève, en mars 1923. Que penser d’un article concernant le personnage romanesque, publié à l’orée de sa carrière, au milieu d’essais poétiques, formels et idéologiques, alors que le premier roman, Solal, ne sera édité qu’en 1930 ? Nous verrons que son analyse dessine, avec une grande fidélité prémonitoire, à la fois le Juif imaginaire de l’auteur, tel que nous le retrouvons dans ses personnages, et le grain singulier d’une voix chargée de les incarner eux, l’Histoire dont ils sont porteurs, les enjeux éthiques et spirituels que cette Histoire ne cesse de prophétiser. La Revue de Genève, qui prenait ses précautions idéologiques et s’annonçait déjà comme « politiquement correcte » avec la devise : « Internationale sans être internationaliste », publie ce texte sous la rubrique « Les Chroniques nationales », avec le sous-titre « Israël », au voisinage d’un premier article sur le bolchevisme en Extrême-Orient, et d’un second, signé Joseph Conrad, intitulé « L’Histoire ». Ce voisinage historique, pour un article qui se révèle être aussi et surtout un manifeste littéraire, n’a rien de fortuit : il montre que, dès 1923, Albert Cohen se donne comme tâche rien de moins que de mettre un terme, dans le meilleur des cas à l’occultation, dans le pire à la dénaturation de l’histoire et de la tradition juives. Rappelons simplement ce qu’était « un Juif de France » en 1923 : pour l’école républicaine, le Juif n’existe pas. Les Leçons préparatoires d’histoire de France, d’Ernest Lavisse, parues en 1876 et que les éditions suivantes n’ont guère fait évoluer sur ce sujet, font état de la conversion au catholicisme de la Gaule romaine, au prix de nombreux martyrs, de la prise de Jérusalem par les chevaliers « après de grandes fatigues et de grandes souffrances », mais nulle part n’est mentionnée l’existence des Juifs. Plus du quart des cent pages du Lavisse sont pourtant consacrées à l’histoire religieuse. De plus, si la place centrale qu’occupait l’Ancien Testament dans les pays protestants laissa aux Juifs le sentiment d’une identité propre, en France, l’enseignement des jésuites, prolongé par le lycée, privilégia l’Antiquité gréco-latine en occultant totalement l’histoire hébraïque. Le Juif français n’avait donc d’autre choix que l’assimilation radicale, n’étant pas affilié à une histoire dont il pût se prévaloir : l’Enéide devenait sa bible. De même Voltaire écrivait-il à Isaac Pinto : « Restez Juif puisque vous l’êtes... Mais soyez philosophe ! » Outre cette assimilation républicaine qui reste généreuse malgré le caractère quelque peu négateur de sa tolérance, pour la plupart des Français de l’époque le Juif est d’abord le déicide définitif. La Vie de Jésus, de Renan, best-seller du temps, se charge de le rappeler : « Les plus grands hommes d’une nation sont souvent ceux qu’elle met à mort. Socrate a illustré Athènes, qui n’a pas jugé pouvoir vivre avec lui. Spinoza est le plus grand des Juifs modernes, et la synagogue l’a chassé avec ignominie. Jésus a été l’honneur du peuple d’Israël, qui l’a crucifié. » (Œuvres complètes, Calmann-Lévy, t. IV, p. 113.) Ces quelques analogies qui ne s’embarrassent pas de nuances ni d’exactitude historique ont contribué à la séparation du catholicisme d’avec le monothéisme judaïque, ainsi placé non plus en dehors mais au ban de l’histoire, dans un passé forclos. La puissance de cette négation alliée à la faiblesse de la transmission paternelle, comme le montrent les exemples de Kafka, de Benda et de Cohen lui-même, a conduit à une revendication d’identité qui a pris des formes multiples, politiques et littéraires, mais aussi, et souvent simultanément dans ces personnalités divisées, à la honte et au refoulement.
141Dans ces conditions il s’agit pour Cohen de restaurer dans la culture occidentale, à travers la littérature romanesque qui en véhicule l’imaginaire, une identité juive issue d’une histoire et d’une tradition spécifiques. L’auteur se propose donc de révéler l’esprit de l’Histoire occidentale et le rôle éthique essentiel que remplit la permanence juive en son sein. De même, les exigences de Cohen concernant le traitement romanesque des Juifs révèlent que conscience morale, vérité du personnage et choix d’une parole apte à la traduire ne sauraient être dissociés par le romancier. D’où la difficulté à séparer l’esthétique de l’éthique : si le travelling est une question de morale, comme l’affirme Jean-Luc Godard, les choix narratifs sont bien, pour Cohen, une question d’éthique.
142Le titre de l’article lui-même, « Le Juif et les romanciers français», est la marque d’une singularité humaine irréductible à la multiplicité des auteurs qui tentent de la médiatiser. La copule n’instaure pas de lien logique précis, comme si ces deux univers étaient par elle séparés plus que joints. Elle évite aussi, en privilégiant une formulation expositive, toute attitude polémique, voire le simple enfermement dans une problématique précise. L’ordre des syntagmes semble enfin indiquer une primauté de l’existence sur la représentation : le titre paraît ainsi assigner à la représentation romanesque du Juif une fonction strictement référentielle, inscrivant le roman dans la lignée réaliste.
143De fait, c’est ce qui semble se passer : Albert Cohen, qui est juif mais pas encore romancier, se livre à une critique de la représentation romanesque du Juif dans deux romans réalistes où le personnage est en même temps conçu comme un type : Le Royaume de Dieu des frères Tharaud, et Silbermann de Jacques de Lacretelle, le second devenant bientôt le point de référence de la réflexion de Cohen. Or, cette exposition critique se transforme progressivement en un vigoureux plaidoyer collectif en faveur des Juifs, qui masque un processus plus souterrain d’autoréhabilitation. Nous voyons aussi se former progressivement un regard de romancier, dans la manière visuelle de cerner un personnage toujours saisi en mouvement et à travers l’exigence d’une matière verbale propre à exprimer, par son rythme et le mouvement qu’elle imprime à la phrase, la mobilité psychologique du personnage. Enfin, nous assistons à la naissance de la thématique de l’œuvre, qui dessine le visage du Juif imaginaire d’Albert Cohen.
144L’attaque de l’article, sa première phrase, est directe, le ton condescendant, voire provocateur : « Ces dernières années, quelques romanciers français ont découvert les Juifs. » Leur opportunisme n’a d’égale que leur stérilité de romancier93 : la caractérisation du personnage romanesque, selon Cohen, est un mélange de complexité psychologique et de destinée pathétique ; dès lors que ce mélange est contenu dans le modèle, quel mérite y aurait-il à faire du documentaire ? Ensuite, les frères Tharaud, traités de « peintres officiels des fantoches à papillotes » et « d’enquêteurs excellents» qui ne ramènent cependant que des « détails pittoresques», se voient imputer leur exactitude comme un défaut de profondeur, une trahison de ce que Cohen nomme encore mystérieusement « l’âme juive », expression qu’il éclaircira progressivement. À ces romanciers de la surface, ces antisémites de l’anecdote, appartiennent les énumérations, vastes paradigmes classés par rubriques (cuisines, rites, vêtements...), vain passage en revue.
145Au regard profond, en revanche, il revient de créer des syntagmes, chargés de relier les gestes à une signification cachée. La signification de « l’âme juive » est dans ce lien : c’est sans doute pourquoi l’adjectif « poétique » (rejoignant involontairement la définition de la poésie donnée par Jakobson) est toujours chez Cohen passionnément laudatif. L’exemple donné par l’auteur relie la danse de deux vieillards d’un village ukrainien qui se tiennent par la barbe et sont platement pittoresques chez les frères Tharaud, à l’obligation de se réjouir le samedi pour fêter la Loi « alors que le pogrom gronde » : cet héroïsme que le burlesque exprime, s’il anticipe déjà sur ce que seront, à l’orientale, les personnages des Valeureux et celui de la mère dans l’autobiographie, naît du rapprochement de deux faits contradictoires ; l’auteur montre ainsi que le judaïsme n’a de sens que comme assignation, dans l’Histoire, d’une conduite à une Loi. Le racisme, nous dit Cohen ici, provient d’une limitation du regard au paradigme, qui induit les classements, produit les catégories ; la compréhension, elle, naît du syntagme, structuration d’un sens. Enfin, passer de l’un à l’autre, c’est passer aussi de l’encyclopédique au romanesque. Le paragraphe suivant, lui, passe à l’acte, en une réécriture juive et romanesque des tharaudants paradigmes, dans laquelle on reconnaîtra sans peine l’idiolecte du futur auteur de Solal : « Dans la synagogue, des Juifs voûtés bourdonnaient un psaume royalement désabusé », la phrase mêle notations sensorielles et affects : un terme, souvent un adverbe, porte le point de vue conscient ou non du narrateur ou de l’auteur, et un néologisme lexical ou syntaxique exprime le désir d’une parole différente, libérée des entraves de la syntaxe, de la mesure et du goût classiques. Quant au lien poétique ici formé, il s’agit encore d’une opposition entre deux cultures, qui laisse apparaître la grandeur cachée des Juifs sous leur apparente infériorité, mais aussi l’ambivalence de l’auteur : le bourdonnement annonce déjà la grande métaphore sociale de la ruche, développée plus loin.
146Or, le Silbermann de Lacretelle trouve grâce aux yeux d’Albert Cohen en ce qu’il allie syntagme et paradigme, surface et profondeur, visible et invisible : le portrait atteint non plus seulement l’exactitude mais la vérité. Une nouvelle condition de réussite apparaît cependant, que le roman ne remplit pas puisqu’il est seulement considéré comme « le plus remarquable des romans d’écrivains chrétiens qui se sont attachés à décrire le Juif » : fondé sur une théorie du Juif, il manque à Silbermann de l’incarner par une respiration, un rythme adéquats à leur objet, c’est-à-dire finalement... juifs ; or son style, selon Cohen, reste irrémédiablement cartésien, à l’inverse de celui de Julien Benda, qui serait involontairement juif.
147À charge dès lors pour l’auteur de caractériser ce qu’est un Juif, afin de cerner les exigences stylistiques de cette personnalité particulière. Et pour le lecteur, de comprendre que Cohen introduit ici un implicite selon lequel un écrivain juif, conscient de son sujet et des moyens stylistiques nécessaires, peut créer un type romanesque absolument neuf, et faire d’une pierre deux coups : œuvre littéraire et œuvre de réhabilitation. Le Juif-personnage serait enfin unifié par le langage, et le Juif-romancier affirmerait une volonté identitaire et prophétique. L’œuvre pourrait alors émettre une vérité collective à transmettre aux nations, indissociable d’une éthique littéraire nouvelle.
148Sa lecture de Silbermann parait d’abord soumise à une définition positiviste de « l’esprit juif », qui doit beaucoup à Taine et à sa conception déterministe de l’individu : Cohen tente de rendre compte des composantes raciales par un déterminisme historique, géographique et social, et de l’individu par ses composantes raciales. « Il n’y a pas d’esprit juif. Il y a trois ou quatre esprits juifs, sédiments déposés par le temps sur la pensée ou le cœur d’Israël errant. » Au cours de l’article, trois strates et non quatre seront répertoriées : « C’est l’esprit que les Sémites nomades apportèrent du désert natal. [...] Esprit brûlant [...] terrestre [...] excessif [...]. Un second esprit a conféré au peuple juif le signe éternel d’élection. Certains diront la flétrissure éternelle. La sublimation des instincts d’Israël enfant donna naissance à l’esprit prophétique. L’instinct de jouissance, caractéristique du premier esprit juif, se racheta, utilisant sa force à observer la loi ; et la volonté de domination trouva sa rédemption dans la grande espérance messianique [...]. Le troisième esprit est né en exil. Il donne à beaucoup de Juifs des gestes et des pensées de persécutés. » Le mouvement argumentatif est d’abord d’ordre déductif, de la thèse vers l’exemple : tout semble donc prêt pour une démonstration impeccable. Même le nombre de strates composant l’esprit juif, au nombre de trois, semble involontairement servir un obscur objet du désir dialectique. Pourtant, ce qui surprend bientôt, c’est le passage de l’auteur au raisonnement analogique, plus poétique que démonstratif : la strate la plus ancienne, celle du désert, aurait donné cette tension vers, cette volonté brûlante, repérable chez Silbermann dans plusieurs domaines. Cependant, du désert à un « esprit terrestre » – que procurerait aussi bien la glèbe que le sable, semble-t-il – et de la volonté brûlante à « l’esprit excessif » qui dilapide l’argent, on voit que Cohen adopte ici le style rapide, fiévreux, « les affirmations jaillissantes et hâtives » qu’il prête au héros du roman de Julien Benda, L’Ordination. L’insistance sur les deux domaines très particuliers de cette « tension vers » que sont la connaissance et l’argent, à propos desquels les accusations antisémites sont traditionnellement les plus nombreuses, constitue un signe avant-coureur de la transformation de l’exposé critique en plaidoyer chargé de répondre à un acte d’accusation implicite. La deuxième strate, selon Cohen, marquée par l’apport du Décalogue, instaure une progression qui nous intéresse au plus haut point : elle place au-dessus du poète, le prophète ; au-dessus des instincts la sublimation, non par la raison mais par la Loi mosaïque. Ce saut vers un accomplissement prophétique interdit une vie normale, la plonge immédiatement dans la transcendance et le tragique, soumet définitivement l’acte à la parole et le guerrier au prophète : belle caractérisation de l’écrivain qui parle et combat ici par la parole au nom de tous les siens. En effet, la difficulté du passage de la première à la deuxième strate de « l’esprit juif » s’accentue d’être redoublée par un conflit plus souterrain : que penser d’un premier stade où brûle la tension du désir, sublimée ensuite et réprimée par l’obéissance à la Loi, puis se résolvant en parole prophétique, sinon que cet itinéraire constitue aussi l’une des clés du processus d’écriture ? La difficulté et la douleur sont encore accrues lors du passage à la troisième strate, celle de l’exil, où se devine le fil invisible qui conduit la progression de l’analyse affectivo-déductive de l’auteur. L’ordre chronologique recouvre peut-être, là encore, un ordre inconscient, que le récit autobiographique de la scène du camelot dans Le Livre de ma mère permet de discerner : cet esprit de l’exil, qui « donne à beaucoup de Juifs des gestes et des pensées de persécutés », trouve en Cohen le retentissement très particulier d’un traumatisme originel. Peut-être est-ce pour cela que l’exemplum que devient peu à peu Silbermann dans l’argumentation dont il fut naguère le principe, laisse de plus en plus de place à l’implication personnelle d’Albert Cohen. Elle s’exprime à travers une structure que l’on retrouve dans l’autobiographie : le va-et-vient entre l’idée générale et l’exemple, puis la généralisation de l’exemple, enfin l’implication de l’auteur. Cohen passe ainsi de la théorie des strates à Silberman puis à « les Silbermanny » enfin à : « Nos yeux savent, nos yeux ont vu. » On ne peut non plus manquer de constater que ce changement d’énonciation, le premier de ce discours, se produit lorsqu’il est question du regard, d’autant plus investi qu’il est ici employé absolument. L’équivalence entre voir et savoir se lit à un double niveau, sensoriel et symbolique. Cohen ne cessera d’employer plus tardivement l’expression syncrétique « science du regard », sorte d’épithète générique de la judéité désignant une capacité de vision aiguisée par une expérience millénaire de la souffrance, apte à déjouer les pièges des apparences. Simultanément, l’intelligence se voit dénier toute capacité de compréhension humaine, manière de refuser la hiérarchie cartésienne : le circuit fermé va du regard au cœur. Cela s’entend toujours de deux façons : la réhabilitation de la figure maternelle dans Le Livre de ma mère se construit sur l’affirmation du primat de l’amour et la nostalgie du regard dévorant, intrusif, auquel l’auteur tenta d’abord d’échapper ; mais la scène du camelot se place également sous le signe de la vision, dont la polarité est inversée pour l’enfant, prisonnier d’un regard hypnotique et assassin. La vision – voyeurisme, voyance, « intellijuiverie », capture méduséenne – constitue l’une des thématiques essentielles de l’œuvre de Cohen, et alimente un impressionnant réservoir d’images obsédantes. Il n’est donc guère surprenant qu’une simple allusion à ce thème agisse comme le signal mystérieux, demeuré imperceptible à son auteur même, de l’entrée en scène des motifs associés – et cela dès 1923. Or, dans le court chapitre suivant, est exposé l’un des effets de « l’esprit des persécutions » : la métamorphose de Silbermann en caricature de Juif est provoquée par le regard d’autrui. Ce personnage, si investi que l’on peut l’appeler Silbermann-Solal-Cohen, au moment où il a le plus envie d’en être, de s’intégrer à la société occidentale, se voit rejeté et contraint d’endosser le stéréotype qu’il ne s’était jamais senti incarner. Sa vie est définitivement séparée entre l’avant d’une présence unifiée au monde, et la chute irrémédiable dans une perpétuelle inadéquation à soi – coupure que le plaidoyer et la réhabilitation qu’il doit opérer permettent, au moins imaginairement, de suturer.
149On ne peut manquer non plus de remarquer, dans l’attitude non violente de Silbermann persécuté par ses camarades, que ce manque à faire, de nature masochiste, se traduit par un excès de dire : la relève verbale (avoir le dernier mot) de la défaite physique (perdre du premier coup) désigne aussi la différence irréductible entre animalité et humanité. Mais surtout, l’opération sublimatoire qui se révèle dans cette transformation de l’acte en parole, la transmutation de la vengeance physique en vengeance verbale, aide à comprendre l’un des moteurs de l’écriture. Que les Juifs soient collectivement dénués de rancune semble en effet masquer une dénégation toute personnelle, comme le montre ce passage d’Ô vous, frères humains consécutif au rejet antisémite :
Je jurai que, lorsque je serai grand, je leur dirais, du haut d’une montagne, je leur dirais ce qu’ils m’avaient fait quand j’étais un enfant sans défense. Oui, je leur raconterais tout, et ils pleureraient de remords... (VFH, p. 93)
150On peut alors comprendre comment l’œuvre de vengeance, vouée à être une affirmation orgueilleuse de soi contre le mépris d’autrui, prend une dimension spirituelle et prophétique. Les ressorts de ce « Sermon sur la montagne » rejoignent ceux des discours victorieux que tient Silbermann et qui, pendant qu’il est roué de coups, sont qualifiés de « vengeance sacerdotale » par Cohen. L’épithète renverra toujours par la suite dans l’œuvre à la prêtrise des Cohen-Solal.
151La représentation des personnages dans l’œuvre de Cohen obéit à une éthique très particulière. La description physique de Solal ne s’y trouve pas, ce qui montre que la précision du relevé n’a aucun rapport avec le réalisme. Par exemple, le lecteur apprend que Solal est « beau à vomir », qu’il ressemble à un jeune dieu oriental, que sa noblesse est celle d’un seigneur, que ses muscles jouent comme « des serpents entrelacés », épithète homérique parfois rapportée à sa chevelure, que son nez est effilé, son torse triangulaire comme il se doit... Il succombe à la beauté, au savoir-vivre expérimenté des Aryennes-Arianes dont la description se limite à quelques traits symboliques : blondes, de haute taille, athlétiques, semblables à des Dianes chasseresses, elles s’opposent aux femmes juives orientales, toujours représentées comme de repoussantes génisses purement organiques, propres à pérenniser la race et exemptées de la nécessité de penser. Car les Juifs, les Valeureux en sont l’illustration, sont toujours laids (excepté l’ambivalent Solal). Il s’agit donc d’une esthétique de la représentation des personnages à la fois réaliste dans la mesure où, s’agissant de mettre fin à la mystification romanesque concernant l’amour en Occident, l’auteur décrit les personnages juifs comme soumis aux flux organiques94, mais aussi romantique dans l’outrance des oppositions.
152Cependant, cette esthétique ne doit pas être enfermée dans ces catégories : au sein des valeurs cohéniennes, la beauté est d’essence païenne et montre l’irrémédiable compromission de Solal avec les fausses valeurs auxquelles succombe l’Occident quand il renie ses origines judéo-chrétiennes. À l’inverse, les Juifs sont laids parce qu’ils ont subi cette « disgracieuse passion » de deux mille ans ; leur laideur, bien qu’elle soit invivable pour un Solal, est le signe même de leur gloire, comme le disent ces lignes essentielle dans lesquelles l’article s’enracine déjà :
Car c’est notre gloire de primates des temps passés notre royauté et divine patrie que de nous sculpter hommes par obéissance à la Loi que de devenir ce tordu et ce tortu ce merveilleux bossu [...] cet être difforme et merveilleux aux yeux divins ce monstre non animal et non naturel qui est l’homme et qui est notre héroïque fabrication... (BS, p. 797)
153Il revient alors à l’auteur de créer ce style « tordu et tortu » qui exprime la réalité et l’identité juives. Il convient donc de regarder d’un peu plus près les moyens stylistiques prônés par l’auteur de l’article pour réhabiliter les Juifs et leurs valeurs. Là encore, Cohen procède par opposition de deux styles, celui de Jacques de Lacretelle et celui de Julien Benda. On trouve dès cet article l’essentiel de la profession de foi esthétique de Cohen, dans l’opposition entre jardin à la française et jardin exotique, désordonné, brûlant :
Dans le jardin taillé de M. Jacques de Lacretelle, quelques massifs moins ordonnés et plus touffus, quelques buissons plus ardents n’eussent pas été inutiles. Son héros juif [...] semble parfois être l’exemple illustré de théories sur l’esprit juif.
154L’opposition est ensuite reprise par Solal, qui a ces mots sur un roman de son rival, Jacques de Nons :
Des images distinguées. Des prénoms masculins et féminins se mouvaient, se rejoignaient, s’éloignaient, poissons crevés. Un livre composé, équilibré, harmonieux, décanté, dépouillé. Tous les adjectifs aimés des impuissants cristallins [...] adorateurs du fil à plomb. (S, p. 114)
155Aquarium mortifère95 où les impuissants cristallins s’opposent à Sancho, Ivolguine et aux Valeureux cités plus loin. ?96 Une esthétique de la prolifération et de la sinuosité s’inscrit implicitement contre celle du fil à plomb ; les livres qui ont de la puissance n’obéissent donc pas aux lois de l’harmonie castratrice. Pierre-Henri Simon le souligne lors de la parution de Belle du Seigneur, qu’il jugeait loin de « l’azur valéryen d’un discours élégamment dominé ».97 La condamnation du beau style est d’autant plus assurée que Cohen, comme Silbermann, considère que la connaissance et l’amour de la littérature française sont plus profonds chez ceux qui, exilés, s’en font une seconde patrie. Aussi prône-t-il, à la fin de l’article « Le Juif et les romanciers français », une esthétique de l’hybridation. Sous l’apparence de Silbermann, un ardent plaidoyer pour un mélange culturel se fait entendre, avec la hauteur de ceux qui ont été repoussés :
Ne voulait-il pas marquer du caractère français la cire brûlante de son génie ? Ne comprenait-il pas le patrimoine de cette nation adorable autant, sinon mieux, que ses persécuteurs ? Ne fit-il pas revivre pour son ami, le petit Français, une tragédie de Racine, une cathédrale, une page de Chateaubriand ?
156Classicisme, mesure, sobriété, équilibre sont méprisés au profit de l’excès en chaque pôle, du champ de bataille qu’est chaque personnage et que la phrase traduit :
On ne trouve pas en Silbermann les fureurs bégayantes du romantique héros de L’Ordination, et ce cynisme douloureux ou cet orgueil insensé qu’une phrase jaillissante révèle. [...] On n’y trouve pas non plus les paroles juives de L’Ordination ; juives parce que M. Benda en a trouvé le rythme [...]. Et bien qu’il ne l’avoue pas juif, quelle remarquable odeur belphégorienne se dégage de son penseur ! Quelle façon de parler rapide, aux accents d’ivresse et de vengeance. Les gestes juifs de pensée font la beauté de L’Ordination : balbutiements de l’homme avide de vite tout dire ; phrase volontaire soucieuse d’hypnotiser par l’accent d’une conviction souvent mensongère ; paroles bousculées, contradictoires, désordonnées par le malheur ; paroles d’une race trop vieille et trop jeune qui aime tant de choses dont elle sait la vanité ; mouvements d’une pensée qui se passionne et cherche sans cesse une souffrance plus forte et narcotique.
157À ce romantisme correspond une esthétique du désordre, de la contradiction, de la passion désorganisatrice, soumise à la fois au désir de dire et d’hypnotiser par le discours. Il s’agit d’un style duplice en ce qu’il peut aussi bien se définir par sa complicité organique avec l’expression du narcissisme et des processus primaires, son apparente désinvolture vis-à-vis de l’élaboration secondaire, que par l’extrême conscience des fins qu’il doit servir : exprimer charnellement l’esprit d’un peuple, incarner ces « gestes juifs de pensée ». L’élaboration secondaire n’a-t-elle pas contre elle d’avoir partie liée avec une esthétique cartésienne, académique, normative, tout aussi porteuse d’exclusion que les préjugés sociaux et raciaux ? Si la condition du Juif moderne est d’être déchiré entre deux cultures, deux appartenances, Cohen ne veut pas être si aliéné qu’il s’exprimerait dans le langage de celui qui le refuse. Il sera tout à fait fidèle à cet article programmatique et prémonitoire, à travers l’importance quantitative donnée aux monologues, le plus souvent sans ponctuation, le déroulement de longues parenthèses dans lesquelles se dit l’essentiel, les discours où s’expriment, entre onirisme et réalité, folie et raison, les convictions des personnages « parfois mensongères » mais douées d’une telle sincérité et d’une telle passion qu’elles possèdent bien ce caractère « hypnotique ». À une forme classique, au bon goût qui lui répugne et provoque ses sarcasmes, il oppose son propre style :
(Quel style et comme ces phrases sont longues et embrouillées, soupirent supérieurement ces messieurs dames de la demi-culture, amoureux des phrases légères, courtes, pimpantes, claires, poudrées et caetera et telles que, au lycée, des cuistres les firent admirer à ces anciens cancres persuadés et dont l’amour du style, ma chère, de Voltaire ou, Dieu les pardonne, d’Anatole France et autres messieurs de l’Académie, n’est qu’une inconsciente satisfaction d’appartenir à une classe privilégiée de possédants et de communier en de bourgeois plaisirs...).98
158Belle démonstration par l’exemple, dans une parenthèse interminable et contournée. Elle montre clairement que les choix esthétiques relèvent aussi d’une vengeance sociale. Tout montre que le sujet qui se vit séparé mais supérieur, rejeté mais vengeur, a besoin de trouver sa voix, une écriture du déséquilibre, contradictoire et passionnée. C’est en effet dans le domaine de la voix, de la parole, que le talent d’observation et l’esthétique de Cohen s’exercent de la manière la plus aiguë : le grain de la voix, le rythme de la phrase, les mimiques d’accompagnement, la manière de faire sortir les sons (toutes les déformations d’Antoinette Deume et sa façon de dire « jeuli » ou le zézaiement d’Hippolyte Deume, par exemple lorsqu’il surnomme sa femme « biçette »), les intonations, les traits saillants du discours, tout est donné à entendre avec la plus grande précision, comme autant de « gestes de pensée » et d’être ; c’est pourquoi il excelle aux monologues intérieurs, comme aux dialogues et aux discours directs de toute nature, qui font entendre des voix d’une grande diversité de registre, celles du grand chœur du peuple, Mariette, Scipion, les Valeureux, celles de la sphère bourgeoise, les inénarrables Deume, celles enfin de l’aristocratique sphère du pouvoir, française et internationale. Tous ces langages tissent l’œuvre, Babel polyphonique. Cette littérature, pourtant très écrite, est orale : il suffit d’entendre les textes d’Albert Cohen au théâtre pour en être persuadé, et particulièrement les autobiographies qui, lues en silence, peuvent sembler d’un lyrisme un peu outré, mais deviennent d’une grande subtilité et vitalité à être entendues, sont surprenantes de vie retrouvée, comme simplifiées par leur traduction orale. Cohen, qui se disait ses textes puis les dictait, est d’abord l’énonciateur d’une parole qui hypnotise et emporte.99
159Or, cette polyphonie est déjà perceptible dans l’article de La Revue de Genève. Que constatons-nous ? La convocation d’autres œuvres, d’autres personnages, d’autres voix : si les personnages des frères Tharaud n’ont pas de voix propre, Silbermann en a une : il pérore, traite Hugo de « grand coco »... Mais pour l’essentiel, il s’agit encore de discours rapporté, sous le coup d’une critique initiale sans appel. En revanche, la voix de Julien Benda et de son héros est traduite. L’autre dispositif induisant cet effet de polyphonie dans l’article est l’assemblage d’un infratexte, celui des notes de bas de page. Elles jouent le rôle qui sera assigné aux parenthèses dans l’œuvre romanesque, permettant d’éviter de choisir, de couper. Ainsi écrit-il à propos du roman de Julien Benda :
N’est-ce pas un peu grâce à cet esprit juif « destructeur » que du génie français vient de jaillir une forme nouvelle de roman positif et clairvoyant, être vivant qu’un corset ne construit pas, fécondement dissociateur et relativiste ?
160Et en note de bas de page on trouve ce complément :
À noter, en passant, cette merveilleuse faiblesse, cette impossibilité de choisir qu’on pourrait justement reprocher à l’esprit juif de la troisième période, et qui fait des Essais de Montaigne, ou de A la recherche du temps perdu, un fleuve entraînant dans sa course tant d’alluvions, envoyant tant de bras à l’exploration de tant de terres étrangères.
161Cet esprit judéo-français revendique donc un style spécifique, pour créer un livre-nébuleuse, sorte d’univers en expansion, inspiration et esthétique apparentées à celle des génies baroques. La revendication esthétique n’en repose pas moins sur le mythe personnel : la fiction romanesque est conçue comme autant de variations proliférantes autour de quelques thèmes obsessionnels qui s’organisent polyphoniquement et dont la diégèse tente de structurer la progression en vue d’une démonstration complexe. Ce « théâtre de la preuve » est parasité par l’ambivalence de l’auteur qui rejaillit sur les personnages et sur la structure narrative, sur l’organisation des voix et des modes, sur la hiérarchie des types de textes qui privilégient très nettement le discours, lui-même souvent faussement dialogique. Les thèmes oscillent entre l’amour fou pour l’Occident, chez Solal comme chez les Valeureux céphaloniens, particulièrement pour la langue et la littérature françaises, et la dénonciation de la culpabilité spirituelle et éthique de l’Occident qui dilapide son propre héritage civilisateur et universaliste. L’orgueil d’être le juif dépositaire de cet héritage et la honte de soi engendrée par le rejet, la caricature, la haine renvoyés par l’autre, forment une dualité revendiquée comme constitutive de la condition du Juif moderne, déchiré entre deux cultures. Cette œuvre est donc travaillée par la dialectique du même et de l’autre de façon cruciale.
162L’article de Cohen, qui projette de concilier éthique et esthétique d’une voix qui se charge d’exprimer comme naturellement les « gestes juifs de pensée », rejoint une revendication juive concernant la traduction de la Bible. Dans les deux cas, il s’agit bien de restituer la respiration d’une langue originelle, ressentie comme collective et singulière, vivante et sacrée, à travers sa « signifiance» :
Dans la traduction traditionnelle, tout, de sa syntaxe à son absence de rythmique, de son escamotage des signifiants dans leur prosodie jusqu’à sa typographie, fait signe. Signe que l’Ancien est traduit à travers le nouveau. Que l’Ancien est un signifié, non un signifiant. Un énoncé, non une énonciation. [...] Le transport de la Bible vers le français est une traduction-annexion. La syntaxe paratactique (asyndètes, juxtaposition, coordination) de l’hébreu y devient uniformément une syntaxe de la subordination. Le primat de Totalité y devient un primat de l’écrit. La rythmique y devient une ponctuation logique, avec les modulations sémantiques, purement interprétatives, du et biblique. La francisation y est inséparable de la christianisation.100
163Cohen a également d’abord cherché à éviter l’absorption-francisation, à travers différents genres : la poésie à thème religieux et identitaire, aux rythmes très divers, puis des textes en prose nerveux, hachés, « choses vues » hallucinées, avant de s’essayer au théâtre en un acte. Le roman ne vient qu’ensuite, comme le lieu où peuvent cohabiter les langues, où le souffle choisit ses rythmes. Il s’agit bien de traduire – un rythme existentiel et livresque, une respiration vivante et sans âge, une conscience particulière du temps, un style qui emprunte beaucoup à la Bible – dans un moule linguistique et culturel inadapté. À cet égard, le refus par Gallimard du second roman pour cause de longueur excessive peut être considéré comme l’une des manifestations de l’incompréhension occidentale. Le parallélisme entre écriture et traduction n’est pas insignifiant101 : il permet, en effet, de voir posée de façon continue et insistante la revendication d’une identité juive dans le langage, comme restitution d’une mémoire et d’un rapport autres à la langue, liés très étroitement à la fréquentation de la Torah lue mais aussi entendue lors des offices religieux. Albert Cohen, dans ses autobiographies, insiste à plusieurs reprises sur cette écoute qui produit sur lui, l’incroyant, une émotion extrême, parce qu’il se situe dans l’intimité de sa respiration.102 Cohen le confirme dans ses rejets incessants de la philosophie, du raisonnement cartésien et d’une certaine littérature qui exhibe du sens mais reste exsangue : la ligne droite, le sec, la causalité et l’allégorique font partie d’un même champ sémantique réprobateur, éthico-esthétique.103
164L’on voit les résultats du refoulé occidental dans cette revendication passionnée et absolue envers le langage. Signe qu’il contient essentiellement l’identité, et l’éthique qui la constitue. Mais il s’agit aussi d’unir toutes les paroles, celle du Juif traditionnel, émise par la mère, et du Juif moderne, occidentalisé ; comment réaliser la greffe ? Il y faut certes une esthétique de l’hybridation, mais, bien que Cohen souhaite qu’elle caractérise la partie émergée de l’œuvre, elle semble surtout traduire la dualité de l’écrivain. Enfin, elle paraît en partie contradictoire avec sa revendication éthique (humaniser l’homme) dans la mesure où elle se proclame de combat, dans l’excès et la passion.
La prose engagée du journaliste : la voix dans l’histoire
165Journaliste, son style est d’ailleurs controversé ; Sartre détesta « Salut à la Russie ».104 Il faut dire que la prose désarçonne, par son côté enfantin, potache et scatologique ; bref, de mauvais goût :
La force par la joie, comme ils disent. En cette retraite pneumo-coccique, trois ou quatre millions de tousseurs couleur d’épinard ou de citron reculent en crachant et en éternuant. Sur les routes de cette languissante retraite, on entend le tumulte, les faux-bourdons, les cavernes, les quintes, les ronflements et les carillons des plus variées pneumonies, coqueluches, rhinites et pharyngites. Et des millions de mouchoirs gammés flottent sous le livide ciel.
166Elle est écrite pour provoquer, non sans vigueur, et l’on y retrouve l’appel aux maladies, aux scories et trahisons de l’organique, à la défaite du corps, pour stigmatiser la déconfiture de l’âme. Et plus loin :
Cependant que Hitler verse des larmes sur les tartelettes amandines dont il est friand, son copain, le nain de la propagande, aussi boiteux qu’aryen, supplie. De sa bouche mauvaise sans lèvres, il ne claironne plus des victoires mais supplie la population de donner des vêtements chauds aux bochillons chéris du front...
167Les mots de l’article semblent engendrés aléatoirement par les signifiants, et le tragique transformé par l’imaginaire enfantin et qui mêle analité et animalerie, dans un écho des comptines que composent tous les personnages principaux de l’œuvre romanesque. A cela s’ajoutent des images insistantes : l’animalité de l’homme se traduit dans l’inversion du couple sacré romanesque formé par Rachel et Solal dans le couple maléfique que forment Hitler et son conseiller. De fait, Hitler emploie également un langage étrange et tout aussi hypnotique :
De sa voix parfois glapissante de virago possédée [...] Le jeu de l’acteur – ou de l’actrice moustachue – est si bon, son hystérique conviction si contagieuse que, envoûté par les réussites précédentes, je ne peux m’empêcher de le croire...
168Par ailleurs, à travers Goebbels, « le nain de la propagande », on voit le nanisme revenir avec insistance dans des situations emblématiques de catastrophe. Réminiscences d’histoires maternelles ? Ou infantilisation de l’horreur, manière de ramener l’homme à ce qu’il a de plus archaïque ? Ou encore symbole phallique du nain curieusement sans lèvres dont l’absence totale de féminité est transformée en excès chez Hitler, tyran hystérique, virago moustachue, actrice tétanisée ? Le couple nazi est marqué par la bisexualité. Étrange est la féminité du tyran que l’on retrouvera encore plus étrangement dans les figures paternelles romanesques et autobiographiques : « Le tyran aux grosses moustaches et à la démarche féminine... »
169La confusion entre le réel et l’imaginaire qui se lit dans ces lignes n’empêche pas l’auteur d’obéir à l’urgence du moment105 et de restreindre sous cette contrainte le champ littéraire du réel :
Les écrivains se sont engagés. Ils font la guerre. Ils travaillent sur commande et c’est non un abaissement mais une sainteté et un sacrifice. Sur commande de la patrie, [...] Soloviev, Ehrenbourg et tous leurs confrères en ont marre de l’amour, des fleurs aimantes, des ciels clairs, des jeunes filles. Les œuvres nuancées, les études de l’âme humaine sont maintenant un péché. Crache dessus, frère, puis chante la guerre.106
170Se reconnaîtra sans peine, dans ces derniers mots de révolte et de fraternité, le langage de Solal dans le dénuement ou l’exaltation de ses forces. Mais ce qui frappe surtout c’est de voir le registre du religieux l’emporter sur celui du littérateur : l’écrivain de guerre devient une variante du prophète, un moine soldat des lettres qui combat l’idolâtrie persistante dont se rend coupable une littérature des bons sentiments. Engagement, mais sacré, au cœur du massacre. Pour cela, dans le même article, il réclame un style imparfait, combattant débraillé :
Crache sur la beauté, frère. Elle est ici une alliée d’Hitler. Écrites à la hâte dans une gare ou sous un bombardement ou dans un train, écrites dans un grand élan d’émoi, certaines de ces œuvres sont mal venues, grandiloquentes, faibles, conventionnelles quoique sincères ou peut-être parce que trop passionnément sincères. C’est pas bon, c’est faux, c’est raté, ça pullule de grands mots, ça boîte, c’est échevelé, ça a de la flamme, c’est sublime.
171On constate qu’Albert Cohen propagandiste est d’abord un romantique qui prône une esthétique du premier jet, privilégiant l’émotion et la sincérité : historiquement, la recherche esthétique devient obscène. Dans cette opposition entre sincérité des sentiments et perfection stylistique se glisse un mot à double sens, l’« émoi ». Il renvoie aux affects et sémantiquement et phonétiquement au Moi, double raison de constituer la justification suprême de ces licences d’écriture : cela permet de se dire sans la censure du style et de poursuivre le « Sermon sur la montagne » en service commandé. Le moine soldat est aussi, et peut-être avant tout, un égotiste adepte de la déliaison. On le voit dans l’article Homme de son Encyclopédie personnelle, l’article « Combat de l’homme » dans lequel il s’interrompt soudain pour laisser libre cours au monologue intérieur : le temps de la narration est brutalement ramené au temps de l’écriture ; de même les lieux : le théâtre de la guerre est subtilisé par un air de musique de chambre, Mozart et l’enfance contre la haine, l’impression de fond passe au premier plan, sostenuto. À travers la guerre, c’est lui qu’il veut dire :
Mais j’en ai assez de haïr et de toutes leurs histoires, à ces grandes fourmis de la terre. Moi, il me faut le désert et les bruits de son silence ou, tout au moins, des amours inouïes.107
172Réglant ses comptes avec ses censeurs, ces bourgeois du style coulant, ces phobiques de l’emphase, il crée une parole qui procède de « l’inspiration de la virgule » et qui est soumise à la « prolifération cancéreuse ». Les interventions à l’emporte-pièce de l’auteur, tout ce grand dispositif polymorphe du refus des règles deviennent l’application concertée d’une esthétique, elle-même fondée sur la « pensée juive », irréductiblement désordonnée. Par cette voix et ce biais de la souffrance collective s’affirme aussi une impériale étrangeté, reconquête vivable sur l’insupportable sentiment de séparation d’avec autrui perçue dans le « mythe personnel». Inversion de l’esthétique, revendication du primat de l’éthique108, tout manifeste le désir de faire entendre une voix différente, de la faire reconnaître et aimer, pour renverser sa faiblesse en force, aux yeux d’autrui et pour autrui. Il existe, en effet, un certain nombre de caractéristiques de son œuvre et de son processus créateur que l’auteur ne désire pas regarder de trop près. La dualité de l’auteur, d’ascendance orientale par hasard et de nationalité suisse par choix, Juif engagé comme écrivain et comme envoyé privilégié de l’Agence juive à Londres, mais aussi fonctionnaire international avec ce que cela comporte de compromis diplomatiques et de mondanités, journaliste et prophète, personne et personnage, cette dualité est constitutive et, probablement, à la source de l’œuvre.
173La revendication esthétique généralise un conflit psychique singulier, en le désignant comme exclusivement juif. La judéité, si intensément vécue soit-elle, sert donc aussi de mythe collectif-écran au mythe individuel du Juif imaginaire d’Albert Cohen : un peuple Mère donne naissance à un être singulier qui, à son tour, se constitue en figure mythique messianique, (comme personnage autobiographique) et prophétique (comme écrivain) – au service de ce peuple. Sa parole en est l’émanation, mais le jeu des identifications fait que ce peuple et son prophète parlent le langage maternel et suivent sa Loi.
174Cependant, cette voix qui veut dépasser la binarité des impasses, transcender le temps et s’affirmer dans un présent dramatique, est porteuse d’une éthique inlassablement répétée, en cela aussi héritière des prophètes et de cette lignée d’hommes qui ont le souci primordial de l’humanité en l’homme, de Spinoza à Lévinas, en passant par Freud : mettre à nu l’animalité de l’homme, vouloir construire son humanité en prônant la responsabilité vis-à-vis d’autrui, selon la vieille loi d’amour sans cesse réinterrogée.
L’éthique du prophète : la loi d’amour et la « tendresse de pitié »
175L’éthique juive, telle que l’œuvre nous la livre, n’est pas si loin de la chrétienne. La souffrance élit et condamne :
O toutes nos larmes, [...] innombrables larmes d’Israël, purs diamants de sa cabossée couronne. (VFH, p. 138)
176Mais le mythe personnel affleure, avec le clivage des réseaux du corps et de l’âme juive. L’on sait aussi que le mythe du Persécuté et la position de victime du sacrifice ne sont pas choisis par hasard. Cette insistance du fantasme montre à la fois la fragilité de la construction éthique et la grandeur de son entêtement.
177En effet, qu’est-ce au juste que la Loi pour Cohen ? Une éthique, certes, mais pas directement issue du Symbolique : sans Dieu ni Père, puisque Gamaliel est réduit à quia dans une maison-prison, Marco Cohen absous dans une compréhension encore mêlée de rancœur. De qui la Loi est-elle fille, à qui est-elle identifiée, si l’auctor en est Moïse ? Force est de constater l’assimilation des désignateurs de la Loi aux termes qui, dans la constellation sémantique entourant les scènes du carrosse, désignent la figure maternelle de Rachel, et à ceux qui qualifient la Mère de l’autobiographie :
J’aime que mes frères [...] vénèrent la loi de Moïse et qu’elle leur soit aussi importante que Dieu, j’aime qu’ils donnent des noms étincelants à leur loi d’humaine grandeur et qu’ils l’appellent la Fiancée, la Couronnée, j’aime que leurs rouleaux de parchemin [...] soient surmontés de naïves couronnes, qu’ils soient enveloppés de velours et d’or maladroits... (C, p. 129)
178Ainsi, Mère, Israël (Rachel-Jérusalem) et la Torah ne forment imaginairement qu’une seule concrétion, follement aimées mais peut-être, en effet, faute de mieux. Et de même que les jugements envers Dieu offrent une ressemblance frappante avec ceux qui s’adressent au Père (inexistant, déceptif, absent109), de même retrouvera-t-on, comme caractéristiques de la Loi, des traits qui relèvent d’une sacralisation de la maternité. Aussi est-elle le lieu d’un enjeu et d’un conflit, d’un manque et d’un surinvestissement, traduction d’une sorte de nostalgie que l’on retrouve, exprimée différemment, chez Kafka :
Ce ne sont pas la paresse, la mauvaise volonté, la maladresse... qui me font échouer ou pas même échouer en toutes choses : vie de famille, amitié, mariage, profession, littérature, mais l’absence du sol, de l’air, de la Loi. Me créer ceux-ci, voilà ma tâche.
179Tâche d’autant plus difficile, pour Cohen, qu’il intronise une autre majesté,
... de princier sacerdoce exilé, ma mère si noble, de noble et antique lignée, ma sainte mère, reine en lâche peignoir de pilou... la sainte mère pauvreté... la reine esclave sans musique... Tout ce que maman prescrivait était justice et vérité. Donc courage et perfection ! (C, p. 12 et suiv.)
180Les rouleaux de la Loi, encapuchonnés de velours et d’or, sont semblables à un trésor caché derrière un voile : ils condensent les significations portées par la séquence de la descente dans les souterrains110, mais en fonctionnant comme un voilement d’Éros, car ils laissent immobile la dialectique du montré-caché, avec la certitude rassurante que le caché, totalement confondu avec le sacré, le restera. L’enveloppe du corps vivant, qui a traversé l’Histoire, porte les signes d’usure de l’errance et du temps mais reste absolument protégée d’une défloration. Image étrange que celle du peuple vénérant sa Loi, si proche d’y vénérer le miroir de lui-même, si les rouleaux ne portaient témoignage, pour l’humanité entière, du chiffre mystérieux de son humanisation.
181Par ailleurs, cet émoi ressenti devant la Loi montre que le sujet s’annule, « se barre », comme dirait Lacan, pour s’identifier avec l’objet qui est cause de son désir : la Loi-Mère.111 Il faut distinguer ici l’émoi éprouvé, l’affect éveillé, de son interprétation éthique par l’auteur : l’affect renvoie à l’agalma qui, dans Le Banquet de Platon, est le terme employé par Alcibiade pour désigner le trésor contenu par les figurines représentant Silène. Lorsqu’elles sont ouvertes, elles montrent dans tout leur éclat des statues des dieux : c’est à ces figurines qu’Alcibiade, amoureux, compare Socrate. Une comparaison du même ordre lie, chez Cohen, l’apparence inesthétique de la Mère, celle des Juifs, l’usure des velours, draperies, tissus de carrosse... à la beauté de la Loi dont il est amoureux. Les rouleaux, double cylindre à travers lequel passent deux axes de bois surmontés d’une pointe plus ou moins travaillée, incarnent une puissance maternelle qui s’est attribué la fonction symbolique, une sorte de toute-puissance créatrice qui égale celle de Dieu et qui éclaire les significations que le mythe condense sur la maternité. En ce sens, les rouleaux se trouvent en position de fétiche absolument sacralisé, source de tout bien et de toute vérité.
182D’autant plus, insistons-y, que « détruire [en lui] ce païen d’autrefois, chanter la morale qui est la gloire de l’homme »112 consiste à reveni
Assez, et reviens à ce que tu crois vraiment, reviens à la folie de la Loi de ton peuple, folie qui est ta consolation d’être privé de Dieu. Faute de ce cruel et sourd et bien-aimé, j’aime que mes frères, les Juifs pieux des ghettos, j’aime qu’ils vénèrent la Loi de Moïse et qu’elle leur soit aussi importante que Dieu. (C, p. 129)
183Ainsi, l’éthique d’Albert Cohen, la « tendresse de pitié », porte des investissements ambivalents : elle est, en effet, redoutablement aiguisée, envers ses « frères de la terre, compagnons desquels [il se] tien[t] à distance. » (C, p. 123) Le titre même de l’œuvre qui semble inscrire la « tendresse de pitié » à son fronton, Ô vous, frères humains, est passible d’une double interprétation : sa valeur performative, par le « geste de parole » qui consiste à métamorphoser autrui, indifférent ou « haïsseur », en « frère », affirme simultanément une fraternité de l’auteur envers les hommes. Or, ce tour de passe-passe est aussi « un petit truc [pour] se venger de ses adversaires, [en leur disant] : “Tu me hais ; moi je t’adore ; je te suis donc supérieur.” » (S, p. 125) Dans ce livre testamentaire qu’est Carnets 78, l’auteur a élagué les branches du message pour mettre en relief, dans l’absurdité d’un univers « sans raison et sans but », la Loi majeure, sa haine de la force, et le principe qui s’y attache : « Ne pas haïr ». Après la parole d’amour du prochain inscrite dans le Lévitique et sa reprise par Jésus, Albert Cohen veut humaniser l’homme à son tour, sans illusion sur les hommes ni sur l’existence de Dieu. C’est à une autre divinité, tout immanente, qu’il doit sa parole de vérité :
En l’honneur de ma mère morte et pour obéir à ce qui d’elle vit en moi, je veux dire à mes frères humains ce qui m’importe en ces dernières années de ma vie, leur dire ce que je sais être une vérité, et en quoi ma mère aurait cru, je le sais. (C, p. 161)
184Devant l’inexistence de l’amour du prochain et de la vraie charité, sa part visible, qui n’est qu’« alibi rassurant et don d’une part de ton superflu, ce qui ne change rien à ton confort ni à la misère de ton prochain », Albert Cohen reconnaît l’ambivalence humaine, image de la sienne propre, cette « affreuse coexistence de l’amour du prochain et de la haine ».113 Aussi Albert Cohen va-t-il tenter d’enseigner aux hommes, comme prophète lui-même pécheur en matière d’égoïsme, d’orgueil et de mépris114, le seul véritable amour du prochain qu’il connaisse, « la tendresse de pitié », corollaire du message négatif qu’est le refus de haïr. Mais celle-ci est loin d’être séparée du mythe personnel et procède par identification empathique, où l’autre et le moi se confondent de manière fusionnelle :
Lorsque je suis devant un frère humain, je le regarde et soudain je le connais, et soudain étrangement, je lui ressemble, je suis lui, pareil à lui, son semblable. Il est en moi. C’est une transsubstantiation que je connais et que j’éprouve. Et parce que, en quelque sorte, je suis l’autre, je ne peux pas ne pas avoir pour lui, non certes l’amour que j’ai pour mes bien-aimés, mais une tendresse de connivence et de pitié. (C, p. 169)
185Ce passage est suivi d’un exemple, à première vue fort étrange, d’identification à Pierre Laval dans sa prison. Sans doute ce choix se réfère-t-il à ce masochisme partout rencontré, comme au « truc » de pardonner pour être supérieur. Pourtant, il est aisé de remarquer que Laval est revêtu des traits fondamentaux d’Albert Cohen-Solal : enfermement dans une prison, crainte physique de la mort, persistance en lui de « l’ancien petit enfant Pierre, l’ancien victorieux ministre à cravate blanche », solitude, et préparation obsédante de son procès. Ce sont des termes et une thématique qui rappellent l’enfant Albert et le ministre Solal, l’obsession de la mort qui leur est commune et la revendication omniprésente de l’innocence, à tous les sens de ce terme. Aussi n’est-on pas surpris de trouver plus loin comme clé de cette « tendresse de pitié » celle qui ouvre à la compréhension de l’œuvre et de « la blessure inscrite à son commencement » :
Comment ne pas pardonner à ce malheureux soudain si proche, soudain mon semblable ? Comment alors ne pas pardonner le mal de peur que cette canaille a fait à ma mère, ma douce cardiaque [...]. Et reverrai-je mon fils ? pensait ma mère, la nuit, dans son lit et sa peur. (C, p. 171)
186L’identification se fait à travers le mal causé à la Mère... ce qui n’enlève rien à l’exemplarité toute chrétienne du pardon. À la fin de Carnets, la trajectoire mythobiographique est bouclée. L’éthique, après s’être donné une portée universelle, revient à l’origine : à la Mère dédicataire et inspiratrice, et au geste psychique fondamental de l’identification à l’autre par incorporation, à travers le regard dévorateur : Laval/ l’avale. Apostrophes, imprécations, ressassements, prescriptions, éloges (voire dithyrambes à l’Internationale des mères : « Louange à vous, mères de tous les pays... ») cette parole prophétique directement assumée par l’auteur dans l’autobiographie, et fréquemment aussi dans le roman, forme, dans son combat avec les thèmes concurrents et opposés de l’amour-passion et de la babouinerie, le substrat éthique de toute l’œuvre. Ce faisant, Albert Cohen instaure comme position choisie ce qui paraît bien davantage, pour le coup, « surgi » des profondeurs de soi. De la sorte, il peut inverser l’exclusion antisémite par l’inclusion de l’autre dans son message universel ; ainsi fait-il pour Pierre Laval, digéré par une « Parole juive » sur laquelle, vengeance suprême, Albert Cohen construit le sommet de son éthique.
187Outre l’identification – et comment n’y pas reconnaître un processus originaire, où comprendre l’autre revient à l’assimiler à soi – il existe deux autres voies menant à la « tendresse de pitié ». L’une consiste à éprouver de la compassion devant l’impuissance de l’homme à échapper aux déterminations de la naissance, écho lointain et proche du questionnement traumatisé de l’enfant : «Pourquoi était-il juif ? Pourquoi ce malheur ? » L’interrogation infinie sur le déterminisme des origines s’est également déplacée sur la question de la présence au monde des Juifs et sur le sens à lui donner. L’autre voie menant à la « tendresse de pitié » est la perception compassionnelle, sinon obsessionnelle, du prochain comme futur mort : outre la vérité désillusionnée que comporte l’affirmation, on y retrouve aussi l’une des obsessions majeures du mythe personnel.
188Le message prophétique est construit pour réparer aussi une autre exclusion, celle du monde de la profération : qu’était-il d’autre, dans cet ordre-là, ce camelot beau parleur, cet Aryen de La Canebière, qu’un anti-prophète, un païen vendeur de vent et de haine, l’assassin ordinaire d’un Moïse-Solal-Cohen tonnant contre la Souillure humaine ? Renversement et vengeance : l’hypertrophie du sacré venge le raccourci sexuel et social. Les anathèmes sont lancés avec la conviction des « dix droits » de prophétie inscrits dans la lignée.
189Enfin, la nécessité intime de la Loi s’impose d’autant plus qu’elle est follement investie à la place de Dieu, ainsi remplacé par une Parole sans garant, ce qui permet d’en sacraliser les énonciateurs : aussi est-ce l’Écriture elle-même qui se trouve mythifiée.
Un monde sans Dieu
190L’œuvre de Cohen proclame sans cesse cette mythification, révérant le Décalogue et la Torah et les interrogeant dans leur double dimension, en ce qu’ils instaurent un espace de contrainte et, par suite, de liberté, et une obligation d’amour. Cependant, il s’agit d’une lecture personnelle : les « Dix Paroles », comme la Bible nomme le Décalogue, concernent d’abord l’absolu engagement au monothéisme et le respect du nom de YHWH contre toute idolâtrie – dont celle qui consiste à représenter un élément de la création – puis l’observance du repos du sabbat, ensuite le respect du père et de la mère. Ce n’est qu’après qu’interviennent les commandements concernant le prochain (meurtre, adultère, vol, faux témoignage, convoitise), qui construisent la « loi d’antinature » révérée par l’auteur. En revanche, les premiers Commandements, au sein d’une œuvre qui se construit comme un dispositif de refus du Symbolique et de la Loi du Père, sont fort malmenés.
191Dieu est pourtant d’abord révéré par Cohen dans sa jeunesse :
En ce jour me revient un autre chant de ma jeunesse, chant adressé à ce Dieu auquel de toute mon âme je croyais [...]. Notre Dieu, par le feu sur les lèvres Tu sacrais Tes prophètes, forcenés hurleurs aux carrefours, qui menaçaient debout devant les rois, et souffletaient les puissants et rugissaient Tes sentences [...]. Éternel, mon Dieu, Tu m’as béni par le sang en mes veines, Tu m’as ceint de vie, Tu m’as casqué de connaissance, et mes genoux fléchissent devant Toi, mon Dieu, car Ton alliance est toujours en ma chair. (C, p. 128)
192Mais, dans Carnets 78, le désespoir devant le silence de Dieu devient insupportable. En cela également Cohen rejoint les prophètes, qui refusent la vocation, fuient devant cette révélation, puis se révoltent devant le manque de sérieux de Dieu : « Le prophète, s’il ne se sent pas préparé à l’être, a parfois le sentiment pénible que Dieu non plus n’est pas prêt... ».115 Car que penser de Dieu lorsque l’on regarde le monde, « cet horrible univers tout de hasards, univers sans Dieu créateur et saint, effrayant et aveugle et stupide univers sans but et sans raison » ? (C, p. 155) Ainsi Cohen n’hésite pas à dénoncer l’absurdité d’un monde déserté par Celui qu’il nomme « l’Inexistant », et précise : « Dieu existe si peu que j’en ai honte pour lui. » (C, p. 118) Et pourtant, l’emploi des majuscules et l’agressivité manifestée montrent qu’il s’agit d’un rapport passionnel et personnel, qui n’est pas sans rappeler la déception devant le père, tyrannique, absent et déceptif : « O Dieu, j’ai vu Ton œuvre et je n’ai pas craint de te lancer un irrespectueux regard. » (C, p. 89) C’est pourquoi, dans Carnets, sous les auspices du dialogue, alternent les appels à Dieu, l’éclair fugace d’une révélation et l’impossibilité de croire. Les différentes étapes, les revirements et les efforts de l’auteur se mêlent aux objurgations et aux injonctions à Dieu. Or, ses efforts sont toujours battus en brèche par sa lucidité et celle-ci par sa fidélité au message :
Incrédule, oui, mais pourquoi alors d’entendre l’antique appel de mon peuple me fait frissonner d’amour et d’enthousiasme sacré ? Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est Un. C’est en hébreu que je redis cette auguste proclamation, en hébreu, moi, l’incroyant, et c’est en hébreu que je la redirai à mon heure dernière.116 (C, p. 101)
193Comment, en outre, penser l’âme quand elle est indissociable du corps de besoin, du corps scandaleusement mortel, quand la parole elle-même est une parole du corps, comme toute l’œuvre mais aussi la posture prophétique en apportent la démonstration ? Pas de dualisme donc, ni de représentation quintessenciée d’un au-delà angélique, « ... un monde fréquenté uniquement par des principes, des essences, des survolances, des perlimpimpins dont le propre et la substance est de n’être pas. » (C, p. 99) Ni âme, ni cadavre : quel avenir, quelle origine ? En se considérant comme un tout indissociable – « mon âme, c’est moi » et « mon âme, c’est mon corps » – et en tentant, au seuil de la mort, de chercher le principe de la vie et sa finalité, il se tourne vers le passé pour trouver une cohérence, mais n’y voit que l’indifférence de Dieu auquel il donne « zéro de conduite » :
Auschwitz, Dachau, Treblinka. Tant de malheurs injustes et tant de bonheurs immérités. Ô les méprisables puissants, si heureux. Ô la méprisable bande des vils de la politique. Seigneur Dieu, explique Ton silence, justifie Ton indifférence. (C, p. 107)
194Ainsi demande-t-il sans cesse des comptes, « comme un homme à un autre homme », au Dieu qui s’est adressé à Israël. C’est en prophète qu’il revendique la rencontre, mais en homme perdu qu’il cherche la certitude :
Dès que je crois, je trébuche et je ne crois plus, je me relève et je veux croire, de toute âme et de tout cœur croire. (C, p. 122)
195Or, cette angoisse et le silence même qu’il obtient en réponse le conduisent à un questionnement dans lequel se revendique une élection personnelle et explicite : « Pourquoi pas moi alors que tant de vilains, vernissés de respectabilité, croient en Toi, eux, le front étroit ? » (C, p. 108) Lui, le « fou d’amour » pour son peuple et son message, affirme : « Je Te mérite pourtant, » (C, p. 188) et voudrait obtenir confirmation, à la manière de Moïse, dont il est dit :
Aux prophètes tels que vous, Moi, Dieu, je me révèle en reflets, Je parle en songes. Mais mon serviteur Moïse n’est pas comme vous : il est intime dans Ma maison. De bouche à bouche, je lui parle ; en vision, non en énigmes. Il perçoit un aspect de Dieu.117
196Lui, le fils aîné revendiquant la sainteté de sa lignée et sa mission de prophète, est condamné à réclamer un ordre de mission, le prophète sans commanditaire avéré.118 Peu à peu, à force de silence, s’ouvre de la sorte, sans recours à une forme de croyance qui ne serait qu’une « supplémentaire bouillotte119 », un espace où pourrait être accueilli l’absolument Autre, avec sa radicalement autre manière d’aimer : « Dieu m’aime, m’aime en silence et peut-être que tel est Son amour. » (C, p. 141) Mais l’incertitude est insupportable, semblable à celle de l’amour qui ne laisse pas de repos :
Ô Dieu, mon amour, mon seul amour, combien étrange est ma situation. Je ne peux croire en Toi et je ne peux vivre sans Toi. (C, p. 103-104)
197Il retrouve ainsi la position à laquelle il est réduit vis-à-vis de l’amour humain : comment vivre hors de l’amour, mais comment croire en ce qui n’existe que dans la défaillance ? Cependant, à la différence d’une querelle d’amoureux, et quoique Cohen les y assimile – « C’est une scène d’amour que je te fais » – les reproches à Dieu n’enlèvent rien au silence de l’Absolu, qui ne retentit que de questions. Cette adresse désespérée et cet amour proclamé disent d’une autre manière que seule la Mère a aimé absolument, sans défaillance. Mais du côté du Père, visiblement, c’est le doute qui s’est inscrit, et non seulement la défaillance et la déception. De fait, ses revendications envers Dieu sont semblables à celles d’un enfant (« Je suis Ton enfant, Ton enfant perdu »), qui réclame la certitude d’être aimé et peut s’exclamer, émerveillé, « Il m’aime » puis, plein de rancune, renvoyer au Père ses reproches120 :
Je T’ai appelé, tant appelé, Toi ma joie, Toi ma vie, tant appelé, mon bien-aimé, et Tu n’as pas répondu. [...] Eh bien, il me reste l’aimée, celle aux yeux d’étoile [...] qui me remplacera l’Attendu... (C, p. 112)
198La femme aimée à défaut de Dieu, l’amour humain faute de mieux, faute d’une solidité du Symbolique. Pére, camelot, Dieu enfin ont tous exprimé le même rejet ou ont refusé de répondre à son appel : le Père, l’autre, deux identifications ratées, et Dieu, ultime inclusion et ultime reconnaissance refusées... Il n’est pas étonnant que la Loi soit toute féminine. D’autant moins que Dieu finit par être l’invention d’Israël :
Je dis et redis que je révère le Dieu d’Israël, ce Dieu en qui je ne crois pas, mais qui me fait trembler d’amour parce qu’il est né du cœur de mes patriarches et juges et prophètes bien-aimés [...]. Il est la création de mon peuple. Il est l’âme de mes prophètes projetée vers le ciel. Israël n’est pas l’élu de Dieu mais Dieu est l’élu d’Israël. (C, p. 122)
Fantasmes juifs et mythes occidentaux
199En réalité, la parole prophétique, comme tout texte sacré, peut produire deux sortes de regards : celui du poète, Saltiel, et celui du rabbin, Gamaliel. Le regard du poète juif, « exilé par les mots hors du cœur des choses »121, est pourtant complexe sur le plan esthétique, car l’amour de la forme littéraire est profane, autant que celui de la beauté du corps : « La poésie est à la prophétie ce que l’idole est à la vérité. » Ainsi, précise Jacques Derrida, « l’autonomie poétique suppose les Tables brisées » et le texte est « comme mauvaise herbe, hors la Loi », en exil. Pour Platon, déjà, l’écrit est « privé de l’assistance de son père » et « s’en va tout seul [...] rouler de droite et de gauche » : c’est dire si l’écriture, soumise à l’Imaginaire, a besoin de s’arrimer à une Loi. Il est remarquable que ce soit à la Loi juive qu’Albert Cohen demande d’être l’axe éthique de l’écriture, mais à une Loi féminisée par la « tendresse de pitié » et la référence maternelle. Aussi la contradiction se porte-t-elle au cœur de l’écriture.
200En effet, le refus du roman, accusé dans la culture européenne de précéder l’existence en imposant à la vie ses schémas de pensée, se traduit de manière romanesque. Puis, pendant la guerre, l’écriture s’est faite plus directe ; la mort de la mère et l’Holocauste font arriver le temps des bilans et des reprises, le refus du roman est affirmé au profit de l’engagement autobiographique, sans médiation.122 C’est pourquoi « ramener les haïsseurs à la bonté, les convaincre que les Juifs sont aussi des humains, et même des prochains »123 est désormais relié à un refus de l’élaboration esthétique :
Il faut que j’écrive un livre utile, court ou long, on verra bien, et assez de romans. (VFH, p. 14)
201Ce refus de l’esthétique romanesque concorde avec l’affirmation de l’« utilité » de l’écriture et de la prééminence du message. Mais comment annoncer une nouvelle à partir d’un corps proliférant, sur le lent surgissement duquel l’auteur se refuse à trancher ? À partir d’une œuvre à la beauté multiforme et refusée, énonçant une vérité spirituelle sans croyance en Dieu ? En effet, si l’on associe la profusion de tropes fondés sur une combinaison des contraires, aux valorisations contradictoires des personnages (l’affection évidente envers Hippolyte Deume, par exemple, ou l’ambivalence envers les Valeureux, sans parler des contradictions perpétuelles de Solal lui-même, point nodal de toutes les questions posées dans l’œuvre) et à la dualité de l’Occident, qu’accompagne un judaïsme pris entre l’esprit et la lettre, comment conclure à un message unifié ?
202L’auteur lui-même semble en confirmer la complexité. La nouvelle cryptée envoyée par Solal à Saltiel peut en effet se comprendre comme la manifestation du brouillage par l’Occident de l’antique et clair message, à la fois juif et christique, qui, seul, peut être compris par l’oncle d’Orient. Une traduction, un déchiffrement sont devenus nécessaires, pour que le sens soit compris comme une bonne nouvelle. Mais Solal, « l’Attendu », ne se montrera pas au rendez-vous : l’espérance se résout en acte manqué, marquant ainsi que le cryptage témoigne également de la dualité de Solal. Car la remarquable cohérence des propos tenus sur l’éthique, de l’analyse de la civilisation occidentale et de ses tentations contradictoires, de l’appel à une restauration d’une Europe judéo-chrétienne, tient à une conviction passionnée et à des images obsédantes. Le propos se heurte aux contradictions de ses porte-parole principaux : Solal, comme la première partie l’a montré, n’est pas exempt de la « tare animale » ni de la tentation de la beauté ; Mangeclous ne se prive pas de se contredire, montrant que, pour lui aussi, il y a loin de la parole à l’acte : « – Eh bien oui, nous avons promis et tu veux encore que nous tenions ? » ; même le rabbin Gamaliel est saisi par le démon de midi.124 Si l’Occident est fondé sur une confusion de l’éthique, de l’esthétique et du pulsionnel, n’est-ce pas aussi le cas du personnage comme de l’écrivain ?
203L’éthique telle que la considère Albert Cohen n’en est pas moins intégratrice, et à plus d’un titre : anthropologiquement, elle remplit son œuvre civilisatrice, qui a pour objet l’humanisation de l’homme ; spirituellement, elle accomplit le « frère humain », en ramenant à ses sources judéo-chrétiennes une Europe tentée par la voix dionysiaque. Son action est identique dans le domaine psychique individuel, puisqu’elle intègre le fantasme dans une construction qui satisfasse le Surmoi et soit capable de cautionner l’entreprise de l’écriture, si liée à l’Imaginaire. La réconciliation symbolique du Moi avec autrui, que voudrait opérer la démonstration de la nécessaire reconnaissance spirituelle du Juif par l’Europe, rejoint le processus de création dans son désir de réparation et d’unification intérieures. Le principe de « la tendresse de pitié » et son origine identificatoire le montre, à travers l’exemple de Pierre Laval : après l’ensemble des identifications héroïques de l’enfant et l’interdit les concernant, lancé par le camelot, généralisé par le monde occidental et convergeant avec les interdits parentaux de sortir de leur sphère, des mécanismes de défense se mettent en place, dont « l’identification à l’agresseur »125 qui se traduit de multiples manières, dans le fantasme comme dans le mythe.
204Toute l’entreprise d’écriture peut ainsi se lire comme le désir de renverser le fantasme en mythe : l’Occident, invité à renoncer à la vie sensible pour être fidèle à l’exigence de ses idéaux, constitue finalement le miroir mythique du héros lui-même, dans sa tentative de couper au fantasme par sa quête de l’absolu. Tentation païenne et complaisance envers la naturalité face aux idéaux judéo-chrétiens et à la Loi, jouent le rôle de l’Inconscient opposé au Surmoi. Le mythe, comme l’envisage André Green, aurait une fonction de liaison entre réalité individuelle et réalité collective, serait l’imaginaire du lien social dans ce champ transitionnel où l’illusion possède un rôle structurant, dans la mesure où elle produit des objets qui échappent à la binarité être-non-être, des objets qui sont et ne sont pas ce qu’ils représentent. À cause de ces contradictions, l’œuvre fonctionne pour le lecteur comme cryptée. Aussi cet autoportrait de l’écrivain en prophète ne fait-il pas que recouvrir un mythe personnel par des figures collectives et des mythes fondateurs d’Orient et d’Occident : tous s’entre-cryptent et s’entre-déchiffrent, en quelque sorte, de manière à laisser, au-delà des lignes de force sur lesquelles s’appuyer, une œuvre ouverte s’adressant à des lecteurs auxquels le questionnement tient lieu de certitudes.
205Le désir qui est à la source de l’écriture, « en remettre » sans cesse, indique la nature orale de l’investissement textuel et sa fonction nourricière, sa négation de la coupure originelle et sa demande de réparation. C’est pourquoi l’image qui nous a guidés jusqu’ici est celle du « merveilleux bossu ». Le motif évoque tout ce que l’on peut avoir dans le dos, rappelant que l’œuvre est d’abord, visiblement, signalisée par l’excès et les processus primaires : cet excès dans le dos déplace un manque situé ailleurs, condense toutes les répugnances honteuses de l’origine et les figure, ce qui lui donne son aspect quelque peu monstrueux. La mythobiographie se forge ainsi dans la transformation progressive de la monstrueuse bosse juive en signe mythique et orgueilleux de la sainteté d’Israël, au point que le dos courbé de l’humiliation et le corps maternel déformé ne se distinguent plus du double renflement de la Torah. Il arrive aussi que la bosse perde son e muet et féminin : l’être y perd alors son identité. Ainsi Solal est-il appelé par Adrien « le boss juif », au moment où il se sent aliéné par « le social ». Chez Albert Cohen, « l’enfant merveilleux» construit donc son accès à autrui en même temps que le créateur son autorité : en faisant résonner son identité contradictoire avec un ensemble de figures mythiques juives et occidentales qui, du même coup, l’avalisent et l’unifient dans cette posture de garant, esthétique et éthique, d’une vérité universelle.
206Enfin, le motif de la bosse nous montre sans cesse les lieux à explorer : ces bosses du récit, ces fascinations hypnotiques126, ces ambivalences de toute nature, ces brouillages de frontières entre genres, sexes, générations, entre réel et imaginaire, humain et divin, où le moi se fait fiction puis mythe et tente de proférer l’origine et l’accomplissement : ces zones où les signes se confondent, s’interpénètrent, se brouillent, et où se fait entendre la parole d’une Sphinge prophétique.
Notes de bas de page
1 Voir Cher Orient, poème en prose publié dans La Revue juive, no 5, septembre 1925, revue dont Cohen fut le directeur. Ce poème est repris dans Solal.
2 M, p. 37.
3 « Comment, il fallait une permission pour chanter ? Quand il raconterait celle-là à Marseille, on lui dirait menteur. Il fallait peut-être aussi un permis pour respirer ou pour faire ses besoins ? Oh mais c’était un vrai Paris cette Genève ! » (M, p. 166) Froideur et mesure qui sont aussi celles d’une esthétique romanesque française des années trente, pour le moins, comme en témoignent de nombreuses critiques éparses dans l’œuvre romanesque, précondensées dans l’article d’Albert Cohen « Le Juif et les romanciers français », et étudiées infra : « Une voix choisie : l’inscription esthétique ».
4 Exode, II, 22, 24.
5 L’Europe une. Les philosophes et l’Europe, Gallimard, « Arcades », 1992, p. 22.
6 M, p. 188 et 306.
7 Solal, en proie à l’antisémitisme parisien, veut « demander à quelqu’un où est la place de la Concorde, pour se remettre à avoir des rapports normaux ». BS, p. 728.
8 Philippe Zard, La Fiction de l’Occident, thèse de doctorat en littérature comparée, Paris-IV, 1994, p. 559-565, thèse passionnante qui a nourri bien des éléments de ce chapitre.
9 Le Sacrifice interdit. Freud et la Bible, Grasset, 1986, p. 79-87. André Neher précise à son tour : « La tour de Babel illustre immédiatement vers quels principes tend la Cité édifiée sur la notion politique et animale de l’homme : écrasement de l’individu par la collectivité ; civilisation de masse ; mise au pas de l’énergie et de la culture ; une seule langue, un seul projet, une seule technique [...]. Le démiurge de cette Cité de Babel, c’est Nemrod [qui se caractérise par] la démagogie (il est chasseur d’hommes) et la volonté de puissance (il est un guibbor, un héros, un surhomme) ». Seuil, coll. « Esprit », 1962, p. 288.
10 Eugène Enriquez, dans son essai de psychanalyse du lien social, De la borde à l’État, Gallimard, 1983, p. 409-410, exprime l’antagonisme radical entre nomocratie juive et anomie germanique, « un peuple sans terre, peuple du Livre, du raisonnement, voulant incarner l’humanité et l’universel » face à « un peuple de la terre, de la nature, accordé à des mythes fondateurs guerriers et sanguinaires [...] constamment à la recherche d’un État, préoccupé de la domination terrestre et spirituelle du monde ».
11 Ph. Zard, op. cit., p. 5 39.
12 Europe, la voie romaine, Criterion, 1992, p. 29-30. Il s’agit, bien entendu, de l’élément païen et de l’élément judéo-chrétien.
13 Car plus d’un millénaire de christianisme n’a pas suffi à l’Occident pour adopter ses valeurs essentiellement féminines, en face desquelles Solal peut apparaître à première vue comme l’emblème du séducteur juif. En réalité, le personnage s’est révélé plus androgyne que viril, plus chaste que sexué, plus christique que juif : il incarne finalement cet homme nouveau, en ce qu’il synthétise, dans cet Occident sans mémoire, judaïsme et christianisme dans l’observance de l’amour de la Loi et de la Loi d’amour.
14 Ph. Zard, ibid., p. 407.
15 Proust, Sodome et Gomorrhe, À la recherche du temps perdu, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, rééd. J.-Y. Tadié, p. 190.
16 Visage de mon peuple. Essai su Albert Cohen, Nizet, 1985, p. 66-67.
17 D’ailleurs refoulement par Maussane lui-même de ses origines : « Ne vous fâchez pas, mon ami, et laissez-moi vous dire une chose en toute confiance : mon arrière-grand mère, oui parfaitement, d’Alsace. » Solal, p. 235. Rappelons à cet égard qu’Adrien est issu des amours de la sœur de Mme Deume et d’un pharmacien juif nommé Jacobson, puis a été adopté pour raisons de bienséance par un certain Jeanson : de fils de Jacob, il devient fils de Jean, et son antisémitisme montre assez qu’il ignore ses origines. Manière pour Cohen de rappeler une nouvelle fois qu’« en tout Européen il y a du “Juif” qui sommeille ». (Ph. Zard, op. cit., p. 431)
18 Ph. Zard, op. cit., p. 417.
19 Ph. Zard, op. cit., p. 419.
20 Tout en incarnant peut-être le “petit reste”, ce noyau de rescapés de l’Exil qui, dans Isaïe en particulier, est appelé à former le nouvel Israël : dans le roman, le fait qu’ils suivent Solal, nouveau Messie, paraît le confirmer.
21 Philippe Zard fait remarquer, à l’appui de cette interprétation, que Solal retourne au château de Saint-Germain par la gare de Saint-Lazare, mais que, incapable d’éveiller à nouveau l’amour d’Aude, qui ne fait que confirmer son exclusion définitive du château, sa résurrection sera uniquement individuelle.
22 Voir aussi, comme confirmation, le passage situé à la fin de Belle du Seigneur, chapitre XCIII, dans lequel Solal rencontre deux églises dans son errance : la première lui donne la tentation de se convertir, par désir de fraternité ; la seconde, qui est gardée par un jeune homme vendant un journal intitulé L’Antijuif, se nomme Saint-Germain-des-Prés.
23 L’Enjeu sacré de la littérature dans l’œuvre d’Albert Cohen, op. cit., p. 283-286.
24 M, chap. VII.
25 M, chap. VIII, p. 86.
26 M, chap. VIII, p. 86.
27 S, p. 303 et 304.
28 Comme le montre clairement Alain Schaffner, op. cit., p. 43.
29 Ne remarque-t-il pas déjà, à propos d’Aude jouant précisément une “allemande” au piano – ce « tambourin de la corruption » : « Il la regarda jouer. Pourquoi faisait-elle des gargarismes devant les mâchoires de la bête ? »
30 Moïse et le monothéisme, Gallimard, 1948, p. 124.
31 Ph. Zard, op. cit., p. 689.
32 La rationalisation est le procédé fort répandu qui consiste à donner une explication cohérente à une attitude, une idée…, dont les motifs ne sont pas perçus. Elle vise à camoufler des symptômes, des compulsions défensives, et d’autant plus solidement si elle s’appuie sur des idéologies, des religions, car l’action du surmoi vient renforcer celle du moi.
33 E. Enriquez, De la horde à l’État, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1983, p. 51.
34 Ph. Zard, op. cit., p. 700.
35 L’allusion aux chambres à gaz paraît évidente. Le langage chrétien utilisé pour les placements boursiers conduit à se donner bonne conscience envers l’utilisation de ces “bonnes actions”. On sait ce que la Suisse et l’Allemagne en ont fait.
36 Il faut ici rappeler la condamnation de la charité par Gamaliel : « La charité est le plaisir des peuples féminins ; le charitable savoure les fumets de sa bonté ; en son âme secrète, il se proclame supérieur ; la charité est une vanité et l’amour du prochain vient des parties impures. » (S, p. 35)
37 « Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune envers les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Où l’on voit déjà s’accomplir le saut du “voisin” au “prochain”, de l’absence de vengeance à l’amour.
38 Il exige de se distinguer des païens en proposant des comportements à l’exigence exorbitante au sein même d’Israël : Jésus appelle à imiter un Dieu qui n’a jamais dit être tel.
39 A. Schaffner, op. cit., p. 70 et suiv.
40 Romains, VII, 7.
41 Son nom évoque à l’évidence Agrippa d’Aubigné qui a échappé miraculeusement au massacre de la Saint-Barthélemy, exalte résistance et martyre protestants mais cherche à éclairer le sens d’une histoire déchirée, aux enjeux spirituels : « Insolent, j’ai usé ma jeunesse et mes jours ;/je me suis plu aux fers, David m’est un exemple/ Que qui verse le sang ne bâtit pas le temple ;/ J’ai adoré les rois, servi la vanité,/ Étouffé dans mon sein le feu de vérité... », Les Tragiques, « Vengeances », Livre IV, Gallimard, « Poésie », 1995.
42 Titre de la communication de Philippe Zard au colloque Albert Cohen d’Amiens organisé par Alain Schaffner, en septembre 1995.
43 Selon l’heureuse expression d’Alain Schaffner.
44 L. Poliakov, Le Mythe aryen. Essai sur les sources des racismes et des nationalismes, Édition Complexe, Bruxelles, 1987.
45 M, p. 326.
46 À ces raisons s’ajoutent, bien entendu, les précédentes : attraction “babouine” pour la beauté, et attraction de l’échec masqué par l’héroïsme de l’entreprise.
47 Rappelons l’enjeu de cette technique d’écriture, à travers une remarque de Roland Barthes, dénonçant dans un article de Mythologies, « Bichon chez les nègres », le point de vue ethnocentriste adopté par un journaliste de Match, qui narre l’aventure de la famille française chez les « nègres rouges » à travers les yeux de Bichon, l’enfant blanc : « Nous vivons encore dans une mentalité prévoltairienne, voilà ce qu’il faut sans cesse dire. Car, du temps de Montesquieu ou de Voltaire, si l’on s’étonnait des Persans ou des Hurons, c’était du moins pour leur prêter le bénéfice de l’ingénuité. Voltaire n’écrirait pas aujourd’hui les aventures de Bichon comme l’a fait Match : il imaginerait plutôt quelque Bichon cannibale (ou coréen) aux prises avec le guignol napalmisé de l’Occident. »
48 D. R. Goitein-Galperin, op. cit., p. 145.
49 D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Idées, Gallimard, 1954, p. 308.
50 L’Alternative, OEuvres complètes, t. III, Éditions de l’Orante, Paris, 1970, p. 60.
51 E. Enriquez, De la horde à l’État, Gallimard, op. cit., p. 290-291.
52 L’extrait du chant se termine par « Voici venir ton divin roi,/ Solal est près de toi ! »
53 Rappelons à nouveau ces paroles de Solal, opposant à l’Übermensch qui surgit de la forêt tout armé de cruauté et de force, une vision de l’humanisation juive de l’homme plus proche du patient travail du bonzaï :
Car c’est notre gloire de primates des temps passés notre royauté et divine patrie que de nous sculpter hommes par obéissance à la Loi que de devenir ce tordu et ce tortu ce merveilleux bossu [...] cet être difforme et merveilleux aux yeux divins ce monstre non animal et non naturel qui est l’homme et qui est notre héroïque fabrication. (BS, p. 767)
Cela ne l’empêche pas de chanter la nature, mais une nature accueillante à l’homme. Peut-être les plus belles pages de Cohen sur ce thème, les plus « réconciliées », sont-elles à lire dans Mangeclous, à la fin du chap. 38.
54 Lettre datée du 10 décembre 1920 dont quelques extraits sont cités par Gérard Valbert, Albert Cohen, le seigneur, Grasset, 1990, p. 164.
55 G. Valbert, Albert Cohen, le Seigneur, Grasset, 1990.
56 Les mêmes éléments se retrouvent dans Le Livre de ma mère, plus clairement puisqu’ils font partie du projet du livre : le « dedans » se calfeutre contre le « dehors » persécuteur qui concentre sur lui toute l’agressivité, et l’auteur s’identifie au “bon objet”, la Mère, introjecté.
57 Voir infra, « -La voix prophétique ».
58 La similitude de ce cheminement et de celui de Solal dans les caves, dans les stases et l’errance mériterait une étude détaillée : il semble bien que le processus poïétique se réfléchisse en Solal dans le processus de retrait du Conscient au profit d’autres instances, et que ce “geste psychique” créateur soit le modèle, l’empreinte de toute la structure secrète de l’œuvre, geste dont le personnage serait la trace.
59 Une analyse “radicale”, au sens étymologique du terme, mettrait peut-être en évidence la nature de l’ordre auquel l’écriture obéit : forer les “couloirs-méandres-tunnels” renvoie aussi au labyrinthe intestinal et peut laisser entrevoir les “tristesses” que l’écriture “dépose”.
60 Sur “l’interdit de sortir” on pourrait établir un bref parallèle avec Freud lui-même, qui, à la mort de sa mère, se dit “enfin libre”, car il se sent autorisé à mourir, c’est-à-dire à risquer sa vie, à vivre enfin (à 75 ans). Cette mère est d’autant plus enfermante qu’elle est irréprochable, par décret filial, car l’agressivité gît, selon lui, au fond de tous les sentiments d’amour unissant les humains, sauf au fond “du sentiment d’une mère pour son enfant mâle” (Malaise dans la civilisation, p. 67). Par ailleurs, elle a à remplir un “rôle fixé par le destin” écrit-il encore, rôle immuable et difficile dont elle n’est pas responsable (Cinq psychanalyses, PUF, 1967, p. 109-110). Mère-religion, irréprochable, relation qui fait exception à toutes les autres. Si donc il croit interdit de la priver de lui, quelle parole lui a fait défaut, quelle permission de sortir, alors que jusqu’à sa mort elle le tient en elle, fixée à jamais dans un désir au service duquel il a dû demeurer ? Pourtant, c’est la mort de son père qui fut le grand deuil de sa vie, il s’en est avoué “profondément affecté” alors qu’à cet homme imparfait, faillible, il a osé formuler des reproches publiquement, par le biais de L’Interprétation des rêves.
61 S. Kofman, L’Enfance de l’art, « Une interprétation de l’esthétique freudienne », Galilée, 198 ; (rééd. 1970), p. 32, note 33.
62 LM, p. 92. La seule rapportée, à ma connaissance, dans l’œuvre, absence significative puisque l’on peut considérer une grande partie de l’œuvre comme placée sous leur inspiration directe, et les personnages des Valeureux ainsi que les “doubles” de Solal, comme des personnages sous influence.
63 À cette phrase répond le même mécanisme chez Solal, de retour dans sa chambre d’hôtel après une longue errance parisienne, marquée par la violence de l’antisémitisme omniprésent : « Étalé, il siffle faux la rêverie de Schumann tout en traçant le Mort aux Juifs du bout de l’index sur l’air, puis il appuie son index entre l’orbite et le globe de l’œil pour voir tout en double, ça fait passer le temps ». (BS, p. 733)
64 BS, p. 734.
65 Ce corps qui, croyant maigrir, grossissait sans cesse, nous rappelle l’illogisme des régimes maternels, qu’Albert Cohen qualifie avec amour de « poétiques ».
66 Elle est en même temps établissement de l’espace transitionnel au sein duquel les échanges avec la mère peuvent avoir lieu, car l’écriture, dans son processus de construction infinie du corps verbal est en elle-même une vengeance contre la section.
67 Ainsi, Adam n’est jamais nommé autrement que “l’homme”, du nom que Dieu lui a donné, tandis qu’il nomme lui-même sa compagne “femme” (iich-icha) puis, après la chute, “Ève” (ce qui montre qui est le maître après Dieu de la création).
68 Marie Balmary, Le Sacrifice interdit. Freud et la Bible, Grasset, 1986, p. 133.
69 En réalité, ce n’est pas tout à fait exact : lorsqu’un père, dans la Bible, donne un nom à son enfant, il est dit qu’il “crie son nom”. Tandis qu’Abram “crie dans le nom de YHWH”. Ainsi le nom de Dieu est le lieu même du Verbe.
70 Voir à ce sujet A.-M. Pelletier, op. cit., p. 149 et suiv.
71 Voir le premier livre de Samuel, XIX, 18-24.
72 Ou encore à l’Apocalypse de Jean : « Je vis [...] sept chandeliers d’or, et au milieu des sept chandeliers, quelqu’un qui ressemblait à un fils d’homme, vêtu d’une longue robe, et ayant une ceinture d’or sur la poitrine » (I, 12-13). Et que penser de la célèbre robe de chambre de l’écrivain, point balzacienne mais de soie, qui renvoie à son tour, avec le chapelet d’ambre qu’il égrenait, à une gestuelle toute sacerdotale ?
73 Voir Auroy-Mohn, op. cit., p. 338-340.
74 Dans la Bible des Septante destinée aux Juifs de la diaspora.
75 « La parole prophétise quand elle renvoie à un temps d’interruption, cet autre temps qui est toujours présent en tout temps et où les hommes, dépouillés de leur pouvoir et séparés du possible (la veuve et l’orphelin) sont les uns avec les autres dans le rapport nu où ils étaient au désert et qui est le désert même, rapport nu mais non pas immédiat, car il est toujours donné dans une parole préalable. » M. Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, 1959, rééd. « Idées », NRF, 1971, p. 117.
76 À moins qu’on ne l’incarne soi-même : ce fantasme d’incarner la totalité, mieux vaut le déléguer à un personnage, sous peine de folie ; encore ce personnage reste-t-il ambigu dans cette incarnation, sans y croire jusqu’au bout.
77 C. Auroy-Mohn, op. cit., p. 367.
78 A.-M. Pelletier, op. cit., p. 174.
79 « Ce n’est pas seulement la vocation qu’il fuit, c’est Dieu, le dialogue avec Dieu. Si Dieu lui dit : Lève-toi et va vers l’est, il se lève et va vers l’ouest. Pour mieux fuir, il prend la mer, et pour mieux se cacher, il descend dans la cave du navire, puis il descend dans le sommeil, puis dans la mort. En vain. La mort n’est pas une fin pour lui, mais la forme de ce lointain qu’il a cherché pour s’éloigner de Dieu, oubliant que le lointain de Dieu, c’est Dieu même ». M. Blanchot, op. cit., p. 122.
80 Il est intéressant de remarquer, avec Carole Auroy-Mohn, que la mystique juive comporte deux figures de Messie : le “fils de David”, sur lequel se concentre l’espérance, et “le fils de Joseph”, qui, sans rien racheter, meurt d’être celui qui a déclenché les forces antagonistes du rachat.
81 Ainsi, Osée réinterprète l’Alliance comme un lien personnel d’amour, à travers la relation conjugale. Dieu se désigne souvent comme “époux” du peuple juif, l’idolâtrie est qualifiée d’adultère.
82 M. Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 124.
83 Op. cit. En mêlant la ruah (souffle, esprit) dont le mystère est de « recouvrir tous les niveaux de signification, de la spiritualité suprême jusqu’à l’émanation physique, de la pureté jusqu’à l’impureté » et le davar., mystère de la parole, sans magie extérieure ni fusion mystique.
84 M. Blanchot, Op. cit., p. 126.
85 D. Sibony, Les Trois Monothéismes, Seuil, mars 1992, rééd. « Points », 1997, p. 170
86 Si Freud a besoin que le meurtre symbolique du Père ait été une fois réel pour s’inscrire dans l’Inconscient (et ainsi acquérir une force symbolique), dans la Bible, nul besoin de meurtre réel : le meurtre à l’état symbolique est déjà là, d’Abraham à Moïse, si l’on entend bien les plaintes de Moïse contre le peuple têtu (« pour un peu, ils me lapident »).
87 D. Sibony, op. cit., p. 133. En effet, le tétragramme signifie, par permutation de lettres, “ce sera présent” (yé-hové), “ce fut” et “ce sera” (véhaya) tandis que HWYH (havaya) signifie “l’être”.
88 « Un lieu d’être symbolique, symboliquement transmis comme lien... Trop compliqué. D’ailleurs, chaque nation a un lien symbolique avec sa terre, mais la folie du peuple hébreu est de poser un lien à la terre dont la fondation est d’abord symbolique, originellement symbolique, si l’on peut dire. Il y a là un gros effort pour symboliser l’origine, ce qui oblige à assumer qu’elle soit trouée. » D. Sibony, ibid.
89 Première partie : Le Dedans et le Dehors et Absorption-Expulsion.
90 Cela en prenant trop rarement conscience que l’antijudaïsme est un antichristianisme, et qu’une lecture littérale de l’Ancien Testament (et non typologique : « La sagesse paysanne d’Alain se réjouissait encore que la Bible fût ignorée des catholiques », souligne Maurice Blanchot op. cit., p. 125) permettrait de prendre un nouvel appui sur cette Parole.
91 Terme qui s’applique primitivement au travail du rêve et consiste à élaborer les éléments inconscients pour forger une cohérence, opération d’autant plus importante quand il s’agit de raconter le rêve. On nomme ainsi le travail de l’écrivain qui élabore son œuvre en retravaillant le matériau inconscient ou préconscient.
92 À ce sujet, voir le « roman » d’Ariane dans Belle du Seigneur.
93 Une phrase de Gide corrobore à sa manière, secondairement assassine, la critique de Cohen : « Tout ce que j’ai lu des frères Tharaud m’a paru de la qualité la meilleure ; le seul reproche que je crois que l’on puisse faire à leurs livres, c’est de n’être dictés jamais par aucune nécessité intérieure [...] » Journal, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 696.
94 Par exemple Mangeclous, dont le premier désignateur est « capitaine des vents », ou l’énorme Rebecca, son épouse, vaticinant devant lui sur son pot de chambre après s’être purgée, scène qui constitue le contrepoint conjugal exact de la scène d’adultère d’Anna Karenine : sa parodie, effectuée par Solal comme par Mangeclous, dénonce le mensonge romanesque occidental où l’amour ne se conçoit que dans le désir d’un corps idéalisé.
95 Que dire alors des romans à succès qui ne possèdent ni style ni sens. Chacun pourra reconnaître une romancière dans cette condamnation sans appel : « Pour ne plus regarder sa vie, il se couche, feuillette un roman à succès dont l’auteur est une femme et l’héroïne une petite garce, fleur de bourgeoisie, s’embêtant et couchant à droite et à gauche pour passer le temps, et qui, après s’être accouplée sans enthousiasme, entre deux whiskies, avec celui-ci, puis avec cet autre, peut-être syphilitique, va faire du cent trente à l’heure, pour passer le temps. Il jette la petite saleté. » (BS, p. 735) Ajoutons à cela une indéniable misogynie à l’égard des auteurs féminins comme Anna de Noailles ou George Sand, et les accusations contre tout écrivain qui se compromet avec le pouvoir ou a hérité argent et reladons mondaines. Chacun d’eux est un « petit salaud de social ».
96 S, p. 114.
97 Mais au contraire, ajoutait-il, « noire fourmilière de mots qui se pressent sur les vastes pages, grandes poussées de vie verbale qui court dans tous les sens, le grotesque et le lyrique, le comique bourgeois et la tragédie des seigneurs, la puissance orgueilleuse de l’esprit ivre d’ironie solitaire et l’extase des amants descendant affolés vers la mort. » Le Monde, 9 décembre 1968.
98 Chant de mort, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II.
99 Rappelons que, dans le processus de création de cet écrivain, on observe que le regard et la parole se construisent dans un aveuglement de la conscience, sous l’emprise d’un autre regard et d’une autre parole, maternels et médusants ; ce processus psychique délègue d’ailleurs dans l’œuvre une thématique du regard tour à tour hypnotique et hypnotisé – les positions chez Cohen sont toujours réversibles – particulièrement sensible entre Solal et les maternels Valeureux, Solal et ses belles Aryennes, qui structure souterrainement l’œuvre.
100 Henri Meschonnic, Jona et le signifiant errant, Gallimard, « Le Chemin », NRF, 1981, p. 31.
101 Un exemple de cette différence de “signifiance” : en hébreu les temps n’ont que valeur d’aspect (un accompli, un inaccompli, un participe présent) ; or, l’accompli est toujours traduit par un passé simple : « C’est se situer d’avance (en quoi la réponse précède la question, et l’empêche d’être posée), dans le récit selon Benveniste, le récit historique. Aucune traduction n’a choisi le passé composé, temps du discours, selon Benveniste, “temps de celui qui relate les faits en témoin”. C’est dire que l’Ancien Testament est mis au temps de la non-personne » (H. Meschonnic, op. cit., p. 63). Les temps privilégiés par Cohen sont le présent et plus particulièrement le participe présent, très privilégié, l’imparfait et le passé composé. Peu de récit, beaucoup de discours, « les temps du témoignage » et de la personne.
102 Henri Meschonnic va jusqu’à affirmer que l’on pourrait parler « d’une judaïcité du rythme, contre le primat greco-chrétien du sens et du signe ». Ibid., p. 85.
103 Ce que dit à sa manière Henri Meschonnic : « Le signifiant biblique [...] neutralise l’opposition entre le théologique et le laïque, le profane et le sacré, le temporel et le spirituel, la théologie et l’anthropologie, le cosmique et l’histoire. Radicalement rythme, prosodie, la signifiance biblique est une oralité-socialité. C’est par là qu’elle n’est plus une communion cosmique mais, paradoxalement, dans le rapport au divin, une historicité tout humaine. Le primat du signifiant déborde la théologie comme telle. Le langage, qui est histoire et rapport à l’histoire, suffit. Dieu même est dans le signifiant. » Op. cit., p. 86.
104 Que Cohen exécute d’un : « Ce philosophe Sartre qui écrit que l’homme est totalement libre, moralement responsable. Idée bourgeoise, idée de protégé, de préservé. » (BS, p. 725)
105 Lors des années 1938-1945. En effet, Cohen occupe à Londres le poste de représentant de l’Agence juive pour la Palestine auprès des gouvernements en exil, qui renvoie à l’épisode de Solal, écrit plus de dix ans auparavant, dans lequel le héros envoyé par le ministre Maussane négocier auprès du Foreign Office revient avec la création d’une banque européenne pour laquelle il n’était nullement mandaté : ainsi devait se sentir Albert Cohen pendant ces années, ligoté par l’étroitesse des institutions, les ambitions concurrentes et la médiocrité des idéaux, mais fourmillant d’idées. Pensons aussi aux épisodes comiques de Belle du Seigneur, lors de la création fictive d’un État juif : à ce poste, Albert Cohen a connu la prééminence du réel.
106 Et encore : « La grande littérature est réformée, inapte au service militaire. » Il faut désormais servir « la cause de l’homme humain en guerre. Et c’est mieux que de servir la vérité dont je ne sais où elle est ou la beauté dont je ne sais que trop de quoi elle procède. »
107 « Combat de l’homme », La France libre, vol. IV, no 23, 15 septembre 1942, p. 348-35 5.
108 L’homme doit, selon lui, devenir « ce merveilleux bossu, cette monstrueuse et sublime invention [...] cet être affreux mais aux yeux divins. » On reconnaît une rhétorique quasi hugolienne, celle, binaire, de l’eau-forte, et pas des meilleurs jours ; mais plus abstraite, moins visuelle, elle est, en effet, morale chez Albert Cohen : cette transformation ressemble furieusement à une judaïsation généralisée, à commencer par la sienne propre.
109 Voir l’aveu : « Pourquoi n’ai-je pas des amis ? C’est peut-être la faute de mon père. Il ne fait jamais venir personne à la maison. Il travaille au magasin et puis, le soir, il va souvent dans un café jouer au bridge, et il laisse maman toute seule. » (C, p. 40)
110 Rappelons que, lorsque Aude y descend, après s’être emparé de la clé, elle aboutit à un rideau, derrière lequel vit le peuple juif : « Au fond, les sept branches d’un chandelier brillaient devant un rideau de velours, brodé de lettres carrées et de triangles... » (S, p. 252)
111 Ou, pour lui-même : « C’est alors, et toujours avec un tremblement dans mes os, que je m’incline devant Sa sainte Loi portée en procession, Sa Loi que j’aime et vénère de toute mon âme [...] et je baise, enveloppés de velours et d’or, les saints Commandements, et des larmes me viennent et je répète en moi-même l’appel sacré. » (C, p. 122) Et dans Belle du Seigneur. « Ô ces rouleaux de la Loi en grave procession dans la synagogue les fidèles les baisent et de toute mon âme je m’incline et avec un émoi dans ma poitrine émoi devant cette majesté qui passe je les baise aussi... », p. 767.
112 « Combat de l’homme ».
113 C, p. 165.
114 Voir C, p. 167-168.
115 M. Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 122.
116 Aussi tente-t-il de trouver des motifs de croire, mais aucun argument ne peut se présenter qu’un autre ne le contredise. Impuissance de la raison, à laquelle le pari pascalien ne remédie pas : « On me conseille de prier, c’est-à-dire de me suggérer à moi-même que tu es. » (C., p. 109-110)
117 Nombres, XII, 6-8.
118 Ainsi se compare-t-il symboliquement à Ésaïe, dont la bouche est brûlée par une pierre ardente tenue par un séraphin et qui le délivre de son iniquité : « J’entendis la voix du Seigneur disant : Qui enverrai-je, et qui marchera pour nous ? Je répondis : Me voici, envoie-moi » (Ésaïe, VI, 6-8.). Mais la comparaison est à tous points de vue négative : « Et peut-être que ces blasphèmes, c’est Toi qui les as mis sur mes lèvres impatientes de ce brasier que je cherche [...] pour punir et faire rager ceux qui croient en Toi, et qui donc [...] croient mal en Toi et T’offensent, se désintéressent de Toi, et qui donc T’acceptent et n’ont rien à Te reprocher. »
119 C, p. 100.
120 « Ne nous as-Tu pas appelés, nous, Ta nation, race de scorpions et peuple au cou roide. Tu nous as détestés parce que Tu nous aimais [...]. Ferais-je autrement que Toi ? Je T’aime et Tu m’indignes. Je Te veux digne de Toi et je T’appelle au secours contre Toi », p. 106.
121 J. Derrida, L’Écriture et la différence, « Edmond Jabès et la question du Livre » « Points », Seuil, 1967.
122 Le passeport pour apatrides, dont Cohen, travaillant à l’O.I.R. (Organisation internationale des réfugiés), fut... le père, est revendiqué par l’auteur comme son « plus beau livre ».
123 VFH, p. 14.
124 En effet, lorsque Albert Cohen se dit « un des très rares écrivains juifs qui n’aient écrit que sur des sujets juifs », il faut interroger l’expression « sujet juif ». Par exemple, Ézéchiel met en scène deux Juifs : leurs deux noms, leur “mythologie” (Messie et coffre-fort) sont archétypalement juifs. Mais l’argument de la pièce est purement œdipien et expression quasi directe du roman familial. Certes, il existe une coloration typiquement juive des complexes et du roman familial, très repérable historiquement – les comparaisons avec Kafka, comme avec Freud lui-même, ouvrent là-dessus quelques perspectives. La pièce traduit ainsi l’attente excessive d’un père (coloration juive : avoir un fils messie) et la déception insupportable causée par le fils (traduction : avoir cédé aux idoles de la culture occidentale, être devenu journaliste, un donneur de nouvelles, et non l’annonciateur de “la bonne nouvelle”). Elle est donc l’histoire d’un malaise œdipien redoublé et coloré par la judéité des protagonistes.
125 Ce mécanisme de défense a été décrit par Anna Freud. Il se déclenche devant une agression extérieure (émanant d’une autorité) et l’identification qui en résulte soit reprend à son compte l’agression à travers une conduite masochiste (ce qu’a fait l’enfant dans un premier temps), soit conduit à devenir l’agresseur (ce qu’a fait ensuite Solal) à travers une conduite sadique : voyeurisme et manducation, par exemple.
126 Fascinus désigne, en latin, le phallus.
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