2. Du Mythe personnel au mythe collectif
p. 247-304
Texte intégral
CONSTRUCTION D’UNE NARRATION MYTHIQUE
1Le passage du fantasme au mythe, dans l’œuvre d’Albert Cohen, s’appuie tout d’abord sur l’utilisation du détournement et du masque.
2La donne est semblable à chaque partie : parmi les joueurs qui se disputent (en) l’auteur, chacun rêve une histoire dans laquelle les autres joueurs sont inclus. L’un veut perdre et le proclame, le second veut écraser brutalement tous les autres, fils d’aristocrates ou de bourgeois sûrs de leurs « dix droits », le troisième imposer ses propres règles régies par la folie et l’excès, un autre fait le mort, tandis que son voisin regarde, hypnotisé, un portrait de femme à laquelle il ne cesse de comparer son propre reflet dans un miroir, le dernier est curieusement le seul à remarquer le crucifix accroché sur l’un des murs… Dans ce tripot juif, une tenancière naine et obèse sert à boire, les yeux brillants. Soudain entre une femme, blonde, très belle. Chacun la désire et, pour la retenir, lui raconte sa part de l’histoire, toujours démentie par l’un des autres. Etc.
3Ce dont on peut s’assurer, en tout état de cause, c’est de l’existence de distorsions entre les discours – dans l’œuvre comme dans les entretiens – et la ligne du récit. La fidélité et l’identification à la Mère sont causes d’une contradiction apparente entre le dit et le représenté de l’amour :
Je suis un éternel fils et un éternel seigneur, mais ni un mari, ni un amant. L’amour m’ennuie… Je ne suis pas comme les autres. Je suis sauvage. Je n’aime pas dire bonjour. Je ne regarde pas les gens. Ça me fait mal. Je n’aime pas avoir un contact avec les gens,
4déclare Albert Cohen à Anne-Marie Boissonnas lors de l’hiver 1935.1 De même se plaint-il d’être séparé de l’amour d’autrui, de ne pas avoir pu le « savourer »,
… car il y avait un mur entre lui et les autres toujours. Le mur était transparent et les autres remuaient derrière, les autres parlaient, il les voyait bouger, mais c’était un rêve et il était toujours seul.
5Il a quarante ans, vit un repli narcissique et, dans cette phase dépressive, écrit un roman d’amour que son lectorat a toujours majoritairement considéré comme un hymne à la passion fusionnelle, inconditionnelle, et un chant désespéré devant l’impossibilité de l’absolu. Lecture légitime mais orientée par l’auteur, car la quête échoue alors même que le texte organise tout son dispositif pour nous en cacher les raisons : l’amour est représenté comme condamné dès le début parce que sexué. La mise en récit du refus de trahir l’identification originelle, qu’est la diégèse de Belle du Seigneur, rejoue dans sa structure même la résistance à la pulsion libidinale : l’ellipse du bonheur est presque totale et l’on passe directement des difficultés de la conquête à celles de la conjugalité. Le contenu narratif de ces difficultés forme des sortes de concrétions moralisatrices qui sont autant de « déplacements », de dénis de responsabilité dans l’échec de la passion.
6L’exemple le plus connu est l’immense plaidoyer de Solal contre la séduction, destiné à séduire invitus invitam, de façon à n’avoir aucune part à la réussite de la captation (l’échec de l’opération n’étant pas prévu au programme narratif du personnage ni à la consolidation psychique de l’écrivain…). Ensuite, la malédiction originelle lancée contre la « femelle » masque le fait que l’amour meurt de n’avoir pas reçu le droit d’exister. Les actes manqués de Solal le dévoilent : ses « gaffes » réintroduisent l’univers juif occulté, refoulé ; simultanément, les interdictions qui frappent le corps organique déréalisent l’existence et sont bientôt suivies, après l’épuisement du désir, du refus de la sexualité. En réalité, le chemin de l’amour vers la mort où habite la Mère était ouvert dès le début par le séducteur déguisé : le trou d’ombre de sa bouche édentée figurait d’avance la béance de la tombe. Ce chemin est le tracé inconscient mais sûr de l’itinéraire diégétique : la femme est bien l’écran éphémère de la Mère/Mort qui appelle.
7Cependant, l’identification messianique de Solal resurgit dans les dernières lignes. Les paroles rapportées par Anne-Marie Boissonnas fournissent quelques explications sur la nécessité profonde de la mythification du Moi. Le « mur » qui sépare Cohen d’autruis et sa propre dualité dessinent en même temps les seuls contours possibles d’une liberté : il les renverse en ouvertures vers l’absolu, mythifie le « fils » et le « seigneur », crée, à partir de la mythologie judéo-chrétienne ainsi convoquée, son propre corps verbal mythique.
8L’identification à une figure prophétique apparaît comme inaugurale, dans l’œuvre de l’auteur, puisque ses premières œuvres poétiques, le recueil Paroles juives, publié en 1921, suivi, en 1925, de Cantique de Sion, mettent en avant l’attachement au judaïsme et à la figure christique qu’assume tous deux le « je » du narrateur :
Ce matin de prière
La main de mon Dieu a donné vie à mon bras qui tremblait
La main de mon Dieu a redressé mes épaules
La main de mon Dieu se pose sur mes reins
Seigneur je sais encore tracer les lettres de Ton ordre
Et mes paroles sont flèches de Tes doigts…2
9Jour de mes dix ans, remanié et publié sous le titre Ô vous, frères humains, dit de la même manière déviée l’origine de la mythification. Trois paragraphes successifs ouvrent le texte : le premier est un repli invocatoire sur l’écriture et annonce le propos (un souvenir d’enfance juive où l’auteur insiste sur l’absence de privilèges sociaux et raciaux). Le second lie castration et mort en commençant ainsi : « Ma dent arrachée hier, ma dent disparue est allée peut-être m’attendre dans l’église montagneuse de la mort. Elle m’y prépare la place pour mon corps immobile de demain. » Et le troisième en vient au récit qui actualise et effectue la castration : « Toi, tu es un youpin, hein, m’a dit le blond camelot… » Que reste-t-il dans cet interdit de jouissance ? À prendre une revanche de l’ordre de l’imaginaire :
Et la révélation me vint que, oui, plus tard, lorsque je serais grand, Je me vengerais plus tard d’une manière illustre et délicate. Je jurai que, lorsque je serais grand, je leur dirais, du haut d’une montagne, ce qu’ils m’avaient fait lorsque j’étais un enfant sans défense. (VFH., p. 93)
10Dans cette revanche annoncée, la transformation du seigneur de sa dame en Seigneur christique, prêchant son sermon sur la montagne, constitue l’expression essentielle de la mythification du Moi. Inviter l’homme à la bonté semble indiquer dès l’abord qu’un conflit psychologique tente de trouver une traduction éthique : ce mouvement dialectique pourrait bien se confondre avec le mouvement qui, du fantasme, tente de dégager le Moi vers le mythe, expression du Surmoi.
11Le scénario d’Ézéchiel, pièce en un acte où l’action hors de scène est au moins aussi importante que le représenté3, nous en dit un peu plus sur l’existence d’un passage du « mythe personnel » au mythe collectif. Cette pièce met en scène l’attente impatiente et exaltée d’un père, Ezéchiel, mâle seigneur oriental et arrogant qui possède, comme le grand-père Abraham, tous les attributs de la puissance. Son fils, Samson, attendu en fils prodigue, le décevra – il est mort sur le navire qui devait le ramener d’Occident – comme la vocation au raccourcissement inscrite dans son nom mythique le préfigurait.4 Samson mourant a délégué auprès de son père, pour lui annoncer la nouvelle, un Juif pauvre, Jérémie (ébauche de Saltiel face à Gamaliel). Ce dernier propose sa fille à Ezéchiel afin qu’elle lui donne un autre fils. Nous sommes au cœur du « roman familial » et du « mythe personnel » : Samson est en effet un journaliste célèbre dans le monde occidental mais incapable, à cause de la rivalité œdipienne comme du métissage culturel qui lui a permis de se séparer partiellement de l’origine, d’incarner les mythes du père. À ce dernier d’engendrer la quintessence de sa lignée et de se débrouiller avec son propre désir de messie par procuration filiale. La fille de Jérémie ne possède d’ailleurs pas d’existence individuelle et n’est qu’un outil de transmission du sang paternel dont le produit, David, est programmé par son nom mythique pour être roi des Juifs et Messie. Tout le schéma futur de la mythobiographie est déjà inscrit dans Ézéchiel : le fils ne peut combler ni reprendre à son compte le désir du père et devenir plus puissant que lui à l’intérieur de la lignée, en incarnant l’espérance messianique. Il meurt au monde, comme sa mère avant lui : tous deux disparaissent en coulisses, sur « l’autre scène » qui leur est réservée. Cette mort est suivie d’une résurrection, par l’intermédiaire du personnage relais qu’est Jérémie, ce qui annonce le renversement mythique. L’œuvre romanesque unifie peu à peu les deux rôles : à relire le début de Solal, peu postérieur à Ézéchiel, c’est bien Gamaliel qui, dans son attachement dévorant à son fils, voit en lui le futur messie et s’emploie coercitivement à le garder fidèle à la lignée et à ses espoirs. Progressivement, alors que Solal devient un ministre et un journaliste occidental célèbres, c’est au personnage maternel de Saltiel qu’il accorde l’autorité spirituelle, puis, dans Belle du Seigneur, à celui de la naine Rachel, qu’il rejoint définitivement dans les caves maternelles, enfin dans la mort. Simultanément, Solal avoue son échec à incarner le mythe messianique.
12Ces articulations du « mythe personnel » au « roman familial » permettent de discerner les modalités du passage au mythe collectif : la réparation du « raccourci » omniprésent est clairement indiquée comme ne pouvant être que de l’ordre de l’imaginaire. En cela, la mythobiographie pourrait bien être, tout autant qu’une sacralisation de la Mère, une manière détournée de répondre par un aveu d’impuissance à l’attente mythique du Père.5 Mais qu’instaurer en face de ce Père ? La réponse paraît être la construction, difficile et défaillante, d’un mythe du Fils dont les caractéristiques permettent de mythifier la faiblesse même.
13Ces exemples si dissemblables sont ici mis en regard pour montrer que l’invention de soi redistribue toujours la même donne.
14Les modalités littéraires du passage au mythe collectif privilégient un certain nombre de moyens, dont deux essentiels dessinent une poétique cohénienne du mythe, toujours mêlée de merveilleux : la création d’un héros mythique et l’ellipse de la causalité narrative.
15Le mythe est un récit, révélateur d’une vérité, à travers la naissance, la vie et la mort d’un héros emblématique qui doit remplir un certain nombre de conditions. Otto Rank rappelle quels écarts par rapport à la norme conditionnent, lors de la naissance, la figure du héros : elle doit être « anormale, obscure ou miraculeuse, fabuleuse ou divine ; […] tous viennent au monde en quelque sorte de travers ».6 Or, pour Solal, les signes ne manquent pas : de leur prolifération naît l’évidence d’une élection.7 Il appartient à la lignée prophétique par excellence, celle d’Aaron, frère de Moïse : ses ancêtres ont entendu, répandu, gardé vivante la Parole de Dieu. Aîné de la branche aînée des Solal, son nom, Solal des Solal, renvoie à l’astre solaire illuminant le monde et à la solitude du Héros qui dialogue avec les dieux, tandis que, dans le diminutif qui lui est donné, Sol, la marque de la Terre-Mère le ré-génère souterrainement et le condamne. En effet, son nom parfaitement symétrique rend manifeste un vide central, vide au sein du sujet, mais aussi absence d’un sujet par défaut de prénom : le redoublement de son nom, qui instaure sa puissance, en fait celle d’une lignée et non d’un individu, en proie à une anankè où se rejoue le destin d’un peuple. Ses désignateurs évoquent son intelligence et sa beauté surhumaines : « prince » au « corps d’athlète », aux muscles ou aux cheveux semblables à des « serpents entrelacés », où se dessine la figure de Gorgone, ou encore « beauté archangélique infernale », « dieu » et « demi-dieu », capable de regarder le soleil en face… Tous termes cependant supplantés par celui de « Seigneur », qui recouvre une suprématie humaine et divine, féodale et biblique, juive et chrétienne, redoublant les significations du nom. Ce terme, déjà présent dans Solal, intitule Belle du Seigneur.
16Le parcours du héros est semblable à un itinéraire initiatique : après son départ de l’île maternelle, paradis originel où il était « l’Attendu », cueillant avec ennui les fruits permis de la connaissance biblique sous la férule de son père, il croque Adrienne, pomme féminine et occidentale, fait l’expérience de la pauvreté et de la dureté du monde. Cependant, en héros qui reste proche du conte, il séduit tous ceux qu’il approche dès qu’il s’en donne la peine, et, de façon plus générale, ses désirs trouvent une réalisation merveilleuse. Chargé de mission en Angleterre, père valeureux de l’idée d’une banque internationale que les Anglais acceptent, directeur d’un journal influent qui le propulse à la tête du parti socialiste, plus jeune député de France, plus jeune ministre du Travail (à 25 ans), puis sous-secrétaire général à la Société des Nations, voilà une carrière des honneurs miraculeusement fulgurante : belle revanche. Il couvre d’aussi merveilleuse façon tous les champs de l’action : sa bravoure est remarquable ; engagé volontaire en 1914, à 19 ans, il obtient plusieurs citations8 ; il saute dans l’arène, intrépide belluaire qui dompte le tigre féroce…
17Il erre dans un autre espace, un autre univers que le commun des mortels : capable de passer du monde de l’Imaginaire des caves au monde du Symbolique et du pouvoir, de la folie à la raison, il voit enfin le spectacle interdit, les deux côtés du monde, la vie et la mort, et atteint alors au Sacré. Se dépouillant peu à peu des illusions du monde, retrouvant sa vérité, réemployant le langage de l’enfance, il est le prophète et l’Elu, capable de résurrection, comme le montre la fin de Solal – où il devient Messie en restant Soleil – et comme Albert Cohen le projetait pour la deuxième partie de la première et inédite Belle du Seigneur. Il est celui qui meurt et ressuscite, celui qui « porte le signe » et qui unifie judaïsme et christianisme en incarnant leur double prophétie d’amour : « il porte aux mains les mêmes lignes, les mêmes ! » s’exclame une vieille femme, frappée de terreur sacrée, « une chrétienne dont la science magique était célèbre ».9 Le cheval blanc de l’Apocalypse l’accompagne dans le roman, comme il suit le narrateur de l’autobiographie, où il prend l’aspect d’une vieille carne dérisoire qui acquiert, par contagieuse grâce, une sagesse humaine. L’affirmation du narrateur : « J’étais le roi des Juifs, le prince de l’exil, le seigneur humilié qui, plus tard, libérerait les hommes de leur méchanceté »10, marque sa métamorphose de héros en prophète chargé d’un message universel.
18Ce dépassement suit le même cycle dans Ô vous, frères humains : l’épreuve de l’exclusion est suivie d’un temps de latence, les signes d’une Élection s’accumulent, puis vient la métamorphose, couronnée par la mort et/ou le retour à l’origine.11
19La démarche d’Albert Cohen écrivain est à l’opposé de celle qui consiste à chercher à établir, par l’écriture, une intelligibilité historique ou théologique : il conte, invente et ressasse, démonte des mécanismes et dénonce des comportements, dans une démarche qui fait le choix de l’éthique à travers mythes et symboles. Ainsi, on pourrait dire du versant mythique ce que l’on a écrit de la genèse et de la publication : effort pour masquer son origine, ses repentirs, ses détachements successifs d’avec le réel et la biographie, son contenu oscille entre les aveux et les masques. L’analyse n’est jamais idéologique, même si Solal est un ministre socialiste : elle se trouve ailleurs, dans une comparaison des comportements et de leurs principes avec la Loi morale juive et maternelle, modèle souvent implicite, qui met en branle un mélange complexe d’éthique et de « roman familial ». La vision des relations sociales est ainsi volontiers livrée à une imagination mythifiante : un exemple en est donné par Solal faisant un discours à la Chambre. Autant ce dernier est amusé lorsqu’on l’appelle « le théoricien du Parti » – théories dont le lecteur ne saura rien – autant il est « sincère et passionné» dans son discours qui se limite à cette première phrase (à laquelle l’auteur accorde donc une importance exclusive) : « France au doux regard allongé, laisse tomber ton clair regard sur tes fils au travail. » (S, p. 248) Il instaure ainsi une France-Mère mythique et des travailleurs-fils de la terre mariale : chez ce ministre socialiste et laïque, les mythes ont la vie dure. L’auteur ne cherche pas davantage une écriture cartésienne : les théories, la philosophie sont constamment dévalorisées, la pensée construite délaissée au profit du télescopage des sensations et sentiments. Même les plaidoiries de Mangeclous sont minées par la mauvaise foi et orientées de très près par le « mythe personnel ».
20Dans ce montage en trompe-l’œil, les processus d’écriture ne font pas exception, en particulier l’ellipse de la causalité, qui inscrit le héros dans l’ordre du Destin tout en autorisant la formation de mythèmes récurrents. Ainsi, le scénario du fantasme se transforme en récit mythique auquel s’attache une thématique morale, en coupant les ponts.
21Le masquage des causes se remarque dans la syntaxe même, au profit de la juxtaposition. Les ellipses narratives concernant les passages d’un espace ou d’un temps à un autre, se doublent, au sein du personnage de Solal, d’ellipses psychologiques : tels sont les endormissements brutaux, échappatoires à la pression du conflit, les sorties hors du réel par les manifestations de sidération hypnotique, les descentes dans les souterrains, les stases interminables, enfin la drogue et la mort. Cette emprise de l’Inconscient où se marque la déprise du réel, est redoublée par le flou général laissé au cœur de la causalité psychologique : les personnages sont animés par des compulsions, des actes étranges et soudains, sans que rien ne vienne jamais les expliquer. Ce détachement est le propre des passages à l’acte12, comme tout ce qui n’est pas symbolisé. Selon la formule de Lacan, « Ce qu’il en advient, vous pouvez le voir : ce qui n’est pas venu au jour du Symbolique apparaît dans le réel. »
22Simultanément, il provoque la possibilité même du mythe, situé hors de toute causalité. Lors d’un passage à l’acte inexpliqué et dont l’absence d’explication est soulignée, Solal veut, de manière inhabituelle chez lui, perdre au jeu et déclare : « Comprenne qui pourra. Aux romanciers de l’expliquer. » Ce qui, avouons-le, donne un statut particulièrement flou à Albert Cohen ; qu’est-il s’il se détache lui-même des romanciers ? Un personnage ? Et Solal, inexplicable par son auteur même, quel statut lui donner ? Enfin, dès que Solal tente de donner une explication à ses actes et une cohérence à son expérience passée, d’écrire à sa manière son autobiographie de personnage, l’écart est tel avec ce qu’il a vécu que le lecteur en est confondu.13 L’expérience paraît ainsi irréductible à tout ressaisissement et fait la part belle à ce qu’il faut bien appeler l’Inconscient d’un personnage miroir. Le recours spontané à un réfèrent moral situé dans l’origine, la suppression tout aussi spontanée de la causalité, narrative et psychologique, permettent aux processus primaires d’imposer la déliaison tout en créant les conditions d’existence d’un monde où la logique du mythe remplace celle de la pensée discursive.14
23La poïétique est tout aussi liée au processus d’automythification. Le sujet, narrateur ou personnage, dont les actions sont commandées par une autre instance, gagne une sphère mystérieuse. Celle-ci semble hanter un espace intermédiaire entre les abîmes psychiques et les arrêts inconnaissables du destin ; le héros paraît alors plus proche que jamais du mythe, objet d’une destinée insaisissable par son auteur même. Ainsi, plus les personnages sont agis de manière inexplicable, plus ils sont proches du fantasme et plus ils sont empoignables par le mythe, dans le sens que peut revêtir le mythe endossé par un sujet singulier :
En transformant le fantasme subi en discours, en tenant sur son fantasme un récit qui tout à la fois le déguise et le dévoile, récit qui est cm par des milliers d’autres hommes, le mythe rend communicable le fantasme clos.15
24L’entreprise d’Albert Cohen trouve tout son sens à effectuer cette transformation qui permet au fantasme de se dire, et de s’ouvrir un accès à l’autre. La mythobiographie est ainsi une sorte d’hybridation, construite de manière à renverser les fantasmes sous l’aspect, valorisant pour le narcissisme, du mythe. Ainsi de la vision, largement utilisée par le mythe personnel, des émissions nasales essentiellement féminines, dont il ne sort pas, rappelons-le, des perles… Mais venant de Moïse, Père superlatif, les voilà instantanément ennoblies : de ce Père, rien d’organique ne peut souiller le corps mythique.
25Le fantasme parcourt cependant quelques étapes dans la confrontation avec le réel, avant de se résoudre incomplètement dans le mythe ; en effet, divers degrés de puissance sociale sont essayés par Solal, sans qu’il parvienne jamais à une satisfaction suffisante du Moi idéal : Solal est ministre, non pas président, sous-secrétaire général de la SDN et non secrétaire général : pas plus que dans Ézéchiel, la rivalité œdipienne n’est surmontable. Il faut donc sortir du social, changer de nature, participer du sacré pour se construire imaginairement. Moïse figurerait alors l’étape mythique qui correspond, dans le « roman familial », au personnage autobiographique du grand-père Abraham, figé par le filtre idéalisant de l’enfant ; et, dans le roman où se rejouent ces deux étapes, aux personnages de Gamaliel et Ézéchiel, figures paternelles complexes, surpuissantes, faisant porter à leur fils leur désir paranoïaque : avoir un descendant, élu de Dieu, nouveau Moïse, qui sauve son peuple et close son histoire. En ce sens, il est significatif que Gamaliel énonce lui aussi ses Commandements au début de Solal., pour présider à l’inscription du fils dans l’ordre du Symbolique par excellence : la Loi religieuse. Le mythe est donc pour l’enfant et l’écrivain la seule référence enviseageable, le seul modèle possible. Il n’est pas étonnant cependant qu’il en détourne le contenu : déclinant le mythe du Père, il proposera un mythe du Fils, refusant de se plier au Symbolique au profit d’une restauration de l’Imaginaire, sous l’égide d’un autre commandement.
26L’aspect burlesque de la mythobiographie existe aussi. Peut-être l’auteur rit-il alors de sa propre tentative, tel Mangeclous, qui relit sa carte de visite comportant un hyperbolique et interminable post-scriptum16, car il retrouve sur ce papier glacé, comme dans un miroir, une image (verbale) de lui-même qu’il peut aimer.
27Enfin, s’ajoutant aux éléments précédents qui permettent le passage du fantasme au mythe, une structure invariante s’impose dans le processus de mythification, composée d’autant de mythèmes narratifs : l’oscillation entre les pôles du conflit, puis la stase mélancolique suivie de l’errance dans une ville sans repères ; pendant l’errance adviennent successivement la métamorphose du personnage en une figure syncrétique, Messie, Christ, Juif errant, puis la mort, suivie ou non d’une rédemption et d’une résurrection.17
28Au sein de cette structure, le mythème de l’errance commence toujours par un rejet et un départ : dès Ô vous, frères humains, lorsque l’enfant a dix ans, les différentes étapes sont mises en place. La tentation de partir en train s’impose à l’enfant rejeté, situation archétypale de tous les départs et morts ultérieurs, auxquels se superposent plus tard les véritables trains de la mort. Puis a lieu la stase, sous forme de station dérisoire dans les toilettes de la gare, premier rassemblement narcissique au fond de la déchéance. L’errance reprend, la transformation est déjà exprimée au passé : « Mon héréditaire errance avait commencé. J’étais devenu un juif et j’allais… » (VFH, p. 95) L’emploi absolu du verbe de mouvement devient le leitmotiv de la marche désorientée qu’il mythifie : le Juif errant se dessine, pendant que l’enfant imagine tour à tour des solutions tendant à changer le regard des autres rencontrés – tous énonciateurs de la Loi : religieux, écrivains, militaires – ou à se changer soi, solutions dont la plupart se retrouvent dans le reste de l’œuvre. Changer d’identité : de nom, de tête, se convertir, faire semblant d’être fou, devenir célèbre, s’aimer et vivre seul et/ou avec sa mère. Changer le monde : écrire. Lorsque tout se ferme et que le cerveau s’abîme dans la rumination destructrice (« Toujours juif, jamais aimé, toujours juif, jamais aimé ») la métamorphose advient : l’enfant se transforme en royal prophète.18
29L’errance commence par une rupture qui est toujours le fait des autres : « Et je suis parti », au chapitre xii d’Ô vous, frères humains, répond au chapitre précédent : « Je m’étais avancé […] offrant […] confiant […], et on m’avait jeté […] un paquet d’immondices. » Elle se manifeste par le rejet de celui qui vient en donnant, se compose à la fois d’une transgression sociale de la loi d’échange, et du péché contre la morale chrétienne au prétexte de laquelle le rejet s’effectue, encore aggravé de ce qu’il s’adresse à l’enfance. On retrouve la même exclusion et les mêmes mots dans Solal vis-à-vis de la femme, ce qui révèle la parenté des deux attitudes, amoureuse et religieuse : « Il était donc allé vers cette femme avec tout son espoir, avec son attente naïve […]. »19 Ce rejet permet de rejoindre le mythe en deux temps : l’étape du fantasme, qui installe une relation sado-masochiste à un autre vu comme persécuteur. Puis sa mythification à travers la figure du Persécuté, représentant du Peuple juif, à qui il revient de revivre l’Exode. Dans cette errance, la « méta «métamorphose» surviendra. Le manège tourne tout près de la danse sacrale. Certes, Solal n’est appelé Jésus-Christ que « sardoniquement » et ses stigmates ne sont que la marque d’une femme… Mais ne rejoint-il pas en cela Jésus ? Car l’écriteau apposé sur la Croix par Pilate, « Jésus le Nazaréen, roi des Juifs », est susceptible de plusieurs interprétations.20
30Il s’agit pour Ponce Pilate d’une sorte d’antiphrase, d’un titre qui fait du mépris coup double, envers le Crucifié et envers les Juifs. De même, lorsqu’il montre Jésus recouvert du manteau de pourpre et le front ceint de la couronne d’épines à ses accusateurs, Pilate leur dit : « Voici votre roi. » Pour les grands-prêtres, en revanche, il s’agit d’une contre-vérité sacrilège, qui a précisément valu à Jésus sa condamnation. Ils souhaitent que Pilate corrige la phrase et inscrive sur la Croix : « Cet homme a dit : je suis le roi des Juifs. » Cependant, la réponse du procurateur de Judée aux grands-prêtres – « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit » – est aussi ambiguë que la manière dont le Christ endosse cette royauté. D’abord hésitant à assumer le titre, lorsque Pilate lui demande : « Tu es le roi des Juifs ? », Jésus esquive : « Dis-tu cela de toi-même ou d’autres te l’ont-ils dit de moi ? » ; puis il répond par étapes, en précisant d’abord : « Mon royaume n’est pas de ce monde » ; enfin, Pilate s’entêtant : « Donc, tu es roi ? », Jésus aquiesce de manière toujours ambiguë : « Tu le dis, je suis roi. » À défaut d’une transcendance avérée, parlante, la royauté circule, d’un énonciateur à l’autre, indéfiniment.
31La polysémie, sinon l’ambiguïté, est au centre de la royauté du Persécuté. Que la figure de Solal en douleur se charge de ces hésitations est donc une sorte de fidélité supplémentaire, qui s’appuie certes aussi sur le fantasme. Pour Freud, dans ce mythe des origines que constitue L’homme Moïse et la religion monothéiste, le « péché originel», le crime contre Dieu est en réalité « le meurtre du père primitif, plus tard divinisé ». Freud n’est pas loin de René Girard, en ce qui concerne le processus de la naissance du sacré et du mythe qui en est le récit crypté, ni de ce que l’analyse nous a appris d’Albert Cohen. Freud poursuit :
… à la place [du meurtre refoulé], on fantasma son expiation, et c’est pourquoi ce fantasme pouvait être salué comme une nouvelle de rédemption (évangile). Un fils de Dieu s’était laissé mettre à mort comme victime innocente et ce faisant avait pris sur lui la faute de tous. Ce devait être un fils, car le meurtre avait été commis sur le père.21
32Or, Albert Cohen met en scène un grand nombre de scénarios de « meurtres du père », et il est tout à fait remarquable qu’il finisse par se métamorphoser en mythe de la victime expiatoire, sans avoir eu conscience du moindre remords. Deux détournements du remords se font jour : la projection de la culpabilité sur le Père lui-même puis sur la société (qui oblige Solal à cacher son père et l’enfermer) et la transformation de la culpabilité en mythe de rédemption qui montre l’articulation des mythes personnel et collectif.
FIGURES MYTHIQUES
33Le thème de l’errance est à rattacher au thème mythique de l’Exode, en même temps que Solal tend vers la figure christique de l’Agneau. Des figures mythiques essentielles dans l’œuvre, Moïse, Le Juif errant, le Messie, le Christ, il ne s’agit pas ici de redire les caractéristiques comme si elles étaient des vêtements sur mesure revêtus par la psyché. Les mythes sont en effet toujours vivants en ce qu’ils énoncent une parole transformatrice, font entrer dans l’ordre d’une vérité sacrée, comme ils sont contaminés eux-mêmes par le « mythe personnel » de celui qu’ils métamorphosent. Aussi faut-il tenter de voir, à travers ce que nous savons ici du « mythe personnel » et du mythe collectif, ce que chacun a apporté et gagné à cet échange.
L’agneau
34La figure métaphorique de l’agneau qui traverse l’œuvre relie de manière essentielle l’Ancien et le Nouveau Testament, puisqu’elle est présente dès le sacrifice d’Isaac par Abraham. Rappelons-en la teneur :
Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays de Moryya et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai. » […] Abraham prit le bois de l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac, lui-même prit en mains le feu et le couteau et ils s’en allèrent tous deux ensemble. Isaac s’adressa à son père Abraham et dit : « Mon père ! » Il répondit : « Oui, mon fils ! » – « Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » Abraham répondit : « C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils », et ils s’en allèrent tous deux ensemble. Quand ils furent arrivés à l’endroit que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva l’autel et disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois. Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils. (Genèse, XXII, 2-10)
35À ces mots répond, à la fin de Ô vous, frères humains, l’appel de l’enfant à son père :
Derrière les volets fermés de ces maisons devant lesquelles je passais, c’étaient des heureux qui dormaient, […] ils ne demandaient pas à leur père de les tuer. Papa comprendrait, il aurait pitié. Je le supplierais, je lui rappellerais que j’avais toujours été obéissant, je lui rappellerais le jour où on avait joué au coiffeur ensemble, et aussi que le patriarche Abraham avait accepté de tuer son fils Isaac. (VFH, p. 180)
36Les exégètes de la Bible ont relevé le silence étrange d’Isaac, qui semble offrir sa vie volontairement, et le profit que tire Abraham de son obéissance puisque lui sera réitérée la promesse divine de bénédiction et de fécondité. Marie Balmary22 considère cependant que Dieu ne commande pas littéralement à Abraham l’immolation mais demande d’offrir » Isaac en le faisant « monter » sur la montagne qu’il lui indiquerait. L’interpétation du père et la docilité du fils deviennent alors l’indice d’une adhésion à la Loi qui leur est imposée, d’une adhérence qui demande à être tranchée pour qu’Isaac advienne comme sujet libre, fils de son père, délié. De même, le glissement de la figure de l’agneau à celle du bélier qu’Abraham a découvert dans la broussaille et qui sera finalement immolé à la place de l’agneau, opérerait le renversement de l’identité symbolique de la victime, de l’animal-fils à l’animal-père.
37La figure de l’agneau se développe dans l’œuvre, au fur et à mesure que se confirme la portée messianique du personnage de Solal. En cela, la trajectoire du personnage retrouve la polysémie que donnent à cette figure l’Ancien et le Nouveau Testament. La relecture chrétienne du sacrifice d’Abraham fait de l’épisode une référence-clé pour la compréhension de la personne et de l’œuvre de Jésus. C’est pourquoi La Lettre aux Hébreux et de nombreux récits évangéliques insistent sur le fait que Jésus a été ligoté, ou bien le montrent portant lui-même sa croix de même qu’Isaac dans la Genèse est décrit ligoté et chargé du bois du sacrifice. D’autre part, la crucifixion, située par l’Évangile de Jean la veille de la Pâque, au moment où on immolait les agneaux dans le Temple de Jérusalem, relit et se relie par là au livre xii de l’Exode. Dieu y donne l’ordre de sacrifier un mâle d’un an « sans tare », choisi « parmi les moutons ou les chèvres », égorgé par toute la communauté d’Israël le quatorzième jour du mois, et de marquer les maisons de son sang, afin qu’elles échappent par ce signe au fléau de la mort des premiers-nés dont Dieu allait frapper les Égyptiens.23 Dans la relecture qu’en fait le Nouveau Testament, la Pâque juive prépare donc la Pâque chrétienne où le Christ, agneau de Dieu, est immolé sur la croix et où son corps est symboliquement mangé (le pain) et bu (le vin) durant la Cène, puis dans l’Eucharistie, centre de la liturgie chrétienne qui renouvelle mystiquement le sacrifice. Enfin, l’Apocalypse de Jean se fixe sur la figure de l’Agneau mystique, rédempteur du monde.
38Or, Solal fait plusieurs références à l’agneau, de manière directe ou oblique : dans les caves de Saint-Germain, le cousin sosie Saül – le plus proche phoniquement de Solal – est une figure de mystique, d’illuminé, présenté à travers un récit proche du mode narratif de l’Apocalypse, empli de mystères, d’images cryptées, d’une symbolique savante et emportée :
Le jour, Saül dresse les Chiens de Dieu qui deviennent vifs et conduisent les brebis nations vers demain et l’on fera justice, il se révolte et déteste le mal, il a une face dure mais ses yeux vacillent de tendresse. La nuit il sourit avec lassitude, il aime, méprise et sait que le Royaume est proclamé dès aujourd’hui, les femmes le comprennent, un simple, il va avec les enfants, gai, son visage est doux, une malice raie parfois l’œil gauche, c’est l’Agneau. (S, p. 375)
39Ainsi se retrouvent les traits de l’innocence sacrée et l’image du berger conduisant son troupeau.24
40Mais la figure de l’agneau instaure avant tout un rapport d’identification et de fraternité entre « le Juif persécuté et le Christ outragé».25 En particulier, le sacrifice a valeur de rédemption. Solal danse devant Notre-Dame, son cœur s’ouvre à la bonté que diffuse le lieu, et ce qu’il éprouve « Il était l’holocauste et le temple »26 fait allusion aux paroles du Christ, qui, dans le Temple, déclare aux incrédules :
Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. Les Juifs dirent : Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce temple, et toi, en trois jours tu le relèveras ! Mais il parlait du temple de son corps. C’est pourquoi, lorsqu’il fut ressuscité des morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait dit cela, et ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite. (Jean, II, 18-20)
41La superposition des deux figures de persécutés est surdéterminée par la montée du nazisme. Une image étrangement prémonitoire fige Solal pendant la grande scène d’anti-séduction au début de Belle du Seigneur.
Il se vit […] dans une chambre d’hôtel, étendu à terre, à jamais flegmatique, les bras en croix sous la lampe qui restait allumée toute la nuit, les bras en croix et un trou au-dessus du mamelon […]. Les gaz de combustion, entrés dans la plaie, provoqueraient un éclatement de la peau en forme de croix étoilée ». (BS, p. 320)
42Dans ce suicide annoncé, la puissante image du Christ à l’étoile jaune identifie le héros mythique et rassemble son parcours futur.
43De même, l’errance dans Solal, reprise dans Ô vous, frères humains, s’amplifie dans Belle du Seigneur. À partir du moment où le héros se désengage du monde en prenant la défense des Juifs et en tentant de les sauver, se lisent à nouveau les signes d’une identification à la figure christique qui relie Israël persécuté et le Christ accomplissant la Passion :
J’allais dans la rue déserte, j’allais, la main à ma joue offensée, j’allais, fils des prophètes devenu youpin, j’allais, avec Un des miens à ma droite, Jésus aux yeux cernés, Jésus qui se tenait aussi sa main contre sa joue gauche, joue étrangement pâle, deux perdus et étonnés allant ensemble, Jésus né juif comme moi et qui me le répétait. (VFH, p. 196)
44Tous deux sont frères en judéité et subissent les même avanies car leur message d’amour est rejeté ; ainsi de l’enfant avançant vers le camelot : « [Je le] contemplais avec foi, une foi de petit chien, je croyais en lui, et je l’aimais », amour répété avec insistance dans ce passage. De même, retournant dans un ultime espoir d’amour à La Commanderie, où Aude est restée, Solal reçoit un coup de cravache et tend « la joue offensée », à son tour frappée, allusion aux paroles du Christ : « À qui te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre ». (Luc, VI, 29) Son interprétation – « […] deux signes d’amour sur sa joue de vingt siècles, […] saintes balafres » – renvoie à son tour au Christ giflé et flagellé (la curiosité résidant en ce qu’Aude se retrouve en situation de Grand-Prêtre). Aussi n’est-il plus un individu mais le représentant, le condensé de son peuple souffrant :
Il était solidaire de son peuple, il était la souffrance et l’humiliation de son peuple. Il était le chassé, le lépreux, le honni, le balafré. (A p. 330)
45Enfin, dans Belle du Seigneur, annihilé et exclu, Solal « voit », dans son délire, une image de crucifixion :
Et pourquoi me clouer non c’est moi qui me cloue à cette porte d’une cathédrale dans la montagne moi qui perce mon flanc avec un clou de la cave un de ces longs clous qu’elle m’a donnés en souvenir moi qui dans le vent noir intarissablement clame que le jour du baiser sans fin sera moi qui me cloue. (BS, p. 768)
46Ces images hallucinées font entendre de nombreux échos : la « cathédrale dans la montagne » rappelle l’« église de la mort » où gît la dent perdue de l’enfant innocent au début de Jour de mes dix ans, les clous évoquent ceux que Rachel enfonce dans la paroi de la cave pour décompter les persécutions. Mais les clous du martyre sont aussi les témoins d’une torture masochiste qui se punit de sa folle fidélité, à Israël et à la Mère. Car ces motifs évocateurs de mort montrent que, dans ces cavités accueillantes mais hérissées de clous, il ne peut désormais plus entrer et ne parvient plus qu’à s’offrir en holocauste sur leur porte. Ainsi devient-il Agneau doublement, accomplissant le commandement divin du livre de l’Exode – « On prendra de son sang et on en mettra sur les deux montants et sur le linteau des maisons » – et rejoignant une fois encore le Crucifié.
47Enfin, dans l’auto-biographie, le retournement de l’humiliation la plus extrême en majesté est un mouvement qui renvoie à la Passion comme le montre la réaction que l’enfant manifeste après le rejet antisémite :
Dans la rue déserte, j’oignis mon front des larmes prises sous mes yeux et j’allais […] la main de l’Éternel contre mes reins, j’allais, couronné de leur haine, désormais juif à jamais, juif comme les patriarches, juif comme les prophètes et juif comme Dieu. (VFH, p. 181)
48Dans son errance, Solal, exclu douloureux et saint, au corps souffrant de la faim et du froid, subit une Passion avec diverses stations, et fait deux types de rencontres. Dans l’impersonnalité de la cité aux éléments anonymes, rues, quais, ponts, le désert règne parmi les hommes qui lui sont devenus étrangers, voire hostiles : il est leur souffre-douleur, objet de moqueries, persécuté de surcroît par la gent bouchère, visage moderne des légionnaires romains. Mais il a aussi des frères en étrangeté, aveugles, mendiants, avec lesquels existe « un lien mystérieux », et des membres tutélaires de son peuple, qui semblent à la fois veiller sur lui et attendre sa métamorphose. Son peuple, qui avait continué d’habiter La Commanderie « dans l’attente d’un miracle », le contemple, et sous ses yeux le miracle survient : « Et voici, il tressaillit et se leva. » Sa blessure se referme miraculeusement, désormais des vies « plus royales, […], plus nobles » l’appellent vers l’Orient. Il est prêt à incarner l’Attendu : « Au carrefour, un miséreux assis sur sa malle cloutée, les attendait. Au bord de la route, un autre écartait les mains en rayons et attendait. » Lui aussi l’attend, dès Solal : « Il se désennuie avec moi en attendant la métamorphose » (S, p. 229), monologue Aude. Cette attente emplie de mystère oriente la déchéance vers une fin radieuse :
– Éternel, que le jour de métamorphose illumine la face de mes frères et que tous apparaissent merveilleux et très saints comme ils sont déjà. — Par mon Nom, je montrerai leur beauté à l’univers, dit l’Éternel. (S, p. 269)
49Les lieux, comme les hommes, sont de deux types : les rues « fleuves nourriciers des solitaires », dans lesquelles il se sent « un cadavre qui flotte », et la foire ou l’église, espaces emblématiques de l’enfance et du sacré. Solal y rencontre le cheval, de bois ou de chair, annonciateur du cheval blanc et/ ou du carrosse. Devant l’église, par une contamination de la douceur qui en émane, il danse – mouvement qui joint la figure maternelle (Saltiel fait danser l’enfant Solal au son de sa flûte) à l’ordre sacré du monde ; dans Solal, il danse devant Notre-Dame, qui rassemble, sacralise et mythifie, outre son nom, tous les sèmes de la maternité accueillante :
Les hommes enlevaient leurs armes en entrant. Et puis c’était la nuit, la bonne nuit, sa sœur la nuit. L’eau du fleuve coulait avec tendresse. La place déserte était entourée de grandes faces mélancoliques. (S, p. 327)
50De signe en ambiguïté, Solal devient peu à peu une figure mythique syncrétique d’Orient et d’Occident. Successivement : il reste dans un état de grande déréliction les bras en croix sur un talus ; il habite à Paris rue Damrémont, paronomase de Domrémy ; il se sent le fils de tous les hommes, et reprend l’expression christique « le fils de l’homme » ; il est entouré et suivi par « cinq vieux étranges » qui lui obéissent comme à leur seigneur et « espèr[ent] en cet homme qui avait été puissant autrefois et qui peut-être serait plus tard un sauveur en Israël ». Puis la danse achevée, victime et rédempteur, figure du peuple errant, « il repr[end] son vagabondage éternel ». Enfin, sur un banc, à une femme inconnue :
D’une voix détachée, pour dire sans danger la vérité, d’une voix indifférente comme s’il s’agissait d’une réminiscence, comme s’il récitait un lambeau de poème :
– Je suis le Seigneur, déclara-t-il […]. (S, p. 328)
51Devenu « un roi très majestueux certainement et persécuté », il déclare à une vieille dame : « Je suis juif, fils de Juif. Je suis le roi des Juifs, je suis le prince de l’exil ! » (S, p. 330) Il affirme alors nettement la royauté à laquelle le Christ hésitait à prétendre, mais la lie à la figure de l’exilé et de l’errant qui désigne Israël. Cette condamnation, par laquelle Israël se réapproprie la figure de l’agneau christique, souffrant et rédempteur, au message d’amour universel, va exprimer le thème messianique :
En vérité, en vérité je te le dis, je suis la plus grande nation, moi Solal […]. Nous vous avons donné Dieu. Nous vous avons donné le plus beau livre. Nous vous avons donné l’homme le plus digne d’amour. […] Et moi, entre autres. Moi de plus tard. […]. Un peu de temps encore et vous verrez. (S, p. 271)
52L’affirmation d’une vocation messianique concerne, au premier chef, Solal : bien des éléments antérieurs l’attestent (« Il était l’Attendu »), et l’énonciation elle-même (« En vérité, je vous le dis »). Mais elle s’adresse aussi au peuple d’Israël tout entier, peuple d’élection et d’exil, comme le confirme Saltiel en mourant : « Mais nous sommes le fils de Dieu. Un vieux noble qui a traversé les flammes sans trahir et pour sauver. » (S, p. 315) Il serait plus juste de dire que cette vocation concerne Solal en tant qu’il représente son peuple et s’identifie à lui : « Je suis la plus grande nation, moi Solal. »
… et le serpent
53Les caractéristiques méduséennes elles-mêmes sont susceptibles d’un retournement mythique collectif, à travers la figure du serpent d’airain et sa lecture27 polysémique à l’égal de celle de l’agneau : dans le livre de l’Exode, Dieu, après avoir lancé contre les Hébreux qui, épuisés par la traversée du désert, « murmurent » contre Lui, le fléau des serpents brûlants à la morsure mortelle, confie à Moïse l’antidote : confectionner un serpent d’airain qui, dressé sur un étendard, guérira ceux qui le regarderont. Ce serpent tour à tour mortel et bienfaisant renvoie au serpent tentateur du jardin d’Éden, et, selon la lecture chrétienne, au Christ dressé sur sa Croix, dont Jésus déclare : « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme, afin que quiconque croit ait par lui la vie éternelle ». (Jean, III, 14) Ainsi la Passion est-elle vécue comme élévation, à la manière du serpent dressé. Cependant, le rôle du regard ne peut manquer d’être remarqué : regarder le serpent est salvateur et confère l’immortalité, ce qui manifeste l’ambivalence du regard dans le « mythe personnel » mais montre aussi le rôle de la mythification : ce qui tuait sauvera, tel a toujours été le rôle du bouc émissaire et du pharmakon.
54Par ailleurs, l’immortalité qui s’offre à la figure rédemptrice et messianique fournit une réponse, sur un mode mythique collectif, à l’angoisse omniprésente de la mort manifestée dans le « mythe personnel ». Ainsi la figure du serpent elle-même contient l’opposition entre vie et mort et la dépasse :
De même que le serpent d’airain portait l’image des serpents mais ne portait pas leur venin, ainsi le Fils unique prit un corps humain mais sans la trace du péché. Et de même que les hommes mordus par les serpents étaient guéris en regardant le serpent d’airain, de même ceux qui sont blessés par le péché mais croient avec une ferme confiance en la Passion de Notre-Seigneur, sont déclarés plus forts que la mort et obtiennent la vie éternelle.28
55À cette lumière doit être examinée la trilogie christique : Amour, Mort et Rédemption/ Résurrection, telle qu’elle est transformée dans le roman. Car, du serpent, Solal semble successivement adopter les deux aspects : c’est en justicier vengeur, en « serpent brûlant», qu’il se rend chez une Aude aussi insensible à sa Passion que les soudards de l’Évangile, pour la tuer. Mais c’est l’aspect christique et rédempteur qui l’emporte. Ainsi témoigne-t-il en acte de la force de l’amour :
La bonté était une lumière de Dieu sur le visage de cet homme. Il tomba à genoux et il loua Dieu. […] Comme un être vivant était beau et infiniment adorable ! […] Oui, elle m’a frappé. Qu’elle soit bénie. Oui, j’ai souffert par elle. Qu’elle soit bénie en vérité. Elle a brisé ma vie. Qu’elle soit bénie et tous les hommes de la terre avec elle. (S, p. 335)
56Cette découverte de l’amour rédempteur s’accompagne du rôle particulier accordé à la femme : Solal, représentant d’Israël et du message d’amour christique, fait grâce non sans transmettre mystérieusement et corporellement à la femme la substance de son message. Ainsi, en se tuant, remet-il à Aude son fils David. Carole Auroy-Mohn29 fait justement remarquer que la présentation par Solal de son premier-né David au soleil – figure symbolique du divin créateur – fait écho au geste de Joseph présentant son enfant au temple. Cette interprétation ne doit cependant pas occulter l’ambiguité de la scène : le père montre par son geste que son fils est le prolongement de lui-même et la perpétuation de sa lignée, mais sa disparition immédiate de l’œuvre révèle que, symbole offert, l’enfant est surtout refusé. Solal, en effet, après avoir prénommé son fils en prononçant les paroles consacrées : « Dieu de mes pères, reçois cet enfant dans Ton alliance sous le nom de David, fils de Solal », poursuit par ces mots à double entente :
Son enfant, son petit enfant qui ne savait rien du monde, qui ne savait pas encore ce qu’est un père et ce qu’est la mort…
(S, p. 336)
57qui laissent entendre que la paternité est mortelle (pour le fils et/ ou pour le père ?). Le lien entre le soleil, la paternité et la mort se voit immédiatement confirmé par la mort de Solal, qui s’immole non seulement au soleil mais également par lui :
Le soleil qui brillait sur le poignard haut levé coula, pénétra d’un seul jet dans la poitrine. (S, p. 336)
58Enfin l’astre, surpuissance symbolique mortelle, devient salvateur : « Et voici, le sang ne coulait plus de sa poitrine nue que le soleil dorait.» (S, p. 338) Et la résurrection déverse un fleuve d’énergie solaire. Ayant franchi les portes de la mort, le Fils est devenu l’égal du Père : « Solal chevauchait et il regardait le soleil face à face. » (S, p. 339) Ce passage romanesque infléchit l’aventure christique, en réécrivant d’une manière encore différente le sacrifice d’Isaac, puisqu’il apparaît comme l’auto-sacrifice d’Abraham. De façon plus allusive et polysémique, Solal confond les places du père et du fils : il faut, semble-t-il, trancher dans le vif. C’est donc le fils en lui qu’il offre en holocauste, tout en abandonnant toute paternité (à la mère ?)
59Cependant, David contribue à faire d’Aude une Marie : portant l’Enfant, elle accourt, nue comme une nouvelle Ève, et assiste au mystère de la résurrection : « Une femme jeta un voile sur Aude qui considérait le mystère de l’homme mort et ressuscité. » (S, p. 338) Dans Belle du Seigneur, les mêmes signes sont devenus crépusculaires, l’imaginaire diurne, ascensionnel, fait place aux forces de la nuit. Ce n’est plus un enfant que tient Ariane avant d’entrer dans la mort avec Solal, mais un flacon d’éther, « le flacon contre elle, tenu comme un enfant », qui ne délivre qu’un souffle mortel et froid. Dans ses préparatifs de mort, Ariane se souvient du bonheur passé, lorsqu’« elle chantait l’air de la Pentecôte, chantait la venue d’un divin roi ». Mais le roi va mourir, les signes christiques se multiplient. Ariane sort de leur boîte les cachets mortels : « Elle les mit en rond, puis en croix » et exprime son espoir en un au-delà, dans lequel l’absolu existe avec l’éternité :
Elle […] souriait qu’ils seraient toujours ensemble là-bas, et rien que l’amour vrai, l’amour vrai là-bas, et la salive maintenant coulait sur son cou, sur la robe des attentes. (BS, p. 844)
60À la fin de son agonie, elle retrouve l’image de la mort exprimée par Solal et le narrateur autobiographique, image dans laquelle se confondent le Christ et Solal au sein d’une
… église montagneuse où soufflait le vent noir. Oh, quel appel, et la porte s’ouvrait. Oh, grande la porte, profond, le noir… Voici venir mon divin roi, sourit-elle, et elle entra dans l’église montagneuse. (BS, p. 845)
61Ariane morte devient à son tour l’enfant que Solal porte dans ses bras,
… contre lui la serrant et de tout son amour la berçant, […] berçant et contemplant, souveraine et blanche, la naïve des rendez-vous à l’étoile polaire.
62Le feu solaire est devenu glacial et lointain. Solal berce sa femme-enfant morte comme le ferait une mère, et c’est d’une Marie de glace qu’il « baisa le visage virginal ». La mort de Solal-Messie a aussi (surtout ?) pour fonction de métamorphoser la femme aimée en la figure qu’il a toujours désirée. Épouse, mère et sœur, absolument sacrée, première femme et première humaine : La Vierge et sa maternité immaculée.
63Dans une semblable confusion des rôles, il n’est guère étonnant que le dit de l’Amour cohénien rappelle souvent, par son contenu et sa forme, le Cantique des Cantiques : tout deux, passibles d’une double interprétation, traduisent l’amour terrestre et la relation d’amour mystique entre Israël et son Dieu. Ces deux derniers termes revêtent dans le roman différents traits : Solal, Messie, Jésus, Moïse… Israël, Mère, Juifs, etc. Chacun des deux s’insère dans un réseau où « mythe personnel » et collectif s’interpénètrent. On ne peut manquer d’être sensible à certaines ressemblances malgré les déplacements. Deux versets se répondent dans lesquels la narratrice se trouve seule et errante, dans la ville :
J’ai ouvert à mon bien-aimé,
mais, tournant le dos, il avait disparu !
Sa fuite m’a fait rendre l’âme
Je l’ai cherché, mais ne l’ai point trouvé,
Je l’ai appelé, mais il n’a pas répondu
(Cantique des Cantiques, V, 6-7)
Je me lèverai donc et parcourrai la ville,
Dans les rues et sur les places,
je chercherai celui que mon cœur aime.
Les gardes m’ont rencontrée,
ceux qui font la ronde dans la ville…
64Le désir que manifeste la bien-aimée envers l’innocence de la relation fraternelle, qui permet d’introduire l’aimé dans la maison maternelle, trouve un écho troublant dans l’œuvre de Cohen :
Ah ! que ne m’es-tu un frère,
allaité au sein de ma mère !
Te rencontrant dehors, je pourrais
t’embrasser sans que les gens me méprisent.
Je te conduirais, je t’introduirais
dans la maison de ma mère, tu m’enseignerais !
Je l’ai saisi et ne le lâcherai point
que je ne l’aie fait entrer
dans la maison de ma mère
65La bien-aimée présente en outre une similitude essentielle avec Solal : « Elle est l’unique de sa mère, la préférée de celle qui l’enfanta. » Rien d’étonnant en ce qui concerne le versant fantasmatique du personnage. Quant au versant mythique, le fait que Solal joue le rôle d’Israël, « la bien-aimée », est conforme à la mission dont il se sent investi. À cet égard, une similitude étonnante apporte un élément mythique et, à tout le moins, une double direction, aux préliminaires voyeurs des scènes de séduction :
J’entends mon bien-aimé
Voici qu’il arrive
sautant sur les montagnes,
bondissant sur les collines.
Mon bien-aimé est semblable à une gazelle,
à un jeune faon.
Voilà qu’il se tient
derrière notre mur.
Il guette par la fenêtre,
il épie par le treillis.
66Enfin, « la bien-aimée-Israël » désigne aussi la figure maternelle, dans une claire allusion au Cantique des Cantiques : « …ne la réveillez pas, filles de Jérusalem, ne la réveillez pas pendant qu’elle dort. […] Qui dort, sinon ma mère qui est ma douleur ? » (LM, p. 12) Le passage du texte biblique est proche : « Je vous en conjure, filles de Jérusalem, n’éveillez pas, ne réveillez pas mon amour… ». Dans l’autobiographie également, le nœud que forment les liens amoureux et religieux est perceptible lorsque l’enfant humilié s’exclame :
Je bénissais tous les méchants et je leur annonçais en mon âme, […] je leur annonçais au nom d’Israël sauveur et proscrit, d’Israël que j’étais, je leur annonçais qu’ils m’aimeraient un jour et que ce jour serait le jour du baiser sans fin de tous les hommes par moi humains devenus. (VFH., p. 190-191)
67Sa revendication d’amour fou se mêle au désir de transformer la haine et l’amour humain en amour divin et universel. C’est pourquoi il faut relire à cette lumière l’adresse de Solal à Ariane, du vieillard sans âge qui demande un baiser à Ève, seule capable de faire advenir sur terre « le baiser sans fin » et d’incarner ainsi réellement « la première humaine ». Et comment ne pas remarquer que les dernières pages de Belle du Seigneur sont envahies par la déploration de l’inévitable disparition du désir, seule accusée de mener à la mort des amants ? C’est uniquement dans les dernières lignes du roman que la faille sise dans l’amour humain se retourne en faillite du rôle messianique : ainsi, amour humain et amour messianique des hommes sont les deux faces d’une même tentative de mythification du Moi par une régénération du monde. Qu’ils sont aussi les deux faces du destin de Solal est déjà annoncé par une phrase du roman éponyme : lorsque Maïmon apprend que sa descendance est un petit-fils, il promet de lui acheter
… un petit monstre nommé Léviathan ; ou une voiture avec un petit cheval fort, caché dans son intérieur. (S, p. 45)
68Le Léviathan30 représente le versant « serpent brûlant » de Solal, sa tentation infernale et son attraction pour l’animalité, tandis que la « voiture » et son « cheval », si mêlés soient-ils au mythe personnel, préfigurent le carrosse de la Loi.
Le cheval et l’ane
69La charge symbolique du cheval blanc de la conquête s’inverse, en effet, peu à peu. Après le cheval érotique monté pour conquérir Adrienne, Solal possède toujours le cheval comme monture mais, voué à la conquête érotique, il l’est aussi à la vengeance apocalyptique : galopant pour enlever Aude à Jacques de Nons, Solal se dresse « sur le cheval fumant »31, « apparition étincelante » que « reconnut» Ruth32, lisant « un psaume fortifiant » à son amie la femme du pasteur. La Moabite étrangère du roman ne s’appelle pas Ruth mais Aude, et Solal n’a pas la douceur de Booz :
Les yeux brillants de colère, il cingla les naseaux du cheval qui hennit, se cabra, piaffa, rua, se déroba et fila, les oreilles rapprochées, pour fuir le châtiment. (S, p. 45)
70Cette figure de justicier rappelle par bien des aspects les anges exterminateurs qui montent des chevaux dont les bouches laissent échapper « du feu, de la fumée et du soufre », et les anges « aux sept fléaux », « revêtus d’un lin pur, éclatant », avec « des ceintures d’or autour de la poitrine », qui reçoivent les coupes d’or « remplies de la colère de Dieu ».33 De fait, la conquête amoureuse revêt une signification de plus en plus symbolique : il s’agit de rassembler Orient juif et Occident chrétien dans un couple originel dans lequel le meilleur des deux cultures et des deux sotériologies s’accomplira. Le qualificatif d’« archange » qui désigne Solal prend tout son sens, car le personnage messianique qu’il est devenu ressemble au cavalier de l’Apocalypse qui « combat avec justice sur un cheval blanc » :
Ses yeux étaient comme une flamme de feu ; sur sa tête étaient plusieurs diadèmes ; il avait un nom écrit, que personne ne connaît, si ce n’est lui-même ; et il était revêtu d’un vêtement teint de sang. Son nom est la Parole de Dieu.34
71Devant l’échec de l’entreprise, allant vers sa mort et sa résurrection rédemptrice, Solal s’adresse au cheval blanc qu’un article défini détermine, comme si le groupe nominal désignait l’archétype du cheval solalien :
La porte de l’écurie était ouverte et le cheval blanc hennissait au soleil apparu. Solal posa sa joue contre le garrot.
– Tu veux sortir ? Et pourquoi pas, frère ! […] Nous sommes amis, toi et moi. Enfants de Dieu, toi et moi. Silencieux, satisfaits, dociles, la bête et l’homme allèrent sur la route fraîche, (S, p. 336)
72Ayant abandonné la conquête et la vengeance et, avec elles, l’attraction de la violence, réconcilié avec lui-même, Solal vit dans un univers où la bonté humaine rejoint l’innocence animale, au sein de la création divine sainte et sanctifiée.35 Après sa résurrection, à la fin de Solal, le cavalier chevauche le cheval blanc :
Le soleil illuminait les larmes du seigneur ensanglanté au sourire rebelle qui allait, fou d’amour pour la terre et couronné de beauté… (S, p. 339)
73Dans Belle du Seigneur, Solal vient conquérir Ariane avec ses propres chevaux, accompagné d’un valet passif. Tout le réseau de la conquête est affaibli : l’arrivée est pédestre, le cheval tenu par la bride. Certes, dans une nature qui est toute harmonie, Solal seigneurial retrouve un instant sa force solaire, « et de joie il châtia sa botte avec sa cravache, et il alla vers son destin, […] torse nu sous le soleil de midi […] soleil aveuglant entre les branches ». Pourtant, la grâce du danseur l’emporte sur la fougue du centaure. L’expression « avec grâce dansant, suivi des deux raisonnables bêtes », donne moins le sentiment d’une conquête amoureuse que d’une allégorie en mouvement : la danse figure toujours un moment d’adhésion pacifiée, de communion simple avec l’harmonie cosmique. Ces moments qui transportent Solal (et Mangeclous, et l’enfant dans l’autobiographie) sont des parenthèses de bonheur solitaire, dessinent un temps miraculeusement suspendu, un temps sacré où nature et culture se rejoignent. Les montures aussi sont gagnées par la culture : l’épithète « raisonnable » désigne également le cheval attelé au carrosse maternel de la Loi. Ce moment inaugural rassemble ainsi les deux mondes érotique et éthique, ce qui montre la nature de l’audacieux défi lancé par Solal : faire passer l’amour du monde humain à l’univers du mythe, in illo tempore, conquérir non comme Don Juan, autre cavalier, mais comme porteur d’une éthique juive qui le constitue corps et âme. Le cheval rejoint alors celui de la cave Silberstein, qui est « doux, ses yeux très bons et intelligents », et conduit le carrosse de « la Loi morale, éternel et beau », incarnant un message de paix dans un monde redevenu sauvage.
74Cependant, l’hyperbole messianique du cheval est… l’âne. Lors de son invitation au Consulat, Solal, brillamment conduit, est suivi d’un étrange cortège :
Michaël, de rouge vêtu, fouetta largement les deux magnifiques chevaux qui emportèrent la voiture de parade et le jeune prince en costume de velours noir. Le brillant attelage était suivi de loin par un misérable fiacre où guettait Saltiel. Mattathias, Mangeclous et Salomon suivaient l’oncle à des distances inégales. Le petit vendeur d’eau était bon dernier. Il avait loué un âne qui ne marchait pas. (S, p. 52)
75Les équipages traduisent symboliquement, et de manière inversement proportionnelle à leur puissance respective, la proximité de chaque personnage avec la mission dévolue à Israël : faire surgir, par son attachement à la Loi d’Amour, un Messie en son sein. Car l’âne est la monture messianique, l’exact opposé du cheval de la conquête, de l’equus eroticus.36 L’enfant, avant la Chute, dans Ô vous, frères humains, rêve d’un âne qu’il qualifie de « Messie aux longues oreilles ». De plus, pour Albert Cohen, c’est bien Salomon, homme-enfant au cœur pur, qui possède les qualités messianiques, celles qui laissent espérer la rédemption d’une humanité acquiesçant à la violence :
Fils de mon cœur, petit Salomon, jeunesse du monde, naïveté et confiance, bonne bonté, rédemption des monstres aux râteliers des canons, aux narines soufflant l’ypérite, et de tous les mannequins qui ont oublié d’être hommes. Salomon, petit prophète des temps bienheureux où les hommes seront tous semblables à toi. Salomon, petit mais vrai sauveur, il n’y a que moi qui t’aime et te respecte. Et tu es un trop vrai grand humain pour le savoir, ô escargot, ô microbe, ô grande âme. Laisse-les sourire et se moquer de toi et va gambader, petit, tout petit immortel. Va, mon agneau, mon mignon messie chéri. (M, p. 96)
76L’âne accompagne Salomon, autre agneau, non pas destiné au sacrifice mais représentant un pacifisme et un amour des hommes si spontanés qu’il n’en a pas de conscience réflexive et, en cela, plus humain encore peut-être, pour Cohen, que Jésus qui les prêche. L’âne, monté par Salomon, ne marchait d’ailleurs pas dans la combine érotique ! Le passage désigne, comme Messie, Salomon et non Solal, trop double. Les transformations de la monture, cheval d’abord érotique, puis humanisé, annonçant l’humanité de l’homme ou âne destiné à porter l’Agneau-Messie, symbolisent les orientations et les identifications mythiques de Solal (Don Juan, ange de l’Apocalypse) et les aspirations messianiques de Cohen.
Jonas
77Le support inconscient de la fascination de la mort est également susceptible d’un retournement mythique. En effet, cette attraction renvoie dans l’œuvre à ce que Bachelard nomme « le complexe de Jonas ».37 Remarquons au voisinage de Jonas, dans La Terre et les rêveries du repos, des thématiques liées (celle de la grotte est essentielle) et présentes dans l’œuvre à l’état d’éléments mythiques (le labyrinthe, le serpent). C’est dire que l’imagination de l’auteur, de solaire qu’elle était, plonge progressivement dans cet univers nocturne et chthonien et révèle, comme le souligne Bachelard, « qu’il est impossible de séparer les diverses images qui s’expriment dans une valorisation du repos ». Le complexe de Jonas permet de retrouver le grand schème de l’absorption, et avec lui, toute l’imagination du dedans, mais aussi l’écriture de l’enchâssement, si particulière à Cohen et qui caractérise ce complexe : un « Jonas au cube » ou l’avaleur avalé, montrant « l’emboîtement naturel » mis en œuvre et la face active et passive du même schème. Ainsi, dans la cave de Berlin où Jonas-Solal descend inconscient, il trouve plusieurs images du ventre : celui de la cave elle-même, dans laquelle les parois sont hérissées de clous, celui de la Vierge, mortel et celui d’un carrosse hors d’usage. Tous métaphorisent le fait que la Mère et l’espérance messianique sont trop menacées pour conserver leur fonction protectrice. Solal-Jonas n’en sort que pour entrer dans le ventre froid de la maison occidentale et meurt dans une chambre froide où l’éther glacial fait fonction de philtre d’oubli. C’est que le ventre, maternel, « renvoie à la maternité onirique de la mort » et forme, avec le sarcophage, « deux temps de la même image ». Mais le ventre, comme la mort et le sommeil, mettent « en chrysalide un être qui doit se réveiller et resurgir rénové dans une vie qui veut une nouvelle conscience »… C’est pourquoi cette image de sortie accompagne à la fois la sortie réelle, la naissance, et la renaissance de l’initié : Jonas sort de la baleine ou Noé de l’Arche, et Solal (ou Maïmon) de la mort, du sommeil, de la cave, de la stase…
78Cette résurrection après l’initiation dans le ventre de la mort renvoie à l’image du ventre avaleur, qui finit par s’étendre au monde occidental. Lui aussi, dès que l’on y est abandonné, livré sans rempart féminin à sa boulimie d’êtres, devient un autre ventre mou et liquide, visage du retour aux eaux primordiales : songeons aux images de noyade invoquées par Solal dans les rues anonymes transformées en « fleuves nourriciers », à l’image du héros-Jonas en cadavre flottant, en « noyé pensif ». Le monde occidental peut être assimilé à un « mauvais » ventre, voire une « mauvaise Mère », un labyrinthe résonnant de la voix diffuse du Minotaure. De plus, suivant l’idée bachelardienne selon laquelle, sous les formes, vivent les matières imaginées, à travers les chambres, les ventres, les caves, la terre et le cercueil, c’est la nuit qui est enfermée, « une nuit souterraine sécrétée par la terre et la nuit caverneuse qui travaille à l’intérieur d’un corps vivant ». À cela répondent les images obsessives du corps mort, chez Cohen, enfermé dans sa boîte et celle-ci dans la baleine-terre : fatal emboîtement, mais non ultime, puisque à son tour s’y enchâsse une multitude de petits vers avaleurs, métaphore grouillante, divisée et multipliée de Jonas, qui renvoient à l’imaginaire de la mort, à l’indifférencié, et finalement à l’indétermination entre avaleur et avalé.
79Simultanément continue à se développer l’image de la renaissance, ou, pour mieux dire, de la résurrection, car Bachelard montre les correspondances entre l’image de la chrysalide et celle de la momie dont nous savons l’importance chez Cohen. Ainsi, le sarcophage forme également le cocon qui contient la momie-chrysalide, mangeant « la terre charnelle ». À l’image de la chrysalide, la momie éclate « par la véritable explosion d’où ses ailes symétriques flambèrent », comme l’écrit Francis Ponge, et trouve une autre incarnation dans le redéploiement d’un Solal solaire et « archangélique ». De fait, comme l’indique Bachelard, « les grandes images sont surdéterminées », et Jonas dans le ventre de la baleine est aussi une image de la transmutation du feu dans l’athanor, comme le soleil se prépare à la renaissance dans le ventre de la terre.
80Cependant, la grande image de la résurrection appelée par le mythe de Jonas renvoie à l’alliance entre Ancien et Nouveau Testament, relie Jonas à la figure de Jésus :
Génération mauvaise et adultère ! Elle réclame un signe, et de signe il ne lui sera donné que le signe du prophète Jonas. De même, en effet, que Jonas fut dans le ventre marin durant trois jours et trois nuits, de même le Fils de l’Homme sera dans le sein de la terre durant trois jours et trois nuits ». (Matthieu, XII, 39-40)
81Jonas, ayant reçu mission d’annoncer à la ville de Ninive le jugement de Dieu qui la condamne, s’enfuit d’abord pour ne pas obéir à l’ordre et « se mit en route pour fuir à Tarsis, loin de YHWH ». Remarquons que Tarsis représentait l’île la plus occidentale de la Méditerranée, et que l’on pourrait sans peine instaurer une symétrie entre cette fuite et celle de Solal prenant le bateau avec une « païenne » pour gagner les rivages de l’Occident, évitant ainsi d’accomplir les commandements divins transmis par son père. Lorsque la tempête se déclare, Jonas fuit dans le sommeil – autre symétrie – et reste toujours fort taciturne. Pour comprendre la fuite de Jonas, l’hypothèse la plus probable, relève Anne-Marie Pelletier, est qu’il ne peut supporter de voir les païens, pécheurs endurcis, sauvés. Quand la justice divine excède les capacités de pardon de la justice humaine, ne rejoindrait-elle pas l’injustice ? Quant à Solal, devant la sévérité des commandements paternels et voyant la beauté des païens (surtout des païennes) et l’agrément de leur vie sans que la foudre divine ne s’abatte sur eux, il doit aussi considérer que, dans cette exigence surhumaine de justice, entre beaucoup d’injustice à son égard.
82Au cœur de la baleine et du texte, Jonas prononce ces paroles d’outre-ventre :
À la racine des montagnes j’étais descendu, en un pays où les verrous étaient tirés sur moi pour toujours. Mais de la fosse tu as fait remonter ma vie, YHWH, mon Dieu. (Jonas, II, 6-7)
83Ainsi la baleine, qui vient offrir un ventre accueillant à Jonas, reste une figure ambivalente : elle est attachée à des images d’ensevelissement et d’enfermement définitifs, autre « église montagneuse de la mort » à la porte close, mais ne l’empêche pas d’adresser à Dieu une prière de vivant. La typologie chrétienne fait de l’épisode une allégorie annonciatrice des œuvres du Christ et prophétise le séjour du Christ dans le tombeau, temps qui sépare la Passion de la Résurrection. De même, Jonas jeté à la mer pour que soit sauvé l’équipage, prophétise le sacrifice de Jésus pour le salut de l’humanité, en cela aussi imité par Solal, venu pour « sauver ses enfants de la terre » après avoir traversé la mort.
84Considéré en lui-même, ce psaume « constitue comme la trace d’une méditation sur la mort ».38 Ces images maternelles et mortelles qui s’agglomèrent autour de la figure de Jonas, sous la forme de ce ventre accueillant dans lequel germe la renaissance, sont très actives chez Cohen, où elles sont reliées à la mythification de la Mère, ventre spirituel, et au héros mythique de celle-ci, Moïse.
Moïse et les noms bibliques
85La double portée, psychologique et spirituelle, sur laquelle se compose l’œuvre d’Albert Cohen, jusque dans l’intertexte biblique, ne cesse de faire signe. À cet égard, la ressemblance entre les noms donnés à la bien-aimée dans le Cantique des Cantiques et ceux qui qualifient sa mère contribue à l’efflorescence symbolique : « Tu es belle, mon amie, comme Tirça, charmante comme Jérusalem, redoutable comme des bataillons », « ma sœur, ô fiancée ». Tournoiement et vertige du fantasme comme du sacré… Aussi les dénominations, dans l’œuvre, sont-elles à décrypter plus avant, en particulier celles, très nombreuses, qui reprennent des noms bibliques.
86Comment s’approprier un nom donné par le désir d’autres, par la présence en soi d’une lignée d’autres et d’une lignée sacralisée par un texte religieux fondateur ? Attachons-nous un instant aux ascendants d’Albert Cohen. Si l’on met en regard des noms romanesques ceux de l’état-civil que l’on peut connaître, on trouve, du côté des ascendants paternels, l’arrière grand-mère Pazzina, l’épouse de Jacob Israël, dont la famille était venue d’Espagne se réfugier à Corfou. Fondant une fabrique de savon, vers 1840, Jacob amena prospérité à l’île et à sa famille et eut quatre filles : Rembizza, Stametta, Refoula, Vintura, noms qui ne semblent pas avoir produit de descendance littérale. On se contentera d’y remarquer la récurrence des r et des a, et, pour l’anecdote, ce superbe prénom freudien qu’est Refoula. Elles se marièrent avec quatre Juifs grecs, appartenant à l’autre communauté de l’île. La grand-mère Stametta épousa Abraham, le grand-père dont il est question dans l’œuvre autobiographique et dont Gamaliel, père de Solal, reprend, aux dires de l’auteur, certains traits. À la puissance sociale de l’arrière-grand-père Jacob, le grand-père Abraham ajoute la dimension spirituelle, ce qui peut expliquer le déplacement des investissements idéaux de la figure du père à celle des grands-parents, d’autant que leur mort ou la distance les mettait hors d’atteinte comme de rivalité. Abraham et Stametta eurent onze enfants, dont le père de Cohen. Le frère d’Abraham, Mose (Moïse) se maria avec une autre des quatre sœurs. Les deux frères, orphelins, venaient de Jannina, en Grèce du Nord, ville qui était alors turque, d’où le passeport turc d’Albert Cohen jusqu’à ce qu’il choisisse la nationalité suisse en 1919. Jacob avait non seulement quatre filles mais deux fils, les grands-oncles Abraham (encore) et Isaac, deux flambeurs. L’un des fils d’Isaac, Yeoudi, masculin de Judith, était avocat et vitrier, en lointain cousin de Mangeclous. Inutile donc d’insister sur la récurrence familiale des prénoms bibliques : elle est impressionnante et l’on peut considérer que, même si c’était l’usage dans une communauté aussi fermée que le ghetto juif de Corfou, ils devaient résonner, aux oreilles d’un enfant occidentalisé, à la manière de noms mythiques, impression accrue par l’éloignement et par les résurgences qui jaillissaient dans les intarissables histoires du ghetto et les généalogies infinies que la mère de Cohen lui contait, autre texte fondateur sacralisé. Le père d’Albert Cohen, en revanche, se prénommait Marco, prénom sans grandeur mythique ; et que dire de la syllabe finale qui en fait, avec son nom patronymique, un drôle de coco ? Marco Cohen aura, aux yeux du fils, des torts irréparables. Or, le seul nom de personnage essentiel qui, à première vue, ne fasse partie d’aucune série littérale, est celui du père de Solal, Gamaliel, rabbin estimé de Céphalonie : significativement, ce père, dans l’isolement littéral de son initiale – n’est-il pas le gardien jaloux de la lettre de la Loi ? – rejoint Solal dans la solitude de sa syllabe finale.
87Dans l’œuvre, trois prénoms posent plus directement la question du père et de la Loi : Gamaliel, Abraham et Moïse, eux aussi à la croisée du roman familial et du mythe collectif : Abraham, vrai père des croyants, patriarche fondateur du peuple juif, est aussi le nom du patriarche familial corfiote Abraham Coën, grand-père initiatique qui a présidé à la cérémonie de bar-mitzva de son petit-fils et lui a donné son nom puisque Abraham est le second prénom d’Albert Cohen. On remarque que tous les termes par lesquels le grand-père est désigné par son petit-fils sont laudatifs, comme si tout ce qu’il reprochait jusque-là à son père se voyait sanctifié : que les femmes servent debout, pendant tout le repas, soient traitées en servantes avec constance et conscience, est admiré comme signe de mœurs véritablement patriarcales, alors que le patriarcat de Marco est vitupéré comme une insupportable tyrannie. Abraham est repris dans le roman par le personnage de Gamaliel, qui en garde certains traits positifs : position sociale éminente au sein du ghetto, lien entre communauté juive et autorités françaises, sommité religieuse et docteur de la Loi que l’on vient consulter de tout le pourtour méditerranéen, enfin chef d’une domus, comprenant femmes, servantes, clients nécessiteux et famille solalienne plus ou moins parasite. Or, cette position prestigieuse et cet amour voué à son fils qui semble le lui rendre montrent une identification plus souterraine de Solal à son père : Gamaliel, dans un geste de bénédiction, « leva la main que le soleil dora »39, et, plus loin, « Solal aima fémininement cette démarche [] Il était engourdi par la séduction qui émanait de cette hautesse. Gamaliel sourit avec douceur au fils unique ». Pourtant, le fils est double à l’égard de son père, « ce méchant homme qu’ils appelaient le "Rabbin de la Méditerranée" ou la "Lumière de l’Exil" ». De même ce dernier vis-à-vis de son fils. Sa science de la Loi constitue aussi son bouclier affectif, sa stricte observance le conduit à des réactions outrancières et tyranniques. Il n’est pourtant que très rarement grotesque, et, comme Mangeclous, aime « fémininement » son fils, possède assez d’amour pour quitter le ghetto et venir le chercher dans le labyrinthe occidental, pour se crever les yeux lorsque Solal, reniant la religion du Père, fait le signe de croix du Fils : réactions symboliques mais aussi passionnelles. C’est Gamaliel qui trône et officie dans les caves maternelles et, la main sur le genou de son fils, le regarde avec adoration, aveuglé doublement. Dans Mangeclous, c’est encore lui que Solal, qui habite le Ritz, viendra voir le soir en cachette, honteusement, dans la maison au jardinet ceint de hauts murs, où le père est un emprisonné consentant. Solal lui sert de domestique, faisant les courses, préparant les repas, lavant ce père emprisonné après avoir été aveuglé. Le rejet de la loi paternelle, ressentie comme injuste, tyrannique, tueuse de désirs, se résout ainsi en castration symbolique, après l’étape de la dés-idéalisation que Solal, devenu secrétaire de M. de Maussane, exprime à sa manière elliptique :
Pourquoi n’avait-il pas écrit aux gens de Céphalonie ? Son père. Eh bien oui, son père c’était un vieux avec une barbe, ce n’était pas l’Éternel. (S, p. iii)
88Le chapitre consacré à Gamaliel dans la première version de Belle du Seigneur, disparaît ensuite, avec ce commentaire de l’auteur : « Fin du complexe Gamaliel ». Cependant, ce dernier ne se laisse pas réduire si facilement : à la fin de Solal, Gamaliel resurgit pour accompagner les Valeureux en Palestine, où Mangeclous annonce sa fuite secrète « avec une Soulamite de 18 ans ».40 Étonnant retour de vigueur, pendant que le fils se contraint à la chasteté et à l’entre-deux mondes. Mais le nom même de Gamaliel résiste, de manière plus secrète, à la disparition. Car ce nom signifie « Loué (littéralement : grand) soit le seigneur ». Il montre ainsi que, lui que l’on n’attendait plus en ces lieux, lui qui a disparu vaincu, tous comptes soldés, dans le cours de Mangeclous, tient aussi un rôle dans le titre du roman-phare de Cohen : le seigneur Solal reste finalement, et peut-être à son insu, le fils de Gamaliel. Mais à qui appartient alors la « Belle » ? Et Rachel, la figure maternelle qui s’est introduite dans le titre ?41
89Si Gamaliel incarne l’imago paternelle du roman familial, avec toute sa complexité parfois surprenante, c’est Moïse qui est chargé dans l’œuvre de la part mythique du grand-père Abraham. Le nom de Moïse est si étroitement lié à celui de Cohen, que tous les Solal sont eux aussi des Cohen, comme le rappelle à son tour Saltiel à maintes reprises.42 Or, c’est par Marco Coën que se fait la transmission du patronyme et du privilège qui lui est attaché et par Gamaliel que passe la transmission de la Loi juive, au début de Solal. Il faut rappeler ce passage, qui montre la spécificité de la loi mosaïque :
Sans espoir de récompense agis avec justice afin que le peuple soit glorifié. (Pause.) Méprise la femme et ce qu’ils appellent beauté. Ce sont deux crochets du serpent. Anathème à qui s’arrête pour regarder un bel arbre. (Pause.) La charité est le plaisir des peuples féminins ; le charitable savoure les fumets de sa bonté ; en son âme secrète, il se proclame supérieur ; la charité est une vanité et l’amour du prochain vient des parties impures. Le pauvre a droit légal de propriété sur une partie de ton bien. (Pause.) Plus tard, ne sois pas rebuté par notre difformité. Nous sommes le monstre d’humanité ; car nous avons déclaré combat à la nature. (S, p. 35)
90L’orgueilleuse grandeur de ces paroles montre une accentuation toute… janséniste de leur originaire difficulté, un amour de Dieu exclusif de l’amour pour Sa création et de l’amour-propre ; refus de la beauté, celle de la femme comme celle de la nature, tentatrices comme le serpent ; refus de la charité reléguée au rang des vanités, et de la pratique qu’elle exerce de l’« amour du prochain », réduit à être l’expression du refoulement sexuel. À la place de ces deux dernières notions, une définition aride de la justice et de la bonté, excluant chez le juste tout plaisir masturbatoire devant sa propre générosité : sa propre équité doit accroître la sainteté d’Israël, la générosité envers le pauvre est si normale que son montant est fixé par la loi. Ainsi, toute accointance de l’amour et du don avec les pulsions est éradiquée, l’individu et son désir n’ont pas droit de cité hors leur mise au service de la collectivité.43 C’est pourquoi Solal, l’individu, quitte la ruche44 ; cependant, son itinéraire, au cours des romans, coincide avec le reniement, puis la redécouverte progressive, enfin le combat de l’éthique contenue dans les commandements paternels initiaux. Il tentera de les adapter à un Occident rendu à l’individualisme par le christianisme, en danger de retomber dans le règne barbare et idolâtre de la force, représenté par le nazisme et, plus largement, l’antisémitisme.
91Mais la transmission d’une loi, comme le souligne Marie Balmary, dépend avant tout de la relation entre deux personnes.45 Or, le rabbin énonce ses commandements sans aucune conviction :
Il parla d’une voix lasse et comme ennuyée à son fils, dès ce jour responsable de ses actes, [puis] comme heureux d’en avoir terminé, il bénit son fils, lui tendit les phylactères, se leva et sortit. Les assistants étaient gênés. Ils s’attendaient à un beau discours et ces quelques phrases hargneuses les avaient déçus. (S, p. 3 5)
92Le père, en détruisant la solennité du moment, semble nier la valeur initiatique du message. Comment l’expliquer ? Par une pudeur qui marque le personnage, un refus de la moindre marque de préférence à un fils adoré ? Par ambivalence devant ce fils désormais majeur ? Ou par fidélité à la loi qu’il vient d’énoncer ? Toujours est-il qu’il se débarrasse de la transmission comme d’une corvée et que, dès lors, Solal ne voudra plus être lié à la lettre de la Loi46 Ce qui frappe également, dans cette transmission soigneusement dépourvue de toute tonalité affective, c’est combien l’univers féminin en est rejeté : haine et mépris des femmes et des édulcorations de la pratique chrétienne des commandements de Moïse, anathématisée comme féminine. Nul ventre accueillant dans ces préceptes, nul bonheur, nul plaisir à en attendre : reste à vivre dans un univers absolument éthique. Mais cette transmission paternelle est empêchée pour une autre raison : la figure mythique initiale de l’énonciateur de la Loi, Moïse, est transformée par la figure maternelle et s’oppose à celle de Gamaliel.
93Moïse, figure paternelle superlative, doté d’un pouvoir symbolique si fort qu’il put recevoir les Tables de la Loi divine, est avant tout le véritable père mythique de la mère autobiographique47 : elle ne cesse de s’y rattacher en droite ligne, se fait la traductrice inlassable de sa geste, l’interprète privilégiée de sa Parole. Elle occupe donc une double place dans l’entreprise de mythification, celle d’une toute-puissance à la fois maternelle et paternelle, puisqu’elle s’érige sur le lieu même où le Symbolique par excellence s’est énoncé. Mais elle lui fait subir une distorsion, comme l’indique son propre nom hébraïque, Judith, qui signifie en hébreu la Juive, sens surdéterminé par le contenu du livre éponyme de l’Ancien Testament. Veuve, Judith sauve en effet les Juifs de la ville de Béthanie assiégée par les Assyriens, en décapitant leur général, Holopherne, après une nuit d’amour : beau symbole de castration. Mais ici, castration légitime et service commandé : tout Israël se reconnaît en Judith. Ce personnage, qui apparaît avant tout comme la représentation symbolique du peuple juif – autre identification mythique solalienne – se révèle double : mortelle séductrice et castratrice mais aussi Mère protectrice de ses enfants-sujets au prix de sa vertu, que le texte biblique montre grande à proportion. Elle ne se remarie pas, mène une vie austère et ne semble pas non plus avoir d’autres enfants que ceux qu’elle a sauvés. En cela réside aussi la parenté essentielle entre Judith et la naine Rachel, mère messianique – et avec Solal, Judith ratée qui reconnaît son échec à la fin de Belle du Seigneur., lui qui « pleurait aussi d’avoir abandonné ses enfants de la terre, ses enfants qu’il n’avait pas sauvés ».48 En effet, de Judith, guerrière de l’Ancien Testament et mère de l’auteur, à Rachel, la mère romanesque de Solal puis la naine-sœur, une continuité se lit qu’opère d’abord leur rôle dans la survie du peuple juif : dans Belle du Seigneur, la scène de la cave de Berlin a lieu pendant la fête de Pourim, sorte de Carnaval qui commémore l’échec du génocide fomenté par Aman contre les Juifs. Or, c’est à l’influence d’Esther, jolie Juive femme du roi, qu’est dû cet heureux résultat, et c’est le rôle d’Esther que se vante d’avoir toujours tenu la naine Rachel durant cette fête. Le deuxième lien entre les deux noms est formé par la représentation symbolique de la judéité qu’assurent ces figures ; le traitement que fait subir le fantasme au symbole sur le corps de Rachel est purement cohénien. Ce corps devient en effet la représentation du peuple juif :
Et il avait pitié […] de cette petite insensée, héritière de peurs séculaires, et de ces peurs le fruit contrefait, pitié de cette bosse, bosse des peurs et des sueurs de peurs, sueurs d’âge en âge et attentes de malheurs, sueurs et angoisses d’un peuple traqué, son peuple et son amour, le vieux peuple de génie, couronné de malheur, de royale science et de désenchantement, son vieux roi fou allant seul dans la tempête et portant sa Loi, harpe sonnante à travers le noir ouragan des siècles, et immortellement son délire de grandeur et de persécution. (BS, p. 439 et suiv.)
94Cette représentation, que l’on identifie sans peine à l’apparence maternelle dans l’autobiographie, se voit ici sacralisée comme porte-Loi éternel et immortel. Selon A. Bensoussan, cet attachement à la mère est particulièrement sensible dans le monde séfarade, « en Israël à travers le culte de la tombe de Rachel, la mère du judaïsme. Rachel est mère de Joseph, précurseur du Messie, et de Benjamin, l’enfant le plus aimé de Jacob ».49 Le nom qui fonctionne comme lien entre Rachel et Judith est celui de Jérusalem. Dans Le Livre de ma mère, le narrateur rapporte un rêve : en France occupée, il rencontre sa mère, morte en réalité, dans « une fausse rue, une rue de film ». Or, cette mère ressemble étrangement à Rachel déguisée pour la fête de Pourim dans la cave de Berlin : « Elle est un peu carabosse et habillée comme un pope avec un drôle de chapeau noir cylindrique » ; plus loin, il sort de sa poche un « énorme nez en carton » tandis que la toque de la mère se transforme en couronne, qu’un cheval « malade », « poitrinaire » tirant « le carrosse de la Loi morale, éternel et beau », les suit :
Maman et moi nous sommes maintenant dans le carrosse et nous saluons gravement une foule qui rit et se moque […] tandis que ma mère lui montre les rouleaux sacrés des Dix Commandements. Alors, ma mère et moi, on pleure. Jérusalem, me dit-elle soudain, et le vieux cheval malade fait un grand solennel hochement de tête, puis il tourne sa tête vers nous et ses yeux sont très bons, et je répète Jérusalem, et je sais que la signification est aussi Maman. (BS, p. 115-116)
95Ville-Temple, Mère sacrée parce qu’elle fonde l’origine et en assure la transmission et l’éternité, Judith-Rachel-Jérusalem-Maman rassemble les quatre pôles nominaux qui délimitent un étrange univers où lieux et temps historiques et affectifs, fantasmatiques et mythiques, maternels et juifs, corporels et spirituels se mêlent : les caves maternelles sont fantasmatiquement le lieu et mythiquement l’envers du labyrinthe. La Mère y règne, « monstre d’humanité », dévoreuse et génitrice, grosse de ce peuple séculaire.50
96Il est cependant remarquable que le prénom de Rachel figure tour à tour une mère, une fille, une fiancée, rôles se fondant chastement dans celui de sœur mythique, et que l’itinéraire de Solal soit jonché de tant de figures maternelles mortes. Fallait-il que ces Judith soient redoutables en effet, pour qu’il soit besoin de les tuer et que même leur mort ne soit efficace qu’un temps ! Judith-Rachel-Jérusalem, corps et histoire, les plus aimés, les plus défendus certes, appartiennent irrémédiablement à l’origine et sont interdits de retour. Car Solal, pas plus que Cohen, pourtant sioniste, ne se livreront au moindre retour : ni à jérusalem ni à Céphalonie-Corfou. Ce sont les Valeureux, personnages issus de l’origine, de l’imaginaire et des histoires maternelles, qu’il envoie en Palestine. Mais avec quels résultats ? Il est curieux, là encore, que ce soient les deux figures maternelles, Salomon et Saltiel, et elles seules, qui meurent dans ce voyage vers l’origine. Rien ne saurait mieux révéler leur soudure.
97Car la volonté maternelle n’est sacralisée que parce qu’elle est mortelle, et ses paroles se révèlent le plus souvent détournement du Symbolique : les caves où la Mère officie renvoient au diminutif maternel de Sol et à la dualité des trois sosies-cousins décrits dans les souterrains de Saint-Germain. D’ailleurs, l’espace, fait de caves juxtaposées à la localisation indéfinie, et les personnages, tous doubles les uns des autres, se multipliant en miroir, montrent que la mise en abyme est la clé structurante de cette scène.51 Le récit se déroule ainsi comme un processus d’auto-engendrement sur une même matrice, une production de « l’autre scène », et une entrée initiatique dans le monde maternel. Dans Aspects du mythe, Mircea Eliade remarque qu’un des modes majeurs de l’initiation est « la pénétration dans un terrain sacré identifié à l’utérus de la Terre-Mère». Dans ce monde du même, où l’identité disparaît au profit de l’identique, les trois cousins-sosies représentent chacun un double aspect de Solal ; les prénoms seuls changent, accentuant l’effet de miroir du nom, d’autant plus que ces sosies sont eux-mêmes reflétés par des miroirs dont chacun paraît animé d’une vie propre. Le reste de la scène, marqué par l’absence de liens syntaxiques et de logique discursive entre les événements rapportés, provoque un effet de télescopage qui annihile la différenciation entre les êtres, les lieux et les temps. Nous nous trouvons dans un monde d’avant la nomination, un monde où n’existerait qu’une entité confuse, procédant, comme les cellules de la vie primitive, par réduplication et inclusion : une entité organique, « le monde de la ruche » qui caractérise la société juive, dans l’article de Cohen, « Le Juif et les romanciers français ». Les dénominations permettent d’opérer une différenciation fallacieuse, tout en chargeant les cousins d’un double rôle de représentation, du groupe entier et de Solal seul, puisqu’ils en sont les sosies ; de la sorte, Solal incarne indirectement l’essence de la judéité.
98Or, les trois cousins représentent des types de clivages entre le dedans et le dehors, entre l’être aux autres et l’être à soi. Dans cette double attitude, se lisent la dualité juive en Occident mais aussi l’emprise duelle de l’Imaginaire. De fait, ces trois cousins, Nadab, Saül et Reuben, ont en commun d’avoir chacun un homonyme biblique coupable d’une faute contre la Loi divine qui « connut un châtiment immédiat ou greva lourdement son existence »52, fautes qui ont toutes, elles aussi, un caractère commun. Nadab, fils aîné d’Aaron – rang symbolique de Solal – admis à monter sur le Sinaï avec son père et son frère cadet, à la suite de Moïse, est foudroyé par Dieu pour avoir apporté « un feu étranger » sacrilège, qui symbolise l’idolâtrie. Reuben, l’autre sosie, lui aussi un fils aîné, permet à sa mère Léa d’avoir, par ruse, un autre enfant de son père, Jacob. Il s’entremet ainsi dans la scène primitive, tout en évitant que Jacob ne délaisse Léa avec la sœur de celle-ci, qu’il aime tendrement et se nomme… Rachel. Le « roman familial » bat son plein, où l’on retrouve le remplacement du Père par la dévotion à la parole maternelle, plus précisément symbolisée à travers les significations du nom de Saül. Le premier roi d’Israël a subi le désaveu de Dieu, qui lui fait perdre son royaume au profit de David ; abandonné par le Père, il l’est aussi de son propre fils, Jonathan, qui devient l’ami aimé de David. Saül, en butte à l’incompréhensibilité de la Loi, s’était en effet détourné de la parole divine et avait écouté les puissances d’ombre, les pythonisses évocatrices des morts et visionnaires, après les avoir d’abord chassées du pays : autres représentantes de la mère que ces puissances souterraines, vaticinantes émettrices d’une vérité violemment opposée à celle du Symbolique et de la Loi, prophétesses d’abord réduites au silence mais… qui ont fait retour. À cette conscience souffrante répond souterrainement la figure de Paul. Car ce Juif grec et citoyen romain se prénomme à l’origine Saül et reçoit à Jérusalem une éducation rabbinique auprès du pharisien… Gamaliel (Actes, XXII, 3). Mais, saisi par la lumière du Christ sur le chemin de Damas, Saül-Paul devient un infatigable missionnaire, abandonnant l’enseignement de Gamaliel pour celui de Jésus, tout en se proclamant « hébreu, fils d’Hébreu ».
99Ainsi, tous ont en commun la trahison envers le Père symbolique, et se sont fait les champions du message d’amour contre l’observance de la Loi toujours perçue comme pharisenne, littérale : autre feu, autre femme, autre déesse, autre Dieu, chaque fois, le désir du Père et sa puissance sont détruits ou contournés, la Loi perçue comme coupure est refusée. Ces attitudes s’inscrivent dans une problématique du Père à qui son fils manque. Le fils en vient à représenter le trou dans la paternité, son objet manquant, absent à la Loi et à la lettre : l’idolâtrie se confond alors, pour l’analyste, avec le parricide.
100Cependant, la trahison envers le Symbolique n’est pas sans être accompagnée d’une ambivalence à l’égard de la figure maternelle : la sacraliser est aussi une dénégation de la honte et du dégoût ressentis à son égard et envers la judéité. La dénomination des personnages qui forment la galaxie maternelle montre ces sentiments contradictoires. Michaël, le plus grand des anges, au nom signifiant qui est comme Dieu, le représentant et le protecteur d’Israël, devient dans le roman, parmi les Valeureux, un janissaire d’opérette et le plus grand fornicateur de l’île ; c’est lui qui conduit Solal vers la femme qu’il convoite, en un entrelacement du sexe et du sacré. Matthatias, don de Yahvé, est un avare qui prend tout ce qu’il peut trouver sur son chemin. Le chaste Salomon, prénom où l’on reconnaît la racine shalom, paix, fut aussi un roi connu pour son amour des voluptés. Les personnages allégogiques qui représentent l’Histoire juive portent des noms tout aussi antiphrastiques : Roboam, toujours aux carrefours où, solitaire, il attend vainement le Messie, signifie le peuple s’est étendu. Jérémie, l’un des grands prophètes, est ici le représentant souffrant et démuni de tous les exilés apatrides d’Europe de l’Est. L’antiphrase dégonfle les mythes. Tous ces personnages sont fondamentalement inoffensifs, pacifiques et socialement inexistants. Mais leur médiocrité est la cause de leur grandeur morale et spirituelle. Le nom des Valeureux en témoigne : souvent peureux, ces personnages sont aussi porteurs des valeurs d’un judaïsme courageusement défendu. C’est que la dualité du sacré, analysée par René Girard, se confond ici avec l’ambivalence envers la Mère.
101Cependant, cette dualité contamine aussi les dénominations des personnages occidentaux. En ce cas, l’antiphrase, processus défensif, arme offensive : l’auteur veut montrer la dégradation, l’usure des mythes provoquées par la démission de l’Occident face à ses propres valeurs originelles.53
102Le prénom Ariane appelle indirectement celui d’Hippolyte, son beau-fils mythique. Or, c’est le petit père Deume qui porte ce noble prénom antiphrastique, le beau-père de l’Ariane romanesque : le bel éphèbe mythique et tragique disparaît sous l’apparence de l’Helvète amoureux de sa couette. Scipion, le farouche navigateur romain, vainqueur d’Hannibal à Zama, rêve sa médiocre vie dans Belle du Seigneur sous une logorrhée méridionale et donjuanesque, peinant à mettre deux Anglaises dans sa barque et le tout à la mer – ce qui est également une version parodique de l’acte I du Don juan de Molière. Enfin, Mariette est le diminutif de Marie : bonne à tout faire d’Ariane, elle se moque de la chasteté, terme qu’elle ne parvient pas à prononcer, prônant les espèces réelles.
103Ainsi, le mythe, qui se ressent toujours de la poussée sauvage du fantasme, tente de se défendre en le reconstruisant. De la sorte, il peut offrir à la communauté un sens emblématique, rassembleur, constitutif de son identité. C’est pourquoi la déconstruction du mythe retrouve le fantasme au tournant.
OSCILLATIONS
104La tentative de mythification du personnage de Solal ou de l’enfant dans l’autobiographie est marquée ainsi par la fragilité de la reconstruction mythique, à l’œuvre dans deux types de séquences narratives : celles de l’errance dans les rues occidentales et celles des caves. Par leur métamorphose, ces personnages incarnent le destin du peuple juif prolongé dans l’œuvre par la figure christique. En témoignent la fin de Solal, celle de Belle du Seigneur et d’Ô vous, frères humains, peu différentes dans leur déroulement54 : après que le narrateur autobiographique ou le héros romanesque s’est heurté au rejet, à l’interdit d’exister qui frappe l’origine, puis a subi la monotonie solitaire de l’errance en ruminant de pâteuses arachides ou des mots, des motifs se succèdent (la rencontre du cheval, l’arrivée devant une église et la danse sur le parvis) jusqu’à ce qu’advienne la métamorphose. Chacun, auteur ou personnage se ressaisit alors dans la fierté de son identification à un destin collectif et à la figure messianique, syncrétique, qui renvoie l’Occident à son incapacité à assumer sa double origine judéo-chrétienne.
105L’autobiographie dit d’une voix ce que le roman partage en plusieurs personnages, et rend très explicite la fragilité du mythe en le renvoyant à son origine : « Faute de bonheur, on se contente de royauté. » De ce fait, le mythe se voit conduit, comme l’amour, à remplir un vide intérieur : sa fonction secrète était de masquer le fantasme ; sa divulgation le ramène d’où il était parti : au fantasme. C’est pourquoi l’ambiguïté a du mal à se maintenir, et le fou risque de l’emporter sur le roi :
Sous les étoiles filantes du ciel, pierres parsemées de ma couronne, j’allais, royalement timbré, les pieds sublimement glissants sur les trottoirs de l’exil, j’allais, avec une élégance androgyne et un peu folle. (VFH, p. 193)
106La royauté finit par révéler qu’elle est imaginaire, la folie est revendiquée et les mythes sont convoqués avec une rhétorique trop volontairement persuasive pour que l’illusion survive. La vision de l’enfant, accompagné de Jésus à sa droite et de Moïse ouvrant la marche, ne manque certes pas de grandeur ; mais là encore, le mythe est miné par la réalité, si prosaïque soit-elle à la lueur nocturne des réverbères :
Et un Autre, un autre grand de ma race, était devant nous et portait ses Dix Commandements, haut tenus sous les tonnerres du Sinaï ou sous les pâleurs des réverbères et des effrayantes prostituées apparues… (VFH, p. 196-197)
107La fidélité de Moïse à la Loi, déjà méritoire dans la solitude aride du Sinaï, l’est plus encore dans Babylone ! Cependant, l’irruption de la prostituée signale aussi la proximité du « roman familial » : qualifiée comme la mère de « mystérieuse sentinelle », la citadine arpenteuse conseille maternellement à l’enfant errant d’aller se coucher. « Et le roi obéit à la prostituée », écrit l’auteur avec humour.
108Le mélange des genres qui provoque le grotesque particulier de « l’inquiétante étrangeté », se poursuit dans la construction de la figure mythique. Celle-ci commence par une amplification du sujet autobiographique. La première personne : « Et j’obéis […], et j’obéis et je partis, solitaire » se distancie en une troisième personne romanesque : « Il errait, le petit enfant… » (contrepoint évident de « Il est né, le divin enfant », montrant que le signe d’élection du Juif est l’errance et, au surplus, pour Cohen, l’enfance) puis se fond en un peuple et devient « l’éternelle minorité ». Du rejet naît aussi un corps qui acquiesce au stéréotype du Juif pour l’antisémite. Il faut ajouter : tel qu’il est intériorisé par Albert Cohen. C’est de l’écart entre l’absolue singularité du sujet et le stéréotype auquel il est soumis que va naître la nécessité de la métamorphose. De la laideur et du grotesque imaginaires – imposés autant par l’extérieur que par sa propre perception marquée par l’ambivalence, comme l’analyse l’a montré – doit émerger progressivement le mythe :
Beau et les yeux beaux, et les belles boucles au vent, et plein de dents neuves, j’ai erré dans les rues de Marseille […]. Je me suis arrêté devant un mur, mon premier mur des pleurs […]. Et mon dos, soudain vieilli devant le mur, mur des pleurs, [mon dos devenu juif a commencé à aller d’arrière en avant et d’avant en arrière, a commencé à prendre le balancement rituel de mes pères, le rythme de complainte et de longue tristesse, la séculaire cadence de rumination du malheur], a commencé à se voûter et à devenir un dos méditatif, dos neurasthénique où pousse la bosse des juifs55, [couronne de leur malheur, bosse des étranges] qui pensent trop et remâchent trop, [remâchent] tout seuls. (VFH, p. 45-46)
109La phrase elle-même change, pousse, devient bossue : il existe bien un rythme rituel, de balancement du corps, que l’on voit/ entend devenir courbe de la parole, rythme du mythe naissant en même temps que juif rabâchage. Que la métamorphose mythique naisse du corps, rien d’étonnant, dira-t-on : Œdipe avait les pieds enflés, l’enfant a le dos bossu. Il faut bien que l’excès soit l’envers et le signe d’un manque que le mythe, à défaut du réel, est appelé à combler, car il est formé de paroles ingérées avant que d’être projetées à l’extérieur : de paroles-arachides.
110Solal ne semble que très rarement avoir un corps propre : son espace est vide de sensations, immaculé, déjà tombal. C’est pourquoi, méduséen, stéréotype du héros, le corps de Solal, dans son manque à être organique (tâche laissée entièrement, dans l’excès, à Mangeclous) comme dans ses apparences d’emprunt, trouve sa vérité particulière à se métamorphoser en corps mythique.56 Mais il n’arrive pas non plus à échapper entièrement à l’emprise du réel, même dans les caves maternelles, car les regards occidentaux y pénètrent : tantôt celui d’Aude, leur représentante, tantôt le mystérieux public des caves de Berlin. Ni à l’emprise du fantasme, car dans les caves s’expriment aussi les caractéristiques fantasmatiques de la judéité ; en outre, la dualité du personnage de Solal, contaminé par l’Occident et le mythe de Don Juan qui parasitent ses aspirations messianiques, fait échouer son avènement en un mythe du Fils, sans parvenir pour autant à le décoller de l’origine.
Bosse, Carabosse, carrosse
111Fée « Carabosse », bienfaisante et redoutable, « habillée comme un pope avec un drôle de chapeau noir cylindrique », telle apparaît la naine Rachel. Les motifs du dos courbé et de la bosse sont entendus dans Cara-bosse, nom qui traduit l’ambivalence de l’investissement affectif. L’autre motif est phallique, marque de royauté, sujet aux métamorphoses : chapeau pointu qui se transforme en « bizarre toque », redondance pour dire la folie qui les lie, puis en couronne royale, protubérance qui erre à son tour sur le nez du fils, prothèse démesurée : « Pourquoi m’en suis-je affublé royalement et pourquoi maintenant, maman et moi, marchons-nous royalement dans la rue ? » (LM, p. 115)
112Cette royauté juive est cependant elle aussi ambivalente ; sa faiblesse apparaît sous le « carton-pâte », non seulement parce que personne ne la reconnaît – la foule « rit et se moque » – mais aussi parce que le couple n’est pas viable et reçoit « des œufs pourris ». Ce couple messianique solitaire, sans peuple, conduit un attelage marqué par tous les signes de la vétusté et de la faiblesse : le cheval « vieux, malade, poitrinaire, tousse, tombe » ; le carrosse « antique, dédoré, bringuebale et tangue ». Ainsi, enfermé dans le secret de leur double royauté, sont-ils condamnés à la solitude de leur propre reflet que ce carrosse « incrusté de petits miroirs » leur renvoie : sa valeur mythique semble elle aussi tanguer, en danger de naufrage.
113Pourtant, dans ce carrosse ambigu, Solal est « sous-mouche » mais d’un coche royal et vrai : la vérité peut croître à l’ombre de l’illusion qui la masque. La Mère, Parole et Corps sacrés où se régénère l’unité perdue, fait accéder « roman familial » et « mythe personnel» au mythe collectif : la place de prince-consort est vacante, rôle que tient Solal dans le carrosse, comme Mangeclous brûle de le faire dans sa lettre à la Reine. L’autobiographie, encore une fois, révèle les ressorts du processus : ayant exprimé son désir – « Aider maman, c’est la vie qu’il me faut » – l’auteur en énonce la cause (la relation causale est, comme souvent, masquée par l’absence de lien entre les deux paragraphes) en montrant sa mère comme initiatrice au judaïsme, grâce à sa familiarité naïve – et native – avec un mélange spécifique de merveilleux et de sacré, toujours lié à l’ingestion savoureuse :
Maintenant, pendant que mijote le bœuf, elle me parle de la Bible. Sache, mon fils, que l’Éternel, béni soit Son saint nom, a parlé Lui-Même à notre maître Moïse qui était Son ami intime, loué soit-il, et il lui a dit que si l’âne de ton ennemi est en difficulté… (C, p. 24)
114On retrouve certains aspects du personnage de Rachel sous le nom de Nina, dans Ô vous, frères humains. La naine qui existe dans la première version de Belle du Seigneur est la confidente de Solal et se confie à lui. Appartenant d’abord symboliquement à l’Armée du Salut, elle est, comme Diane avec Ariane, confondue avec Rachel. Or, le nom de Nina marque une vocation au nanisme et désigne en même temps l’enfant que représente imaginairement la Mère, comme le montre le personnage de Salomon. Cette Nina est vécue, dans le récit autobiographique, comme une présence inquiétante que l’enfant sent derrière lui dans son errance, peu avant la métamorphose, une ombre à la fois mordeuse et protectrice. Le nanisme semble la figuration fantasmatique d’un corps tout entier « raccourci », seul corps où la Loi morale puisse être incarnée, car il est le plus opposé possible au modèle aryen de la force babouine et le plus proche du corps de l’enfance, déformé cependant par les agressions d’un monde sans innocence. Ainsi, le seul corps sacré possible est-il difforme et nain.
115La naine Rachel, dont le prénom permet de conserver l’unité d’un personnage judaïque de mère-sœur, au surplus susceptible de porter une métamorphose mythique, apparaît dans Belle du Seigneur, régnant dans la cave de Berlin et donnant sens à sa difformité :
… Et qu’importe qu’on soit un peu bossue et privée de cou ! Un peu de bosse augmente la perspicacité ! (BS, p. 430)
116Sa clairvoyance mène au prophétisme et sa difformité à la beauté spirituelle. Peu à peu, l’identification s’opère :
[Solal] muet, le crâne en douleur, […] souriait d’orgueil, devenait comme elle, le savait. […] Elle s’arrêta devant une grille ouvragée, leva sa lanterne, fit claquer sa langue, désigna dramatiquement un vieux carrosse de cour, écaillé d’or pourri, enfumé par endroits, mais scintillant de petits miroirs à facettes et orné de chérubins tenant des torchères.
Souvenir, souvenir ! Mon grand-père, le célèbre rabbin de Lodz ! le rabbin miraculeux ! (BS., p. 436)
117Une partie de la scène baigne dans la grandeur de l’Ancien Testament. Mais elle se déroule dans l’atmosphère de Pourim, la fête des Sorts, dont le nom évoque à la fois le Destin et le Carnaval, en une même alliance du sacré et du grotesque.57 Les masques anciens, l’ancienneté de la lignée de Rachel, (dont le père est antiquaire), le grand-père faiseur de miracles, la réitération du mystère par le rite : tout dit l’incarnation de la mythologie juive, sous le signe maternel.
118D’une « voix vibrante », Rachel, à la dernière ligne du roman, appelle Solal à la rejoindre dans la mort, lui enjoint dans la cave de revêtir le déguisement où se retrouvent, pour elle, le motif du faux rubis sur la couronne de carton et, pour Solal, celui du faux nez immense, « glorieusement » caressé. Puis la métamorphose survient :
Et voici que […] revêtu de l’antique soie de prière, […] couronné de tristesse, le roi au front sanglant leva haut la sainte Loi… (BS, p. 440)
119Se tenant par la main, « reine et roi de triste carnaval », la naine pose la couronne sur « la tête de son frère aux yeux clos » et lui remet entre les mains les « saints rouleaux des Commandements », puis attelle le carrosse qui devient, comme le chant juif ensuite entonné, intemporel.58 Au rituel religieux s’opposent le chant allemand et le bruit des bottes de la réalité historique.
120Le déguisement et le masque retrouvent le sens qu’ils ont dans le reste de l’œuvre : ils exhibent la vérité de l’être, celle qui est refusée dans le monde extérieur. Mais ils acquièrent une charge mythique, car la scène répond à celle de la séduction d’Ariane : c’est avec la Mère-Sœur et non avec Ariane que l’union mystique initialement rêvée a lieu, ce n’est pas Solal qui revêt de lui-même le déguisement du Juif intemporel mais Rachel qui le lui commande, ce n’est pas dans l’exaltation amoureuse mais dans la « tristesse », largement soulignée, qu’il la rejoint dans sa royauté. Ce symbolisme « de carton » explique également la tristesse juive de voir le judaïsme et le Juif rejetés, refoulés par la culture occidentale et réduits à n’être plus que signes caricaturaux, vides de toute signification. Témoigne de cet ensemble de significations une scène de Belle du Seigneur, intermédiaire entre les rues et les caves, puisqu’elle se situe au Ritz, où Solal est descendu seul. Sans Rachel, c’est la royauté du Juif errant qu’il revêt d’abord :
Portant la valise des errances, ennobli par le royal et dominateur pif de carton, […] il va, dos courbé, bossu de Dieu, […] à travers les âges et les contrées déambulant. [.. J oui, devant lui, dans la glace, Israël.
121Otant son déguisement, il met les ornements de prière et y adjoint la
… couronne de la fête des Sorts, couronne de Rachel, […] cabossée aux pierres fausses », [puis] s’en coiffe et va au long des nuits et des siècles […], s’arrête devant ce roi solitaire dans la glace […] seul à savoir qu’il est roi en Israël. (BS, p. 734)
122On le voit, le mythe ne cesse jamais de côtoyer le carnaval. Il est donc toujours en danger de s’appauvrir dans le burlesque ou le merveilleux.59 La bosse, cette autre caractéristique de la naine Rachel, en est le symbole, centre du fantasme et motif mythique, figurant le corps juif maternel et collectif. Cependant la métamorphose mythique de cet excès de matière est sujette à un traitement inverse, froidement réaliste : les excroissances naturelles féminines, canonisées par l’esthétique occidentale, se font « gourdes laitières » ou, mieux tout de même, « double proue », pure matière. Cette même bosse est transposable au corps du récit, trajectoire rivée à Solal mais que les Valeureux rendent mouvementée, en une esthétique elle aussi mythiquement qualifiée de « juive » par opposition à la froide et mièvre continuité narrative du romanesque occidental. Bosses suivies de creux narratifs, où rien ne se passe : le vide aussi s’hypertrophie, dans cette stase de l’impossible entre-deux qui précède l’excroissance mythique de l’errance et de la métamorphose.
123L’oscillation du monstrueux vers le grotesque et le burlesque, d’une part, vers le mythe de l’autre, constitue le tribut payé à l’ambivalence et à la nécessité de la représentation, seul moyen d’échapper à l’angoisse de mort. Gorgô conduit à Dionysos, le face à face tragique à sa représentation théâtrale, en un incessant va-et-vient. Dionysos est le dieu qui exhibe les masques et démasque l’artifice tout en provoquant l’illusion, celui qui préside au délire visuel, le brouilleur des catégories dans l’euphorie des forces naturelles, l’ivresse d’enthousiasme : Albert Cohen est aussi ce dieu tout-puissant qui se venge, lui et les siens, par des mots couperets, où délire visuel et délire verbal déchiquettent ceux qui sont pris au piège des apparences.60 De même, rappelons que seule la vue du sexe de Baubô peut faire rire Déméter, incapable de détourner son regard du passé et faire le deuil de sa fille. Or ce sexe était maquillé en visage, comme une vision burlesque de Gorgô. Tirer parti de la dialectique montré-caché, c’est déjouer l’interdit, le transgresser sous le masque du rire, mais c’est aussi jouer sur les mécanismes du fantasme et du mythe. L’interdit cependant ne demande qu’à faire retour et « l’inquiétante étrangeté » à envahir le récit : les morsures redoutées de Nina dans le cou, la violence passionnée du langage de Rachel, les clous dans le mur, l’interdit de soulever le voile qui cache « la Vierge à l’enfant » montrent la contamination incessante du mythe par le fantasme. C’est alors à la parole prophétique, à l’énonciation qu’il revient de faire passer d’un destin individuel à un destin collectif où le sujet prend valeur exemplaire, tandis que la temporalité disparaît au profit du présent indéterminé et intemporel : « Et maintenant voici… » est l’embrayeur qui fait surgir dans le réel un événement de nature sacrée.
Effritements
124Le mythe du Fils n’acquiert pas davantage de stabilité. Dans Solal, on peut croire qu’il va y parvenir. Mais dans le roman suivant, Mangeclous, tout s’est déjà délité : l’errance messianique est abandonnée pour la puissance sociale. À la fin de Belle du Seigneur, le Fils doit mourir et échoue à tenir son rôle mythique.
125L’identification sotériologique ne sauve pas. L’évolution de la figure christique le montre : Christ et Messie ne sont pas équivalents pour Albert Cohen au début de son œuvre.61 Le Christ, dans Paroles juives, se reproche en effet — et est accusé par Cohen — d’avoir dévirilisé son peuple, « aimé les enfants [et] les femmes » et « lancé l’œuvre sainte de la terre en fleurs au blanc royaume des morts ».62 Les deux distiques suivants continuent à établir des échos avec une problématique personnelle :
Car j’ai brisé ses pieds en éternelle course
Car j’ai coupé ses mains en éternelle prise.
Car j’ai pris de son front la couronne d’épines
Car j’ai pris de son front la couronne de feu. (PJ, p. 197)
126Dans ce « rapport d’usurpation »63 du christianisme au judaïsme, de Jésus au peuple de l’Ancien Testament, s’entendent les motifs de la coupure et du rapt – du feu phallique, clairement, et comment lire « d’épines » ? Aussi, lorsque Solal fait le signe de croix devant son père, est-ce un signe castrateur, confirmé par l’œil crevé de Gamaliel. La figure christique accomplit, en revanche, la tâche assignée fantasmatiquement par la Mère, du lieu même où elle règne, « dans le blanc royaume des morts ». C’est pourquoi cette figure n’est jamais satisfaisante : son amour manque d’ardent mouvement, sa royauté est celle d’une victime castratrice.
127La mort, d’abord régénérante dans Solal, met ensuite simplement fin au déchirement et lui permet de se constituer pendant le court instant du passage, comme le lien miraculeux entre les deux univers humain et sacré. D’où la dérisoire assomption d’une trinité très féminine et d’un sauveur impuissant, à la fin de Belle du Seigneur.
[Il] baisa la main encore tiède mais lourde, la garda dans sa main, la garda avec lui jusque dans la cave où une naine pleurait, ne se cachait pas de pleurer son beau roi en agonie contre la porte aux verrues, son roi condamné qui pleurait aussi d’abandonner ses enfants de la terre, ses enfants qu’il n’avait pas sauvés, et que feraient-ils sans lui, et soudain la naine lui demanda d’une voix vibrante, lui ordonna de dire le dernier appel, ainsi qu’il était prescrit, car c’était l’heure.
128Après avoir bu le philtre empoisonné donné par sa femme, c’est au commandement sacré de la naine Rachel qu’il se conforme en dernier ressort. La gradation de « demander » à « ordonner » puis la transformation de l’énonciateur maternel-sacré en Loi impersonnelle fait du personnage de Rachel le véritable Commandeur fantasmatique et l’instigateur de l’ultime métamorphose sacralisante. Les variantes de la séquence de la cave de Berlin et du carrosse montrent elles aussi le caractère obsessionnel du scénario et l’attraction qu’il exerce, comme un appel de plus en plus irrésistible devant la haine du monde extérieur. C’est alors, nous l’avons vu, que le renversement mythique s’opère chaque fois.
129Une autre séquence du carrosse est ainsi placée dans Belle du Seigneur avant le suicide, lors d’une rêverie de Solal. Elle emploie des termes que la scène finale reprend mot à mot, comme si cette dernière n’était qu’une redite de la précédente dont on ne sait plus si elle est visionnaire ou contaminante :
Alors l’oncle de majesté me bénit il me noue les cuirs de la Loi autour du bras puis sur le front et la naine sans cou aux yeux merveilleux me sacre de la couronne elle me mène par la main au carrosse découvert écaillé d’or… (BS, p. 767-768)
130La passation des pouvoirs s’opère par la médiation d’une double figure maternelle : celle de la naine et celle de « l’oncle de majesté », où l’on croit reconnaître un retour de Saltiel. Deux figures maternelles ne suffisent pourtant pas, ni même une multiplication infinie de celles-ci, pour que Solal devienne vraiment « roi ». La transition qui ramène ensuite Solal de la rêverie sur sa mort prochaine au présent est, elle aussi, mystérieuse. Obéissant à Rachel,
… il clame le dernier appel proclame l’unité. Écoute Israël l’Eternel est notre Dieu l’Éternel est Un et un tressaillement le secoue et ses yeux sont à jamais blancs et levés oui mon amour je t’aime toujours plus et en moi-même je te le crie pendant que tu couds gentiment les ourlets… (BS, p. 769)
131Le message d’amour semble être celui d’un agonisant puis d’un mort, prophète christique aux yeux révulsés qui proclame avec la dernière solennité et dans un même souffle ses appartenances contradictoires : serait-ce là « l’unité », et non seulement celle de Dieu ? Certes, la fin est désenchantée par l’Histoire : Albert Cohen a placé le roman avant la Seconde Guerre mondiale, mais il sait, lors de sa publication, que nul Messie n’a empêché les horreurs nazies. Pourtant, au début de Paroles juives on retrouve les mêmes désignateurs à propos de Jésus, qualifié de « beau dieu vaincu », de « triste dieu en agonie », enfin de « grand Juif en larmes ». Comme Jésus, Solal meurt sans avoir sauvé les hommes. Ainsi, comme lui, il pourrait prononcer des paroles de reproche, interroger le vide : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » C’est leur absence qui résonne ici, alors qu’elles sont omniprésentes dans les ultimes interrogations de Carnets 78 : c’est bien faute de la présence avérée d’un Père que le mythe se résout en appel maternel de la mort. Dans la définition de René Girard, le mythe a pour fonction de masquer la violence mimétique et l’ambivalence du sacré en édictant un ordre transcendant, des dieux et un rite sacrificiel. Le problème, avec Albert Cohen, c’est qu’il ne parvient pas à passer entièrement de l’autre côté de la violence mimétique et du monde des doubles, à quitter l’Imaginaire et accéder au Symbolique. On conçoit que le mouvement qui l’emporte vers la mythification ne parvienne que très rarement à se déprendre de la violence de l’« autre scène » et de la déformation grotesque que « l’inquiétante étrangeté » fait subir au récit mythique. Le mythe est aussi un moyen de rejoindre l’autre : il assure la cohésion d’une collectivité autour d’une même parole de vérité, tandis que le fantasme est le gardien de la vérité du sujet. Chez Cohen, le mythe est donc chargé de reconstruire une vérité individuelle ambivalente tout en étant profondément mis en doute dans ce qui en fonde la nature : la Loi instauratrice d’un ordre symbolique. Autrement dit, les figures mythiques juives sont chargées d’exprimer un visage de la Loi, sans le Dieu qui les instaure comme telles.64
132De ce fait, les figures archétypales du Moi Idéal hésitent entre plusieurs identifications mythiques – Christ, féminin et chaste, naïf et bon, qui rejoint le prince Muichkine de Dostoïevski, Juif errant, corps éternellement flottant hors de toute origine et fin – et les personnages des contes ou les déguisements de l’enfance, ou encore les représentations du mythe personnel du « raccourci », à travers les figures nanifiées ou enfantines. La pléthore de figures auxquelles le sujet désire s’identifier, ces contours d’emprunt à défaut de corps propre, montrent que le mythe reste attaché au conte, à la fable, aux histoires maternelles. La bosse symbolise donc un autre excès : cet enfant dans le dos est également « l’enfant merveilleux » perdu dans les miroirs de l’Imaginaire.
133Du Moi hypertrophié comme matériau mythique : la mythobiographie est la tentative de donner forme à l’informe, de le fixer et le sacraliser. Mais de manière incertaine, fluctuante, théâtre d’ombre sur un drap qui s’enténèbre. L’échec partiel du mythe signe aussi la victoire partielle du fantasme qui fait retour sous d’autres formes. Pourtant, le désir et l’attente de la métamorphose planent sur l’œuvre, comme un horizon qui ne se détacherait pas de l’origine. Ils semblent nous dire que le « Juif moderne » garde toujours en lui cette perception du réel anamorphosée, tressée de mythes.
134La tentative de mythification du fantasme à travers les personnages et leurs interactions se conclut par un échec. Echec relatif, surtout parce que l’écriture s’assigne également, dans sa visée éthique, d’en démontrer et dénoncer le caractère inéluctable dans un Occident devenu sourd à ses mythes fondateurs les plus sacrés. Echec relatif, surtout parce que le relais du personnage est effectué par l’écriture elle-même, tentée d’être la vérité en acte, d’énoncer le message qui mêle Loi et amour comme règle de conduite humaine. D’être en somme, elle, une écriture prophétique, qui placerait l’instance narrative là où ses personnages échouent.
Notes de bas de page
1 Anne-Marie Boissonnas, « À propos de la première version de Belle du Seigneur », Cahiers Albert Cohen, no 2, septembre 1992.
2 « Cantique de Sion », Revue juive, no 3, 15 mai 1925, p. 341.
3 André Green, (dans Un œl en trop, le complexe d’Œdipe dans la tragédie, Éditions de Minuit) a bien montré les analogies entre la scène théâtrale et « l’autre scène », ainsi que la fonction des coulisses, qui masquent le travail inconscient comme la machinerie théâtrale ; selon lui : « Il n’est pas de tragédie sans héros tragique, c’est-à-dire sans projection idéalisée d’un Moi qui trouve ici la satisfaction de ses visées mégalomaniaques. Devenu demi-dieu, concurrent des dieux, il sera comme tel écrasé par les dieux : la défaite du héros assure la victoire du père. Tout héros, et donc tout spectateur identifié, est dans la situation œdipienne contradictoire : être comme le père, mais ne pas avoir les prérogatives de la puissance paternelle. »
4 Sa chevelure coupée, est symbole de castration.
5 Hypothèse confortée par l’étude des noms mythiques, seconde partie, chap. deux, « La trajectoire du nom ».
6 Marthe Robert, op. cit., p. 52.
7 Voir à ce sujet Alain Schaffner, Solal ou le mythe du Soleil, DEA, Paris-VII, 1987.
8 Revanche aussi sur la vie : Albert Cohen fut réformé pour raisons de santé.
9 S, p. 38.
10 VFH, chap. lvi.
11 « Fin » optimiste dans Solal, d’un pessimisme ambigu dans Belle du Seigneur ; d’un pragmatisme désabusé dans Ô vous, frères humains : « Ne pas haïr. »
12 Le terme freudien agieren, sa traduction anglaise acting out et ce que la clinique psychiatrique nomme « passage à l’acte » n’ont pas des sens tout à fait identiques. Cependant, il s’agit dans tous les cas d’un « retour du refoulé » qui conduit le sujet à des actes impulsifs qu’il ne s’explique pas, en rupture relative avec ses motivations et conduites habituelles.
13 Par exemple S, p. 242. Peu de temps après avoir enlevé et épousé Aude, il songe : « Il l’avait épousée parce qu’elle était tellement sûre d’être épousée. En somme, il avait été victime d’un abus de confiance. »
14 Le récit n’est pas loin d’inclure en ce cas son propre mythe de création, ce qui serait fidèle à la loi narrative du dédoublement et de l’enchâssement, constitutive de l’œuvre.
15 D. Anzieu, « Freud et la mythologie », Nouvelle revue de psychanalyse, no 1, 1970.
16 V, p. 14.
17 Seul Solal contient tous les mythèmes, ce qui confirme sa nature de Bildungsroman qui accomplit tout le trajet du roman familial, de l’origine à la mythification du sujet. Les désillusions que fait entendre Belle du Seigneur réduisent ces mythèmes à trois : oscillation, de la séquence de la conquête au retour dans le monde de l’origine, puis temps de latence où Solal se regarde sombrer, et enfin mort trinitaire.
18 VFH, chap. lx à lxvi.
19 S, chap. xxxiv, p. 327. Lorsque l’on sait les ruses, la stratégie consommée de Solal et le sacrifice d’Adrienne, qui furent nécessaires pour produire cette « naïveté », l’on voit que celle-ci est réécriture et qu’il est parfois bien difficile de dégrever l’auteur du palimpseste effectué par le personnage…
20 Le comentaire qui suit concerne L’Évangile selon Saint Jean, du chapitre xviii, verset 33, au chapitre xix, verset 22.
21 L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, Folio Essais, 1993, p. 178.
22 Le Sacrifice interdit. Freud et la Bible, Grasset, 1986, p. 198.
23 « Ce jour-là vous en ferez mémoire et vous le fêterez comme une fête pour YHWH, dans vos générations vous la fêterez, c’est un décret perpétuel. »
24 Allusion au Christ qui se sert de cette métaphore pour confier à Pierre la charge de la conduite pastorale.
25 C. Auroy-Mohn, La Quête du salut dans l’œuvre d’Albert Cohen, De la quête mythique à l’appel de la foi, Thèse de doctorat, Paris-IV, mai 1990, p. 326
26 S, p. 327.
27 Voir Danièle Chauvin, « Le statut de l’image dans la Bible », Bible et imaginaire, IRIS, 1991, no 11
28 Théodoret de Cyr, Question 38, Patrologie grecque de Migne, t. 80, col. 388-389.
29 C. Auroy-Mohn, La Quête du salut dans l’œuvre d’Albert Cohen, op. cit.
30 Serpent mythique aux nombreuses occurrences bibliques : monstre aquatique ou dragon, c’est une puissance maléfique dont on craint le réveil (Job), peut-être Satan lui-même, et dans l’Apocalypse, le grand serpent que Dieu écrasera à la fin des temps.
31 S, p. 210.
32 Ruth la Moabite est épousée par Booz de Bethléem et lui donne un fils, Obed, grand-père de David. « Le livre de Ruth montre comment la confiance dans le Dieu d’Israël est récompensée ; d’esprit universaliste, il insiste sur le fait qu’une femme étrangère est l’ancêtre du roi David. Booz et Ruth apparaissent également dans la généalogie de Jésus (Matthieu, I) ». Dictionnaire culturel de la Bible, Cerf, Nathan, 1990.
33 Apocalypse de Jean, XV, 5-7.
34 Ibid., XIX, 11-13.
35 La métamorphose de l’enfant, dans l’autobiographie, est aussi accompagnée par le cheval, dont la description est lancée par une formule biblique : « Et voici, le sage cheval frappa avec son sabot de devant […] et il y eut des étincelles, puis rauquement toussa une toux humaine… » VFH, p. 183.
36 Voir Zacharie, IX, 9 (« Voici, ton roi vient à toi ;/ Il est juste et victorieux,/ Il est humble et monté sur un âne »). Dans le Nouveau Testament, Jésus arrive à Jérusalem monté sur un âne, arrivée messianique commémorée par la fête des Rameaux (Matthieu, XXI, i-ii).
37 G. Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, chap. V, Édition Cord, 1948.
38 A.-M. Pelletier, lectures bibliques, rééd. Cerf, 1973, Nathan université, 1995, p. 240.
39 S, p. 34.
40 S, p. 317.
41 Rappelons ici la dénomination proustienne : « Rachel quand du Seigneur » évoquée au chapitre trois de la première partie « Miroirs de la lettre… ».
42 Les Cohen, de la tribu de Levi, descendraient d’Aaron, frère de Moïse et premier grand prêtre des Hébreux.
43 Les implications des Commandements rejoignent la définition que donne Freud de la condition d’existence première de la société : renoncement des individus à leurs pulsions dans l’intérêt de la collectivité.
44 Voir infra, pour le développement de l’image de la ruche, La Voix prophétique, Une voix choisie : l’inscription esthétique.
45 « La relation dans laquelle on reçoit une loi est aussi décisive pour le sens de cette loi que son contenu », « Les Lois de l’homme », Études, août 1991, p. 50.
46 Le texte de Cohen contient pourtant de nombreuses références tant à l’Ancien qu’au Nouveau Testament.
47 La mère de l’auteur, à l’instar de Saltiel, rappelle à son fils à tout propos, l’illustre ascendance de Cohen.
48 Cette Mère castratrice et médusante, on la retrouve chez Michel Leiris, dans L’Âge d’homme, avec le même nouage entre les diverses figures de Judith, Lucrèce et Méduse, qui, lui écrit Jean Bellemin-Noël, fait ressentir « le bonheur de suivre dans vos pages toutes les pistes qui relient les hauts lieux et les grands points de vue de cette géographie de la Mère castrée-et-castratrice. Et en face d’elle les fuites, les métamorphoses, les retours plus ou moins sournois des Holophernes, des Jean-Baptiste, des Persée, du fils meurtri-meurtrier ». (Biographies du désir, PUF, « Écriture », 1988, p. 220). De fait, comme pour un autre obsessionnel, Henry Brulard, que la figure de Judith hante en secret, se lit dans l’œuvre de Cohen l’ambivalence du fils envers elle, son désir d’échapper à une emprise, une séduction mortifère à laquelle il finit par succomber. Devenue la personnification du peuple juif, l’ambivalence ressentie envers elle se déplace sur le peuple, castré-castrateur par la Loi à laquelle il obéit, mort-vivant et immortel, corps et esprit les plus dignes d’amour.
49 A. Bensoussan ajoute : « Le séfardisme […] est une religion du foyer. Un petit nombre de thèmes invariants la caractérisent : l’attachement à la mère, la religion comme maison, plus que comme synagogue, une conception moins intellectuelle du sentiment religieux. » « Un entretien avec Albert Bensoussan », propos recueillis par Alain Schaffner, Cahiers Albert Cohen, no 4, septembre 1994.
50 Rebecca, sœur de Rachel Solal et femme de Mangeclous a, dans le roman, donné à son mari une nombreuse progéniture des deux sexes ; dans la Bible, son équivalent Rivqah est la forme araméenne d’un nom féminin signifiant “coucheuse” ou d’un toponyme ayant approximativement le sens de “couche”. Cette soeur de Laban et femme d’Isaac était pourtant stérile mais devint, par la grâce de Yahvé, mère de Jacob et d’Ésaü. Ce nom de “Jacob”, père des douze tribus comme de la lignée des Coën de Corfou, qui s’inscrit en filigane de “Rebecca”, est peut-être un nouveau signe d’une prééminence secrète du Père.
51 Le double signe, fantasmatique et mythique, sous lequel est placée la scène des caves de Saint-Germain, se laisse lire aisément : les modalités de la descente, la disparition de Solal et sa réapparition en prophète épileptique, la configuration labyrinthique des lieux, la figure énigmatique de l’enfant ressemblant trait pour trait à la photographie de l’auteur, telle qu’il la décrit dans Le Livre de ma mère, l’identité des personnages, tous de la tribu des Solal, qui peuplent les caves à la manière d’une ville biblique, certes, mais emplie de “mêmes”.
52 C. Auroy-Mohn, op. cit., p. 97.
53 Voir seconde partie, chapitre trois, « Tu détruiras leurs dieux… ».
54 Voir seconde partie, chapitre deux, « Construction d’une narration mythique ».
55 Dans toute l’œuvre d’Albert Cohen, le substantif « Juif » est écrit avec une majuscule… sauf dans VFH où la minuscule est seule employée. Faut-il y voir une intériorisation du mépris antisémite ? Nous employons pour notre part la première orthographe, considérant qu’elle signale une appartenance à un peuple plus qu’à une religion.
56 Ainsi, l’hésitation entre folie et mythe se fait entendre également à la fin de Solal où le regard des autres traite le héros de « piqué », de « détraqué », pendant que la voix narrative fait alterner les termes de « pauvre sauveur », de « roi des Juifs » et celui de « fou », répété. (S, p. 330)
57 Cette fête, en hébreu Pourim, célèbre l’évitement du génocide projeté par le vizir Aman, grâce à l’intervention d’Esther auprès du roi Assuerus, son époux. Ce n’est pas le moindre contraste grinçant du passage que la célébration de cette fête précise dans la cave où le judaïsme s’est réfugié, sous les chants nazis qui retentissent au-dehors.
58 On voit que tout ce passage peut être interprété comme fantasmatique.
59 Mais inversement, il attire à lui, par une contamination intertextuelle, des passages purement romanesques ou relevant du conte. Ainsi de l’équipage de Saltiel venu révéler à ses compatriotes le contenu de la lettre cryptée, envoyée par Solal, dans Mangeclous : on voit que ce n’est pas une situation neutre, puisqu’il “révèle” le “message” du “fils”, qu’il reste à déchiffrer… De plus, cet écho textuel confirme, s’il en est encore besoin, que Saltiel est bien une figure de la Mère :
Enfin, à l’heure dite, un antique et flageolant carrosse apparut, couvert de miroirs à facettes et encadré par quatre anges sculptés qui tenaient des flambeaux d’or écaillés. Deux petits ânes couronnés de fleurs le tiraient et Saltiel en gants blancs trônait sur du velours cramoisi. (M, p. 82)
60 Mangeclous est son représentant, un Dionysos burlesque, ivre de mots et d’inventions, et correspond à ces moments qui soudain font crier de joie l’enfant ou se sentir heureux le vieillard qui se prépare à écrire, ces rares moments d’enthousiasme créateur où, avec Dionysos, pointe la violence du sacré.
61 A. Schaffner, « Solal, figure messianique », L’Enjeu sacré de la littérature dans l’œuvre d’Albert Cohen, Thèse de doctorat, Paris-VII, 1993, p. 216 à 225.
62 PJ, p. 183.
63 A. Schaffner, op. cit., p. 218.
64 Voir « Un monde sans Dieu », p. 250 et suiv.
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