I. « Mythe personnel » et « roman familial »
p. 241-246
Texte intégral
1« Le mythe personnel » dessine le conflit originaire tel qu’il est réinvesti dans l’écriture. Il convoque l’excès et le manque, la bosse et le « raccourci où il faut », en un mouvement oscillatoire, met en branle pulsion scopique et schème de l’incorporation, avidité incomblable et désir de retour à l’indifférencié : ainsi la mort-vie permet-elle, en de longues phases de latence et par des ellipses de toute nature, d’éviter une problématique mortelle. La genèse du fantasme nous est précisée par le « roman familial »1 d’Albert Cohen. De leur association dépendent les identifications héroïques et l’articulation d’une histoire singulière à un imaginaire collectif que condensent les mythes :
Qui « fait » un roman, écrit Marthe Robert, exprime par là-même un désir de changement qui tente de s’accomplir dans deux directions, car ou bien il raconte des histoires, et il change ce qui est ; ou bien il cherche à se marier au-dessus de sa condition, et il change ce qu’il est, de toute façon il refuse la réalité empirique au nom d’un rêve personnel qu’il croit possible de réaliser à force de mensonge et de séduction.2
2Or, le désir de changement s’exprime dans les deux directions chez Albert Cohen.
3D’une part, il s’attache à changer ce qui est : le versant des Valeureux, s’il semble d’abord se borner à l’affirmation du « principe de plaisir », au déni du réel, consiste, conformément à leur nom programmatique, à exprimer des valeurs opposées à celles du monde occidental, visant à prôner la bonté dans un monde sans « haïsseurs ». Changer l’éthique et la vision que l’Occident a du Juif, tels sont aussi les objectifs d’Albert Cohen.
4Mais, d’autre part, le romancier, quittant la logique de « l’enfant trouvé » s’attache à changer ce qu’il est. Le personnage de Solal traduit sa volonté de vaincre au sein d’une société dont il conteste hiérarchie et privilèges, bref, son désir de « remanier sa biographie», de refuser ses origines et se conduire en parvenu :
À l’opposé du héros tragique et épique qui souffre pour l’ordre dont il est le témoin, le « faiseur de roman » est dans son projet même un fauteur de trouble, un contempteur des qualités et des rangs, jusque dans ses efforts pour en gagner de plus élévés. Un parvenu, donc, qui fonde ses espoirs sur l’intrigue et la mythomanie, mais aussi un esprit épris de liberté [...] et subversif malgré le conformisme auquel il obéit finalement. [...] S’il récrit sa vie par calcul, sa foi dynamique dans le changement et les pouvoirs de l’imagination n’en ont pas moins une valeur d’exemple pour la généralité.3
5Un désir de brouillage des catégories du réel et de transformation imaginaire du moi conduit à l’écriture – et à une écriture qui brouille les genres romanesque et autobiographique – qui possède le pouvoir de mythifier le moi tout en l’exemplifiant pour autrui. On pourrait presque en donner une preuve par l’inverse : lorsque l’énergie psychique s’épuise, que les schémas identificatoires, se rigidifient, alors les « mythèmes » qui composent la mythobiographie s’exposent à nu et n’ont plus la force d’entraîner la narration romanesque. Que l’auteur juxtapose des histoires valeureuses, chacune pleine d’invention, (Les Valeureux), ou compile un mémorial de ses obsessions, affectives ou morales, (Carnets 78), les ressorts se montrent et l’entreprise apparaît au grand jour : il s’agit bien de pérenniser un certain nombre de thèmes, que la rumination intérieure a fait passer du jaillissement de la conviction passionnée à l’état d’obsessions. Dans le dernier ouvrage autobiographique se dévoile l’attachement primordial au « roman familial des névrosés », ainsi que le nomme Freud4 : Albert Cohen se souvient de son désir que son père ne soit pas son père.
6Le mythobiographe peut prendre naissance quand l’enfant a besoin d’écrire son « roman familial », de colmater les blessures que subit le Moi idéal, lorsque les figures parentales divinisées, omnipotentes et qui font de l’enfant un enfant-dieu absolument protégé reçoivent de rudes coups du monde extérieur. L’enfant se raconte alors « une fable biographique [...] où on ne sait ce qui l’emporte en fin de compte, de la piété ou du reniement ».5 Dans ce double mouvement affectif, on reconnaît sans peine toute la structure oscillatoire des romans, de même que la dualité de l’autobiographie, entre amour et honte envers la Mère, demande d’amour et honte passive ressentie à l’égard du camelot destructeur du Moi idéal. Car l’enfant semble avoir réalisé en une seule inscription traumatique ce qui d’ordinaire se construit par abandons successifs des croyances enfantines. En ce sens, le camelot est si nécessaire à la construction de ce « roman » qu’il en devient la pierre fondatrice... Il produit, en effet, ce « fait extérieur » au compte duquel l’enfant peut mettre
... le changement tout intérieur dont les motifs lui restent cachés : devenus méconnaissables à ses yeux depuis qu’il leur découvre un visage humain, ses parents lui paraissent tellement changés qu’il ne peut plus les reconnaître pour siens, il en conclut que ce ne sont pas vraiment ses vrais parents mais littéralement des étrangers [...]. Ayant ainsi interprété le sentiment d’étrangeté que lui inspirent maintenant ses anciennes idoles démasquées, il peut désormais se regarder comme un enfant trouvé...6
7Toute la fable doit former un délicat mélange d’accusation (les parents ne sont pas ce qu’ils semblent être) et d’excuse (ce n’est pas leur faute puisque ce ne sont pas les vrais) ; de mise à distance (pour gagner en autonomie) sans perte (les parents imaginaires sont très semblables aux divinités antérieures). Or, le camelot semble avoir précipité l’action et anéanti les idoles parentales sans que l’enfant n’ait eu le temps de bâtir un scénario qui endigue la perte brutale des idéaux.
8Il n’apparaît guère douteux, cependant, que le camelot fasse lui aussi partie de la construction romanesque de l’enfance, et s’apparente à un souvenir-écran : le « roman familial » semble déjà en grande partie construit lorsque intervient le personnage. De manière générale, l’enfant, apprenant la différence des sexes et l’origine de la vie, doit adapter sa « fable biographique » de façon à ne conserver d’incertitude que sur l’identité de son vrai père, celle de sa mère étant indubitable. « De sorte qu’avec une mère roturière et un père roi, chimérique donc, et d’autant plus absent qu’il est plus haut situé, il s’attribue une naissance illégitime qui lance sa pseudo-biographie sur de nouveaux chemins. »7 Or, l’autobiographie montre que, au moins dès l’âge de cinq ans, l’enfant avait déjà réglé son compte au père en titre, à peu près évincé, trop déceptif depuis longtemps.8 La déchéance paternelle va de pair avec la majesté maternelle et la conservation de la position narcissique :
Je ne serai pas seul, je serai avec mon ami, mon ami moi, mon ami Albert. Je m’empêche de pleurer et je vais de nouveau me tenir compagnie devant la glace. Là, en face de moi, je me raconte une fois de plus que mon père n’est pour rien dans ma naissance, que je suis né par de la magie, qu’un prince a arrangé ma naissance par des mots puissants, qu’il est mon vrai père, un prince et père magnifique que je ne connaîtrai peut-être jamais, et c’est le seul secret que ma mère ne peut pas me révéler. Je sais d’ailleurs que ce que je me raconte n’est pas vrai, que je n’ai pas de père magnifique. Soudain, un bruit dans l’escalier. C’est Maman et le père ordinaire [...]. Je me fais vite la raie avec mon peigne, devant la glace, pour que Maman me trouve parfait. (C, p. 33-34)
9Le roman familial est donc constitué d’un scénario : La Reine Mère et le petit Prince-Fils forment un couple légitime, comme le montrent, à près de quatre-vingts ans de distance, le jeu des initiales majuscules et minuscules destinées aux figures parentales, et les qualificatifs accolés au personnel familial (le père « ordinaire » et l’enfant « parfait ») tout en relevant d’une situation à la fois narcissique et poïétique : la solitude devant le miroir. Et enfin d’une attitude ambivalente devant les mots de la fable : la conscience de leur caractère illusoire accompagne la croyance en leur capacité magique à s’incarner, pourvu qu’ils soient prononcés par un Père puissant. On peut voir là l’articulation entre la magie du fantasme et le mythe, entre la figure du Prince et celle de Moïse.
10Mais le camelot, s’il n’a pas été à la source du roman familial, a permis de l’infléchir : dans un premier temps, il a réactivé le scénario primitif, en mettant en doute, avec la majesté maternelle, le principat du fils et la validité de leur couple ; il a ainsi fait apparaître la fragilité insupportable de cette construction fantasmatique et vitale. Le camelot condense et hyperbolise les attaques contre l’origine, toutes de nature antisémite, depuis le « Comme c’est dommage» de la Mère supérieure, (déplorant la judéité de cet enfant si prometteur) dans Le Livre de ma mère, jusqu’au refus d’une autre mère de voir l’enfant juif jouer avec son fils, dans Carnets 78. Ce personnage révèle ainsi le lien entre l’antisémitisme et la chute des images parentales idéalisées. Car cette haine renvoyée par le regard des autres dénie toute valeur et tout droit d’exister à l’origine elle-même. Loin de rejoindre progressivement le monde des simples mortels, la Mère royale a été brutalement abattue et avilie, entraînant avec elle le Prince, dans l’esprit duquel réalité nouvelle et fable ancienne se mêlent encore. À la fois figure singulière du destin et maillon condensant une causalité historique, le camelot permet de soumettre à une nécessité extérieure la protection du « roman des origines » qu’il a fallu placer en lieu sûr : ce que réalisent la transformation de la « fable biographique » en mythe et le passage à l’ordre du sacré. Dans le même temps, le roman familial ne perd pas toute utilité : le père réel devenu un étranger qui n’a joué aucun rôle dans la naissance, le père imaginaire, même divin, reste tout aussi lointain, libérant la place auprès de la mère. Mais...
… la mère ici n’est rapprochée qu’au prix de son abaissement, c’est l’amour même qui l’avilit, tandis que le père abhorré demeure toujours dans la zone idéale qui, seule, convient à son statut d’exception9.
11On voit combien cet avilissement, si culpabilisant pour l’enfant, peut être mis, non seulement dans le réel mais aussi dans le fantasme, au compte de l’antisémitisme.
12Au surplus, l’œuvre d’Albert Cohen, dans son travail de mythification, fait de l’image maternelle un personnage autobiographique absolument vénéré, au corps hypertrophié comme son amour et sa bonté. Il trouve son correspondant romanesque dans une constellation agglutinée autour d’une figure bicéphale, Saltiel-Salomon, vieillard et enfant, construite de manière à esquiver la problématique œdipienne, et enfin dans un personnage onirique, directement issu de l’« autre scène » et du roman familial : celui grotesque et sacré, d’une Mère-Reine et Sœur, la naine Rachel. Ces trois figures sont protégées de la dévalorisation sexuelle et sacralisées ; la dévaluation s’est déplacée sur l’apparence. Mais cette forme, soumise au regard d’autrui toujours méprisant, voit son signifiant s’inverser et devient Signe pour une Révélation : pour qui sait Voir, l’excès extérieur est le signe de l’infinie beauté intérieure. La mythification de la Mère est préparée en quelque sorte par sa substance spirituelle, que sa trop grande abondance de chair littéralement signifie.
13C’est pourquoi l’antisémitisme – conséquence de certains mythes occidentaux, aveuglés par le corps – finit littéralement par se confondre avec le matricide.
Notes de bas de page
1 Dans l’extension littéraire que Marthe Robert a donnée à cette notion freudienne.
2 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, « Le genre indéfini », Gallimard, « Tel », 1977, p. 35.
3 Marthe Robert, op. cit., p. 36.
4 Publié pour la première fois dans Le Mythe de la naissance du héros, d’Otto Rank, en 1909. Freud le nomme « un petit mythe » qui possède un « double aspect, psychologique et littéraire » ; il souligne « l’originalité de sa structure, la spécificité de son contenu et le mode pathologique sous lequel il est appelé à revivre » (p. 44) puisqu’il est refoulé et ne subsiste plus qu’à l’état d’« archaïsme ».
5 Marthe Robert, op. cit. p. 46.
6 Ibid.
7 Marthe Robert, op. cit. p. 50.
8 On l’a vu dans Le Livre de ma mère mis en accusation pour le choix même de la destination de l’exil marseillais, l’auteur se souvenant l’avoir vu pleurer avec sa mère, pour s’être fait escroquer dès son arrivée. Ce père trop confiant, imprévoyant, démuni, est accusé d’incapacité paternelle et maritale : il fait travailler sa femme d’une manière indigne, ce que le vieillard de Carnets lui reproche encore avec une violence intacte, refusant même de nommer le travail en question. Ce reproche semble un déplacement d’un autre "travail" imposé à la mère, inacceptable par le fils.
9 Marthe Robert, op. cit. p. 55.
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