3. Sous le signe de Narcisse : le désert des miroirs1
p. 163-238
Texte intégral
1Ce qui est vrai de l’espace l’est aussi des personnages, des voix, des points de vue, des types de texte : tout le tissu textuel est gagné par les dédoublements, les jeux de miroir.
2Le livre lui-même reproduit, reflet d’un reflet, l’histoire qui le comprend et qu’il comprend : ainsi de Don Juan, commenté par Solal, et de bien d’autres recours métalinguistiques à la littérature comme miroirs du texte. L’auteur se dédouble ainsi en créant un personnage d’auteur (qui pourrait introduire un autre personnage qui se révélerait un double, et ainsi de suite ; mais Albert Cohen ne joue pas à ces jeux borgésiens).
3Aussi l’organisation spatiale réfléchit-elle un monde spéculaire où le sujet se saisit comme un autre et où l’autre est l’image de soi : un « monde de la métamorphose du même », où les personnages fusionnent, s’engendrent, se chevauchent. Tel est l’espace des caves. Car l’étrangeté n’est inquiétante que si elle efface la ligne séparant réel et imaginaire ; si elle fait passer de l’espace d’une vision binoculaire en trois dimensions à l’espace où la vision est fondée sur une série d’inclusions réciproques. Les objets louches sont des condensés de significations contradictoires à la frontière des deux champs et marquent l’équilibre instable de forces antagonistes.2
LE « POINT DE VUE » DÉMULTIPLICATEUR
4Le jeu des regards dans les souterrains de Saint-Germain montre un des moyens textuels employés pour transformer et subvenir la vision d’un même objet, en multipliant les points de vue : ainsi Aude, puis Solal sont-ils tour à tour les sources de l’œil, chacun subtilement et insensiblement relayés par le narrateur. Enfin, le regard d’Aude est soupçonné : « Je vous prie de rester jusqu’à la fin [...]. Quoi que vous puissiez voir » demande Solal, comme si des scènes monstrueuses allaient se dérouler. À partir de ce moment, le narrateur omniscient prend le relais, et ses choix ne sont pas innocents : il fait entrer en scène les autres Valeureux, et s’intéresse beaucoup plus longuement à ce que ressentent Saltiel ou Maïmon qu’aux réactions d’Aude anticipées par tous. Au point qu’elle ignore les informations apportées par le discours du narrateur sur les éléments de la scène, alors qu’en toute logique, c’est elle qui en aurait le plus besoin : décrivant la fièvre du calcul qui s’empare des juifs quand il s’agit d’argent, le narrateur écrit dans une parenthèse – qui contient l’information nécessaire au bon jugement du lecteur sur le contexte, sinon le bon jugement lui-même :
(Il est à remarquer que la plupart des calculateurs étaient des ingénus [...] incapables de gagner leur vie, des poètes à qui il plaisait de s’imaginer gagnant des millions). (S, p. 262)
5Aude est donc rendue aveugle à la vérité puis accusée de cet aveuglement. Le but de la scène, qui est par conséquent vue du côté du scripteur, est double : la volonté de dénoncer – même en usant de mauvaise foi grâce à un glissement insidieux des points de vue – le préjugé qui apparaît ainsi inhérent à « l’Aryenne », s’accompagne du désir de montrer une vérité des Juifs. Mais le but inconscient se révèle à travers un regard de plus en plus halluciné : tout s’accélère, les séquences et les personnages se succèdent de plus en plus rapidement, le vertige naît, ce monde devient celui des doubles et des miroirs qui les reflètent :
Ce monde tournait infiniment, vertigineusement immobile. Des chauves-souris s’affolaient. Des animaux aveugles sortaient de terre. (S, p. 264)
6L’absence de lien logique entre les phrases et les paragraphes, qui s’ajoute à l’absence de logique discursive entre les faits rapportés, provoque un effet de téléscopage visuel. Espace du même, vertigineux miroirs où l’identité disparaît au profit de l’identique : les trois cousins de Solal sont ses sosies, représentent trois aspects de lui-même, au point qu’Aude ne sait, en le voyant, si c’est lui ou « l’un des Trois » ; les prénoms seuls changent, la répétition du nom de Solal redoublant les reflets. Les personnages sont eux-mêmes reflétés par des miroirs, chacun paraissant animé d’une vie propre :
Les grands miroirs des murs faisaient une multitude de Roboam Solal qui marchaient. Tous ces centenaires espéraient, (S, p. 265)
7Dans ce grouillement d’identiques naît l’espace de l’inclusion, figuré par l’enchâssement symbolique des olives gravées :
Il souriait et imaginait que le noyau gravé donnait en cet instant naissance à un autre noyau, frère céleste de saphir que l’Éternel enchâssait dans sa couronne tout en créant un ciel nouveau. (S, p. 265)
8Les constructions verbales, usant de l’objet interne, prolongent ces inclusions : il y a ceux qui « commentaient des commentaires » et « les répétiteurs » qui redoublent les mots déjà créés ; la réduplication gagne même les doigts, « multipliés ».
9Ce dédoublement est lui-même redoublé par les oppositions inter-ou intra-personnelles. Les uns s’opposent aux autres, jeunes et vieux, fous et sages, illuminés et lucides, désintéressés et avides ; ou encore, miroirs de Solal, eux-mêmes sont déchirés entre l’Imaginaire et la Loi. Dans cet espace gagné par l’anamorphose qui touche ce qui est pris sur la ligne de démarcation entre imaginaire et réel, où se déforme le champ visuel, des êtres se transforment. Le sourire et la peur se mêlent dans la même émotion et sur les mêmes visages. La perspective assimile les contraires. Le mode narratif – juxtapositions, inclusions, redoublements – rappelle que, dans les caves de l’Inconscient, l’opposition entre les parties clivées n’existe pas. Dans la phrase, s’enchâssent les incises et les parenthèses. L’être est rendu à sa vérité selon Cohen, c’est-à-dire aux processus primaires, aux affects, doubles et excessifs.
10La folie et la mélancolie gagnent peu à peu ce monde contaminé, doué d’une logique propre, exemplaire en cela de l’œuvre en entière : les scènes des caves se répondent les unes aux autres, comme un certain nombre de thèmes obsédants, présentés avec des points de vue différents en apparence, qui en réalité figurent la dualité de l’auteur.
11La deuxième expression obsédante de la dualité et du dédoublement, est constituée par la mise en scène de la séduction, accompagnée de son discours critique par le séducteur même. Le dévoilement de sa manœuvre lui offre, en outre, le plus sûr moyen de parvenir à ses fins : rien de tel que de montrer les coulisses pour dénier une duplicité. Les discours burlesques de Mangeclous, qui, devant un public céphalonien médusé, démystifient la séduction en exhibant sa stratégie, rejoignent celui de la Mère sur le mariage et la fidélité. Ce dernier est lui-même corroboré par Salomon, voire Mattathias, et par Mariette. Mais les paroles et les mises en œuvre apologétiques sont confrontées à des exemples achevés extrêmement ambigus : le couple d’Antoinette et Hippolyte Deume, mari écrasé par la pragmatique sainteté de sa femme, présente du mariage une vision si mortifère que la démonstration fait figure de repoussoir ; le mariage parental, qualifié de « saint », se voit disqualifié par la tyrannie du père et la solitude de la mère. Scipion, fidèle à sa femme, est le symétrique inversé de Solal : comme les autres personnages chéris par l’auteur, il s’aime ; persuadé d’être parfaitement séduisant, sa capacité à franchir l’épreuve des faits est inversement proportionnelle à sa conviction et au nombre de mots qu’il y emploie. Il est en somme à la séduction ce que le Juif est à l’argent : un poète naïf et boulimique, personnage issu du déplacement et de la distance apportée par le jeu d’esprit. Seul Solal tente de joindre actes et paroles, mais sous le régime du clivage et du déni de toute responsabilité dans l’entreprise. Une part de lui-même aspire à ne pas séduire, tandis que l’autre se déclare irrévocablement incapable d’être un mari, vouée à n’être qu’un amant et un fils. Dans le domaine de la séduction, les contradictions que comporte l’œuvre ont fait couler beaucoup d’encre, d’autant plus que l’évolution de la condition féminine de 1930 à nos jours a rendu ce point plus sensible : l’auteur et son personnage sont accusés de misogynie avec autant de vigueur qu’ils sont admirés pour leur connaissance et leur amour des femmes.
12L’intégration sociale, avec son parcours du combattant stendhalien côté Solal, ses médiocrités côté Deume et les commentaires polyphoniques auxquels elle donne lieu, est un autre thème obsessionnel qui se traduit dans des versions en miroir. Là encore, on repère les divers modes et voix de l’écriture. Moins un personnage possède de distance critique avec lui-même, plus il permet à l’auteur d’en avoir : les personnages les plus entiers, monomaniaques, sont les plus chargés. Adrien, aliéné par le regard de l’autre qu’il veut imiter et avec lequel il se confond, aveuglé par son arrivisme, est une victime de choix pour le regard foreur. Comme avec Antoinette Deume, à force de minutie du trait qu’une ivresse, une accélération érotique du rythme3 accentuent le plus souvent, le regard de l’auteur finit toujours par infléchir le portrait vers le délire. Les regards porté sur Adrien par sa mère, idolâtre, par sa femme Ariane, qui le disqualifie, et par Solal, si supérieur qu’il paraît être d’une autre essence, rejettent Adrien et sa mère dans l’illusion du social, et les autres personnages, en compagnie de l’auteur, dans la supériorité des êtres lucides et critiques. Solal, en revanche, est si critique à son propre égard qu’il ne laisse que très peu de place à l’auteur pour « en rajouter » – autosuffisance qui signe l’investissement identificatoire de Cohen. Mais la dualité du personnage à l’égard de la réussite sociale suscite elle-même ses propres miroirs équivoques. Les exemples de réussite sociale (les Deume) ou les descriptions de quelques vrais « puissants » sociaux (sir ou lady Normand, la comtesse Groning, le comte de Surville) sont si déplaisants ou ambigus qu’ils servent de repoussoir : les puissants sont animalisés, leur absence de cœur dénoncée4 ; herbivores ou carnassiers, l’humanité leur est déniée. Pourtant, appartenir à leur sphère ou parler d’eux, leur écrire ou les voir est le souhait de tous les personnages qui n’en sont pas mais face auxquels Solal et l’auteur expriment leur dualité.5 Ainsi des Valeureux : le fait que leur désir s’exprime dans un registre proche du conte et du fantasme, où il n’a pas à être confronté au réel6, le rend polysémique. Il est à la fois tourné en dérision à travers les lettres bourrées de conseils burlesques qu’ils envoient aux têtes couronnées, sympathique de naïveté et de bonne volonté, et moyen de montrer la distance qui sépare Céphalonie, tous les laissés-pour-compte, et ceux qui décident de leur sort. Nul doute, en même temps, que ce désir ne recouvre celui de sa mère et les réactions de Cohen face à lui.
13Cependant, à ces thèmes figurant un monde spéculaire sont attachés des objets louches, frappés par la loi du retour et formant des motifs qui font signe : fondants au chocolat pour le remplissage narcissique, cheval de la conquête ou de la Loi, carrosses maternels, trains du départ et de la mort. Tous ces clignotants s’ajoutent aux dédoublements pour former un univers soumis à une emprise secrète.
MIROIRS
14L’objet dont la multiplication est la plus frappante est significativement le miroir, compagnon de tous les personnages dans deux situations essentielles. L’une concerne l’amour de soi, regard de Narcisse. L’autre se trouve dans la proximité de la mort, et le miroir se fait sélénien, médusant, reflet de l’œil maternel. Dans tous les cas, cependant, il est reflet des profondeurs.
15L’abondance des miroirs, en même temps que la plongée dans les reflets infinis des images et mirages maternels, ajoute l’emprise du narcissisme à celle de l’Imaginaire.7 « L’inquiétante étrangeté » ressentie par Freud à la vue de son reflet dans le miroir rencontre, chez Albert Cohen, une expérience très semblable. À la fin de sa vie, l’auteur ne se reconnaît plus dans son reflet, imaginairement arrêté à une époque où il pouvait l’aimer :
Dès mon réveil, je me suis levé et je suis retourné à la glace, la vieille amie toujours prête et qui me tient froidement compagnie. Devenu un peu étrange, je me suis présenté à la glace. Charmé, ai-je dit à ce vieux monsieur, et j’ai eu pitié de moi [...] de moi-même déserté. (C, p. 5 3)
16Car le miroir est un moyen de se repeupler, se ressaisir à un stade où n’existait pas la distinction entre le Moi et son image, le désir et sa représentation, la pensée et l’acte. Selon Lacan, l’unité du Moi se saisit toujours dans l’image, la sienne ou celle d’un autre qui fascine : elle est donc foncièrement visuelle et leurrante. Ce que le sujet salue dans le miroir, c’est son unité, sa « belle totalité close sur elle-même ». La jubilation, « l’interminable ek-stase » à cette vue est la première manifestation de son narcissisme, par nature extatique : le moi s’aime comme objet, « dans cet autre adorable qui lui présente le mirage de sa propre toute-puissance ».8 Le miroir renvoie en effet au statut ambigu de l’image qui oscille entre les pôles d’une réalité illusoire et d’une réalité au-delà du réel.9
17En outre, le reflet figure une problématique du double en laquelle se joue l’identité de chacun, « du retour sur soi et de la projection dans l’autre, de la fascination érotique ; enfin la fusion dans le visage de l’aimé en qui, comme en un miroir, on se cherche et se perd ».10 L’amour de Solal pour Ariane est né dans « le temps d’un battement de paupières », par le motif précis qu’elle est son double : elle aussi s’est retirée en elle-même, amoureuse de son reflet :
Volontaire bannie comme moi, et elle ne savait pas que derrière les rideaux je la regardais. Alors écoutez, elle s’est approchée de la glace du petit salon, car elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule et ne se sachant pas vue, elle s’est approchée de la glace et elle a baisé ses lèvres dans la glace. Notre premier baiser, mon amour. Ô ma sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt mon aimée par ce baiser à elle-même donnée [...]. Un battement de paupières, le temps d’un baiser sur une glace et c’était elle, elle à jamais. (BS, p. 38)
18Le regard dans la glace est celui du solitaire fou d’amour pour lui-même, au point qu’un dialogue s’instaure entre le sujet et son reflet, subvertissant la dialectique du même et de l’autre : « On s’aime bien, nous deux, sourit-il à la glace. » (BS, p. 721) La vie à deux ne fait que redoubler l’emprise du miroir, double reflet se regardant se flétrir, situation mortifère qui trouve son point culminant dans le « recours à la glace » pour fouetter le désir moribond. Le regard dans le miroir, propre à un certain nombre de personnages, leur confère alors le statut de... doubles. Ainsi d’Adrien, qui ne cesse de se mettre en scène et vit sous le régime du reflet et de l’apparence :
Entré dans l’ascenseur, il se contempla dans la glace. Adrien Deume, fonctionnaire international, confia-t-il à son image, et il sourit.
19L’image de soi se ressaisit dans le miroir comme celle du corps propre dans les W.-C. :
Il se leva, sortit, se dirigea vers le hâvre des toilettes, petit passe-temps légitime. Pour y justifier sa présence, il tenta, puis feignit de les utiliser, debout devant la faïence ruisselante. Cela fait, il alla se regarder dans la grande glace. Le poing sur la hanche, il s’y aima. (BS, p. 47)
20Le lieu et le miroir forment l’espace du contentement, cette plénitude archaïque retrouvée. Le petit père Deume s’aime comme Mangeclous et Scipion, comme Solal et Ariane, comme Adrien et l’auteur – et nul besoin d’être beau :
En tout cas z’ai bonne mine, dit M. Deume en considérant dans la glace de l’armoire la tête de phoque posée sur le petit corps. [...] Il adorait tout ce qui lui appartenait. (M, p. 342)
21Ce regard d’amour est parfois redoublé dans des reflets lexicaux que sont les apostrophes à soi-même. Ainsi celles de l’écrivain pour réparer l’agression du camelot : « Mon ami, mon amour, mon chéri. » En outre, des effets de duplication narrative multiplient les reflets : la scène d’Ariane au miroir nous a déjà été rapportée par le narrateur au début du chapitre II, cependant qu’elle est le reflet du regard de Solal sur lui-même dans le chapitre inaugural : « Il se campa devant la psyché. Oui, beau à vomir. » (BS, p. 12) Ces deux formes de reflets littéraux montrent que le texte lui-même possède pour son auteur une fonction de miroir.
22Le regard s’affirme comme narcissique dès la première page des romans et de l’autobiographie. L’écrivain, dans Le Livre de ma mère, se regarde comme pour se réunir avant de plonger en lui-même : « Et toi, mon seul ami, toi que je regarde dans la glace, réprime les sanglots secs... » (LM, p. 13), et dans Ô vous, frères humains : « Je regarde ces yeux tristes qui me regardent dans cette glace devant moi, tristes yeux qui savent. » (VFH, p. 32) Ce moment clôt l’introduction : en restaurant la clôture narcissique, il annonce et ouvre la descente en soi. Dans le roman, Saltiel, « le poing campé, [...] se regarde avec complaisance dans la vitre cassée ».11 Mangeclous
... se contemple dans la vitre fêlée qui lui sert de miroir [...]. Il admire de son apparence tout ce qu’il ne verra bientôt plus [...]. – Adieu, chers aspects de ma personne ! dit-il à son image dans la vitre. (V, p. 9-10)
23L’entrée des personnages dans la narration romanesque redouble ainsi l’entrée en scène de l’auteur, autre effet de miroir, intertextuel. Il semble que l’entrée dans l’écriture permette de ressaisir de soi ce qui, dans le miroir, est nécessairement déceptif : car vitres fêlées et miroirs brisés renvoient à la vision monoculaire et clivée qui gît au fond de l’image. Mangeclous est le seul roman inauguré différemment parce qu’il commence avant la chute par la description de Salomon, personnage qui incarne l’état d’enfance et vit l’union du Moi et du monde, dans la conservation des idéaux.
24L’amour de soi prend donc les visages rassurants des bains et du miroir, voire des stations narcissiques réparatrices dans les W.-C. : il se compose alors des ingrédients précis de la solitude et de la faiblesse qui conduisent à ne savoir s’affirmer que devant son miroir, à n’être vraiment soi-même que devant l’instance de pur amour sans jugement figurée par son reflet. En revanche, nul miroir rassurant chez les mères haïes et surpuissantes, Sarles et Deume, ce qui les rend éminemment louches, suspectes d’inhumanité. Confirmation en est donnée, en ce qui concerne la seconde, par le fait qu’elle ne prend pas non plus de bain mais « préférait laver l’une après l’autre les différentes parties de son enveloppe terrestre »12, privilégiant l’implacable morcèlement de ceux que nul doute n’effleure, plutôt que la tendre unification narcissique des faibles.
25Cette position de repli narcissique conduit à faire l’impasse du Symbolique susceptible d’organiser la problématique de la castration en une dialectique féconde entre intérieur et extérieur, soi et l’autre. Au sein du sarcophage – « sacrophage », dirait Mariette – Solal se fige, perdu dans les reflets de sa propre image. Même le carrosse de la Loi est contaminé, lui qui est « incrusté de petits miroirs ».13
Miroirs de la lettre. Noms de personne(s) : les noms
26En ce qui concerne les dénominations des personnages, chaque lecteur de Cohen est frappé par les résurgences des initiales, les parentés sonores, et s’interroge lorsque un nom semble faire exception. Rappelons l’abondance des A parmi les initiales des Belles Occidentales et des S parmi les hommes. L’autre pôle de ces nominations est constitué par les noms bibliques qui abondent dans l’œuvre – par exemple les R parmi les femmes juives. Aussi, le libre jeu textuel des lettres qui composent les noms eux-mêmes se mêle-t-il aux rencontres qu’elles suscitent, aux connivences qui s’instaurent entre elles et à la résonance d’ordre à la fois auditif et affectif qui s’installe par la grâce des noms entre les pages de l’œuvre. La rêverie onomastique14 dont Proust a donné l’exemple s’appuie explicitement sur la théorie d’un « cratylisme instinctif » caractéristique de l’enfant. Mais l’examen des avant-textes révèle un double travail de condensation et contamination : à la cristallisation sémantique autour des éléments du signifiant, s’ajoute « le rapport actif entre nom et chose », où référent et signifiant mais aussi les divers sèmes, ainsi que les référents culturels ou intertextuels, se contaminent réciproquement. Qu’en est-il, chez Albert Cohen, dans le cas particulier des noms de personne ? Élucider les mécanismes et les sèmes qui se font entendre dans la nomination offre un éclairage passionnant sur la détermination de l’identité – la sienne et celle d’autrui – par le choix de la lettre qui la figure. La dénomination se prête particulièrement bien au double processus de déplacement et de condensation, mais elle fait jouer la succession des générations, les projections parentales, bref, elle constitue un « roman familial » en réduction et fictionnellement transmissible. De plus, le nom constitue le symbole littéral de l’identité individuelle, une sorte d’imago – c’est-à-dire de représentation inconsciente – en raccourci, qui, dans une œuvre, parce qu’elle identifie des personnages, ne peut manquer de révéler par sa constitution littérale, sa distribution dans le texte, la reprise, dans d’autres prénoms, des phonèmes qui la composent et les associations qu’ils permettent d’effectuer, les éléments constitutifs d’une sorte de structuration parallèle, inconsciente, de l’œuvre. Ce problème revêt chez l’écrivain des aspects très particuliers : d’abord l’absence de réfèrent fictif, puisque les avant-textes romanesques sont détruits ou inaccessibles, comme de réfèrent réel puisque les déterminations biographiques sont largement méconnues, selon la même volonté de l’auteur. Ensuite, dans le choix publié de la dénomination, les redoublements et noms en séries frappent comme autant de miroirs se reflétant entre eux.
27Les A sont représentés par Adrienne, Aude, Ariane, Adrien mais aussi Antoinette (Deume) et bien sûr... Albert. La dualité de la série est évidente : les aristocrates s’opposent aux roturiers, les latérales comme Isolde et Viviane renvoient cependant à la même mythologie qu’évoquent Aude et Ariane, celle du conte ou de la geste mystique où se meuvent fées et princesses à la tour abolie. Ces prénoms révèlent que l’ironie qui tire sans répit sur le romanesque tolstoïen et « l’Anna Karenine » (autre A) est apparentée à celle de Flaubert : elle représente l’envers de la fascination pour le sucre de l’irréalité, ces médiocres stéréotypes de l’imaginaire dont croit se défendre l’intelligence par l’exorcisme du mot d’esprit.
28Mais ces princesses du haut château se mirent aussi dans un prénom disparu et qui revient dans la première version de Belle du Seigneur comme dans Le Livre de ma mère : celui de Diane. Ce prénom, choisi dans les ébauches du roman non publié avant-guerre, fut ensuite concurrencé par celui d’Ariane ; le chapitre de la mort de Diane, intitulé « Péché de vie », fut supprimé, Diane et Ariane fondues en un seul personnage : ainsi Diane vit-elle en Ariane, d’une vie occulte et peut-être redoutable. Ariane, Aude semblent effectuer une danse autour de Diane : danse d’adieu, écrin de lettres à l’être disparu ? Les deuils de la biographie (Élisabeth Brocher, la première épouse, Yvonne Imer, qu’il a ensuite aimée, la mère, les amours successivement perdues) et ce « péché de vie » qui consiste à leur survivre, à aimer et à écrire encore, font écho à l’obsession de la mort dans l’œuvre. À cette omniprésence semble répondre la disparition de Diane dans le roman, à la fois prénom, personnage et thème de « Péché de vie », titre d’un long chapitre contant son agonie et le bonheur naissant que trouvent, à son chevet, le narrateur et Ariane. Ainsi, la mort enfouit deux fois la jeune femme, montrant à l’œuvre les phénomènes de condensation et de déplacement : la dualité du symbolisme mythologique de Diane, qui est lié à la vision interdite de la nudité et à l’interdit du désir, recoupe celle des personnages féminins et de Solal lui-même.15
29Dans une lecture croisée du roman et de la biographie, une autre série féminine se remarque : Bela, la maîtresse hongroise, l’initiatrice à l’amour, au monde aristocratique, l’héritière de cette noblesse Mittel-Europa qui mêlait le raffinement culturel à l’antisémitisme et complotait pour le retour des princes, y rejoint Bella, la compagne qui, par sa judéité, réconcilie les diverses figures féminines avec celle de la mère. Curieux cercle de la vie que celui dessiné par ces deux prénoms : ils enclosent le nom romanesque Belle, qui n’est employé que pour le titre et la dernière page.16 Cependant, à l’intersection de Belle et du Seigneur commencent à remonter à la mémoire les lettres d’un autre prénom, ce qui n’étonnera guère chez un lecteur de Proust aussi averti que l’était Cohen, prénom lui aussi d’autant plus présent qu’il est tu : celui de Rachel., à travers Rachel quand du Seigneur.17 Le prénom de la mère imaginaire que l’écrivain donne à Solal rejoint celui de la prostituée juive de Proust, et en acquiert la double image de prostituée et de sainte que lui confère Marcel Proust. Le titre de l’œuvre majeure unit donc déjà, puisqu’il a été trouvé dès la première version, les personnages de la fin trinitaire qu’Albert Cohen assigne plus tard à son récit : ainsi la visée inconsciente de l’œuvre est peut-être d’unir les deux termes du titre par la médiation de la figure maternelle morte, ce qui revient à s’unir imaginairement à elle.18
30Cependant, on ne peut manquer de remarquer que le prénom d’Albert a la même initiale que les prénoms féminins. Et que celui d’Adrien est le masculin d’Adrienne : l’oscillation entre féminin et masculin n’a donc pu échapper à l’auteur, d’autant moins que l’identité originelle d’Adrien était Claude, comme l’attestent les notes d’Anne-Marie Boissonnas. Ces personnages, Adrienne, son double Isolde, et Adrien, connaissent l’échec : tous sont séduits par Solal et tous trompés. Les unes se suicident après avoir assuré la réussite de leur amant, Adrien tente de se suicider après que Solal lui a pris sa femme. Se dessine une lignée secondaire, indirecte, des laissés-pour-compte de l’amour, des trop serviles, des « roulés d’avance ». Mais, par le jeu de la lettre, Albert Cohen semble se compter dans cette lignée-là : il serait bien alors, en quelque part de lui-même, bourreau et victime, héautontimorouménos.
31Dans le monde des A, les fragmentations du monde des miroirs se multiplient, l’identité ne cesse d’être divisible. Ariane d’Auble, A/ drienne de Val/ donne, Aude de Maussane, A/ drien Deume : curieuse série de dédoublements, où la particule provoque un effet de miroir entre nom et prénom, effet renforcé chez Aude par la paronomase d’Auble-double tandis que chez Adrien, les deux syllabes du signifiant font entendre Deume : deux moi.
32Ce redoublement est à entendre aussi entre les noms : entre Ariane et A(d)rien/ A(d)rienne, entre Ariane-Adrien(ne) et Aryen(ne). En eux s’opposent l’aristocratique A et le rien sonore. Le nom de Jacques de Nons comme celui de Solal des Solal fait partie de cette catégorie de noms-miroirs, qui offrent tour à tour l’interprétation d’un redoublement et d’une inexistence : ainsi Jacques a-t-il deux noms, en une sorte de redondance du signifiant. Mais il n’en a aucun, pure négation du non. Ce que dit de Nons, Solal des Solal le figure : double nom qui se contemple dans son propre miroir, autosuffisance, superlatif d’une lignée, mais inexistence de ce qui fait l’identité dans cette lignée : le prénom.
33Le nom de Solal appartient aussi à la série des S, comme Saltiel, Salomon, Scipion, Saulnier et les Sarles, ce qui l’associe à des aspects de la figure maternelle. La fonction de Saulnier se limite à garder la porte du Sous-Secrétaire-Général, mais il est en cela détenteur d’une prérogative maternelle essentielle. Quant à Saltiel et Salomon, comme Scipion et le pasteur Sarles, ils représentent la bonté, l’absence d’arrière-pensées, l’amour sans conditions et simultanément sont enfantins et naïfs, protecteurs et protégés.
34Enfin, l’aspect dévorateur de Solal est partagé, non avec la série des mais avec celle des M. : elle comprend M. de Maussane, l’incarnation de la réussite occidentale et figure paternelle substitutive, et une partie des Valeureux, Mangeclous, Mathattias et Michaël. Plus précisément, cette série exprime l’avidité : pour le pouvoir (M. de Maussane), la nourriture et les mots (Mangeclous), l’argent (Mathattias), les femmes (Michaël).19 Curieux que cette lettre de l’avidité soit aussi et encore celle de la Mère.
35La série des R est exclusivement réservée aux femmes juives, de Rachel, la mère de Solal, à Rachel, la naine de la cave de Berlin, en passant par Rebecca, l’épouse de Mangeclous. Sœurs et mères juives, elles dessinent le corps juif fantasmatique, monstrueux et royal.
36Le seul personnage essentiel dont le nom ne fait partie d’aucune série littérale, est celui du père, Gamaliel : significativement, l’isolement littéral de Gamaliel rejoint la solitude de Solal, autre sème de son nom.
37Finalement, aux rapprochements thématiques des figures maternelles (Rachel, madame Sarles, madame Deume, Saltiel/Salomon, Louise Judith Ferro-Cohen, personnage autobiographique) dont nous avons repéré les ambivalences, se superpose une série de rapprochements sériels, proposée par la lettre de la dénomination, composée de toutes les A et les R. L’étude des dénominations confirme, s’il en était besoin, que les femmes figurent bien toutes, imaginairement, des Mères, désirées et haïes comme telles, et qu’inversement la Mère est toutes les femmes.
38Ainsi l’auteur qui cherche son reflet dans les miroirs use de plusieurs surfaces : yeux, corps, figurations spatiales et littérales renvoient un reflet ambigu, brouillé, déformé par l’espace dans lequel il est émis.
Doubles : Mangeclous, Adrien, Solal
39La constellation des personnages est loin d’être exemptée de ce phénomène d’identification multiple. Adrien, Solal et Mangeclous présentent des ressemblances troublantes, relativement aux problèmes que leur posent leur désir de réussite sociale, censée combler les manques de leur origine, leurs relations avec la femme qu’ils ont choisie20, la judéité et enfin la mort. Pourtant, les mondes mais aussi les investissements de l’auteur représentés par chacun paraissent bien différents. Solal est le pilier de l’identification de l’écrivain, le centre des conflits et de l’ambivalence fondatrice ; Adrien dessine un autre double de Cohen : mari et fonctionnaire international, il porte le regard de l’auteur sur son expérience sociale, familiale, professionnelle, aux prises avec la difficile réalité, bien dévalorisée par l’auteur ; quant à Mangeclous, il est son frère céphalonien, le plus proche de la Mère et du fantasme. On constate là encore qu’entre les deux mondes, Solal fait la jonction, écartelé. Mais l’originalité d’Albert Cohen est d’inscrire la dualité au cœur de Solal. Ce sont alors ses contradictions qui se dédoublent dans les miroirs d’autres personnages, eux-mêmes se répartissant selon des oppositions diverses qui échangent leurs signes. A ces doubles masculins, se joindront les doubles féminins du héros : il nous faudra nous poser alors la question du sexe de l’archange Solal.
40Tous trois ont une origine blessée ou marquée par le manque : Adrien est orphelin, adopté par sa tante qui reporte sur lui toute son affection frustrée. Solal possède des parents qu’il refuse, et un oncle maternel, Saltiel, qui, à lui seul, fait fonction de parents adoptifs : en cela, il n’est pas si éloigné d’Adrien. Mangeclous, sorti au forceps du ventre maternel, est à jamais orphelin du ventre nourricier (il semble ne pas posséder non plus de parents vivants) et cède, comme par identification, au culte de « ses jeunes mâles défunts ».
41Tous sont animés par le désir de réussite, pour de nombreuses raisons : de même qu’ils aiment d’amour leur reflet dans le miroir, de même ils ont une inébranlable confiance en leurs capacités. Le souhait de Mangeclous est d’être ambassadeur : « [II] pâlit et manque s’évanouir », dit-il à Salomon, chaque fois qu’un article de journal lui apprend qu’un autre a usurpé son poste : « Car enfin, je suis aussi capable que lui ! Pourquoi alors est-ce cet imbécile, fils d’un riche imbécile à relations, qui a un uniforme brodé d’or ? [...] Oui, pourquoi lui et non moi ? » (V, p. 247) On ne sait jusqu’où va l’aveu autobiographique lorsque Mangeclous confie à la reine d’Angleterre qu’il souhaiterait un État pour les Juifs par « ... patriotisme subjectif, en quelque sorte ! Car, voyez-vous, chère, j’ai soif d’être ministre. » (V, p. 327) Parmi les onze raisons invoquées par Mangeclous en faveur du poste d’ambassadeur21, nombreuses sont celles qui ont trait à l’affichage de privilèges sociaux et de fréquentations mondaines. Il rejoint ainsi le plus cher désir d’Adrien et, l’autobiographie nous l’apprend, d’Albert Cohen. Mais aussi de Solal, pour la moitié de lui-même, comme le prouve son ascension savamment programmée. Ces ressemblances se différencient par leur mode énonciatif : burlesque pour le premier, ironique pour le second, empli de remords chez l’auteur, enfin cynique pour Solal. Car, pour tous, la réussite est ce qui permet d’être vu, c’est-à-dire, dans ce monde des miroirs, d’exister :
La raison capitale de mon pressant besoin d’ambassade étant que je ne sais que trop, hélas, que dans ce bas monde tu es mesuré non à ta valeur de cœur et d’esprit mais à ta position sociale et à tes décorations. (V, p. 330)
42Il faut donc « en être » décidément, pour se voir « admiré, cajolé et plein d’amis ! » car enfin, « n’être rien qu’un homme de grande valeur est terrible ! ». Aussi est-il doux d’aller à la synagogue, avoue tout net Mangeclous,
... pour me faire admirer [...] mais surtout briller dans des Réceptions chez des Chrétiens de la plus haute Distinction et avides de m’inviter [...]. Car mes goûts sont de droite bien que mon idéal soit de gauche !
43Tout ce que Mangeclous énonce sur le mode burlesque et avec une franchise non dénuée de cynisme, Solal le manifeste en termes plus choisis, parfois aussi brutaux, mais parés du prestige du héros romantique épris d’absolu : « Ne pas réussir, triste. Réussir, plus triste encore. » (M, chap. 33) À la duplicité politique de Mangeclous répond celle de Solal : ministre socialiste, défenseur du peuple en des termes lyriques, il n’en supporte guère la fréquentation intime et déclare qu’il vaut mieux être Goethe que Jean-Jacques Rousseau, car l’argent se méprise mieux de l’intérieur. L’envie éprouvée devant les privilégiés s’exprime sans cesse :
Là-haut pour activer leur digestion, des Hollandais arpentaient le pont des premières. Tout était prêt pour ces garçons solides. Il se sentait désemparé, fils de malheureux. [...] Qui était-il, lui, Solal, seul au monde ? (S, p. 78-79)
44L’auteur reprend, dans l’autobiographie :
Ces chanceux savaient ce qu’ils seraient demain, notaires ou médecins ou officiers ou fonctionnaires, heureux mariés demain à des heureuses, portés tendrement du berceau à la tombe par leurs parentés, leurs alliances, leurs amitiés, leurs relations, leurs institutions, leur patrie. Bien sûr, j’étais trop petit pour me dire tout ça, mais je sentais que tout leur serait facile plus tard et que tout me serait difficile. [...] Ils étaient heureux, ces étudiants. Méritaient-ils leur bonheur22 ?
45L’amertume que l’on ressent dans le premier chapitre d’Ô vous, frères humains éclaire d’un jour plus sombre les plaisanteries précédentes de Mangeclous :
Il ne s’agit pas non plus de quelque confortable mésaventure capitaliste genre chute dans l’étang de Bon-Papa, ni d’une question primesautière de jeune rejeton de famille spiritualiste et cossue, une question de l’espèce Mère chérie, dites-moi, Dieu aime-t-il les domestiques autant que nous qui sommes de la bonne société ? Non, il s’agit d’un souvenir d’enfance juive [...]. (VFH, p. 9-10)
46La fascination pour les puissants de ce monde est partagée par les trois personnages. Mangeclous leur adresse des lettres, lues à voix haute devant un public ravi d’avoir des nouvelles des cours d’Europe et des Rothschild. Adrien les observe, ces puissants, avec une intensité comique parce que naïve, mais non moins grande que celle de Solal. C’est parce que ce dernier est lucide aussi, qu’il échappe au désir d’identification qui capture Adrien tout entier. Tous trois sont en même temps les pièces du désir de vengeance d’Albert Cohen, pour son propre compte et celui de sa mère, et en représentent les aspects contradictoires. La fascination de Mangeclous est si « décalée » par rapport au réel qu’elle fait rire d’elle-même et des puissants, permettant à celui qui agite les fils du discours de jouer sur tous les tableaux : celui de l’abandon à la parole maternelle naïve, de la distanciation à soi par l’usage du burlesque, et celui de la revanche morale et sociale de la Mère comme du fils, à travers les ridicules des grands (qui n’en sont pas moins ridicules pour se voir ridiculement dénoncés). Adrien, lui aussi, est attiré de façon si naïve par cette « pâtisserie du social » que le narrateur a beau jeu de le rendre dérisoire et de s’en faire un repoussoir :
À grands pas, il se dirigea, armé de sa grosse canne et de sociale importance, vers son cher Secrétariat. Un chanteur ambulant roucoulait les charmes d’une bohémienne aux grands yeux noirs. Famélique et tendre vaincu, sel de la terre. Adrien crut devoir éprouver du dégoût. Il était ravi d’avoir des sentiments élite et un sourire méprisant. (Comme si on ne pouvait pas posséder un cerveau intelligent et un cœur stupidement vivant, sensible à un idiot « Danube bleu ». Il est vrai que les imbéciles ont faim de ce qui leur manque.) (M, p. 368-569)
47La mise en place du mécanisme du commentaire est nettement perceptible. Elle se fait de façon progressive, par glissement du point de vue et mélange de divers modes narratifs : fiction, diction, mais aussi convictions qui s’affirment dans la parenthèse dont le rôle, métalinguistique et le plus souvent axiologique, se confirme. L’ensemble du passage a finalement pour fonction d’exprimer la souffrance du clivage imposé par la société entre cœur et intelligence, c’est-à-dire aussi entre monde maternel originel et réussite sociale. La figure du Saltimbanque rejoint celle de l’Errant : à toutes deux s’applique l’épithète « sel de la terre » également attribuée à Salomon. Il faut donc être double, géométrie d’Occident et chaleur d’Orient, bref, « Juif moderne »... Or, Adrien n’en est pas si loin : il s’entraîne à être fort, mais il est un faible, envers son épouse, sa mère adoptive et ses supérieurs par lesquels il est « envoûté ». Adrien fait partie de ceux qui mâchent la bouillie du malheur : « Il alla, les pieds traînants, avec la dignité justicière des faibles offensés. » (BS, p. 586) Un seul mot suffit à établir une parenté avec les Juifs du ghetto : Adrien, entrant dans son bureau, « ... admira sa petite cage. » (M, p. 372) De là provient que, si vain que paraisse le personnage, la sympathie de l’auteur lui est acquise. Elle se lit dans la description minutieuse d’actes dérisoires, par quoi se rejoignent les faibles, si étayés par les objets et les détails du quotidien. Hippolyte Deume, sorte de Saltiel suisse mâtiné de Prudhomme, est de ceux-là : on peut s’interroger sur ce personnage qui apparaît à proportion que Saltiel disparaît, ce « poète de la vie bourgeoise, mais un poète tout de même ». Il fait songer à la Mère de l’autobiographie, passionnée par les détails de son appartement, qui voit un monde dans une paire de chaussures neuves offertes par son fils :
Je la revois, ouvrant le paquet dans l’ascenseur, puis circulant victorieusement dans mon appartement, les souliers neufs à la main, les contemplant, les éloignant, fermant un œil pour mieux les voir, m’en expliquant les beautés visibles et invisibles. Du génie, elle avait les émois énormes et déraisonnables. (LM, p. 71-72)
48Cette attention hypertrophiée pour le détail, accompagnée par l’excès – d’enthousiasme, de passion, de mélancolie – qui signe l’adhésion naïve à l’objet, est le fond de l’attitude maternelle envers le monde : Adrien, on le voit, n’est pas si loin, ni l’écrivain qui le décrit...
49C’est pourquoi le besoin d’existence et de victoire sociales, ce fameux « en être », exprimé à des degrés et sur des modes divers par les trois personnages, ne parvient jamais à être assumé jusqu’au bout, à cause de sa propre médiocrité et faiblesse (Adrien), ou parce que l’emprise de l’origine est trop forte. Le désir demeure alors un fantasme (Mangeclous) ou le passage à l’acte échoue : Solal n’a de cesse, au cœur de la réussite, que de satisfaire son double persécuteur, en faisant échouer ce qui paraissait lui être essentiel. Il paie la part coupable de lui-même et cela le soulage, comme il le dit ironiquement entre deux remarques masochistes23 :
Pourquoi avait-il triché aux cartes, hier soir, triché non pour gagner mais pour perdre ? Il devait y avoir quelque symbole là-dessous. Aux romanciers de le trouver. (M, p. 243)
50Envers les femmes, tous sont des maris, sauf Solal et Cohen, qui protestent du contraire mais voudraient pouvoir goûter à la douceur d’une conjugalité chaste. Adrien l’est sur le mode bourgeois et passif, Mangeclous sur le mode oriental et actif. Les gynécées, appartement de Rebecca ou chambre d’Ariane, sont des sanctuaires féminins où l’homme se sent intrus : Mangeclous, en enfermant Rebecca, Adrien en tentant vainement de se faire admettre par Ariane, jouent tour à tour sur les modes actif et passif les relations avec l’antre féminin, tandis que Solal, voyeur intrusif, les mène sur le mode pervers. Adrien est trompé alors que Mangeclous vitupère les adultères et que Solal, obsédé de jalousie, se suscite des rivaux. Ces maris éprouvent la même fierté naïve de propriétaire : « Et oui, il était le mari d’une belle femme, il avait le droit de la toucher partout [...]. Une belle femme rien que pour lui », se dit Adrien, à quoi Solal fait chorus pour Aude, sa « belle créature de représentation ». Comme Mangeclous et Solal, Adrien est caractérisé par la brutalité des accès de bonheur et d’angoisse qui l’envahissent, suivis du désir de mort contre lesquels il a recours aux plaisirs de bouche.24 Enfin, si Albert Cohen et Solal fument, et l’on a vu que ces cigarettes étaient assimilées à la dégustation de femmes du « harem » du fumeur, Adrien est désigné avec insistance comme « bourrant » et « tétant » un tuyau de pipe. Ce déplacement de la sexualité s’ajoute à l’émission ravie de bruits enfantins qui renvoient à l’oralité spécifique des cousins orientaux et répondent à leur manière aux vents du capitaine.
51Envers les Juifs, tous trois sont doubles, les plus complexes étant les Juifs eux-mêmes. Adrien, conforme en tout à son milieu, passe d’un franc antisémitisme à une attitude philosémite dès lors qu’il se sent élu par le puissant Solal : ses amitiés sont dictées par ses intérêts mais il parvient à être dupe de lui-même et à croire en sa sincérité. En revanche, Solal et Mangeclous se ressemblent dans leur dualité. Mangeclous, à son habitude, l’exhibe sans détour : « Je suis antisémite », dit-il en accusant les Juifs « de cette rage qu’ils ont d’avoir raison, de faire la leçon aux autres » ; à Saltiel qui lui objecte que c’est ce qu’il fait tout le temps, Mangeclous réplique : « Qui te dit que je ne me dégoûte pas ? » Cette contradiction anime tout le personnage de Solal, est responsable de son itinéraire et, par contrecoup, de la structure alternée des œuvres – autre preuve de l’investissement de Cohen dans le personnage. « Le seigneur » montre la même ambivalence qu’Albert Cohen envers la judéité : de Jérémie, personnage existant déjà dans Ézéchiel, doux Juif résigné, « prophète aux pistaches », Solal imite outrancièrement les mimiques juives, mais vénère ses paroles d’amour pour le judaïsme : « – Et si cancer ? – Alors content d’être jif. C’est ine catastrophe mais belle. » (M, p. 240) Cette ambivalence s’exprime de manière claire dans le rêve autobiographique de la valise que lui apporte sa mère, « petite vieille courbée et presque mendiante »25, en France occupée. Cette valise contient de la précieuse nourriture mais transmet aussi la marque d’infamie mortelle de la judéité. Le signe en est l’étoile jaune qu’elle doit coudre d’urgence sur l’ours en peluche qu’elle avait réellement acheté lors de leur arrivée à Marseille et auquel l’enfant s’était identifié : cet ours, après tout français, le voilà condamné. Immédiatement, la mère demande pardon d’avoir fait obstacle à l’entrée de son enfant dans une mère patrie d’adoption, et ses mains se couvrent de taches bleues. L’identité du symptôme renvoie à la scène traumatique où elle avait éveillé la fureur de son fils en révélant, par son langage, son déclassement social et ethnique devant les nobles amis genevois de Cohen. On voit se dessiner le traumatisme central : le reproche envers la Mère de lui avoir transmis la maladie honteuse, mortelle, de la judéité, fait surgir les taches de honte et de douleur qui en retour, provoquent un sentiment de culpabilité. Il s’exprime dans la faible confiance que sa mère éprouve envers lui, dans ce rêve : elle le perçoit fragile et faible, souligne la défaillance du fils à satisfaire les désirs maternels. Mis en doute comme soutien de famille potentiel, incapable d’un ancrage social et familial, il reste pour elle un éternel mineur, condamné à l’appeler d’une voix « hystérique ». Sa première mise en doute à l’égard de son fils est pourtant la plus radicale : est-il seulement apte à porter l’héritage que contient cette lourde valise ? Rejet de la transmetteuse de judaïsme, culpabilité insoutenable : cette association est exprimée par un sado-masochisme permanent envers les Juifs et en particulier les Valeureux, mais surtout envers soi-même. « Les trois mots » écrits sur les murs de la ville, « le vieux souhait d’amour », comme l’appelle ironiquement Solal par antiphrase, ce « Mort aux Juifs », il se délecte masochiquement de le lire, et y ajoute « la lamentable volupté de lire des journaux antiséantisémites ».26 Mangeclous et surtout Solal rejoignent ce qu’Albert Cohen écrit de lui-même27 :
Sale Juif, sale Juif, me répétais-je, le visage illuminé de larmes, cherchant à comprendre, debout maintenant devant la malodorante cuvette des waters, y contemplant mon destin dans les grimaces des craquelures. (VFH, p. 89)
52C’est dire qu’être juif, c’est être littéralement une merde ; mais celle-ci est en même temps extrêmement, et certes viscéralement, aimée.28
53Ces personnages-miroirs se rejoignent aussi face au désespoir et à la mort. Adrien, lorsqu’il perd Ariane, suscite deux motifs récurrents : une formule verbale qui s’applique à la situation de perte, et un objet symbolique qui lui est attaché. Le train figure en effet le départ, la séparation et la mort : train du suicide pour Adrienne, train enlevant Ariane à Adrien, train éloignant Solal d’Aude, après qu’elle a rejeté sa part juive... En outre, après la guerre, les connotations entourant les trains de la mort se sont sinistrement ajoutées aux précédentes. Mais la scène originelle se trouve dans l’autobiographie : le train emporte la mère chaque année et finit par se confondre avec le train de la mort qui l’emporte sans retour. La douleur théâtrale de la mère, la folie mécanique du train et celle du fils éperdu se rejoignent :
La locomotive lançait son hystérie de folle désespérée [...]. À la portière du wagon, elle me considérait si tendrement, avec folie et malheur, f...] Trop tard. Maintenant le train est parti pour toujours, pour le toujours. Défaite et décoiffée et bénissante, ma mère morte est toujours à la portière du train de la mort. Et moi je vais derrière le train qui va et je m’essoufle, tout pâle et transpirant et obséquieux, derrière le train qui va emportant ma mère morte et bénissante. (LM, p. 107-108 et p. 111-112)
54En revanche, la formule verbale qui signale la perte et la solitude irrémédiables ressemble aux mots magiques que prononcent, avec une distraction concentrée, les enfants désespérés :
Perdu, perdi, perda, perdo, murmurait-il en tirant sur sa ficelle, murmurait-il en s’efforçant de rompre sa ficelle. Perdu, perdi, perda, perdo, murmurait-il sans cesse, car il faut essayer de se divertir lamentablement dans le malheur, affreusement se divertir en tirant sur une ficelle, en prononçant des mots idiots, se divertir pour supporter le malheur, pour continuer à vivre. (BS, p. 592)
55Elle a également ses modèles dans l’autobiographie29, et sur les deux versants de celle-ci :
Il me reste une glace et mon égarement que j’y regarde, que je regarde en souriant pour avoir envie de faire semblant de vivre, tout en murmurant avec un rire un peu fou que tout va très bien, Madame la Marquise, et que je suis perdu. Perdu, perdi, perdo, perda. C’est une découverte que je fais. On s’amuse un peu dans le malheur. (LM, p. 130)
56Or, cette découverte est faite aussi dans Ô vous, frères humains sur le mode du commentaire généralisateur et s’applique aux trois personnages comme à l’auteur, pour ce que le malheur réveille en eux d’obses
Oui, les humains ont besoin de s’occuper un peu pendant un malheur [...], ont d’étranges menues occupations, ont besoin de répéter des mots saugrenus, [ou de ressasser un bout de poème], ou de tordre un mouchoir, ou de torturer une ficelle, ou de casser les allumettes, [ou de plier et déplier une feuille, ou de soigneusement tracer de petits dessins minutieux neurasthéniques proliférants, petites géométries rangeuses collectionneuses perfectionneuses de vides lugubres méditations]. (VFH, p. 57-5 8)
57Ainsi, de commentaires en figurations variées, distanciées ou non par le personnage ou le narrateur, se construit une chambre d’échos, dans laquelle les personnages-miroirs semblent emprisonnés : ils ne peuvent que longer et décrire inlassablement les murs de la prison. Sur le lecteur, cette « polyphonie interprétative [...] produit logiquement un effet de contradiction qui, psychologiquement, a tout d’une sidération »30 Son effet est renforcé par l’effort de ne rien laisser échapper, de tout circonscrire : la phrase, d’une longueur croissante, tente d’y parvenir et retisse son cocon autour du nœud du conflit psychique, qui se fige peu à peu sous le poids des mots. Cette sidération du lecteur pris dans les rets des mots est le miroir fidèle de celle de la femme : première destinataire du texte, elle reproduit elle-même l’écoute fascinée de l’enfant puis de l’écrivain, premier lecteur de son œuvre et monstrueux Fils-Mère.
« Le double et l’absent »31 : le faux monologue
58L’écrivain écrit toujours contre le manque et opère un travail de deuil ininterrompu. L’écriture est alors, selon André Green, communication avec l’absent. Les personnages, par le faux monologue, ne font pas autre chose chez Albert Cohen, mimant et redoublant la position d’écriture. Mais celle-ci réitère peut-être une situation plus archaïque : lorsque Cohen enfant mangeait devant des représentations maternelles, dessins et mots qui formaient un mini-scénario, il apprenait à associer absence et représentation.32
59« L’écriture creuse cette dimension d’absence », comme le personnage d’Ariane en est la plus parfaite démonstration : elle n’a pratiquement aucun rôle diégétique actif mais constitue une source intarissable de scénarios fantasmatiques et d’histoires enfantines, où se mêlent innocence et cruauté ; elle-même affirme explicitement la supériorité de l’absence comme source de l’imaginaire dépourvu de censure. Ariane, dont les lieux de prédilection sont le bain et le lit où elle « se fourre » expose la nature de la jouissance ainsi provoquée :
Merveille de se raconter l’arrivée de l’aimé ce soir, de se la raconter comme une pièce de théâtre, de se raconter ce qu’il lui dirait, ce qu’elle lui dirait. En somme, se disait-elle, le plus exquis, c’est quand il n’est pas là, c’est quand il va venir et que je l’attends, et aussi c’est quand il est parti et que je me rappelle.33
60Le verbal est le vrai miroir érotique du réel déceptif. La plongée en eau profonde qui en résulte montre le degré de plaisir et de sidération qu’il exerce.
61Tous les personnages sont des acteurs, jouent un rôle ou se montent des scénarios, soit sur la scène sociale qu’ils veulent monopoliser, soit sur la scène amoureuse (Albert Cohen n’a-t-il pas eu l’intention d’écrire un aspect de la saga des Solal sous les auspices d’une très longue scène de ménage ?). Soit enfin sur leur propre scène qui n’est pas loin de « l’autre scène », rejoignant ainsi les mécanismes du rêve éveillé et du fantasme : ils se livrent littéralement au monologue. Mais ce dernier ressortit au « faux dialogue », selon la formule de Mikhail Bakhtine, car il a un destinataire absent ou fictif, souvent un Double. Ariane s’adresse successivement à un Eric Amundsen, fiction narcissique puisque, avoue-t-elle, « nous sommes d’accord sur tout ».34 Puis à Éliane, sa sœur, au sein du scénario théâtral de Phèdre, où se met en abyme la rivalité et la problématique œdipienne. Solal n’est réellement écouté, dans sa tentative de séduction, que lorsqu’il s’adresse à un frère, « Nathan », sorte de personnage transactionnel entre Ariane et lui. Mariette monologue avec un vous anonyme et muet, figuration fictive et abstraite d’un public de théâtre, témoin complice et voyeur.35 Scipion ne s’adresse guère à Salomon, petite oreille anéantie par une telle logorrhée. Mangeclous, fidèle à son personnage, expose la nature de la prise de parole avec le plus grand naturel : il aime être écouté, et ajoute à Totalité débordante les relations épistolaires. C’est, en effet, lorsqu’il échoue à se faire entendre qu’il se résout à écrire aux siens36 ou à la reine d’Angleterre. Il hait la rivalité en ce domaine, et enrage quand Saltiel lui enlève de la bouche – au sens propre : en l’espèce, Saltiel l’affame – les mots qu’il voudrait prononcer. Son discours dit assez que le dialogue n’est qu’un sous-genre du monologue qui s’adresse à un auditeur muet et fasciné. Il reconstitue ainsi une nouvelle fois la position d’écoute originelle. Solal et Mangeclous aiment les mots, au point qu’ils ne supportent pas de les voir estropiés. Sévères censeurs, eux-mêmes affinent le vertige en plaçant le jeu de miroir parmi les mots eux-mêmes. Albert Cohen ne cesse, pour sa part, de déformer les mots, pour créer un langage oral qui sidère aussi l’auditeur dans le lecteur. Les jeux sur le signifiant, si abondants, montrent l’emprise de la chambre d’écho verbale sur l’auteur.
62Tous ces impénitents parleurs manifestent leur croyance en la nature performative et hypnotisante de la parole, qui est le propre de l’enfant au stade narcissique. Mangeclous croit en son pouvoir multiplicateur de l’être. Adrien s’adresse à lui-même des injonctions à l’infinitif, comme si l’action dite allait déclencher un faire37 Solal n’est pas entièrement dupe : il sait, comme l’auteur, que les mots sont aussi un pharmakon38, remède et leurre, mais s’y laisse prendre. Ce stade magique est reconstitué par l’enfoncement progressif dans la parole où chacun, auteur, personnages et lecteurs, s’engloutit. Le lecteur erre dans ce labyrinthe verbal, autre manière de nommer le désert des miroirs.
63Mais l’emprise de la parole, adressée à un absent ou à l’autre en soi, renvoie au thème du Double.39 Depuis l’étude d’Otto Rank40, on sait lire, dans une problématique du Double, les relations entre les diverses parties du moi : le moi social, représentatif de la Loi, pusillanime et médiocre, double surmoïque représenté par Adrien, marié, besogneux, avide de petit bonheur. Et le moi pulsionnel, qui se traduit en Solal et Mangeclous, dans le narcissisme et la relation avec la mort. Double réalité que les personnages expriment, duplicité stylistique dont nous avons vu certains éléments41 : la polyphonie des voix narratives, les répétitions allitératives, la récurrence d’expressions et de phrases qui deviennent formulaires (« la haute et dure nudité », « l’attente sur le seuil et sous les roses », etc.), le ressassement thématique d’œuvre en œuvre, enfin l’extension du faux monologue ou dialogue intérieur, au sein duquel se réitèrent les caractéristiques précédentes. La surabondance du chiffre trois vient le confirmer : parfois signalant le triangle œdipien du désir, parfois représentant le dialogue du sujet avec les différentes parties de lui-même, comme paraît l’indiquer la trinité Mangeclous-Adrien-Solal. Tout rappelle ce que Mikhail Bakhtine écrit de Dostoïevski :
Toute l’œuvre est donc construite comme l’entretien intérieur et ininterrompu de trois voix à l’intérieur d’une conscience décomposée. Chaque aspect important de celle-ci se trouve au point d’intersection de ces trois voix et de leur chevauchement brutal, douloureux [...]. Ces trois voix chantent une seule et même chose, mais au lieu que ce soit à l’unisson, chacune tient sa partie.42
64L’espace de l’œuvre est celui du double généralisé : ce dernier représentant la part refoulée, le fait que son apparition soit accompagnée d’une déformation du champ ne saurait surprendre. Cet espace apparaît comme d’autant plus gagné par l’Unheimlich qu’il n’y a aucun travail de figuration spatiale réaliste dans l’œuvre, qui semble le contrepied de ce que Jean Bellemin-Noël s’attend à trouver aux fins d’analyse : « Dans un récit, c’est le travail de figuration qui porte ou concrétise les valeurs du fantasme ; autrement dit, les descriptions essentiellement. À condition qu’on prenne les mots avec largesse, qu’on ne les réduise pas à l’implantation du décor, qu’on y inclue non seulement les portraits des personnages et les scènes de genre, mais tout ce qui rend sensibles les actions [...]. On peut admettre d’abord que la proportion du “descriptif” et du “narratif est aussi variable qu’elle peut devenir significative d’un certain fonctionnement psychique [...]. »43 Le problème dans l’œuvre de Cohen, c’est l’absence de figuration externe, l’absence aussi de descriptif et de narratif de type réaliste ou omniscient. Et le même critique de poursuivre : « Avec la représentation matérielle du désir (non donnée) c’est l’affect qui se perd, et sa contagion. » Or, la représentation matérielle souvent absente, tout l’affect est pourtant donné, chez Albert Cohen, dans le corps des mots. Si l’image a une fonction d’occultation du manque – n’est-ce pas à cela que les photos de la Mère et du fils étaient utilisées ? – les mots tentent infiniment de le combler sans y parvenir, clous dont tous les Doubles mangent sans être jamais rassasiés, et peut-être aussi clous torturants que sont les mots des autres, qui traversent les parois du cocon et contre lesquels il faut sans cesse se défendre par d’autres mots.
65Si tous les personnages sont gagnés par la contagion, elle s’exprime de façon spécifique dans le dédoublement de l’acte même d’écrire. La multiplication des écrivains enchâssés dans ce processus est étonnante ; l’autobiographie est représentée par le « roman » d’Ariane, et qui contient des recettes d’écriture romanesque. Paradoxe littéraire que ce morceau de littérature cohénienne enchâssée dans une vision duplice : le style et le contenu ne sont pas l’objet d’un compte rendu critique de Solal, mais sont exposés in extenso, offrant au lecteur la possibilité de forger son propre jugement. Il est vrai que ce « roman » n’est pas publié et ne prétend à rien d’autre qu’à préparer, former, assouplir la plume romanesque : il se présente donc comme un brouillon naïf, où l’autobiographie mêle le passé familial et le présent conjugal avec les scénarios du fantasme et les irruptions du réel. Pourtant, Albert Cohen perce sous Ariane : par l’existence d’un abondant commentaire métalinguistique, composé d’injonctions qui sont l’écho des « Assez » ou « J’ai oublié aussi de dire » de l’auteur ; par des préoccupations, une thématique, une axiologie jumelles44 : le « roman » d’Ariane est une sorte de condensé de l’œuvre en train de se faire, où l’on voit s’opérer, balbutiant et trébuchant, ce transfert d’existence qu’est la création, lorsque l’auteur se voit à la fois comme sujet écrivant et comme objet d’écriture. Mais le jugement de valeur de l’auteur ne peut, ne sait manquer de se faire entendre : sinon dans le regard d’un personnage relais, du moins à l’aide d’une énonciation latérale (mise entre parenthèse, confrontation ou glissement des points de vue grâce au style indirect libre). Parfois, il s’exprime dans l’ironie d’un discours qui se détruit lui-même : le « roman » d’Ariane commence par cette phrase assassine : « J’ai résolu de devenir une romancière de talent. » (BS, p. 13)
66Dans cet enchâssement de la création littéraire, l’auteur, le critique et l’apprenti(e) ont leurs rôles attribués : Albert Cohen et Solal jouent les deux premiers – Solal se confondant parfois avec Cohen45 ; le rôle d’apprenti est distribué selon les genres d’ouvrages : Jacques de Nons pour le roman, Adrien pour les essais critiques (l’un sur Claudel, l’autre, en cours, sur Don Juan) ; quant à Mangeclous, c’est un infatigable épistolier, de surcroît le critique de la littérature amoureuse occidentale. Tous représentent des facettes de l’activité littéraire d’Albert Cohen et sont des relais ou des repoussoirs de ses propres conceptions.
67Le champ de l’écriture apparaît comme une immense chambre d’écho d’où l’origine semble absente, alors qu’elle est partout et nulle part, principe créateur et destructeur. Le texte est pris de vertige devant son propre reflet. Mais d’où parlent ces mots anamorphiques qui déformeraient leur objet, des mots doués de cette latéralité qui signe l’irruption de l’Inconscient ?
68La folle prolifération du texte et des doubles se heurte à l’extension concurrente du vide – stase hypnotique et fixité des personnages, ellipses syntagmatiques et narratives. On voit que ce n’est pas seulement le personnage de Solal mais l’œuvre même qui est tissée par la dualité. Les réseaux de toute nature dont nous avons parcouru, sans les épuiser, la multiplicité et la complexité, tendent leurs pièges de sens : Méduse règne et Narcisse est à ses côtés. Pourtant, comment Méduse parvient-elle à sidérer Narcisse, que son seul reflet mobilise ?
69Pour répondre à cette question, il nous faut rassembler les faisceaux dans une interprétation, tenter de remonter à la source des dédoublements, passer de l’autre côté du miroir.
MORT ET RENAISSANCE
70« L’éclipse de monde » que le coup de foudre réalise, et « l’éclipse de moi » qu’opère le retrait narcissique de Solal46 sont symétriques, avec des investissements de charge opposée. En revanche, l’éclipse qu’opère l’écriture est double et permet dans un premier temps de s’absenter de soi et du monde. Si cet espace permet d’échapper à la folie, la sienne et celle du monde, c’est en la parlant et en la valorisant sous divers modes – dérision, tragique, burlesque – à travers sa représentation. Tous les moyens de retrait du monde ont été utilisés (drogue, sommeil, inconscience, hypnose, rêve éveillé ou nocturne) par Solal ou l’auteur, y compris la mort et le rêve de la mort, ainsi que les leurres des miroirs du moi.
71Toute l’œuvre serait-elle une gigantesque procédure d’évitement ? Le seul désir constant dans l’œuvre est le désir de mort. L’unique façon de se révéler à soi-même, d’être satisfait, serait de verser dans le néant, de mourir. Mais « la connaissance de la mort, écrit Bataille, ne peut se passer d’un subterfuge : le spectacle. » Pour que la mort révèle à l’homme la vérité de son désir, il faudrait qu’il puisse mourir vivant, en se regardant cesser d’être. Il ne peut y parvenir qu’en s’identifiant à un mort. Cependant, toute identification est une méconnaissance, un déni ou un refus, de soi et de l’autre, et la vérité du désir – et du sujet – reste cachée par ce qui fait office de miroir.47
72Par ailleurs, les identifications inconscientes, qui appartiennent au « mythe personnel », commandent aussi le processus poïétique et mythobiographique. Nous verrons que les schèmes que nous y avons relevés sont transformés, après être passés sous le regard vigilant de la conscience morale, pour constituer des figures mythiques fondamentales.48
La contagion de la mort
73« Alors que l’hypnotisé se comporte vis-à-vis du monde extérieur comme un dormeur, c’est-à-dire en a détourné tous les sens, il est éveillé vis-à-vis de la personne qui l’a plongé en hypnose, n’entend et ne voit qu’elle, la comprend et lui répond ».49 Cette capture – en laquelle l’objet pulsionnel et l’Idéal du moi sont, selon Freud, confondus – fait que tout est mis au compte d’une autre personne réduite au rang d’un hypnotiseur dont le désir énigmatique ne peut être interprété.
74On retrouve bien sûr la Mère derrière tous les miroirs d’Albert Cohen, masquée au début, puis consciemment recherchée, enfin objet d’une identification de plus en plus revendiquée. Ainsi le miroir, alter ego né de la solitude, à l’origine réassurance et rassemblement du Moi, finit par représenter le visage de la Mère morte avec lequel, à la fin de sa vie, celui de l’auteur se confond. Le Livre de ma mère est éclairant à cet égard : ouvrant le processus d’écriture autobiographique par le ressaisissement de son reflet dans le miroir50, l’auteur poursuit par une quête de la mère dans le même miroir et conclut par une identification :
Comme ils sont gais ces vivants et comme je suis seul. Je vais aller me tenir compagnie devant la glace. C’est un passe-temps, un trompe-mort. Et puis dans la glace, il y aura quelqu’un qui sympathisera.
Je me regarde dans la glace mais c’est ma mère qui est dans la glace. (LM, p. 129-130)
75De manière hallucinatoire, il se transforme en agonisant :
J’ai un chagrin qui devient de corps, je suis blanc et tout moite. Sur ma joue, ce ne sont pas des larmes, ce privilège des peu malheureux, mais des gouttes qui coulent du front. Ces sueurs de la mort de ma mère sont glacées. (LM, p. 130)
76Peu à peu, l’objet de l’identification devient clairement la Mère morte :
Elle me domine, elle est ma folie, reine des méandres de mon cerveau, qui tous conduisent à elle trônant, en un étrange cercueil vertical, au centre de mon cerveau. (LM, p. 131)
77Minotaure au centre du labyrinthe, Méduse mortellement érigée, elle hypnotise, immobilise et dévore. Mais elle est, désormais, entrée derrière le regard, et l’identification devient contaminante, s’étend à tout l’espace en le frappant de mort et d’irréalité :
Depuis sa mort, j’aime vivre seul, parfois pendant des jours et des jours, loin des vivants absurdement occupés, seul comme elle était seule dans son appartement de Marseille, seul et le téléphone décroché pour que le dehors n’entre pas chez moi comme il n’entrait pas chez elle, seul dans cette demeure qui a la perfection de la mort et où je fais sans cesse de l’ordre pour croire que tout va bien, seul dans ma chambre délicieusement fermée à clef, trop rangée et trop propre, folle de symétrie, crayons allongés par ordre de grandeur sur le petit cimetière luisant de la table. (LM, p. 163)
78Les symétries du syntagme forment la figuration verbale du fantasme, la maison devenue tombeau et la chambre, cercueil, en sont la projection spatiale. La présence maternelle devient hallucinée : l’auteur lui parle et répond à sa place, imitant son accent, restituant sa voix, fils-mère qui dialogue avec le miroir. La porte est obsessionnellement fermée contre le « méchant dehors », mais derrière la porte comme au-delà du miroir va peut-être ressurgir la Mère : « Une fois de plus, je suis allé ouvrir la porte de ma chambre. » L’identification atteint enfin le corps, maladivement captif d’un autre corps : « Quelle soudaine fierté [...] à la pensée que je suis souvent malade moi aussi. Je te ressemble tellement, je suis tellement ton fils. » (LM, p. 168)
79Dans toutes les plongées au sein de l’imaginaire, du sommeil, de l’écriture s’entend la confusion de la vie et de la mort : « Va-t’en, tu n’es pas vivante, va-t’en, tu es trop vivante. » (LM, p. 114) « Fou de mort », il ressasse la terrible fascination :
Ce que les morts ont de terrible, c’est qu’ils sont si vivants, si beaux et si lointains. Si belle elle est, ma mère morte, que je pourrais écrire pendant des nuits et des nuits pour avoir cette présence auprès de moi, forme auguste de mort, forme allant lentement auprès de moi, royalement allant, protectrice encore qu’indifférente et effrayamment calme [...]. Dénoue tes sandales car ceci est un lieu sacré où je dis la mort. (LM, p. 116)
80Comment mieux avouer qu’écrire c’est non pas seulement être avec mais être cette Mère ? L’écriture permet de réunir follement, dans l’illusion de cet espace transitionnel transformé en Limbes, les deux états, mort et vie, dont les signes sont inversés. Écrire métamorphose en une sorte de mort-vivant qui se nourrit d’une mère plus vivante d’être morte. Ce regard qui l’aspire au fond d’une tombe, le sépare des autres ; aussi la mort de la mère a-t-elle définitivement frappé le monde extérieur d’étrangeté et l’a déréalisé : « Morte, me dis-je dans les salons où elle m’attend, où elle est sombrement entre moi et eux. » (LM, p. 132) Solal, se nommant avec dérision « Sous-Mouche du coche vide », dit-il finalement autre chose que cette désertion du monde par les valeurs et le regard maternels ? L’autobiographie en généralise la portée : « Dans les rues, je suis l’obsédé de la morte, mornement regardant tous ces agités qui ne savent pas qu’ils mourront. » (LM, p. 133) Cette séparation insupportable avec l’origine provoque en l’auteur un dédoublement, qui lui permet d’inverser présence et absence, vie et mort :
De jour, je ne suis guère autre, quoique vêtu comme eux et sachant feindre. De jour, dans leurs bureaux et leurs salons, je souris et ne sais que leur dire. Mais un sosie, un bâtard brillant et sans âme, me remplace immédiatement et se fait admirer à mon grand mépris. Et moi, tandis qu’il parle et fait le gai et le charmant, je pense à ma morte. (LM, p. 131)
81Le regard maternel, lui aussi, se diffuse et se dédouble dans deux regards autres, celui de la chatte Timie et celui de la Lune :
Quand ma chatte, cette faible d’esprit, me regarde avidement, avec un fixe étonnement, cherchant à comprendre, si intéressée, oui, c’est ma mère qui me regarde. Deviendrais-je étrange par cette mort que j’admets sans cesse, les yeux au ciel de nuit où une pâle ronde morte luit, bénigne et maternelle ? (LM, p. 162)
82Le miroir, quels que soient ses avatars – yeux d’un chat51, face de la lune – est à la jonction du visible et de l’invisible, de la vie et de la mort, de l’image et du réel, de la séduction et de la répulsion. Dans le sanctuaire arcadien de la Despoïna52, il ne reflétait plus les gens qui le regardaient mais les dieux figurés dans le temple. Les fidèles apparaissaient « encapuchonnés de nuit », fantômes voués à la mort. Le miroir ouvrait sur la nuit de l’Hadès, tandis que l’éclat de la divinité redoublait d’intensité à s’y refléter : le miroir était lieu d’une épiphanie. L’œil des chats et celui de la lune ont à voir avec la mort et l’énigme, l’indéchiffrable. La Lune – dont l’archétype est la triade Sélénè, Artémis, Hécate – est une jeune femme séductrice qui lacère ses amants, « et dont les faveurs, comme dans le mythe d’Endymion, confèrent un sommeil éternel, hors des atteintes du temps ».53 Archétype de la femme fatale, « c’est à cet isomorphisme qu’il faut rattacher le symbole que les psychologues relient à une exaspération de l’Œdipe, l’image de la “Mère Terrible”, ogresse que vient fortifier l’interdit sexuel [...], modèle inconscient de toutes les sorcières [...et] fées Carabosse [...] ». Cette mère lunaire et dévoratrice se révèle parfois follement angoissante :
Maintenant, c’est la nuit. Pour ne plus penser à ma mère, je suis sorti dans le jardin. Ma douleur et la rouge simarre que le vent écartait en deux ailes sur la vivante nudité apparue me faisaient un pauvre roi fou dans la nuit insupportable où elle me guettait. Un chien errant m’a regardé avec les yeux de ma mère, et je suis rentré. Les morts aimés sont effrayants à minuit et ils revivent de vous effrayer. (LM, p. 130)
83Cohen est semblable au roi Lear, en qui la folie et l’angoisse de la mort le disputent à la solitude d’un pouvoir vide, privé du seul amour qui légitime sa royauté. Mais en même temps, le regard maternel est ressenti comme mortel, insupportable. La dernière phrase semble assimiler les morts à des vampires qui se nourissent de l’effroi qu’ils inspirent et dont le regard animal est signe de leur étrange faim des vivants. La remarque qui précise la nudité de l’auteur sous le regard inquisiteur de la lune, et sous une robe qui connote la prêtrise, l’aristocratie orientale mais aussi l’ambiguïté sexuelle, montre que le regard dévorateur est aussi castrateur.
84Aussi le sommeil, la mort, l’hypnose du miroir54 et du regard maternel sont-ils apparentés : l’excès du regard – et des mots qui le disent – diffère le temps de la question. Comment, alors, déclencher le temps, ouvrir l’espace de la réponse, bref, interrompre l’hypnose ? Albert Cohen a apporté une réponse paradoxale : l’œuvre est une tentative d’invention de soi qui, à partir de la mort de sa mère, plonge de plus en plus profondément dans l’engourdissement hypnotique et l’écoute monopolisante, exclusive, de ce qui l’identifie à la Morte.
85Ce qui se rapporte à la mort est interprétable selon trois directions55 : – « Identification au mort. – Représentation symbolique de la mort. – Désir et crainte de la mort ».56 La première, nous venons de le voir, est le processus de captation dévoratrice qui hypnotise l’écrivain.57
86La deuxième direction regroupe les équivalents symboliques que sont le sommeil, le silence, l’immobilité, l’autre rive, et tout l’imaginaire qui se rapporte au royaume des morts dont Albert Cohen, en particulier dans Le Livre de ma mère, est obsédé. Le thème de la mort n’est pas nouveau en littérature, mais il est vrai que, du Moyen Âge au xiv e siècle, de l’art baroque au romantisme, se sont exprimées des fascinations différentes qui, grotesques ou tragiques, allant de l’inquiétude métaphysique et de l’exigence humaniste au mal du siècle et à l’attirance mélancolique pour le suicide fin de siècle, ont rarement été le fait d’écrivains aussi obsédés par la mort et ses images qu’Albert Cohen. Chez lui, l’imagination du corps mort est remarquable :
Je suis là devant ma table, avec mes ossements déjà préparés à attendre que ça finisse, que mon tour vienne aussi [...]. Je suis là, trompant ma peine d’orphelin avec des signes à l’encre, attendant l’humidité noire où je serai le muet compagnon de certaines petites vies silencieuses qui avancent en ondulant. Je me vois déjà. Il y a un ver, un petit monsieur assez joli, tacheté de brun, qui vient me rendre visite. Il s’introduit dans ma narine qui ne frémit pas car elle est devenue imbécile. Ce ver est chez lui. Ma narine est sa maison et son petit garde-manger. (LM, p. 125)
87Des fantasmes de pénétration par ce vers insinuant et de dévoration par la mort le transforment en ce « garde-manger », cette matrice nourricière que fut pour lui le corps maternel. Sans doute voit-on ici l’autre image de la matrice : un corps mort qui donne la vie. À cet égard, l’image du mort-vivant est largement diffusée dans toute l’œuvre, tout d’abord dans sa dimension intemporelle qui désigne moins l’éternité qu’une fixité du temps. Ainsi, le château de Saint-Germain acheté par Solal renvoie à une aristocratie qui commence au Moyen Âge, mais aussi, par le comte du même nom, assimilé à Cagliostro, à une origine qui se perd dans la nuit des temps : de même, les caves de Berlin sont le refuge d’une lignée d’antiquaires. Les caves labyrinthiques du château, celles de Berlin, la maison de Mangeclous, les chambres occidentales pour le roman, la chambre partagée avec Viviane, l’appartement et le bureau de l’auteur, pour l’autobiographie, figurent le même bonheur d’être enterré vif. Le fait qu’il s’agisse d’un désir inconscient fondamental se manifeste par des dénégations, des évitements, mais aussi par une mise en acte obtenue par les actes manqués de Solal : « Durant tout le film, il rumina son obsession [...]. Eux, les fous, enterrés vivants dans leur amour. »58 Le visage de la Mère qui surgit pendant l’amour : « Solal se sentait seul, chassait l’image interposée de sa mère et la mort frissonnait en ses os et la vie s’échappait en tumultes joyeux. » (S, p. 58) et le visage de la mort, que prend la femme aimée, possèdent une étrange parenté, en une association révélatrice de l’emprise obsessionnelle du corps mort, lié au réseau des dents et de la lune qui forment l’image de la Mère castratrice :
Elle ne savait pas que ces dents, illuminées par la lune et reflétées dans la psyché, étaient la première annonce de son squelette et que, par un après-midi de printemps refleurissant les champs et le cimetière, des vers s’insinueraient dans ces narines aspirant la vie et son parfum [...]. (S, p. 145-146)
88L’amour est fatal, la femme interdite. Une seule solution : s’enterrer vivant. On entend soudain différemment Solal avouant « se terrer » au Ritz. Bref, Solal fait le mort, comme Adrien fait le puissant.
89C’est pourquoi la représentation privilégiée du mort-vivant est la momie :
Parfois, la nuit, après avoir une fois de plus vérifié la chère fermeture de la porte, je m’assieds, les mains à plat sur les genoux et, la lampe éteinte, je regarde dans la glace. Entouré de certains minotaures de mélancolie, j’attends devant la glace [...], assis et les mains pharaoniques à plat, j’attends que ma mère, sous la lune qui est son message, apparaisse peut-être. (LM, p. 164)
90Cohen lui-même n’est-il pas cette momie enfermée dans le sarcophage de sa chambre, contre le dehors corrupteur et pourrisseur, lui qui est fasciné par l’impeccable immobilité de la mort ? Il construit obsessionnellement la froide perfection de sa tombe, préfère de loin le terme de « glace » à celui de miroir. De même, Solal se déguise, devant les Valeureux, en momie qui, « témoin d’un passé vertigineux, immobile, protégée, conservée, est l’image même de ce qui perdure ».59 Derrière les bandelettes qui signalent la mort-vie de cet hybride, c’est la puissance médusante qui règne. Comme Persée, il est tissé de ses liens avec son double, la Mère, et ne peut s’en défaire. Gardien des portes interdites, dans le seul Empire du Milieu qui lui soit accessible, momie vivante, il incarne la confusion qu’il ressent entre les genres et les classes du vivant.
91Un étrange personnage condense toutes ces significations : celui de Maïmon60, chef de la lignée maternelle et personnage épisodique, à la fois sur le plan narratif et dans son propre rythme vital. Sorte de mort-vivant, il vit dans un cercueil d’où il émerge à quelques moments clés, pour rappeler à son petit-fils les principes essentiels de son appartenance. Lui aussi vit intensément dans son cercueil, le corps squelettique mais le regard assoiffé de vie, vampirique :
À travers la courtine, les fils d’une barbe passèrent. Une main diaphane écarta le voile et une tête d’oiseau montra des yeux dévorés de curiosité. Sous la peau translucide, la veine du front se gonflait de bleus tressauts. (S, p. 44)
92et médusant : « [Il] n’avait cessé de jeter des regards rusés sur Solal hypnotisé. » (S, p. 44) Il le bénit, geste éminemment codé par la Mère dans l’autobiographie.61 Ce grand-père maternel, et doublement puisqu’il est le père de Rachel et Saltiel, ce « vieil égaré » exerce sur Solal un « attrait » auquel il a du mal à « s’arracher ». Qu’est-ce à dire ? Maïmon est le plus ancien donc le responsable de la lignée ; aussi ressuscite-t-il quand elle est en danger, pour redire sa Loi : seule compte la fidélité au sang, qui est ici le sang maternel. Il faut, en effet, faire justice, concernant les Valeureux, d’une illusion entretenue par l’auteur : ils sont tous « cousins » et se nomment tous Solal. Nous en concluons naturellement qu’ils sont parents de Gamaliel et de la lignée paternelle dont ils forment la branche cadette. Mais Saltiel est fort curieusement frère de Rachel. Vertigineuse consanguinité... Ainsi, lorsqu’il s’agit d’évincer Aude en introduisant, pour fiancée de Solal, la fille de Mattathias, ce qui est en cause c’est un nouveau mariage entre germains : voilà le dernier sens déjà pressenti du château de Saint-Germain (et de ses caves recélant les trois cousins germains – et jumeaux – de Solal). Maïmon est donc celui qui dit la nécessité de l’endogamie, c’est-à-dire de l’inceste, étant donné la généalogie des Solal, pour échapper à la trahison du mariage mixte : pour garder pur le sang, il est interdit de quitter la Mère. On voit se préciser la raison essentielle du dégoût qu’a Solal du corps de la femme juive, qui finit par s’étendre à toutes les femmes : trop incestueuses.
93Ce devoir de conservation du sang pur est sacré mais aussi sacralisé par le vieillard qui l’énonce, bizarre expression momifiée d’une sorte d’instinct vital spirituel :
Un miracle se produisit.
Le vieux Maïmon se leva et marcha. À la stupéfaction de tous, il parla avec lucidité, ironie et vigueur. [...] Maïmon était transformé. Il ressemblait à Solal. Sa voix bégayait du même rythme impatient/62 Sa bouche avait le même rictus [...]. Il proclama le devoir de garder pur le peuple. Solal devait s’unir à une femme sélectionnée par un élevage séculaire.
– Cette Léa est bête ? Le sang qui est en elle est intelligent. [...] Léa est laide ? La belle affaire. Est-ce une statue ou un cheval que tu épouses ? [...] Mais le seigneur Maïmon s’affaissa. Le sang qui avait afflué à ses paupières se retira. On le replaça dans la litière, on couvrit d’un châle la figure cireuse et Israël s’endormit dans l’attente d’un avenir. (S, p. 188-189)
94C’est le même vieillard qui sépare Solal d’Aude et de son brillant destin occidental, en couvrant ses épaules du châle de prière et l’entraînant dans le mouvement berceur de balancement. Maïmon est donc le Nom du message maternel identifié à celui du judaïsme tout entier : il n’est guère surprenant qu’il soit si proche de celui de « Maïmonide », qui s’appelait à l’origine Moïse ben Maïmon..., tout en comportant à l’initiale la première syllabe de... maman.
95À cette fixité clignotante du temps dans lequel, au sein d’un espace tombal, est contenu le mort-vivant, correspond un mouvement particulier : le transport passif, subi, comme le serait celui d’un corps dans son cercueil. Dans le roman, Maïmon est porté en litière ; la mère, dans l’autobiographie, a toujours subi le mouvement, emportée dans les trains et dans le dernier pour la mort, mais aussi, à travers sa figure substitutive, la naine Rachel, conduite en carrosse par une rosse malade et lente ; les Diane de Solal sont également emportées sur une monture qui euphémise le cheval de la mort. Comme la mère qui est de moins en moins mobile, elles suivent cette involution : d’abord elles se font emporter, puis s’immobilisent progressivement, soumises à l’attraction exercée par Solal, dans un lieu clos qui se révèle contaminé par la mort. Au contraire, les voyages de Solal sont hors champ, montrant que l’essentiel réside dans une présence-absence immobile. De Genève, où ils meurent tous deux, Cohen et Solal ont les mêmes mots pour sa géométrie, sa neutralité « honnête ». Ville-sarcophage au lac « stylographique », elle constitue, comme la rigole au milieu du crâne de Mangeclous, cet espace de compromis où l’exilé peut assoupir ses déchirements et l’écriture advenir. Dans l’appartement clos et après vérification « de la chère fermeture de la porte », l’auteur s’enferme dans sa chambre, elle-même décrite par les visiteurs comme monacale et son bureau comme étant bien « le petit cimetière » sur lequel stylos et instruments d’écriture sont rangés ainsi que des corps en leur cercueil. Voilà comment il peut écrire et rejoindre la morte : en faisant le mort.
96Car « les jeux sont faits »63, tout est fixe mais aussi fixé dès le début. En effet, cette nécessité de la mort, propre aux obsessionnels, égalise toutes les différences et les coupures.64 De fait, rien n’est plus pressé à Solal-Cohen et, dans une moindre mesure, à Mangeclous, que d’envisager sa mort et visualiser les cadavres. Il faudrait se couper du monde maternel pour conquérir l’autre femme, se montrer viril et vivant. Or, dans l’apparence choisie par Solal pour séduire Ariane, tout désigne, par l’usure et le délabrement, le vieux Juif du ghetto mais aussi bien le mort futur. Le caractère obsessionnel du thème de la mort65, son attraction et son horreur amènent la tentation du suicide pour « se débarrasser dès à présent de cette corvée [...] », mais aussi le désir de séduire pour se divertir. Les deux termes n’ont-ils pas même sens ?66 Ce faisant, Solal ressortit à l’image d’un mort-vivant particulier : le vampire. Car ce qui est remarquable dans son apparence, outre le long manteau noir et la toque de fourrure, ce sont les deux dents qui ressortent de la bouche édentée :
[Il] découpa deux bandes de sparadrap noir, les plaqua sur ses dents de devant, à l’exception d’une à gauche et d’une à droite, ce qui lui fit une bouche vide où luisaient deux canines. (BS, p. 28)
97Et c’est cette bouche qui fascine Ariane et provoque son horreur, dans une curieuse négation des deux canines qui signalent l’agressivité inconsciente de Solal : « Atroce, ce sourire sans dents. Atroces, ces mots d’amour hors de cette bouche vide. » (BS, p. 40) Ainsi Solal, tel qu’Ariane le voit, se rend-il étrangement semblable au personnage maternel autobiographique, qui a coutume de masquer sa bouche édentée à l’aide de sa main. Atrocité d’une bouche d’ombre, « le sourire noir où luisaient deux canines » renvoie à toute la symbolique de l’absorption, de la dévoration et de la mort, qui parcourt l’œuvre. La mort n’obsède pas seulement Solal mais tous les personnages substituts de l’auteur ou de la Mère : Ariane, avant de connaître Solal, tente de se suicider ; Adrien, qui la sauve, se tue par désespoir d’en être abandonné ; Mangeclous est parfois monopolisé par l’envie du suicide, retenu au dernier instant par les plaisirs compensatoires de l’oralité. Adrienne et Isolde se suicident pour laisser la place à la passion de Solal envers une femme plus jeune, exposant ainsi le sort fatal dévolu à la passion des Mères. Le remords éprouvé devant leur sacrifice est si insupportable qu’il se voit refoulé, dans le personnage comme dans le texte, au point que Solal oublie jusqu’à la réalité de la mort d’Adrienne. Le déni de la mort des autres se double de l’obsession de sa propre mort : Solal se suicide à deux reprises, la deuxième fois sans retour.
98Or, cette vision obsessive signifie le désir non pas de mourir mais d’être immortel : le désir de mort doit être interprété, comme souvent dans l’Inconscient, de façon contraire aux manifestations.67 Le temps est alors mesuré de façon à encadrer la vie d’une véritable clôture spatiale : l’obsessionnel, « comme celui qui se sent près de sa fin, met de l’ordre dans les choses, indéfiniment. [...]. Ce monde spatialisé, rigoureusement ordonné, [est] celui-là même qui soutient, étend, supporte et constitue [son] corps même, comme les pyramides contiennent les momies ».68 De ce point de vue, le bureau d’Albert Cohen est très proche de celui d’Adrien Deume : se rejoignent le prototype du bureaucrate et les traits essentiels de l’obsessionnel dont tous les gestes semblent fixés par des rites, et qui s’y livre chaque fois tout entier pour repousser le vide, mieux clore l’espace et le temps. Ainsi Adrien ne cesse-t-il de dénombrer, après les cellules identiques dont se compose l’espace de la SDN, les jours de travail qu’il lui reste à accomplir jusqu’à sa retraite, congés et jours fériés méticuleusement exclus. L’une des différences essentielles effacée par la mort est celle qui existe entre soi et l’autre : elle délivre du regard d’autrui. Ainsi, Albert Cohen pense à sa mère morte avec ce soulagement que « maintenant et morte, elle n’est plus juive »69, puisque, implicitement, nul ne la voit plus. Curieuse conjonction qui montre que présent et mort de la mère ne sont pas joignables.
99Cette contagion de la mort explique l’étrange pétrification générale des éléments de l’œuvre. « Dans un tel milieu, les processus d’identification acquièrent eux-mêmes une sorte de rigidité cadavérique, dont l’animation ne vient que d’un perpétuel jeu de miroirs ».70 Cette observation paraît essentielle à la compréhension du processus créateur et de son évolution, en apportant une interprétation des dédoublements dans le désert des miroirs. Car ce sont eux qui animent paradoxalement l’œuvre, alors que la vie n’y est pas animée, contrairement aux apparences que donnent la prolifération verbale et la liberté tout aussi apparente de la diégèse. Chaque être est enfermé en soi, et si Solal se flatte de les comprendre intuitivement – illusion de toute-puissance difficile à déjouer – personne ne change personne. Les jeux sont faits, et chacun est emmuré dans un rituel, un habitus, un langage et une solitude immuables. Le mouvement vient toujours du désir de Solal, qui initie et oriente la diégèse : versant Valeureux, il les fait venir en leur supposant un désir mais n’écoute que le sien (puisqu’il les abandonne dès leur arrivée). Versant occidental, son désir de conquête sociale et amoureuse déclenche la narration. Que le désir cesse, le monde s’immobilise et chacun parle de son tombeau. Ainsi est-ce de sa voiture et derrière des rideaux, derrière une porte ou sous des bandelettes, que Solal contemple les Valeureux, ou, étendu sur un lit, cesse simplement de communiquer avec ses Diane.
100De même, tout se passe comme si toute leur existence de personnage consistait à broder en variations infinies sur une note initiale : on sait presque tout de Mariette, Scipion, les Deume-Sarles, dès les deux premières pages de leur apparition. Les figures secondaires, Maussane, Jacques de Nons, et toutes celles des « puissants », lord Rawdon, sir Georges, etc., ont une existence limitée (une ou deux mimiques, quelques paroles) et représentent surtout un cadre (la puissance politique française ou anglaise, le privilégié social...). Les personnages secondaires sur lesquels la tendresse véritable d’Albert Cohen s’est penchée, Hippolyte, le pasteur Sarles, oncle Gri, voire la tante Valérie d’Auble, sont exposés, mais déjà achevés, non évolutifs. Tous les personnages – y compris Adrienne, Isolde, Aude, le fils de Solal, Adrien Deume... – disparaissent purement et simplement, leur fonction terminée. L’œuvre s’offre comme la manifestation d’un désir pluriel et contradictoire qui emporte la narration dans des directions successives et souvent opposées et qui, ayant achevé son trajet, oublie sans retour les créatures qu’il a éveillées, animées, ayant soutenu par elles son cours et les déposant sur le rivage lorsque son énergie s’est tarie. Que l’attitude de l’auteur envers ses personnages soit tout à fait semblable à celle de Solal, qu’une fois utilisés ils soient jetés aux oubliettes, permet de comprendre ces soudaines chutes de chapitres qui semblent autant de chutes de tension : « Assez sur... Assez parlé de... » alors même que l’auteur paraissait irrésistiblement engagé. Tout indique que l’écriture est aussi compulsive que les autres manifestations du conflit. Lorsque la tension se relâche, le personnage a servi davantage à l’économie libidinale qu’à la diégèse, mais l’essentiel est, comme Cohen l’écrit lui-même, le plaisir de l’auteur. Car le personnage est, avant tout, un porte-mots et les mots ont un statut très particulier chez Albert Cohen : ils apportent la vie au sein du sarcophage, un univers de perceptions exultantes, des « milliards de sensations ».
101La mort n’empêche nullement la fantaisie, au contraire, pourvu qu’elle lui donne alors la tournure particulière de la danse macabre et du grotesque. Mais le monde est perçu à travers des vues statiques successives, en autant de scènes closes abruptement. Ces perceptions sont généralement données sur le mode subjectif, lui-même souvent porté à l’ironie et la caricature, ou simple fenêtre ouverte par les obsessions centrales.71 Seuls Solal et Cohen marquent une évolution, significativement identique : d’abord bien plus sollicités par la réalité, ils sont ensuite tirés de l’autre côté, dans l’Imaginaire et ses pièges, avec une force grandissante. La déréalisation travaille l’œuvre entière, temps et espace sont brouillés, les êtres n’ont de réalité physique que stéréotypée ou caricaturale : ce sont des statues une fois pour toutes décrites, déesse grecque contre dieu sémitique, immuables Valeureux, inamovible boulette au cou d’Antoinette, déguisement russe ou corps juif fantasmatique... La mimésis, les effets de réel ou la vraisemblance sont le cadet des soucis de l’auteur. Il tente non seulement de transgresser la Loi dont la nature est de délimiter l’interdit et d’instaurer la séparation entre les sexes, les générations, la vie et la mort, mais aussi ses rejetons littéraires, les frontières entre réel et fiction, refus qui traduit le conflit psychique entre Imaginaire et Symbolique.
102Enfin, la formulation même est reprise d’une œuvre à l’autre par pans entiers, phrases ou simplement formules.72 Dans la genèse de l’autobiographie, les phrases de Jour de mes dix ans et de Chant de mort se retrouvent à peu près à l’identique, des rajouts et des remaniements sont opérés, très peu de coupures effectuées. Leur formulation se retrouve aussi dans l’œuvre romanesque. Inversement, le roman donne à l’autobiographie des paragraphes entiers.73 Albert Cohen répondait d’ailleurs à ces objections et ces questions sur les récurrences lexicales thématiques et structurelles :
[Ce sont] les mêmes et pourtant qui ne se répètent jamais véritablement, car ces répétitions sont de nouvelles découvertes, les mêmes mais approfondies par la maturité et la méditation qu’apportent l’âge et l’approche de la mort certaine, qui incite à dire l’essentiel...74
103Cette réponse montre que l’écrivain, parlant ici des récurrences et chevauchements entre Mangeclous et Belle du Seigneur (mais cette caractéristique est extensible à toute l’œuvre), se satisfait de trouver du différent dans le même (ce qui n’est pas nécessairement le cas du lecteur). La preuve en est la lettre de Mangeclous à la Reine d’Angleterre, qui clôt comme un mémorial l’œuvre romanesque, puisqu’elle en constitue la dernière séquence publiée. Elle enchâsse, en effet, tous les thèmes abordés par les Valeureux et leur principal orateur, corroborant l’impression selon laquelle l’œuvre devient de plus en plus, après la mort de la mère, un « interminable bavardage » avec l’absente, un collage de propos décousus sur des thèmes qu’ils abordaient ensemble, coupés par des propositions culinaires ou des remarques à bâtons rompus. Le lecteur n’a nulle peine à transférer le désir de ce type de discours sur l’auteur :
Jamais plus nos interminables bavardages. Et je ne pourrai jamais lui raconter les récits qu’à Londres je tenais prêts pour elle et qu’elle seule aurait trouvé intéressants. Je me surprends parfois à me dire encore : « Ne pas oublier de raconter ça à Maman... » (LM, p. 167)
104Cette lettre permet en effet à Mangeclous d’avoir un pied sur la marche du trône royal, mais ce désir de puissance sociale recouvre mal, malgré l’humour défensif, le fantasme central qui travaille l’œuvre entière : évincer le Roi et prendre sa place, après l’avoir quelque peu raccourci. Ayant acheté une photographie de la reine, Mangeclous commente :
Sur ce portrait vous étiez accompagnée conjugalement ! Je dois avouer en toute franchise que j’ai ôté Votre Cher Époux en le coupant un peu, en tout bien tout honneur ! (V, p. 354)
105De même, Carnets 78 apparaît comme un mausolée où se feuillettent et se ressassent avec désespoir les thèmes antérieurs, un mausolée dédié à des morts déjà célébrés – l’ami Marcel Pagnol qui prend ici une place étrange semble condenser « l’ami Paul » et la nostalgie de l’enfance – un livre envahi par l’obsession de la mort et la culpabilité de vivre. Un livre parfois sur le ressassement même75 dont il donne la clé, pressentie ailleurs, avant, dans le roman :
Tous ces péchés de vie, je les ai dits déjà dans un de mes livres, mais je les redis et dois les redire, car ils me hantent et me font honte, honte et douleur. Je ne sais dire que ce que je ressens et qui me torture. Ressasseur je suis, ressasseur je demeure.76
106C’est que la Mère est de plus en plus clairement la destinataire d’une écriture composée, dit-il, « en l’honneur de ma mère morte », mais aussi alimentée par elle, dans son langage, sa thématique et son symbolisme.
107Simultanément, l’obsession de la mort et ses manifestations, que la figure maternelle alimente, prennent une place centrale avec leur thématique et leur symbolisme. Cette obsession apparaît comme l’une des caractéristiques majeures du personnage de Solal, dont l’ambivalence à cet égard manifeste particulièrement la troisième direction interprétative : « désir et crainte de la mort ». Si les débuts de l’amour, la vigueur de la jeunesse et la restauration narcissique due à la victoire ont permis le recul de l’emprise fatale :
Il existait et elle s’apercevait de son existence maintenant ! Admirable. Il était vivant et les morts étaient bêtes au cimetière. À bas les morts ! Honte aux morts ! (S, p. 57)
108Aude, au château de Saint-Germain, est la première à faire un tableau des symptômes obsessionnels de Solal :
À table, il ne parlait presque pas et lorsqu’il parlait c’était plus décourageant encore. Toujours la mort ou les ignominies physiologiques de tout être humain. Tout de même, il y avait de belles choses claires dans la vie. Et encore, chez lui, cette continuelle désévaluation, cette ronde diabolique du relatif. Ou plutôt non, des décors, et derrière, des décors, et rien de vrai à quoi s’accrocher. (S, p. 248)
109On reconnaît aisément la plupart des éléments caractéristiques du « mythe personnel ». Or, Solal a clairement fait le choix de la réussite qui se confond avec celui de la vie : « Moi d’abord. Moi vivre. Vivre moi. » (S, p. 237) Il « savoure grandiosement » sa revanche sociale, avec une femme qui en fait partie.77 Pour l’instant, tout se passe comme s’il lui était encore possible de se délivrer de l’origine, puisqu’il ne veut pas renoncer à une « vie péniblement construite ». Pourtant, deux événements, l’un antérieur et l’autre postérieur au reniement, réinterrogent différemment le conflit latent : alors que, depuis trois ans, Solal vit intégration et ascension sociale, un monologue intérieur d’Aude révèle qu’avant l’arrivée perturbatrice de Saltiel, son époux n’est pas entièrement vivant :
Pas un trait de son visage ne bouge Il est moins vivant qu’autrefois plus impressionnant chaque mouvement qu’il fait il le pense Le jour quand il vit il a des mouvements effrayants précis machine mais il ne vit pas vraiment [...] Pourquoi ne me parles-tu jamais de tes parents [...] Ce que tu aimes aujourd’hui tu l’écrases demain alors je ne sais plus [...] Lui c’est le diable il sait tout il peut tout il méprise tout il ne m’aime pas il n’aimera personne et demain avec le même sourire il me quittera pour toujours [...] je sais que tu m’aimes [...] poseur va théâtral hypocrite [...]. (S, p. 227-228)
110Une juxtaposition est significative : ce qui concerne la vie sociale, cette existence cybernétique vécue comme une mort, laisse place au mutisme concernant ses parents.78 Entre les deux, dans l’absence de lien, le conflit latent. La transgression que représente le reniement du judaïsme, et la culpabilité consécutive – qui met les figures parentales en danger d’être perdues – ont redonné au conflit psychique une vigueur que seule une formation de compromis79 – ce qu’est la construction onirique du château de Saint-Germain – a pu calmer un moment. L’achat de ce château par Solal, geste fort coûteux qui s’est effectué le lendemain même de son reniement, a pris la forme d’une « compulsion ». Dans notre exemple, le choix du judaïsme a d’abord été inhibé au profit de l’ascension sociale et de la conquête amoureuse, mais le départ des parents après le reniement de Solal lui a fait si peur que son choix a basculé secrètement vers le retour à l’origine. Or, si un choix est effectué pour l’une des décisions inhibées, le déplacement qui le permet « se manifeste dans des commandements et des interdictions, suivant que la pulsion tendre ou la pulsion hostile a gagné le chemin de la décharge »80, sous forme de « compulsions » irrésistibles et inexpliquées. Il est alors remarquable que le château de Saint-Germain s’appelle La Commanderie, information parmi les premières que Solal, muet sur les raisons de son choix étrange, donne à Aude. Dès l’abord, il est clair que c’est la déshinibition secrète qui l’emporte : il est « fou de mort », et à la question d’Aude sur ses destinations nocturnes, répond : « [je vais] dans l’antre. Au royaume des morts. Dans la contrée du sourire effrayant. » (S, p. 251)
111L’évolution de ce schéma est un peu différente dans Mangeclous – Belle du Seigneur. Ce qui se manifeste d’abord du conflit dans Mangeclous paraît assez clair à la lumière du conflit précédent : la conversion au catholicisme n’est plus considérée comme une issue, mais l’ambivalence envers le judaïsme (« végétarisme de l’âme », « moutonnerie [...] qu’il aimait le plus au monde ») se dit haut et clair, tandis que la vie sociale, domaine désormais entièrement sexualisé, lui apparaît comme un code artificiel et illisible entaché d’immoralité, une prostitution légale. C’est pourquoi l’investissement amoureux devient le seul circuit de dérivation de la mort : « Se suicider ? Non, pas encore. Attendre le résultat de ce qu’il allait tenter ce soir. » (M, p. 288) Or, nous avons vu que, la conquête faite, le désir se tarit et que, à travers le fantasme de l’enterré-vivant, la mort omniprésente constitue pour Solal-Cohen le véritable narrateur omniscient de la vie, basse continue victorieuse de tous les solos et duos d’amour éphémères. Dans la chambre d’Ariane, ce n’est pas comme Julien Sorel contre d’éventuels agresseurs et pour répondre à une image héroïque de la conquête amoureuse, qu’il a son pistolet chargé, mais parce qu’il est toujours prêt à répondre à l’appel du suicide ; il a marqué au stylo, sur sa poitrine, l’emplacement du tir... Pendant la séduction même, l’obsession continue à petit bruit : après une diatribe antibabouine, « ... il s’arrêta, lui fit un bon sourire car il savourait ses araignées, avait oublié le troisième espace intercostal. » (BS, p. 319) Puis, aimablement, Solal explique à Ariane : « Moi aussi je me raconte des histoires dans le bain. Ce matin, je me suis raconté mon enterrement, c’était agréable. » Lit encore, après le « sixième manège », en a parte :
Éclatante de jeune force, somptueuse en sa double proue, et pourtant immobile bientôt sous terre [...] rigide et solitaire en sa caisse étouffante. [...] Chérie, ma condamnée, murmura-t-il. (BS, p. 331)
112Vite donc, aimer avant de mourir. Dans le cimetière, des yeux guettent, la terre appelle. Le chapitre central de Belle du Seigneur81, réservé à une intervention directe du narrateur comme témoin-miroir de ce qu’il fut, est construit autour de la déploration de sa jeunesse et de l’amour, mais, happé par la mort, il se transforme en danse macabre endiablée où cliquettent les squelettes des Diane.
113En effet, ce qui interrompt « la marche triomphale de l’amour » se dessine désormais nettement, sous les causes superposées mises à jour jusqu’ici : l’attraction obsessionnelle pour la figure maternelle morte et, consécutivement le refus de l’épreuve du réel, où l’autre doit différer. Le roman traduit ce refus en le déplaçant sur une séquence dont l’importance dans la diégèse se révèle assez vite mais dont la signification est refoulée (et doublement, comme il se révélera plus tard). Alors qu’Ariane a tout abandonné sans se retourner, Solal est retourné en secret dans « l’antre du sourire effrayant », dans la cave de Berlin : il est alors moins surprenant de le voir détruire l’amour et la femme conquise, pour sauver la figure maternelle, Rachel, en danger de mort, puis se punir de ne pas y avoir réussi. Les mises à mort, ou les « façons tragiques de tuer une femme »82, dont nous allons voir les différentes figures et modalités, expriment de façon privilégiée l’attraction ambivalente de la mort donnée ou subie et sont aussi la condition de la renaissance, lorsque la résolution du conflit a été ainsi figurée.
114Pour que disparaisse la tension, il faut que finisse par mourir au moins l’une de ses sources ; car si la structure diégétique des romans dessine une alternance entre les pôles, chacun s’effaçant dès que l’autre est investi, elle aboutit à une impasse. La seule issue réside dans l’effacement total des sources de la tension ; trois sacrifices sont alors possibles : celui de la figure maternelle, de la figure opposée d’une Diane, ou de celui en qui est noué le conflit entre l’origine et la Loi, le symbiotique et le Symbolique. Or, dans chaque roman, un événement a une première fois renversé la situation, permettant à Solal de passer d’une phase dépressive et du désir de suicide au retour du désir de conquête : le sacrifice de l’amante initiatrice. Les seules figures maternelles vivantes, Saltiel et Salomon, sont alors en Palestine, loin des préoccupations apparentes de Solal. De manière stupéfiante, à ce moment précis de la narration, ce qui révèle combien Albert Cohen partage les investissements du héros, l’auteur fait périr tout d’un coup ces deux personnages.83 Toutes les Mères ont disparu. La pulsion de mort se retourne alors contre l’autre femme, dont la figure devient de plus en plus phallique et menaçante ; elle est la coupable, la cause de ses malheurs, la cavalière cruelle dont il porte le mépris marqué sur sa face, qui n’a pas voulu le reconnaître dans sa féminine faiblesse juive : elle le veut vivant... il ne l’est plus, identifié à une statue, une gisante. L’ensemble de la scène de meurtre84 baigne dans une atmosphère d’« inquiétante étrangeté » : une force irrationnelle, incompréhensible, semble gouverner Solal et guider ses gestes (il se déguise, prend un bain) qui dessinent un cérémonial de mort, voisin du rituel de la conquête. Les ambiguïtés se succèdent, montrant le brouillage des frontières génériques : Solal apparaît dans sa double nature, masculine et féminine, occidentale et juive, avec pantalon et châle, revêtu de soie et de franges, armé d’un poignard et d’un collier de perles. Ce dernier, lien protecteur légué par Adrienne, renforce l’impression d’une identification maternelle que la suite confirme. D’une manière aussi soudaine qu’incompréhensible, le geste meurtrier, le poignard dressé, laissent la place à une attitude entièrement masochiste de renversement s’organise autour du reflet dans le miroir qui lui renvoie l’image de son double, sa face lumineuse et non plus ténébreuse : « Les mains illuminées de perles et le visage éblouissant [...], il apparaît envahi par la bonté qui [...] était une lumière de Dieu sur le visage de cet homme.85 » Solal est à nouveau capable de percevoir la beauté du monde où « une branche fleurie se balan[ce] sous le poids d’un rouge-rouge-gorge ». La transmission maternelle et son pouvoir d’attachement s’accentuent : ne sachant où poser ce collier, « il le pass[e] autour de son cou », puis son attitude s’inverse et devient passive :
Il éprouvait devant cette femme un sentiment puissant et mystérieux de reconnaissance. Oui ; elle m’a frappé. Qu’elle soit bénie. Oui, j’ai souffert par elle. Qu’elle soit bénie, en vérité. Elle a brisé ma vie. Qu’elle soit bénie... (S, p. 335)
115Cette passivité se poursuit dans l’attitude masochiste qui conduit au suicide. Rappelons que le poignard a été trouvé dans la malle qui symbolise, depuis la descente dans les caves, une partie du corps maternel clouté. Le prendre, ce phallus maternel, constitue une transgression qui se paie par un retour à la matrice et à l’indifférenciation sexuelle – autres visages de la mort. Face à Aude, il lui suffit de se rappeler les souffrances qu’elle lui a infligées pour ne plus se tromper d’objet : c’est lui-même qui, depuis des mois, a partie liée avec la mort, lui-même qu’il désire tuer comme lieu du conflit. Ainsi, le suicide de Solal se produit en plein soleil mais l’ensemble de la scène renvoie aux deux faces opposées du personnage, ce qui est traduit par l’ambiguïté du langage. Car comment entendre « Il était d’autres vies et il était d’autres femmes », (S, p. 338) sinon par la relance du désir à jamais lié à une position identificatoire ?
116La fin de Belle du Seigneur manifeste une radicalisation du conflit, car Solal y entraîne définitivement tous les aspects de lui-même.86 Dans un monde à nouveau déserté, Solal et Ariane, dans leur double suicide, rejoignent alors Rachel, la Mère fantasmée, qui « ne se cach[e] pas de pleurer son beau roi en agonie contre la porte aux verrues ». Or, celle-ci renvoie à la porte cloutée donnant accès aux caves de Saint-Germain et au coffre aux « pustules d’acier » : là encore, il faut entendre la mort comme un retour à l’indifférenciation entre sexes et générations. La réconciliation des conflits a lieu au prix d’une régression vers un état qui précède la naissance du conflit : vers ce moment où la mère est investie comme objet total sans que ni la problématique de la castration ni celle de l’inceste ne troublent le bonheur de la fusion. Solal-Cohen, perdu au fond du regard maternel, vit sous le régime de l’éternel retour à l’origine, du cycle plus lunaire que solaire, de l’ouroboros, collier ophidien lié au schème de l’androgyne.
117Le fils est passé de l’identification avec le désir maternel à l’identification totale avec la Mère elle-même.87 Albert Cohen se décrit comme « fils » et ne cesse d’exprimer la nostalgie de ce temps où il a incarné la seule chose nécessaire à sa mère. Cependant, l’insatisfaction maternelle persistante, et la sienne par réaction, sont fort bien décrits dans les dimanches marseillais du Livre de ma mère comme une « tristesse secrète » et le fait « qu’[ils] n’ét[aient] pas tout à fait suffisants l’un à l’autre ». En ce qui le concerne, loin de lui permettre de se détacher de l’identification au désir maternel88, cette insatisfaction l’a renforcée : enfant, il veut devenir encore plus performant, immensément élastique, une sorte de membre magique capable de « faire des sauts de vingt mètres de haut ».89 Adulte, il déplace insatisfaction et identification, les traduit par le désir de puissance et de vengeance sociales. Il n’a jamais reconnu le « tiers autre », le père réel, et ne peut donc à son tour s’identifier à ces mâles en puissance de femme : les accusant d’être des « babouins », il reste du côté maternel. « Sa mère, qui devait être la médiatrice et la voie, s’est imposée comme but et comme objet. Le cercle s’est fermé dans une effusion exquise alors même que s’amorçait la course au désir ».90 C’est que son père est un rival lui aussi trop identique :
Assez, j’ai réglé maintenant mon compte avec l’omnipotent de mon enfance, le chef aux effrayantes moustaches [...], le monarque aux sourcils froncés [...], lamentable monarque dont j’ai soudain pitié, une étrange tendresse de pitié, pauvre qui ne savait pas le mal qu’il faisait. (C, p. 10)
118La revanche de Cohen a pris de multiples visages dans le roman où le Père est tué et soumis de multiples manières. La trajectoire de Gamaliel n’en est pas moins paradoxale : d’abord tyrannique et tout-puissant à Céphalonie, puis entièrement soumis à son fils à Saint-Germain, ensuite entretenu dans une... maison close près de Genève, il se retrouve sans transition en Palestine avec les Valeureux, où, revirilisé, il se serait enfui – selon Mangeclous, qui est un menteur... – avec une « Soulamite de 18 ans » pour ne plus jamais reparaître : il n’est pas si facile à réduire, puisqu’il a été assimilé au désir contradictoire du fils. Monsieur de Maussane, homme puissant et respecté, figure paternelle occidendale et adoptive, tombe sous l’influence de Solal et finit, alors que le jeune héros vole de ses propres ailes dans un hôpital psychiatrique... Les autres personnages principaux sont orphelins, manière de tuer le Père d’avance. Les premières images héroïques de l’enfant, les militaires – et le mythe construit par les parents autour du capitaine Dreyfus n’y est probablement pas étranger – ne furent pas autorisées à se réaliser du fait de l’antisémitisme (comme le signifie également la scène du camelot). Son désir pathétique d’être aimé et reconnu s’adresse désormais aux femmes. Mais il n’a pas d’autre moyen de « rompre sa sphère enchantée, bulle de verre et de rêve, que de s’exposer sans relâche ; se montrer, fesses ou sexe, douteur, malheureux, subtil dialecticien, raté paradoxal, dans l’espoir secret qu’un Autre, homme ou dieu, mais vrai, se manifestera, interviendra pour le reconnaître, l’éveiller de son rêve, le rendre libre à son désir, fût-ce en le punissant ».91 Si cette « exposition » est à merveille réalisée par l’écrivain dans la médiation de l’œuvre et éclaire un aspect de sa demande au lecteur, elle est bien aussi accomplie sous tous ses aspects par Solal séduisant Ariane : il court nu dans la rue de Cologny avant de pénétrer dans la villa et, déguisé en ce qu’il est vraiment – le mythe juif de sa mère – se montre à Ariane ; de plus, séducteur paradoxal, de sexe ambigu et de cultures clivées, esprit corrosif et naïf enfantin. Le geste punitif d’Ariane l’a bien rendu libre à son désir, mais la condamner en retour à être séduite « en femelle » montre que Solal ne prend pas celui-ci à son compte : il en accuse au contraire l’autre, condamnant à mort le désir et Ariane et lui-même. Là réside le sens latent de la scène de séduction et, finalement, de Belle du Seigneur. Le fils et la mère « ont enfanté un peuple d’ombres dociles, doubles infiniment répétés ; mais ils se sont séparés (c’est la raison même de leur union) de tout autre sujet, de tous les autres êtres de désir [...]. Il ignore littéralement que son père, ou que tout autre sujet, puisse vivre de désir, puisse nourrir des rêves différents du sien ».92 Cette impasse est reconnaissable dans toute l’œuvre, vouée à la quête impossible de l’autre et l’enfermement dans l’identique.93
119Le déni des différences se superpose à la réalité dont les principes se voient assujettis à un sentiment d’exception, un droit de revanche auto-octroyé. Ce refus s’enracine dans le désir d’un brouillage généralisé des frontières, à l’œuvre entre Bien et Mal, vie et mort, mais aussi entre les sexes.
L’Androgyne : double, moitié ou zéro ?94
120L’aspiration à l’unité exprimée par l’androgyne n’est que l’envers nostalgique d’une omniprésente ambivalence dont le projet entier de l’écriture marque, chez Cohen, le désir de dépassement. Le foyer de cette ambivalence généralisée, celui qui en organise la présence dans le texte, est aussi celui malgré lequel elle s’inscrit : il participe donc, pour ne pas être démasqué et acculé au choix, à une stratégie sans doute très archaïque et inconsciente du brouillage des frontières. Or, quel lieu plus secret de l’identité que celui de l’identité générique pourrait-il être frappé d’indécision ou de refus des limites ? C’est pourquoi la dualité qui frappe l’amour hétérosexuel, chez Cohen, demande à être éclairée par un regard sur ses marges, homo-et bisexuelles.
121Précisément, la figure de l’androgyne échappe, au moins partiellement, aux catégories sexuelles. D’une part dans la théorie psychanalytique, la nostalgie de l’androgyne se confond avec celle du narcissisme primaire, cet état où le petit enfant se vit comme unité et totalité : il n’a pas encore découvert la division des sexes et n’a pas dû renoncer à son sexe non biologique ni à sa mère comme objet total et symbiotique. D’autre part, sur son versant mythique et mystique, elle renvoie à un désir d’unité et de totalité.95 Les mythes antiques, repris par la philosophie platonicienne, puis les mysticismes monothéistes expriment la nostalgie d’une perfection où s’abolissent dualité et division génériques : souvenons-nous de ces entités rondes, pour un tiers androgynes, un tiers mâle-mâle et un dernier tiers femelle-femelle, qu’imagine Platon dans Le Banquet pour rendre compte de la quête inlassable de l’amour sous ses diverses formes.
122Or, l’on constate que l’œuvre d’Albert Cohen fait « travailler » la figure de l’androgyne selon ces deux modalités, mythique et fantasmatique.
123Le fantasme fait osciller les personnages principaux entre la quête hors de soi d’un double, jumeau et reflet, et la revendication en soi d’une double polarité masculine et féminine. Il s’agit chaque fois de réitérer le mythe de l’androgyne, refaire du deux un singulier absolu. Pourtant, le dernier cas se module à son tour de deux manières, car à la revendication précédente s’ajoutent le refus, la négation, le dégoût du sexuel, qui manifestent le désir de revenir à l’indifférenciation originelle.
124Être tout ou n’être rien, tels sont les termes de l’alternative ; tous deux manifestent un déni de la différence sexuelle, d’abord par une inversion généralisée du masculin et du féminin qui traduit tantôt nettement l’homosexualité, tantôt l’androgynie – les femmes sont phalliques et les hommes féminins. Ensuite, par une négation du sexuel dans un monde peuplé de chastes frères et sœurs.
125L’homosexualité tient une place manifeste dans l’œuvre en ce qui concerne le saphisme, mais reste beaucoup plus discrète, sinon secrète, quand elle est masculine. Pourtant, si le saphisme se dit et s’écrit, il est toujours soumis à dénégation, par la parole ou les faits. Ainsi, Aude vient s’asseoir sur les genoux d’Adrienne, « ... éprouvant un plaisir sans doute pur à poser sa joue contre les beaux seins fermes. » (S, p. 87)
126La dénégation de l’homosexualité attire l’attention d’autant plus que des termes peu différents reviennent dans Belle du Seigneur à propos de la relation entre Ariane et Varvara :
Je la trouvais très belle. J’aimais baiser ses mains, ses paumes rosées, ses tresses lourdes [...]. Je commençai à apprendre le russe, pour pouvoir le parler avec elle, pour être plus intimes. Nous dormions ensemble. Oui, c’était de l’amour, mais pur, enfin presque. (BS, p. 21)
127L’amour est avoué, mais dans l’après-coup, lorsqu’il peut, après la mort de Varvara, être reconnu sans risque. Les préférences sexuelles d’Ariane semblent s’accentuer à chaque grand monologue : ainsi les associations verbales involontaires se chargent de relier le désir envers Varvara à la fascination sexuelle pour la Sphinge d’un carrefour genevois (avec toute la charge incestueuse que, de surcroît, elle symbolise) :
Je m’arrêtai pour regarder cette lionne assise à tête et buste de femme elle avait des seins lourds qui me troublaient je devais avoir treize ans j’y pensais la nuit dans mon lit [...] je n’ai jamais aimé les baisers qu’avec Varvara j’aimais toucher sa poitrine je croyais que c’était de l’affection quelle couche96 (BS, p. 21)
128À la fin de Belle du Seigneur, Ariane prétend n’inviter Ingrid dans leur lit que pour réchauffer les cendres du désir éteint de Solal ; or, quelques indices précédents montrent qu’Ariane fut, plus que Solal, sensible à la beauté d’Ingrid.97 Pourquoi ces aveux aussitôt démentis, atténués ou frappé d’irréalité ? Et pourquoi encore la disparition du saphisme des Diane face à Solal ? Comment expliquer que Solal, vitupérateur de la « babouinerie » et si prompt à désirer la chasteté, soit élu comme le seul mâle satisfaisant ? Que les femmes n’aiment pas les hommes, sauf Solal, ne signifierait-il pas au contraire que Solal est le seul homme suffisamment féminin pour que ces Diane-là y trouvent leur compte ? Ces incertitudes mettent sur la piste de ce qui est probablement une double visée (consciente ou non) d’Albert Cohen : le travestissement de sa féminité sous ce double – le moyen est proustien – et la réassurance sur sa virilité. Ces remarques laissent supposer qu’Aude et Ariane jouent également le rôle de doubles féminins de Solal.98
129En effet, l’homosexualité masculine s’exprime de façon beaucoup plus détournée. La relation entre Maussane et Solal paraît d’abord toute de paternelle protection mais quelques étrangetés nous arrêtent au passage. Solal fait à son patron, dont il est le secrétaire apprécié, une déclaration d’amour ainsi exprimée : « J’avais quelque chose à vous dire. Ah oui, je t’aime beaucoup. » Maussane, quant à lui, désireux d’emmener Solal à Genève où il devait se rendre, s’en explique curieusement :
Je ne tiens pas à vous laisser seul à Paris et à apprendre par les journaux qu’un énergumène est allé embrasser à la turque le Président de la République. En réalité, Maussane ne pouvait plus se passer de ce garçon qu’il aimait, (S, p. 111)
130La juxtaposition laisse à penser que la jalousie de Maussane est plus homosexuelle que paternelle, bien que ce ne soit pas nécessairement contradictoire : Solal aime « fémininement » la démarche de son père ; les pères, à l’inverse, comme le montre Mangeclous, aiment « pédérastiquement » leurs enfants.
131De même, l’attrait exercé par Solal sur Jacques de Nons est violent, comme le montre la jalousie d’Aude :
Cette amitié subite et exagérée avait quelque chose de pénible. Depuis que Solal était là, Jacques faisait moins attention à elle. Et impossible de le convaincre et de l’arracher à cette influence. Il refusait de l’écouter, disait qu’elle poussait la jalousie trop loin. Influence vraiment pernicieuse puisque ce brillant officier en venait maintenant à développer des théories antimilitaristes, (S, p. 112-113)
132Jacques, devenu anti-babouin, serait-il passé à un autre règne que celui de la force ? Le martial officier est tenté par les ambiguïtés de la littérature gidienne : « Il avait voulu faire une œuvre arbitraire et gratuite [...]. Le mari s’appelait Marie et la femme Claude ». Si Claude est un prénom androgyne, « Marie » n’est prénom masculin qu’accompagné. D’autre part, la confusion, le brouillage des sexes et des préférences sexuelles semblent rendre Solal parfois fort illogique : lors d’un bal, lord Rawdon danse avec Ariane. Solal est terriblement jaloux. Tout indique manifestement qu’il l’est de l’aristocrate anglais qu’il vient d’étiqueter comme « sensible à la beauté masculine ».99 Comment comprendre alors une jalousie si féroce ? De fait, Solal a avec Lord Rawdon des contacts qui provoquent un effet étrange : il le prend par le bras, simultanément le rhume de cerveau qui l’avait brutalement assailli disparaît. « Dommage », se dit mystérieusement Solal. Suite de la diégèse : provoquant Rawdon en duel, Solal est blessé par mégarde par le jeune lord auquel il a tendu lui-même un pistolet. Solal lui avoue alors son amour pour Aude, et Rawdon, bien entendu, le rassure : « Solal, fou de reconnaissance et de joie, baise le jeune homme sur la bouche. Ah oui, le bras saigne. Aucune importance. » (BS, p. 132) Ce passage est fait de juxtapositions factuelles et formelles qui paraissent l’expression de la jeunesse et de la passion, emportant l’adhésion du lecteur par l’éclipsé de la continuité rationnelle. Mais le détail du collage et les échos dans le reste de l’œuvre mettent en évidence d’autres fils dans l’écheveau. Ce bras qui saigne et cet écoulement nasal qui cesse, le don du pistolet, la blessure indolore et la spontanéité du baiser en échange, voilà qui renvoie à un scénario homosexuel fantasmatique, avec une composante sado-masochiste. Car, si la punition, même involontaire, renvoie Solal à son désir, quel est donc ce désir ?
133En outre, ce duel invraisemblable avec un homosexuel pour la possession d’une femme s’adresse peut-être davantage à l’homosexuel en lui, qu’il faut d’abord vaincre pour accéder à l’hétérosexualité. La nature mimétique du désir interroge aussi celle du médiateur dont le désir est imité : Jacques est officier, mais que penser de sa virilité ? Il est tenté par des romans gidiens, fasciné par Solal, incapable de se « conduire en maître », troublé par l’androgynie d’Aude, à laquelle il laisse le commandement à la fin de Solal. Jacques de Nons, lord Rawdon : voilà deux médiateurs bien peu assurés de leurs préférences sexuelles. À une rivalité virile manifeste correspond une structure latente homosexuelle.
134Toutes ces notations éparpillées dans le texte sont autant de corpuscules échappant au tamis un peu plus gros de la censure consciente. Cependant, le filtre le plus sûr et, pour cette raison, le plus utilisé contre les ruses de l’Inconscient est le détournement total du regard interprétatif vers une scène publique où tout semble se jouer en pleine lumière, la scène du social et des conflits entre individu et société. La grille de l’analyse psychologique classique, accompagnée d’une grille sociologique, semble la plupart du temps contenir le fin mot de la plupart des personnages. Le phénomène est très sensible dans Belle du Seigneur, roman des ambitions sociales et de l’échec d’une passion hors de la société. Le pieux cercle bourgeois Sarles qui préfigure le cercle Deume, les milieux politiques parisiens, genevois ou londoniens, de même que les préjugés populaires – xénophobie et antisémitisme – ne laissent personne s’évader du déterminisme pessimiste général100, quelques figures exceptionnelles mises à part. Cette cohérence, qui appartient à la vision romanesque du xix e siècle, semble rendre compte des personnages.101 À plus forte raison lorsque l’un d’entre eux, Adrien Deume, est chargé de représenter l’engloutissement dans le social d’un individu qui s’identifie totalement à ses relations : « L’homme ne vaut que par ses relations ! Bien plus, l’homme est ses relations !» (BS, p. 68) s’écrie-t-il avec passion. De ce fait, sa féminité apparaît comme le résultat de son arrivisme et de son culte des signes hiérarchiques : le mobilier de son bureau signale son rang dans la fourmilière de la SDN, et les objets les plus dérisoires en apparence – taille-crayon, agrafeuse – se chargeraient du seul poids des idéaux sociaux, causes suffisantes des actes et des pensées. Mais à l’abri de ces filtres, le personnage d’Adrien devient également susceptible de favoriser l’expression des tendances inconscientes. Adrien est dévoré par son image : lui aussi veut, pour ne jamais perdre l’objet narcissique, être cet objet102, processus d’identification qui dirige le comportement inconscient. Le long passage de la rencontre entre Adrien Deume et Solal, dans Belle du Seigneur, apporte un éclairage supplémentaire. Le personnage est présenté comme naïf, aveuglé par ses croyances : cela permet des expressions pour ainsi dire involontaires de soi, des laissez-passer délivrés à l’Inconscient, d’autant qu’il montre une incapacité à se limiter et à éviter la répétition, propre à tous les représentants de l’auteur. Ainsi, face au S-SG, Adrien « ne s’appartient plus » : les adverbes et épithètes – « machinalement, incompréhensible, inconscient, flottant, absolument abstrait » – traduisent ce déplacement à une autre instance psychique. Le signe le plus net se marque dans l’humour employé, qui tire la scène vers une parodie du sacré en même temps qu’il reste un processus défensif :
Chaste et timide, bouleversé par ce sublime attouchement, l’esprit en déroute, Adrien Deume allait immatériellement, écoutant de toute son âme [...], spiritualisé, vierge bouleversée et timide épousée conduite à l’autel... (BS, p. 89)
135Cet Adrien-Marie paraît pourtant pris, de façon détournée, dans les rets du désir inconscient :
En marche vers son destin, il donna machinalement plus de charme à sa cravate en en pinçant le nœud. Ignorant sa femme, [... il] se hâta [...] vers le lieu sacré avec une aimable expression de vitalité [...] et le bas-ventre tenaillé par une envie incompréhensible et inopportune. (BS, p. 88)
136Le texte insiste sur la nécessité d’une virginité reconquise pour aller s’offrir à Solal : le montrent sa veste qu’il frotte fébrilement, son obsession d’être « absolument correct en une certaine partie de son vêtement » dont il vérifie à plusieurs reprises le boutonnage (« il déboutonna même pour être bien sûr qu’il reboutonnait à fond »).103 Solal est ainsi en position de camelot, telle est la revanche du... social. Cette rencontre est si fort celle du social et du sexuel, que l’expression du visage d’Adrien, dont « le sourire de jouvencelle était délicatement sexuel » se juxtapose à « il avait enfin des rapports personnels », en une belle in(ter)version. « Tête adorante vers Solal qui soudain le prit par le bras », « l’attouchement », pour « sublime » qu’il soit, n’en porte pas moins sa charge de désir, comme le montre la chute du passage104 : « Ô bonheur de son bras tâté ! », où la sucession des consonnes bbtt ne manque pas d’intérêt phonétique.105 Enfin un lapsus d’Adrien transforme en « pompiers » les « papiers » que le Sous-Secrétaire Général106 tient dans « ses mains d’abondance ». Les rapports sociaux partagent les hommes en deux groupes, dominants et dominés, homosexuels actifs et passifs – dans une société active essentiellement masculine. Mais cela signifie aussi que les personnages d’Adrien et de Solal, dont nous avons vu que ce sont des doubles, jouent entre eux la double position homosexuelle active et passive. Que la vitupération essentielle de l’œuvre porte sur la babouinerie, le règne de la force et la virilité généralisée du pouvoir montre l’instauration des forces de défense : l’interdit de l’homosexualité échangé contre l’immoralité de la virilité triomphante. En effet, les hommes, accusés d’être forts, sont bien féminins dans l’œuvre de Cohen.
137L’« autel à la France » conçu par l’enfant, qui contient un certain nombre de modèles masculins, grands écrivains, héros guerriers, scientifiques et politiques, les deux premières catégories étant surreprésentées, paraît marquer le désir d’une identification masculine mais est en réalité plus ambigu. Dans le choix des personnages, des féminins cachés (La Fontaine ou Lamartine) apparaissent ; la mixité s’introduit parmi les héros guerriers eux-mêmes puisque Jeanne d’Arc, telle une Diane historique, en couronne la liste. Parmi les objets d’adoration, les symboles érigés tels que drapeaux, soldats de plomb, cathédrales, tour Eiffel, photos de chefs, sont complétés par des apports originaux, destinés le plus souvent à leur servir de contenant... De plus, l’armoire-autel du fils correspond au bahut-passage sacré dans les caves maternelles de Solal : fermé à clé, visité le soir, secret. Lumières des bougies, « fragments de miroir, billes d’agathe, bouts de verre coloré »107, tout désigne cet autel comme l’un de ces investissements inconscients que la multiplication des reflets fait relever de l’Imaginaire plutôt que d’une Loi occidentale nouvelle. Ce bric-à-brac d’admiration montre une propension à la dévotion, un besoin d’identification fusionnelle, une quête constante de l’approbation des adultes, qui aboutissent à la composition d’un symbolisme naïf de fleurettes, d’oiseaux et de qualificatifs enfantins. Cette capacité d’enthousiasme et de démesure de l’enfant est revendiquée par l’écrivain avec force :
J’étais un frangin et des oiseaux et des fleurettes [...] toqué un peu, sans cesse émerveillé, vénusiaque et ravi, vite amoureux, rêveur infini, (VFH, p. 64)
138énumération où les échos sonores traduisent le plaisir de l’emportement narcissique dans le monde de l’enfance.
139La féminité de l’enfant attire d’autant plus l’attention qu’elle est l’une des ratures de Jour de mes dix ans, première version de Ô vous, frères humains. Première disparition, celle de la description physique toute en courbes et douceur : il s’est décrit avec « de grands yeux de fille, des joues de pêche irisée, le sang très doux, des cheveux bouclés », et ne conserve que les termes de « naïf un peu féminin » tout en les opposant aux rêves d’héroïsme viril qui suivent.108 Il est ainsi frappant de voir dénoncé et mis sur le compte du seul camelot le triomphe de la position féminine passive, confondue avec les signes stéréotypés et obsédants de la judéité. Seconde disparition qui témoigne du changement d’image qu’effectue l’auteur : dans la première version, nulle Viviane rêvée mais un Paul réel dont Cohen garde quelques traits dans Le Livre de ma mère, avec une expérience qui lui semble assez inoffensive pour que le récit en soit rapporté :
[Je partageais] d’immondes soi-disant truffes [...] une ignoble pâtée brune [...] une crétine bouillie [...] avec mes condisciples admiratifs qui venaient la brouter dans ma main et que nous baptisions délices de Mgr l’Évêque. (LM, p. 37)
140Se lit, dans l’abondance de précautions dévalorisantes, l’expression d’un plaisir coupable, plaisir de nourrir avec le produit chocolaté alliant oralité et analité, homosexualité trouble dans la jouissance à se faire « brouter [dans] la main » et identification maternelle (la main secouée rappelle le biberon, empli de bouillie). Remarquons que tous ces souvenirs substantiels ont été remplacés par des rêves éveillés qui tiennent à distance toute impureté : ceux de Viviane et Charmant se veulent chastes comme des contes de fée. Il s’agit donc d’une élaboration secondaire qui marque la censure d’investissements plus secrets et le désir d’orienter l’autobiographie vers un passé mythique, une enfance idéale, radieuse et pure.
141La féminité des hommes est aussi celle d’Adrien. Les didascalies du narrateur insistent dans des parenthèses, sur la féminité d’Adrien : « (Nouveau petit rire aimant) », évidente aussi dans le récit que fait Adrien à sa femme, connaisseuse en la matière :
(Il eut un sourire rêveur, féminin) Et puis je ne sais pas, il a un charme fou, cet homme. Un sourire d’une séduction ! Et puis le regard chaud, pénétrant. Je comprends que les femmes se toquent de lui. Même ce monocle noir lui va tellement bien... (BS, p. 63)
142Et de s’étendre sur le charme de Solal, « indéfinissable, tu sais, quelque chose de doux et puis d’un peu cruel en même temps », où se reflète aussi l’androgynie de Solal. Il réitère quelque temps plus tard (après une séance de « ouatères » où il a pu solitairement hurler sa joie) ses féminines sensations, et la pipe qu’il s’efforce de sucer virilement lui donne la prononciation de « la grosse Van Geelkerken », femme quelque peu phalloïde, au nom peu digeste. Les soucis vestimentaires d’Adrien s’expriment également sur le mode féminin. Découvrant une tache de graisse sur son veston :
Eh, mon Dieu, quelle horreur ! murmura-t-il fémininement. De la petite armoire il sortit le flacon de Détachol, frotta la manche. Mais le regard de sa femme qui l’observait le gêna et il reboucha le flacon. (BS, p. 82)
143Il est clair qu’il faut aussi mettre en rapport ce passage avec celui du camelot et le réseau juif-tache-féminin-faible. L’ambiguïté d’Adrien n’était-elle pas déjà inscrite dans le prénom qu’il portait dans la première version de l’œuvre, Claude ? La trop grande proximité que l’auteur reconnaît entre son personnage et lui-même – « Ah ! Claude, tu es trop proche, tu pourrais être juif, Claude » – s’éclaire lorsqu’on sait la correspondance sexuelle et religieuse entre juif et féminin, dans toute l’œuvre. Elle se confirme si l’on se rappelle que, dans le roman de Jacques de Nons, Claude était le prénom du personnage féminin. Quant au prénom d’Adrien, n’a-t-il pas, lui seul, son correspondant féminin dans celui d’Adrienne ? Aussi le thème du double, au sein duquel sont convoqués personnages et auteur(s), englobe-t-il le dédoublement générique, rejoignant ainsi le thème de l’androgyne.
144La confusion des genres dévoile son caractère fondateur et originaire dans le processus créateur, non seulement à travers la multiplicité de ses occurrences mais par sa situation en des lieux stratégiques : elle se lit dans la scène emblématique d’anti-séduction de Belle du Seigneur, où, pour se faire entendre d’Ariane, Solal explique sa stratégie à un « frère » fictif, Nathan. De la sorte, à travers ce médiateur, il traite Ariane en homme auquel il explique comment séduire une femme. Brouillage toujours lorsque Solal voit Ariane faire « un geste gracieux de pédéraste ».109
145Cette confusion est accentuée par le recours aux travestissements. L’un est fantasmé : le désir de poitrine plate d’Ariane ou son souhait d’essai d’un pénis. L’autre est réalisé : Adrienne, venue rejoindre Solal avant de se suicider, est priée de se déguiser avec des fards trouvés dans un tiroir de l’hôtel, puis a heu une nuit d’amour qui se termine par une scène d’apparence homosexuelle : « Les femmes disparurent et deux hommes s’effrénaient devant le grand miroir au flamboiement des bûches. » (S, p. 204) Mangeclous lui-même possède un goût pour le travestissement pour lequel il choisit la figure mythique d’une féminité quelque peu androgyne : Marlène.110 Dans Belle du Seigneur, au cœur de la déroute subie par la passion asphyxiée, les voisins de la villa « Belle de Mai » (seuls représentants du monde extérieur décrié et envié) s’amusent en se travestissant : « L’auditeur au Conseil d’État revint, coiffé d’un chapeau de femme. » (BS, p. 711) Un peu plus loin, alors que l’on pouvait penser à une anecdote sans conséquence, le travestissement insiste : « Nouveaux rires en face. Une mignonne s’était coiffée d’un chapeau d’homme, et on l’applaudissait, on criait un chic à Jeanne. » (BS, p. 714) La symétrie parfaite du déguisement transforme l’un en l’autre et finalement abolit les sexes. Que nul ne soit figé dans un rôle sexuel permet le désir et, surtout peut-être, le rire. Ariane, double féminin de Solal, aime comme lui par-dessus tout les miroirs de l’Imaginaire et vit dans la représentation, aime les femmes plus que les hommes mais certes moins que Solal et moins que son image. Solal serait moins un Actéon111 poursuivant Diane et mourant de l’avoir possédée, ne serait-ce que du regard, qu’un Narcisse qui verrait son reflet prendre forme féminine et se noierait dans cette féminité imaginaire... La scène fondamentale qui me paraît confirmer cette interprétation est rapportée par Solal à Ariane comme ayant déclenché son amour : il s’agit du baiser qu’Ariane se donne dans le miroir. Il opère une jonction narcissique à laquelle Solal veut se joindre à son tour : superposition passionnée de reflets.
146Inversion des signes et travestissements opèrent un brouillage généralisé de la sexualité, qui est surtout homosexuelle au sens où il n’y a de toute évidence pas d’Autre, dans cet univers de doubles. Cependant, il faut se demander si tous ces mêmes ne masquent pas finalement un désir d’abolition du sexuel afin que, selon un jeu littéral un peu usé, il n’y ait pas sexion avec la mère et que cette absence de coupure ne soit pas non plus incestueuse : la tentation de l’androgyne se lit alors aussi bien dans l’homo que dans l’oudéno-sexualité, le désir du genre neutre, en son sens étymologique : ni l’un ni l’autre. La chasteté apparaît alors comme la seule solution, pour qui ne veut pas choisir.
147Le dégoût de la sexualité génitale est vigoureusement exprimé par Ariane, au chapitre xviii :
Oh le regard chien quand il commence à être chien [...] ce qui est drôle c’est qu’il éternue quand ça lui vient alors je me dis ça y est c’est le chien je n’y coupe pas [...] et puis quelle drôle d’idée quelle imbécillité de vouloir introduire ce cette ce cette chose chez quelqu’un d’autre chez quelqu’un qui n’en veut pas [...] est-ce qu’il y a vraiment des idiotes qui aiment cette horreur oh affreux son ahah canin sur moi. (BS, p. 154-155)
148Mais cette plainte est clairement reliée par juxtaposition – de même que les parenthèses disent le plus caché, les juxtapositions forment une syntaxe causale secrète – à l’horreur de la scène primitive et au refus de la voir. Or, l’acte hétérosexuel, pour Solal comme pour Ariane, réactive la réaction d’horreur devant la vision interdite. L’enchaînement des idées d’Ariane, du coït conjugal à celui des parents, puis à l’engendrement qui en est le résultat, passe par le rappel des « indigestes colonnes et pyramides stupides » de l’Égypte où elle a fait avec son mari un voyage « embêtant », puis par la table de multiplication, où quelques points difficiles la contraignent à « faire des additions » – visiblement, le compte n’y est pas plus que pour Albert Cohen face au camelot. Elle enchaîne alors sans aucune ponctuation : « Papa que je respecte tant Papa affreux sur maman la maniant aussi comme une bête Papa poussant aussi des cris de chien » et passe aux conséquences : « oui tous font ces horreurs et neuf mois après ils n’ont pas honte de l’annoncer ».112 Aux deux thèmes du coït parental inenvisageable et du refus de l’engendrement qui s’ensuit, on reconnaît que l’on est au centre des théories sexuelles infantiles sur lesquelles se fonde le « roman familial ».113
149La complainte de Solal pour la chasteté ne le cède en rien à celle d’Ariane : sa fatigue devant les obligations sexuelles et tout leur rituel périphérique trouve chez lui des accents féroces, depuis les baisers – « Moi je m’ennuie. Je n’ai jamais trouvé de goût à ces ventouseries buccales »114 – jusqu’au coït – « elle planait dans les empyrées, lui la bourrait sans fioritures », dans ce « gémissement montant menteur ».115 Ce désir de retour à l’indifférenciation sexuelle de l’enfance se marque aussi par le dégoût des attributs sexuels et du corps sexué :
Et comment certaines, de visage si noble et si pur, mes angéliques chéries, peuvent-elles condescendre à l’homme et aux attributs intimes du mâle qui sont si dégoûtants, si grossiers, si laids, si canins ? (M, p. 235)
150Le chant des commencements est pourtant fêté par la femme comme « grand événement mystique pour pauvre moi aride espérant desséchée tour dans le désert »116 où se dit sa soif d’ermite déserté, mais l’acte d’amour est ambivalent, « l’éternel et le pauvre, l’inintelligent, le terrible duo par la grâce duquel la terre est fécondée »117, et le désir sexuel pour le moins éphémère laisse vite place à la seule permanence, celle de la négation du désir et d’un retour à la virginité, qui s’accompagnent du thème de la sororité et de la fidélité narcissique à l’enfance : « Moi oh moi moi moi indépendante vierge farouche mon costume du bal masqué tu sais en Diane chasseresse je l’ai gardé. » (BS, p. 157-158)
151La figure archétypale de la Vierge vénérée, en qui le sexe s’abolit au profit de la maternité sacrée, s’éclaire dans l’autobiographie et les rapports du narrateur avec sa mère, à travers des scénarios fantasmatiques qui semblent dénués de tout geste tendre et sensuel. Les contacts entre mère et fils sont limités à deux points du corps, les mains et les yeux. Significativement, même ces contacts pourtant rares et furtifs restent dangereux :
Étrange, cet être le plus aimant, ma mère, par quel mystère me suis-je tenu souvent loin d’elle, évitant les baisers et le regard, pourquoi et quelle fut cette cruelle pudeur ? (LM, p. 94)
152Seule la scène passionnelle sado-masochiste voit, tout aussi significativement, se rompre les digues :
Lorsque je vis les taches bleues sur ses mains, les larmes me vinrent et je m’agenouillai et je baisai follement ses petites mains et elle baisa mes mains et nous nous regardâmes, fils et mère à jamais. (LM, p. 82)
153La virginisation de la mère, vue comme « éternelle fiancée » que le contact du père n’a pas souillée, accompagne cette fétichisation des mains.
154Autre évitement de l’inceste et, par contrecoup, sacralisation de la mère, la différence des générations et des sexes est niée, en des scénarios pré-œdipiens que l’auteur développe parfois longuement.118 Ainsi, le chapitre xvi du Livre de ma mère119 déroule un programme fantasmatique qui rêve toute une vie dans l’écoulement d’une relation fusionnelle, « avec elle, petitement dans la solitude [...] loin des hommes. Nous deux, elle et moi », et dans le déni de la différence sexuelle :
Je me ferais une âme nouvelle, une âme de petite vieille comme elle pour qu’elle ne soit pas gênée par moi et qu’elle soit tout à fait heureuse. (LM, p. 122)
155On est en droit de se demander en quoi une âme masculine gênerait la mère... À la fin du rêve éveillé, le changement a lieu dans l’autre sens : il se voit avec elle « copains jurés ». Entre sororité et fraternité, se montrent la réversibilité et la gémellité : deux mêmes, deux édentées – plus d’embêtements avec les canines – deux vieilles retraitées. Et il conclut : « C’est ainsi que j’imagine le paradis ».
156Ariane, de son côté, emprunte différents moyens pour rejoindre le monde de l’enfance et de l’indétermination ; parmi eux, les jeux avec sa sœur Eliane sont tous des duos sado-masochistes (sainte Blandine et les lions, une vierge chrétienne torturée, des tragédies fatales, « avec râles »...) Ce sont là encore duos de mêmes que ces jeux de sœurs. Partout s’entend la nostalgie de la sexualité polymorphe enfantine, de ses positions actives-passives réversibles, bref le bonheur de ne pas être livré à la différence sexuelle ni à la censure du Symbolique. Mais avant de connaître Solal, Ariane déroule aussi l’écheveau de ses rêves éveillés, non avec une figure maternelle mais avec un ermite. Son désir est de lui laver les pieds et de chastement l’adorer. Elle incarne ainsi la figure de la prostituée repentie, que Gilbert Durand nommerait peut-être « le complexe de Marie-Madeleine », et réalise ensuite ce scénario du désir avec Solal : tous deux vivent en ermites et retournent à la chasteté, grâce à quoi Ariane peut accéder à l’Assomption finale.
157Rappelons enfin que le groupe des Valeureux ne comporte aucune femme (Rebecca exceptée, et dans quelle position). Ils vivent entre cousins. L’attraction exercée par ce groupe n’est peut-être pas étrangère à cette monosexualité, qui laisse toute leur charge de désir aux mots, au fantasme, au principe de plaisir.
158Impasse du désir donc. Mais causée par le manque ou par l’excès, trop ou pas assez de corps ? Trop, dira-t-on sans hésiter, trop de corps maternel imaginaire, car la Mère est toujours en travers du désir, corps obturant.120 La seule issue est le désir de l’indifférenciation sexuelle, du rien, « le fantasme du genre neutre », comme le nomme André Green, dominé par le narcissisme primaire absolu. Or ce dernier conduit à retrouver l’état « quiescent » de la fusion originelle, une sorte de « néant autosuffisant », qui se traduit par une stase indéfinie ou un comportement d’autorestriction (enfermement, anorexie, absence de contact avec l’extérieur) auquel Solal succombe fréquemment et en lequel Albert Cohen a également été enfermé. Ce recours est paradoxalement provoqué par le narcissisme illimité selon lequel, « ne pouvant être tout, “je” ne serai rien ».121 Cette attitude devrait alors se comprendre comme « manifestation d’obéissance au désir de la mère et vengeance à son égard, dans un rejet violent de celle-ci ».122 De même Aude, désormais mère puisqu’elle porte leur fils David, se voit, à la fin de Solal, simultanément sacralisée comme figure maternelle et abandonnée comme femme, lorsque Solal rend l’enfant « à celle qui l’a enfanté ».123 Au contraire, c’est en refusant d’être père que Solal retrouve une forme de virginité au monde, qui le prépare à incarner tous les possibles de la séduction et du mythe.
L’ÉCRIVAIN ET LE PHÉNIX
159Du désir de séduire, nous avons montré les sources et l’impasse mortelle à laquelle il conduit. Cependant, l’obsession de la mort peut être déjouée par le jeu de l’écriture qui lui permet d’être à la fois dite et déplacée, et par le recours au mythe qui place l’écriture dans une parole collective et dont l’auteur noue le sens. En ce qui concerne Solal, sa mort et sa renaissance, tel un Phénix, le parent aussitôt des couleurs du mythe : le fantasme du genre neutre rejoint la figure de l’hermaphrodite, être complet hé au symbole du Phénix, androgyne, autogénérateur, immortel. La mort est conçue comme une perte de conscience éphémère, durant laquelle s’effacent, comme au Jour du Pardon, les fautes et leur mémoire, sans repentir ni prières, permettant ainsi au héros de renaître dans sa splendeur et son innocence. Mort, renaissance, métamorphose forment, dans Solal, les trois phases d’une trajectoire mythique vécue de façon singulière. Mais dans Mangeclous, Solal a retrouvé le genre neutre et l’état de stase. Enfin, dans Belle du Seigneur, ce n’est plus le héros solaire qui veut séduire Ariane, mais un être crépusculaire, qui a définitivement rejoint la Mère et tente de (se) donner le change. L’exigence de totalité est vouée à rester insatisfaite : ses contradictions forment un conflit de demandes insoluble, sinon par la mort des personnages qui en figurent les données. Mais la construction mythique que l’œuvre tente d’élaborer transforme les données du conflit psychique singulier, en tentant de donner un sens collectif et métaphysique à l’aventure individuelle ; c’est pourquoi, en retour, elle porte trace des conflits sur lesquels elle s’élève.
160Plusieurs mythes vont en effet entrer en concurrence, tour à tour messianiques, christiques, grecs, littéraires. Progressivement, avec de plus en plus d’insistance devant l’impossibilité pour chacun d’assumer la totalité du sens, nous verrons se constituer non plus un mythe au sein de l’énoncé mais un mythe de l’énonciateur : celui de l’écrivain-prophète qui profère le Vrai pour tous, parole inattaquable, à l’abri de laquelle sa vérité personnelle peut se dire. Cette trajectoire, que nous proposons de nommer mythobiographique, tente de dépasser le fantasme grâce à une reconstruction mythique et permet de conquérir un accès au Symbolique et à l’autre. Certes, le trajet n’est pas rectiligne : fait de retours, de balbutiements et d’oscillations, il part du narcissisme et du désir de toute-puissance d’un enfant singulier, pour tenter d’arriver à construire une éthique prophétique qui s’adresse à tout homme.
161Dans ces mythes, qui restent en partie les expressions du Moi Idéal, le « mythe personnel » trouve donc aussi à se satisfaire : le registre reste toujours double. Ainsi, la figure de l’androgyne, indissociable du fantasme du genre neutre, symbolise également l’aspiration à l’idéal, l’union entre l’homme et Dieu, le désir de retour à l’homme primordial. Le Zohar s’autorise de Genèse I, 27 (« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il le créa mâle et femelle ») comme preuve de la coexistence originelle du masculin et du féminin en Dieu et en sa créature. Selon les théosophes, en particulier Jacob Boehme, la malédiction de la Chute a eu comme conséquence la séparation des sexes dont seul le Christ, parfait et androgyne, affranchira l’homme, à la fin des temps : à cette lumière, la transformation du personnage de Solal en figure christique et messianique, gagne une signification supplémentaire. Ainsi peut encore s’éclairer le versant mythique de la fin de Belle du Seigneur : la mystérieuse Trinité, composée, aux côtés de Solal, d’une amante chrétienne re-virginisée et d’une sœur spirituelle juive, Rachel, possède un sens mythique que nous préciserons. Mais ce dernier prénom, qui désigne aussi la mère de Solal, révèle les sources souterraines du personnage : celui d’une Mère-Sœur, figure archétypale exprimant l’image sacralisée du genre neutre dont le fantasme trouve aussi à se réaliser imaginairement. L’oscillation entre la perfection morale asexuée de l’androgyne christique et l’autosuffisance de l’hermaphrodite platonicien, issu de la fusion amoureuse de deux êtres parfaits, jumeaux hétéro-ou homosexués, représente ainsi, mythiquement, les deux pôles de la quête fantasmatique d’Albert Cohen. C’est ce cheminement, du fantasme au mythe, qui forme le second volet de la mythobiographie.
162À ce processus correspond une appréhension particulière de l’écriture qui, dans ce monde de reflets, d’inclusions et de brouillage en tous genres, doit elle aussi jouer autour de l’origine, tenter de s’en décoller sans la perdre de vue et parler d’une double voix. Les mots vont alors, tel le cercueil de Maïmon, constituer une enveloppe protectrice, une matrice verbale qui met l’écrivain en lieu sûr, au sein d’un corps imaginaire. C’est alors que l’écriture, infiltrée de fantasme, est l’objet à son tour d’un retournement mythique, dans lequel « le corps de l’œuvre »124 fait résonner une voix prophétique.
Notes de bas de page
1 D’après le titre d’un roman de Max Frisch, Gallimard, « Du monde entier », 1966.
2 Mais cet espace s’étend subrepticement à tout le monde occidental, contaminé de l’intérieur.
3 Voir Adrien et le premier essai de l’agrafeuse, dans BS.
4 S, p. 289.
5 Voir « Doubles : Mangeclous, Adrien, Solal », p. 178 et suiv.
6 L’auteur, relayé par Solal, leur lâche la bride. Seule la confrontation avec le monde occidental – et parfois avec Solal – les infléchit vers le grotesque. Le regard de l’auteur – et de Solal, toujours double – reprend alors les rênes et dirige les Valeureux vers une forme très particulière de pathos, alliant burlesque et tragique (ainsi de la peur des douanes, du regard d’autrui, etc.).
7 Albert Cohen est resté fixé au narcissisme primaire (Le narcissisme est la libido reversée sur le Moi, selon la définition freudienne : « Pour introduire le Narcissisme », PUF, 1969, dans La Vie sexuelle) unissant un double choix d’objets (« Les enfants tirent leurs objets sexuels de leurs premières expériences de satisfaction. [...] Nous disons que l’être humain a deux objets sexuels originaires : lui-même et la femme qui lui donne ses soins », ibid., p. 93 et 94) qui, durant le développement du Moi, donne lieu à deux types bien différents d’amour d’objet. Le premier type de choix, dit « par étayage », est accompli sur la personne qui permet la conservation et le renforcement des fonctions vitales, en l’occurrence une figure maternelle. Le second type est le choix d’objets narcissiques, sur son propre modèle. Il semble que, chez Albert Cohen, il y ait eu superposition de ces deux types d’amour, le regard maternel restant sans faillir, en la circonstance, un miroir narcissique.
8 Voir Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973.
9 Le miroir peut renvoyer un reflet de ceux qui le regardent, mais aussi ouvrir une brèche dans le visible, rendre manifeste le divin. Il est à la jonction de la vie et de la mort, du visible et de l’invisible, de la séduction et de la répulsion, de la beauté et de l’horreur : il problématise l’œil qui, comme le soleil, “astre qui voit tout et qui rend tout visible” est émetteur de lumière dans la pensée grecque. Nous verrons que, derrière le miroir ou plutôt, du fond de l’eau du miroir monte le visage de la mère morte.
10 J.-P. Vernant, L’Individu, la mort l’amour, « Soi-même et l’autre en Grèce ancienne », Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1989.
11 S, p. 9.
12 M, p. 362.
13 LM, p. 115.
14 Selon l’expression-titre de l’article de Claudine Quémar, Littérature, no 28, déc. 1977.
15 Nous développerons cet aspect mythique des dénominations dans la seconde partie : elles mettent en jeu, en effet, l’opposition fondatrice, chez Cohen, des imaginaires juif et occidental.
16 Ce prénom fait rêver et “associer” : aux fleurs, “belles de nuit” ou “belles de jour” ; aux femmes effeuillées, “belles de nuit” qui hantent les trottoirs des villes et que Bunuel transforma en “Belle de jour” ; à la “Belle au bois dormant” enfin... Toutes ces associations ajoutent aux sens habituels, esthétique et amoureux, leur halo solaire et lunaire.
17 Marcel Proust, À La recherche du temps perdu, « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 577.
18 Le développement de cette interprétation fondamentale fait l’objet du point suivant : III. Mort et renaissance, « La contagion de la mort ».
19 Ces personnages dessinent un aspect de Solal dont Mathatdas et Michaël offrent des traits plus stéréotypés. En outre, le rôle narratif de ces derniers est plus figé et les limite à être des adjuvants ou opposants de l’action et des jugements dont les protagonistes sont Saltiel, Mangeclous et Solal. Ainsi leur rôle de comparses permet-elle une multiplication de points de vue exprimés sur les situations, tout en introduisant, par leurs réactions typées, une fixité bienvenue dans un univers sans ancrage diégétique affirmé ; et d’infinis espaces au plaisir des mots.
20 Lorsque l’on y joint ceux de la Mère, dans le double investissement qu’elle porte, on voit que l’on se trouve face à la totalité des personnages de quelque importance.
21 L’on peut sans doute voir un épisode autobiographique dans cette séquence des Valeureux : Albert Cohen n’a-t-il pas décliné, après combien de bonnes et mauvaises raisons, le poste d’ambassadeur d’Israël ?
22 Tout le chapitre xxix de Ô vous, frères humains dit le malheur de ne pas “en être”, de naissance. Amertume à laquelle Solal fait écho en déplorant tout devoir à son intelligence, sans pouvoir se permettre d’erreur car il ne bénéficie pas du « filet du social ».
23 « Il retroussa sa manche, appuya la pointe du poignard sur son bras, fit une profonde entaille, en approcha ses lèvres... » Et plus loin : « Ce regard furtif et dégoûtant qu’il jetait sur les murs avec la peur et le désir d’y lire le vieux souhait d’amour [... Et...] la lamentable volupté de lire des journaux antisémites. » Ainsi, la « tendresse de pitié » devant l’aveuglement s femmes qui aiment les forts, des puissants sociaux et antisémites unis dans la « babouinerie », est sincère, mais il s’y fait entendre une étrange jouissance : « La misère est l’occasion de la miséricorde. La jouissance sado-masochiste appelle le repentir dans l’identification à celui qui souffre, une identification purifiée par la sublimation. » (A. Green, « Le double double : ceci et cela », La Déliaison, Les Belles Lettres, « Confluents psychanalytiques », 1992, p. 308). Ces remarques sont confirmées par le regret de ne plus « mordre », d’avoir « perdu ses dents » : dans la position masochiste, il s’identifie avec ce qu’il méprise et regrette la position, sadique, du séducteur. Il est frappant que ce soit la morsure donnée ou reçue qui fasse la séparation : elle évoque clairement la castration, et remplace la problématique du “en être ou non” par celle d’“en avoir ou pas”
24 M, p. 427-428.
25 LM, p 113 à 116.
26 M, p. 243.
27 Voir LM, p. 96 : « Je lançais un vif regard en stylet vers les murs, avec la terreur de voir les trois mots et une satisfaction étrange si je voyais les trois mots, cette devise d’amour, d’amour du prochain, leur amour. »
28 Ainsi, le détour par l’ambivalence envers la judéité nous permet de mieux comprendre ce clivage entre extérieur et intérieur dont témoignent le mieux les traitements antinomiques des lieux d’aisance comme des émissions du corps, et dont l’enjeu retentit sur l’ambivalence amoureuse. Voir la conclusion générale, « Des sphincters à la Sphinge », p. 398.
29 Il s’agit bien entendu ici d’archétypes de situations-affects, mais non des images ou de la formule verbale qui leur sont attachées.
30 J. Kristeva, Temps sensible, NRF, Gallimard, « Essais », 1994, p. 194.
31 Titre d’un article d’André Green, Critique, no 312, mai 1973.
32 On voit que le “fort-da”, apprentissage de la symbolisation et du manque, se renforça pour cet enfant-là autour du manque de la mère et de ses représentations réparatrices.
33 BS, p. 360, chap. xxxix. Au point que, s’adressant à elle-même et s’aimant avec d’autant plus de fureur qu’elle est aimée, elle se demande : « Dis, chérie, est-ce qu’on se raconte un petit peu ? Non, défense, ce sera tellement plus chic dans le lit, bien fourrée [...] et puis on se racontera ce qu’il y aura demain soir, avec tous les détails [...] » (p. 378-379). Cette sensualité reste narcissique et enfantine : le dialogue d’Ariane s’adresse souvent à ses animaux, réels, en peluche ou fictifs (p. 379-380). Ou encore à des personnages suscités par ses fantasmes. Ou enfin à son personnage préféré, son propre reflet : « On va tout se raconter, entre femmes, sans embêteur » (p. 380).
34 BS, p. 28-34.
35 Car Mariette est aussi celle qui nous montre la vie du couple Ariane-Solal par le trou de la serrure, dans lequel elle regarde. Le regard intrusif maternel est convoqué, avec l’exclusion spatiale et sociale qui concerne la Mère.
36 V, p. 277.
37 À lui la vision d’un monde empli de “mana”, interprétable selon ses désirs. Parvenant à raviver la flamme d’une allumette : « Victoire, elle lui reviendrait ! », s’écria Adrien. Mais aussitôt sa lucidité l’empêche d’y croire plus avant. Il se précipite sur la consolation des biscuits, comme l’enfant Albert Cohen sur les arachides : « Il en prit deux d’un coup, les mâcha lentement. Cette bouillie dans la bouche, c’était le malheur. » Autre motif itératif que cette bouillie du malheur. Mâcher des mots ou des mets sauve du vide : voir supra, la dégustation verbale, et infra, seconde partie, la rumination verbale.
38 Au sens où l’emploie René Girard, (in La Violence et le Sacré), de remède et de poison, dans l’ambivalence que possède tout ce qui est en contact avec le sacré.
39 Solal et Adrien sont la transposition du couple Don Juan-Leporello tandis qu’ils en font simultanément un objet d’examen critique et que l’auteur, pour sa part, s’est proposé d’écrire un « De l’amour » ; chez Cohen, le valet est amoureux de son maître, enthousiaste de servilité, admiratif devant ses audaces – une prérogative passionnante du maître, n’est-ce pas d’établir parfois sa propre Loi ? - pendant que Solal se critique lui-même et relativise sa puissance.
40 Don Juan et le double, Paris, Petite Bibliothèque Payot.
41 Précisément étudiés dans divers travaux : B. Goergen, Albert Cohen et la conduite du récit ; Étude de quelques techniques narratives, mémoire de DEA, Nancy-II, 1990 ; Étude de la polyphonie, d’après l’œuvre d’Albert Cohen, Paris-III, 1992.
42 Problèmes de la poétique de Dostoïevski, p. 249, L’Âge d’homme, Lausanne, 1970.
43 J. Bellemin-Noël, L’Auteur encombrant, Stendhal, Armance, PU Lille, 1985.
44 Certaines caractéristiques de Tantlérie se retrouvent dans la mère d’Albert Cohen. Sa “peur du charnel” est assumée par la tante – cette filiation latérale – dans les mêmes termes : pas de contact physique sinon un effleurement, mais une absolue disponibilité à sa nièce, en cas de maladie. La spécialisation des serviettes en fonction des zones du corps montre une « séparation du sacré et du profane », selon la formule d’Ariane. Sa piété, sa foi sans exhibitionnisme, sa conviction à propos de la bonté et la supériorité des protestants et de Genève n’ont d’égale que celle de la Mère envers la Loi juive et la fidélité aux prophètes. D’autres remarques portent sur le langage d’Antoinette Deume : rayonnant de chaste spiritualité, mais disant « j’ai joui » pour “cela m’a fait plaisir”. De nombreuses autres informations montrent à quel point le tissu du Journal est composé des mêmes “cellules” que celui du reste de l’œuvre de l’auteur Cohen.
45 Auteur, dans Solal, d’un recueil de poèmes, comme Albert Cohen qui avait publié Paroles juives.
46 Lors de ses nombreux désinvestissements, qui se marquent par différentes formes d’absence lui permettant de retrouver un « néant autosuffisant ».
47 « Plus je m’identifierai à telle image de mon désir, plus je m’éviterai moi-même dans la vérité de mon désir, pur désir de mort. » M. Borch-Jacobsen, Lacan, le Maître absolu, Flammarion, « Critiques », 1990, p. 120-121. En effet, si l’identification est spéculaire et spectaculaire, l’image n’en est pas moins perçue comme ce qui voile la jouissance.
48 Voir la seconde partie.
49 Freud, Résultats, idées, problèmes, I, Traitement psychique, p. 15, PUF, 1984.
50 Voir p. 172.
51 Voir Baudelaire, bien sûr.
52 J.-P. Vernant, « Au miroir de Méduse », L’Individu, la Mort, l’Amour, p. 117 et suiv.
53 G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, PUF, 1963, p. 113.
54 Voir aussi sur ce thème LM, p. 149-150 et p. 164.
55 Selon S. Leclaire, sur lequel nous allons nous appuyer essentiellement dans ce travail interprétatif. En particulier, Démasquer le réel, « Un essai sur l’objet en psychanalyse », « Jérôme ou la mort dans la vie de l’obsédé », p. 125 et suiv., 1re éd. 1971, rééd. Seuil, « Points », 1983.
56 La troisième est liée au désir de donner la mort au Père ou à la Mère. Dans la névrose obsessionnelle, « à la base de la prohibition se trouve généralement un mauvais désir, un souhait de mort formulé contre une personne aimée. » (S. Freud, Totem et Tabou, Payot, 1967, p. 87). La crainte de la mort, pour soi et autrui, n’est que la conséquence de ce mauvais désir.
57 L’identification au mort est perçue sous forme d’incorporation orale, « le deuil [étant] caractérisé par l’introjection ambivalente de l’objet perdu ».
58 BS, p. 649. Or, l’adultère discret ou le mariage, qui permettraient au couple de garder une vie sociale et d’éviter le naufrage, sont précisément ce qu’il rend impossible, sans la moindre explication. Au surplus, un phénomène de projection est bien visible : Solal accuse l’absence de vie sociale de causer la mort de l’amour et détruit tout ce qui la rendrait possible, déplorant ensuite une situation qu’il a fabriquée de toutes pièces. Comment expliquer la dénégation de ce désir dans Belle du Seigneur, qui masque une orientation essentielle de l’œuvre ?
59 S. Leclaire, op. cit., p. 131.
60 « Trois ans auparavant, les médecins avaient annoncé la fin imminente du seigneur Maïmon dont les longues veilles sur les livres de cabale avaient depuis longtemps affaibli l’esprit et usé le corps. Lorsqu’il avait appris que l’heure de la mort était proche, le chef de la branche cadette des Solal avait exigé qu’on l’introduisît vivant dans le cercueil qui lui était destiné. [...] Mais la mort n’était pas venue et le vieillard, avec un entêtement de fou, n’avait plus voulu sortir de cette boîte où il se trouvait bien et dans laquelle on le conduisait parfois à la synagogue. » (S, p. 44)
61 « Que le cheval du Char de Feu te protège et que l’eau de l’Ulaï te baigne ! Que tes ennemis soient chandelle et que ta flamme les consume ! » forme une vigoureuse bénédiction, guerrière et vengeresse, qui sert le besoin de revanche de Solal-Cohen, comme son besoin de protection maternelle. Quant au Char de Feu, l’on sait que son destin fut, dans le roman et l’autobiographie, celui du carrosse maternel plus lunaire que solaire. Le cheval, en revanche, est destiné à jouer un rôle dans les deux visages, conquérant et obsessionnel, de Solal. Le grand-père maternel, figure du héros fondateur au-delà des lieux et des âges, veut acheter pour son petit-fils « un petit monstre nommé Léviathan ; ou une voiture avec un petit cheval fort, caché en son intérieur ». (S, p. 45) Ainsi est-ce bien le fondateur de la lignée qui a placé le cheval dans la voiture...
62 Cette description rappelle de très près celle du « Juif moderne » tel que le conçoit Albert Cohen. Voir à ce sujet notre analyse sur l’esthétique de l’auteur, seconde partie, « La voix prophétique ».
63 S. Leclaire, op. cit., p. 137.
64 « Avant tout, les obsédés ont besoin de la possibilité de la mort pour résoudre leurs conflits », écrit Freud dans L’Homme aux rats, car « l’Inconscient ne croit pas à la possibilité de sa mort [puisqu’]il ignore la négation ».
65 BS, p. 12-13.
66 Étymologiquement, se-ducere, emmener à l’écart, et di-vertere, se détourner, sont des para-synonymes.
67 « La structure obsessionnelle peut être conçue comme refus redoublé de la possibilité ultime de sa propre mort. Cela équivaut à une fausse anticipation anticipée qui voudrait faire de celui qui la supporte quelque chose de déjà fini. » S. Leclaire, op. cit., p. 138.
68 S. Leclaire, p. 142.
69 LM, p. 127.
70 S. Leclaire, op. cit., p. 142.
71 Par exemple, la tragédie racinienne Phèdre, aux échos nombreux dans l’œuvre, expose un scénario œdipien (voir Ch. Mauron) et privilégie le caractère méduséen du regard (voir R. Barthes, « Sur Racine »).
72 Voir les expressions “sur le seuil et sous les roses”, “haute et dure nudité”, “souples serpents entrelacés” : tous les désignateurs récurrents des personnages et de leurs attitudes majeures sont autant de “qualités” immuables, qui les figent dans une apparence qui finit par former des types.
73 De même dans l’évolution de la diégèse, un exemple de pétrification, de Solal à Belle du Seigneur est noté indirectement par de nombreux chercheurs : Alain Schaffner remarque « l’accentuation des ridicules et de la caricature », processus de figement lorsqu’il se généralise. (L’Enjeu sacré de la littérature, Thèse de doctorat, Paris-VII, 1993, p. 376)
74 Entretien avec Jacques Buenzod, Journal de Genève, (20-21 décembre 1969).
75 Déjà, dans Le Livre de ma mère, il insiste sur la nécessité intérieure des redites : « Je me souviens insatiablement » et « On ne m’empêchera pas de déballer mon pauvre trésor.» (LM., p. 164 et 168)
76 C, p. 76. Ressassement qui se transforme mythiquement en langage prophétique : voir seconde partie.
77 Il renie le judaïsme et le père, dans une diatribe où quelques parenthèses donnent à la fois le ton de Solal et l’avis d’Albert Cohen à cette époque : « (Juvénilement il se sentait intelligent et il ressentait un plaisir talmudique à prouver le contraire de la vérité). » (S, p. 238) Le « plaisir talmudique » enferme le personnage dans le judaïsme qu’il refuse mais qui le constitue malgré lui : il ne peut s’en défaire qu’en se reniant lui-même. Ce savoir, Solal ne l’acquiert que plus tard, lorsque le même conflit se repose dans Mange-clous, où il avoue ne pas arriver à « s’enlever une moitié de cerveau ». Clivage, toujours.
78 Solal a 25 ans, tout lui sourit, rien ne lui interdit de faire de fréquents séjours au pays natal. Il s’agit donc de bien autre chose, et l’on aura reconnu dans cette description une incapacité à aimer et à exister hors du sarcophage.
79 « Forme qu’emprunte le refoulé pour être admis dans le Conscient en faisant retour dans [...] toute production de l’Inconscient. Ces représentations refoulées sont rendues méconnaissables par la défense. » Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 167. D’où l’explication de la force du symptôme ou de la formation ainsi produite : elle est maintenue des deux côtés, par les défenses et par le refoulé.
80 S. Freud, Cinq psychanalyses, « L’Homme aux rats », Paris, PUF, 1954, p. 257.
81 BS, chap. lii.
82 Titre de l’ouvrage de Nicole Loraux, (in « Textes du xx e siècle », Hachette, 1985) étudiant les figures des mises à mort des femmes dans la tragédie grecque.
83 Mais le fait est si peu justifié sur le plan narratif, il annihile à tel point toute possibilité de prolongement diégétique qu’ils sont rapidement ressuscités dans Mangeclous, sans préoccupation de vraisemblance. Le jeu sur les codes romanesques qui s’exhibe alors, toutes coulisses ouvertes, est de l’ordre du leurre. Le second degré apparaît comme la rationalisation d’une position pulsionnelle.
84 S, chap. xxxv.
85 Qui s’efforçait d’aimer même les mouches pour imiter la bonté universelle de Dieu : « Une simple, ma mère. Mais tout ce que j’ai de bon, c’est à elle que je le dois. » (LM,, p. 54) Sa bonté est un leitmotiv : « Jamais plus je n’aurai auprès de moi un être parfaitement bon. » (LM, p. 98)
86 La figure maternelle primitive du roman, le personnage de Saltiel, ne reparaît plus que dans Les Valeureux et sous forme épistolaire : la Lettre de la Mère est désormais au creux du texte comme au centre d’Albert Cohen. Si Solal, désespéré, brûle de revoir Saltiel, il ne le fait pas, sous prétexte qu’il se refuse à lui montrer le spectacle de sa déchéance : on peut y lire l’impossibilité de retourner vers la déchéance de la mort.
87 Il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques points de la théorie concernant l’évolution du complexe d’Œdipe, qui consiste à remplacer la mère par le père comme référence ultime et principale, en trois phases : d’abord l’enfant s’identifie à l’objet du désir de sa mère dont il n’a qu’une vision simplificatrice : il suffit d’être le phallus de la mère. Ensuite, étape la plus périlleuse et névrosante, l’enfant sent que cela ne satisfait pas la mère et « se détache bientôt de son identification qui lui paraît par contrecoup insatisfaisante. Cette insatisfaction et la persistance du désir de la mère le renvoient à autre chose. » Décrypter l’énigme de l’identité de cet autre chose que Lacan appelle “le tiers autre” est tâche ardue pour l’enfant. Ce “tiers autre” est moins une personne qu’une référence – admirée ou méprisée – qui légifère (“papa a dit”) mais une référence, voire le maître, de la mère avant de l’être pour l’enfant ; il est donc avant tout castrateur vis-à-vis de la mère : c’est ainsi par la médiation du désir maternel que l’enfant accède à la loi du père. La dernière phase est celle de la reconnaissance du père réel et de son pénis réel qui ouvre à l’identification nouvelle, permettant au fils d’avoir le phallus et cesser de l’être pour “plaire à maman”. Voilà la marche “normale”.
88 L’obsessionnel « est marqué du sceau indélébile du désir insatisfait de la mère [...] expérience première, ineffable [...]. Avant même d’avoir désiré, il est devenu l’objet élu, comblé sans mesure ». (S. Leclaire, « Philon ou L’obsessionnel et son désir » op. cit., p. 154.) « Tout contact physique prend démesurément valeur d’étreinte », et parmi eux, la toilette et les soins maternels, particulièrement périnéaux et tout spécialement anaux. Aussi n’a-t-il pas de rêve plus doux que d’être l’objet des soins « d’une infirmière jeune, attentive et maternelle. » On reconnaîtra là, sans qu’il soit nécessaire d’insister, un aspect du désir de Solal : être malade, non seulement par désir de régression psychique mais par désir érotique d’être littéralement livré aux mains d’une femme-infirmière. Son désir croît avec le temps : c’est dans Belle du Seigneur que le plaisir procuré par la maladie et les soins puis l’expérience sexuelle avec une infirmière, sont les plus nombreux. Comment ne pas être frappé, dans cette identification au désir maternel, par ce passage du Livre de ma mère : « Quelle soudaine fierté, tandis que j’écris, à la pensée que je suis souvent malade moi aussi. Je te ressemble tellement, je suis tellement ton fils » (p. 166).
89 LM, p. 49.
90 S. Leclaire, op. cit., p. 159.
91 Op. cit., p. 163.
92 Op. cit., p. 164.
93 Il n’est pas inutile d’évoquer des échos biographiques bien connus des cohéniens : la première femme de l’auteur, Élisabeth Brocher, est morte d’un cancer, la deuxième femme qu’il aimait, Yvonne Imer, pour laquelle il a écrit son premier roman, est morte d’une crise cardiaque, comme sa mère durant la guerre ; enfin, sa seconde épouse, Marianne Goss, s’est suicidée quelques années après leur divorce. Ainsi, le « péché de vivre » est-il un leitmotiv qui succède au « péché de naître ». Le Cohen d’après-guerre n’est plus le “seigneur” des débuts.
94 « L’illusion d’être hermaphrodite – privilège des dieux, et des vers de terre », Joyce Mac Dougall, « L’idéal hermaphrodite et ses avatars », Bisexualité et différence des sexes, Nouvelle revue de psychanalyse, no 7, 1973.
95 Voir, sur le mythe de l’androgyne, Frédéric Monneyron, L’Androgyne romantique, du mythe au mythe littéraire, Ellug, Université Stendhal (Grenoble-III), 1994.
96 Nous retrouverons la Sphinge, ce monstre à la forte poitrine maternelle, à la parole confuse et mystérieuse, à l’identité sexuelle brouillée, dans la conclusion générale.
97 BS, p. 841
98 Voir sur ce thème Jeanne Bem, Le Texte traversé, Librairie Honoré Champion, Paris, 1991, à propos de ce qu’elle appelle le « lesbianisme » de Baudelaire.
99 BS, p. 131.
100 Dont Albert Cohen fera, dans son pessimisme final, l’un des trois articles de foi de sa « tendresse de pitié » : le déterminisme génétique.
101 Remarquons cependant, rapidement pour l’instant, que Les Valeureux se nourrissent à d’autres sources et Solal à toutes, dont aucune ne le désaltère.
102 L’on s’interrogera sur le “roman familial” que nous retrouverons sous l’éclairage mythobiographique : tous ces personnages ont une mère surpuissante et un père qui semble avoir été inexistant dans leur éducation. La “tyrannie” du père d’Albert Cohen masque une impuissance dans l’imposition d’une Loi au fils : voilà ce que dit explicitement le texte. Mais on peut lire autrement les dimanches ou les soirées où fils et mère se retrouvaient seuls et le père au café : ils ne se sont pas seulement choisis, ils n’avaient pas d’autre choix. De même, le père d’Adrien est mort tandis que sa tante, Antoinette Deume joue le rôle de Mère surpuissante. Maussane est d’une extrême faiblesse pour Aude, qu’il assiste, tout en la laissant élever par ses grands-parents. Les pères sont faibles ou “abandonniques” dans cette œuvre, et non des êtres puissants auxquels il faut s’opposer. Toute la construction consciente voudrait le faire croire, mais ce n’est pourtant pas lui que toutes les œuvres cherchent à tuer, mais la figure de la Mère médusante.
103 À propos du boutonnage compulsif d’Adrien, le texte contient une grande quantité d’hypothèses du narrateur qui a soin de préciser l’ignorance du personnage quant aux raisons qui l’animent. Dans l’ordre, elles portent sur le regard des autres, son propre narcissisme, l’instinct d’autoconservation. Puis viennent des raisons sexuelles, d’abord la réminiscence d’une honte devant une curiosité infantile, puis la crainte d’une excitation qui paraît homosexuelle, d’autant plus que les précautions de langage se multiplient : « si, par extraordinaire il était en état inattendu d’indécence... » (p. 87).
104 BSp. 87.
105 BS, p. 89.
106 Le geste de son supérieur produit sur Adrien un effet bien plus grand que celui de sa femme ; plein du S-SG, il ne la voit même pas ; « son bras touché par elle, il se retourna, la reconnut » (p. 90).
107 VFH, p. 67.
108 § 11, Jour de mes dix ans.
109 BS, p. 807.
110 V, p. 337. Ajoutons que, dans cette lettre à la reine d’Angleterre, Reine-Mère dévorée-dévorante, il raconte une anecdote surprenante : voulant faire une farce à son cousin, Mangeclous soutient que Salomon est aimé d’une star nommée Marlène. « Et moi, parfumé et déguisé en Marlène dans l’obscurité, et lui avouant d’une voix pointue ma passion coupable, et l’attirant sur mes genoux, et l’embrassant follement... » On le voit ainsi joindre inceste et inversion, « pour rire ».
111 Ben Solal, évidemment, cela infléchit quelques significations, mais pas toutes. Voir seconde partie.
112 BS, p. 156.
113 Aux parents succèdent d’ailleurs des figures parentales, ministres, rois et reines. Leur énumération éclaire les destinataires des lettres des Valeureux qui s’adressent aux puissants de ce monde : ces figures parentales sont représentées ici comme des bouffons qui revêtent le jour une dignité perdue dans des débordements nocturnes. Au contraire, d’autres figures familiales sont convoquées, oncle Gri et Tantlérie, qui sont, elles, intouchables : lui, « un saint », elle, « noble », ne sont même pas imaginés dans l’acte sexuel et encore moins procréateur : sans enfants, ils semblent avoir gardé une pureté honorable.
114 S, p. 98.
115 S, p. 234.
116 S, p. 230.
117 S, p. 174.
118 LM, p. 69, 74-76, 99, 122-123.
119 « Tout éveillé, je rêve et je me raconte comment ce serait si elle était encore en vie. »
120 La sexualité de l’enfant exprime d’abord le désir des parents, particulièrement de la mère, dont l’empreinte induit le sexe psychique. La bisexualité psychique s’organise autour du sexe qu’on n’a pas, mais qu’on pourrait avoir imaginairement et qui dépend de la façon dont chaque parent vit et perçoit le sexe de l’enfant, le sien propre, le désir de l’autre, et dont l’enfant « se vit et se perçoit dans ses désirs convergents ou divergents à leur égard ». (André Green, « Le genre neutre », Bisexualité et différence des sexes, Nouvelle revue de psychanalyse, no 7, Gallimard, printemps, 1973, p. 251 à 263). Le conflit psychique qui naît de ces désirs le plus souvent contradictoires est lié au narcissisme et aux pulsions de destruction et rend le fantasme de la scène primitive particulièrement névralgique.
121 A. Green, art. cit.
122 A. Green, art. cit.
123 Peut-être trouvera-t-on des échos de cette galaxie fantasmatique « christique », dans le départ pour Alexandrie d’Albert Cohen, laissant sur place sa femme enceinte et de santé fragile, pour succomber aux sirènes du « Voyage en Orient ».
124 Selon l’expression-titre de l’ouvrage de Didier Anzieu, NRF, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1981.
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