2. « En être » ou pas, le « dedans » ou le « dehors »
p. 105-162
Texte intégral
1Trois types d’espace, pour l’essentiel, délimitent un dedans et un dehors, ainsi qu’un ensemble de relations complexes entre les deux sphères : le corps, l’habitation, le livre. Le corps organique instaure avec la nourriture et ses équivalents symboliques un système de relations très insistant. L’espace habité, beaucoup plus investi que les paysages naturels, contribue à marquer le dedans, face au dehors. Enfin, le corps du texte, espace et chair, témoigne discursivement des conflits précédents mais est le lieu d’un retournement décisif.
LES CORPS ORGANIQUES : ABSORPTION, RÉTENTION, EXPULSION
2Toute la structure, l’économie, la survie du corps sont d’abord fondées sur un échange incessant entre intérieur et extérieur ; le processus incorporation-digestion/ transformation-expulsion est l’objet de concrétions libidinales et de traductions symboliques évoluant à travers ce que Freud puis Karl Abraham et Mélanie Klein ont appelé des « stades ».1
3La nourriture, à travers les clivages qu’elle opère et à travers ses équivalences symboliques, renvoie aux multiples visages de la dévoration cannibalique et de l’incorporation de l’autre, de la morsure assassine ou de son contrôle possessif. Pour finir, l’«Imaginaire des nourritures »2 détermine la répartition des personnages, que l’on peut lire aussi dans cette typologie orale-anale : si l’on excepte le couple maternel Salomon-Saltiel, les trois autres personnages Valeureux sont placés sous le signe de cette structure archaïque. Mangeclous exerce son avidité effrénée dans les domaines les plus concrets et les plus symboliques, la nourriture et les mots. Mattathias est spécialisé dans le domaine de la dévoration-rétention d’argent et ne tente de donner sa fille à Solal que dans l’espoir de contrôler biens et pouvoir de son futur gendre. Michaël prend à tous les sens du terme les femmes des autres en nombre toujours croissant et prête à Solal sa puissance et son expérience en ce domaine. Sexe, argent, nourriture, mots : les trois Valeureux se répartissent les objets de l’incorporation cannibalique.
Absorption
4La nourriture instaure d’une deuxième manière une séparation entre dedans et dehors : marque d’identité, elle cimente une communauté et la sépare du reste du monde. Cette communauté est tantôt religieuse (ainsi des repas rituels juifs, à Céphalonie, dans les caves de Saint-Germain ou chez les parents d’Albert Cohen, lors du repas du shabbat) tantôt clanique et familiale (lors des repas entre les Valeureux) ; tantôt spéculaire et fusionnelle (entre la Mère et le fils, ou au sein du couple Deume) ; tantôt enfin la nourriture représente à elle seule la communauté absente, pour le solitaire et l’exclu.
5Le type de nourriture renseigne lui aussi sur la fonction qu’elle remplit : dans tous les cas, elle est valorisée lorsqu’elle est juive ou, plus largement, orientale, ou qu’elle connote les sèmes de l’intimité et de la douceur crémeuse. Généralement, les plats maternels et les nourritures de l’intimité sont de cette consistance crémeuse, huileuse, rappelant la consistance des nourritures de l’enfance : «Boulettes de viande qui mijotaient dans le coulis grenat des tomates » ou « splendeurs orientales, boulettes aux épinards, feuilletés au fromage, boutargue, rissoles aux raisins de Corinthe et autres merveilles » ou encore « lait de poule » et « pâte d’amandes ». Tout « le cher attirail maternel » équivaut à des « poèmes d’amour ».3 Ce lien entre mets et mots s’associe aux « cadeaux » et aux baisers, par contiguïté textuelle et buccale... mais aussi par une identité de nature : « Elle me donne un autre de ses baisers à elle, un baiser timide et poétique. » On voit ainsi s’instaurer un système d’équivalences, dans la relation unissant mère et fils, entre la nourriture, le baiser et un certain usage amoureux des mots. La nourriture est bien un espace transitionnel où gestes et mots interdits se traduisent en mets de manière licite, et en retour c’est l’espace verbal qui devient nourricier.
6Dans le couple Deume, nul élan sexuel que ne puisse remplacer avantageusement un bon petit déjeuner, succédant à la contemplation heureuse du récent chauffage central. Calorifique égoïsme et digestion heureuse4, tout évoque le circuit fermé social mais aussi matriciel : c’est à un petit déjeuner de ce type, libéré du service sexuel matinal, que rêve Solal à Agay. La nourriture au lieu du sexe, dans la confusion entre cavité maternelle et cavité digestive.
7Les fondants au chocolat qui ponctuent compulsivement la solitude figurent aussi la dévoration cannibalique douce. Ariane fouette fantasmatiquement Solal tout en suçant un fondant ; Surville éprouve le besoin de compléter par ce plaisir oral la satisfaction d’être exempté d’impôts, « tandis que les pauvres poires de France [en] payent un tas »5, et ressent des démangeaisons anales durant ses réflexions fiscales. Quant à Adrien Deume, il fait un concours de lenteur avec lui-même, le lent suçotement du fondant est un plaisir rare, petite masturbation chocolatée qui emplit le vide de sa vie.
8Ainsi la nourriture est également remède à l’angoisse, première compagne des solitaires, présence et incorporation de la douceur maternelle, voire rempart contre la mort. Fondants et arachides sont des motifs récurrents dans toute l’œuvre avec leurs variantes, loukoums, nougats, pâte d’amandes. Mais les fondants ont leur propre généalogie : dans Ô vous, frères humains, l’enfant fait fondre dans sa main du chocolat, pour obtenir une pâte que ses camarades – et en particulier Paul, l’élu – viennent lécher au creux de sa main. Surville, plus régressif qu’il ne semble, ne fait-il pas, lui aussi, fondre ses chocolats pour qu’ils soient à bonne température et consistance, sur le radiateur du chauffage central dans son bureau ? Mais on les trouve également dans des circonstances plus dramatiques ; Ariane mange un fondant peu avant son suicide :
Il prit la coupe des douceurs, la plaça entre elle et lui. Dans la pénombre, ils puisèrent, elle des fondants, lui des loukoums lentement mâchés, tandis que, parfois respirant de l’éther, ils revoyaient leur vie, leur pauvre vie depuis plus de deux ans. (BS, p. 83 3)
9Les arachides, dans Ô vous, frères humains sont les compagnes d’Albert Cohen dans son errance solitaire, comme, dans Solal, celles du héros qui erre détaché des liens sociaux, conjugaux et familiaux. Elles se voient affublées du même qualificatif : pâteuses. Ces ingestions solitaires sont tristement masticatoires, le pâteux ayant une tout autre connotation que le crémeux : il évoque la pesanteur d’âme autant que la lourdeur d’estomac.
10L’exemple/ princeps est autobiographique et se réfère à l’exclusion antisémite. Parmi les mécanismes permettant à l’enfant de ressaisir son identité éclatée, de mettre en place des mécanismes de défense, figure l’ingestion des arachides :
Je me consolai en mangeant des arachides et en me regardant, veule dans la glace d’une vitrine, les mâcher tristement, ces arachides, mon pâteux réconfort, ma fréquentation, mes seules amies en ce monde. Je me regardai, avili par le petit bonheur triste de la nourriture solitaire [...]. Les Juifs aiment les arachides parce que les arachides aiment les Juifs [...]. Tout en mâchant, je regardais gâteusement les devantures, enviant les mannequins de cire des Nouvelles Galeries, si contents de vivre, ces mannequins, tous en bonne santé, [...] tous aimant leur prochain, et soudain j’eus peur d’eux, peur de leurs canines exhibées, peur de leurs yeux froids. (VFH, p. 156-158)
11Ce passage renseigne remarquablement sur la fonction ambivalente de la nourriture : incorporation maternelle, en compensation contre la solitude ; désir de contrôle possessif, aussitôt réparé par les protestations d’amour ; restauration narcissique par le miroir et dévalorisation immédiate du plaisir auto-érotique éprouvé, dans l’ingestion de judaïsme nourricier. On ne saurait mieux parler du cannibalisme, de l’ingestion destructrice et de son retournement final sur la mort : celui qui est dépourvu de canines mâche de la « boue » pâteuse ; il semble condamné à un mode nutritif régressif, en perpétuelle réassurance narcissique. Les pistaches sont un petit harem qui annonce les cigarettes de Solal et le destin des femmes : tout ce qu’il aime est ingéré puis dévalorisé et, enfin, mène à la mort. À l’inverse, d’inertes mannequins fascinent et semblent prêts à la morsure, comme s’ils reproduisaient le moment d’éternité où le regard de l’enfant fut à jamais capturé par celui du camelot : hallucinante démultiplication, en plan fixe, du persécuteur au regard médusant, aux canines animales, capable de manger de l’autre, de le déchiqueter avec énergie. En même temps, la perception des mannequins comme de vivantes figures de mort, fascinantes à proportion, montre une représentation de l’autre comme inatteignable (derrière une vitrine, brouillant les frontières entre la vie et la mort). Par ailleurs, le stade sadique oral sous le régime duquel la scène est placée, met en lumière son double régime, actif et passif : l’incorporation et l’identification qui s’ensuit, s’accompagnent de la crainte d’être dévoré, absorbé.
12Dans le roman, le comportement et les termes même de Solal rappellent étrangement ceux de l’autobiographie. Rejeté, désespéré, sans lien social, ne gardant plus d’illusion sur l’absolu de l’amour, il est réduit à la solitude et à quelques plaisirs solitaires :
Assis dans son lit, le plateau amical devant lui, il sourit. Bonne odeur, ces œufs au jambon. Trois petits amis. Voilà, lui aussi a son petit déjeuner, et plus copieux que celui des veinards. Oui, mais pour les veinards, ce repas matinal est un prélude à la vie du dehors, fournit des calories pour l’action parmi des semblables. Tandis que pour lui, c’est un but de vie, un petit absolu, dix minutes de bonheur solitaire et pâteux. Il déplie Le Temps, donne audience au dehors, tout en s’adonnant à la volupté triste de la nourriture. Il sait que dans un an, ou plus tard, ou plus tôt, ce sera le suicide. (BS, p. 720)
13Ce passage met remarquablement en scène l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur : à la nourriture tonique, utile, dont la vie est marquée par le temps historique et actif, s’oppose la « volupté triste » de la mastication, bonheur refermé sur lui-même, qui sépare de la mort et la contient. Les œufs et leur nombre, la chambre et le lit, Le Temps déplié et le dehors tenu à distance, montrent assez dans quel repli Solal solipsiste s’est séparé des autres.
14Le suicide final de Belle du Seigneur confirme enfin l’équivalence entre nourriture régressive et mort :
Devant le lavabo, elle ouvrit le premier cachet, en déchirant la mince enveloppe. Quand elle était petite, elle réclamait les feuilles blanches qu’il y avait sous le nougat, c’était un petit miracle, elles fondaient toutes seules dans la bouche. (BS, p. 842)
15Blancheur, minceur et fusion buccale : curieuse hostie que ce « petit absolu », à prendre en effet au sens étymologique, qui conduit à la seule (dis)solution, au seul absolu détachement de la mort.
16On voit que l’ambivalence omniprésente se dessine aussi entre les types de nourriture et de mangeurs : hygiénique et sociale, la nourriture est enviée et détestée. Affective et fusionnelle, elle est aimée et mortelle. Le sandwich fait partie du genre neutre et se comporte en joker, au rôle identitaire variable, tour à tour bannière amoureuse ayant du « mordant » dans la bouche d’Ariane « à solides dents », ou signe d’exclusion pour le Juif lors du cocktail de la SDN. Elle est aussi preuve de l’emprise d’Albert Cohen sur sa mère qu’il fait passer à volonté de la nourriture orientale au sandwich genevois. Le sandwich, particulièrement au jambon, est ainsi le symbole du monde occidental, indigeste et transgressif.
17La nourriture a une valence sexuelle si marquée que voir manger peut être perçu comme une reviviscence de scène archaïque : elle peut sidérer et figer de la même façon. C’est le cas de Mangeclous, qui se rend dans un restaurant de luxe grâce à une escroquerie, et dont le nom programmatique indique assez que rien ne comble son avidité. Or, le spectacle des dîneurs le dissuade de manger. Que s’est-il donc passé d’extraordinaire ? Il semble que l’on assiste à la même chute des idéaux que celle qu’a subie Albert Cohen face au camelot, et Solal en ce qui concerne les femmes – il n’est pas surprenant qu’elle ait lieu dans le domaine du « mangement »6 pour Mangeclous ! Le plaisir de retrouver innocemment l’indifférenciation et la fusion matricielles dans la nourriture est d’un coup anéanti, par une sorte de révélation qui ressemble fort à l’irruption dans la conscience d’un souvenir originaire. Autant de souvenirs écrans de la « scène primitive », comme le montre la scène :
Dans le restaurant de luxe où il se rendit ensuite, il resta bouche bée à contempler une élégante dîneuse. Les gens ne s’étonnaient de rien. Lui, il trouvait tout extraordinaire. Cette femme buvait. C’est-à-dire qu’elle ouvrait un trou et qu’elle y versait un liquide. Elle se remplissait comme une cruche, glou-glou, puis elle refermait l’orifice. La cruche était pleine. Tout était remarquable. Ces deux messieurs qui mangeaient. Ils ouvraient la gueule et avec de petites fourches ils introduisaient des bouts de cadavres cuits. Puis ils abaissaient des instruments à broyer, de petites meules qu’ils avaient dans la bouche. Ils les abaissaient et les relevaient. Et ils faisaient ces pilonnages tout en parlant de musique. (M, p. 139)
18Après cette vision saisissante, dans laquelle la femme est perçue comme un trou empli de liquide et les deux hommes comme des pilons secouant des morceaux de cadavre, la réaction de Mangeclous n’est pas moins remarquable :
D’émoi, sa pomme d’Adam qu’il avait saillante, monta et descendit. Et l’idée qu’il était peut-être un grand homme lui coupa l’appétit. Il regarda le mulet au fenouil que le maître d’hôtel venait de poser sur la table, n’y toucha pas, paya et sortit, tout songeur et embarrassé. (M, p. 139)
19Comment, après la révélation d’un tel coït alimentaire, éprouver encore du plaisir à manger solitairement du mulet, qui signale l’indifférenciation passée ? Comment ne pas voir, dans la réaction de Mangeclous le signe d’une excitation gênante devant cette scène d’autant plus sacrilège que les privilégiés sociaux sont naïvement divinisés par les Valeureux, la mère d’Albert Cohen et Albert Cohen lui-même : purs esprits doués d’un corps parfait ou puissant, nourris de poésie ou de musique, ils font partie du monde indifférencié des idéaux de l’enfance. La découverte est rude, si elle coupe l’appétit de Mangeclous et le désir de Solal : car découvrir la différence sexuelle, c’est aussi apprendre l’existence de la Loi qui interdit la Mère et se la réserve. D’où le plaisir coupable des « mangements » solitaires et fusionnels plus tardifs, et l’appel des situations régressives, maladies et convalescences, qui permettent de s’y livrer impunément.
20À l’incorporation s’oppose donc le déchiquetage, comme la fusion à la différenciation sexuelle ; la différence n’est pas seulement culturelle, elle remet en branle le réseau des canines et de l’œil, s’ouvre sur la castration potentielle et sur l’abîme hypnotique de la cavité maternelle, remède imaginaire et mortel au manque irrémédiable, à la totalité perdue. Or, les caractéristiques des figures parentales, dans l’œuvre romanesque et autobiographique, et la nourriture sous le signe de l’excès, renvoient à la figure de l’ogre.
Ogres et ogresses : l’envers du couple parental
21L’étymologie du mot ogre le raccorde à des réseaux déjà activés dans l’œuvre : Dontenville le rapproche de Gorgone et de Gargantua, le soleil celtique.7 La figure de l’ogre se connecte ainsi au réseau du soleil médusant et pétrifiant, jetant un intéressant aperçu sur Solal et la figure maternelle, et possède une parenté avec le Cyclope, dans le registre de l’œil dévorateur qui renvoie au réseau monocle-mon oncle-camelot. En ce sens, Cronos-Saturne est le prototype de l’ogre dévorant ses enfants, ce qui éclaire la figure du père autobiographique, et de Mangeclous comme père et époux dévorateur. On le voit, l’ogre revêt dans cette œuvre de multiples aspects. De plus, les caractères nourricier et dévorant renvoient à l’ambivalence vie-mort qui les surdétermine. Or, l’idée d’engloutissement du soleil et la nuit des cavités terrestres sont liées, comme invite également à le penser une autre étymologie, selon laquelle le terme viendrait du latin Orcus, dieu des Enfers et de la mort. Si le soleil régénère et nourrit, il brûle aussi d’un feu dévorant, mais est englouti par l’abîme de la terre, dans l’Occident destructeur.8 Enfin, l’ogre est généralement apparenté à la nature animale. Être hybride, parent du Minotaure et de la Sphinge, dévorateur de chair fraîche, il renvoie à son contraire dénégateur, aux diatribes récurrentes contre l’animalité et les canines, discours qui recouvre peut-être une cruauté tenue en lisière : Solal, on l’a vu, est aussi le Centaure, caractérisé par son emportement sexuel, sa sauvagerie jamais domptée par son humanité. Or, « le mythe de l’ogre est un mythe du rapt ». Ses bottes (de sept lieues) et son cheval permettent de confirmer la rivalité de Solal avec l’Ogre, en une sorte de complexe du Chat Botté. D’autres échos se font entendre dans l’œuvre qui s’enroule autour de cavités labyrinthiques, caves ténébreuses, lieux de Cènes symboliques où le rite sacralise le cannibalisme.
22La figure maternelle est représentée comme sur-nourrie, édentée, certes, mais dévoratrice et dotée d’une contenance infinie : « Grossissant sans cesse, elle s’imaginait poétiquement maigrir sans cesse9 » au point d’être peu à peu réduite à l’immobilité. Confinée dans son appartement, elle n’en sort que pour son fils ou pour nourrir son regard de « la pâtisserie du social ». Œil et bouche sont ses deux attributs, tous deux dévorateurs, car l’incorporation est liée à son désir incomblable : « Ne sais-tu pas qu’une envie non contentée fait grossir ? » Ce manque, le fils ne peut le combler : il s’y essaie pourtant, la met au régime, fort d’être par sa présence suffisamment nourricier. Mais, « sentant que tout cela ne servirait à rien »10, il s’incline et comble son désir en l’emmenant manger, car « il était juste qu’elle eût quelques petits plaisirs ». N’en avait-elle pas d’autre ? Le plaisir de manger se substitue à quel autre qu’il ne peut lui donner, ni lui ni personne, prétend-il ? Cependant, elle est aussi une nourricière effrénée, ce qui est une manière de garder son enfant en soi, de se l’incorporer.
23Rebecca, femme de Mangeclous, est également une imago maternelle. Certes elle peut aussi représenter le stéréotype de la femme orientale, en tous points opposable à l’Occidentale. Pourtant, l’insistance et le caractère figé de ses représentations finit par faire sens : enfermée dans le gynécée, au sein d’un espace doublement clos, celui de l’île et de la maison, elle-même enterrée puisqu’il s’agit d’une cave, Rebecca est entièrement soumise au régime anal.11 Sur un pot de chambre et sous l’effet d’un purgatif, un thermomètre dans la bouche, exclusivement concentrée sur le flux des matières et le flux boursier, monstrueusement grosse – elle pèse 140 kg – elle rassemble, en les accentuant de façon caricaturale, les caractéristiques maternelles. Il est remarquable que les plus significatives soient entre parenthèses : « (Vérifier sa santé. Se préoccuper de tout ce qui sort du corps.) », et renvoient à la crainte des maladies, l’obsession des remèdes et des vitamines, le désir de voir ses enfants médecins. Le regard de sentinelle : « (Car, sans en avoir l’air, elle surveillait toujours [Mangeclous] et ses prestes œillades à la dérobée guettaient sur le cher visage les expressions de satisfaction ou de mécontentement.) » Ou encore : « (Huileuse œillade vile, rusée, dégoûtante, enfantine, enthousiaste, nuptiale, complice, si bête, si aimante, si belle.) » À travers Rebecca s’exprime clairement l’ambivalence envers la Mère : dégoût pour son corps monstrueux, cloacal, dégoût pour son humilité d’animal domestique hypnotisé par son seigneur et maître, mais aussi attendrissement devant son amour conjugal : « (Elle l’aimait beaucoup. Elle le bordait dans son lit comme un bébé et souvent elle se levait la nuit, lorsqu’il avait une fringale de douceurs – pudiquement nommée mal de gorge nécessitant médication émolliente et sucrée – pour lui préparer de la pâte d’amandes.) » On reconnaît sans peine l’attitude maternelle et ses ressources nutritives qui semblent remplacer, envers le mari, d’autres douceurs, car n’est-il pas son « bébé » plutôt que son amant ? Vient l’aveu, dans la même parenthèse, sous la forme d’une intrusion d’auteur : « (Elle m’est infiniment moins antipathique qu’il ne semble.) » Commentaire qui montre, comme le mouvement de ces pages descriptives, une ressemblance croissante des personnages de Rebecca et de la Mère, signalée par la succession de plus en plus rapprochée des parenthèses. Enfin, « cette grosse larve de Rebecca » n’a-t-elle pas une cousine dont elle se recommande, nommée Rachel, prénom qui désigne la double figure maternelle dans le roman ? La surestimation ambivalente du corps digestif se manifeste aussi dans la valorisation du langage, flux verbal peu cohérent assimilé à des vaticinations pythiques : curieux trépied que ce pot de chambre, caricature du prophétisme que ces émissions sonores dues à l’huile de ricin... Sans doute tient-on là l’envers de la parole maternelle, transmettrice des valeurs et de l’imaginaire.
24La figure paternelle n’est pas dépourvue non plus de traits de l’ogre, en particulier la voix tonitruante, le fracas des colères et leur caractère imprévisible, et sa tyrannie envers sa femme. Ogre aussi en ce qu’il avale tout rond les livres, les mots, sans toujours les comprendre, mais dans une naïve boulimie de culture que son fils lui reconnaît. Qualifié « d’enfant » par la Mère, voilà le mari doublement rival et dévorateur. Mais, aveuglé par son ignorance, c’est un ogre qu’un chat bien botté pourrait vaincre.
25Pourtant, c’est Mangeclous qui possède les liens les plus évidents avec l’ogre.12 Ses trois femmes précédentes sont mortes, témoignage d’une consommation démesurée, et quelques-uns de ses enfants13 dont l’un, particulièrement chéri, s’appelle « Petit Mort » (de quelle autre petite mort puni ?). Mangeclous est, par ses saturnales agapes, le digne successeur de repas plus saturniens. Ajoutons à cela ses désignateurs, en page de couverture, qui juxtaposent œil et nourriture, mots et argent, dans la même hyperbolisation :
Surnommé aussi longues dents
et œil de satan [...]
et dévoreur des patrimoines [...]
et capitaine des vents...
26Mangeclous est le seul personnage que la boulimie définit et nomme. En effet, sa naissance est marquée par le refus de sortir du ventre maternel, unique endroit absolument nourricier :
Vous savez que je ne quitte pas volontiers une salle à manger. En conséquence, on dut me faire sortir avec des tenailles. (M, p. 39)
27Son appétit ne s’arrête pas non plus à la porte du cimetière, et son deuil de Petit Mort est marqué par la dévoration de trois poulets rôtis dont il croque les os. « Égorgeur synagogal de poules », il est capable de performances qu’Albert Cohen prend grand plaisir à détailler, plaisir qu’il partage avec Mangeclous, de toute évidence.’14 Qualifié d’ogre lors de l’invitation à dîner des Valeureux par Solal au Ritz, il s’animalise, retient des rugissements de plaisir, et « vi[t] entièrement». « Les pieds nus et le torse fort poilu, il se réjouit à la limite de la réjouissance », diabolique et orgastique, débordant et « engouffr[ant] presque sans mâcher ». Mais manger ne peut s’entendre, chez Mangeclous, sans le plaisir inséparable des mots ; à ce repas gargantuesque correspond donc un discours rabelaisien.15 Un court instant, cette avalanche de mots et de mets paraît l’assouvir. Puis : « J’ai faim », dit-il sombrement.16
28Cet ogre opère une variation d’écrivain sur les figures du Chat Botté et du Centaure : il « entoure ses mollets de leggings » et, après avoir « gobé » des loukoums et des feuilletés aux noix, il se [met] à galoper. Mangeclous est un Centaure burlesque, qui n’a nul besoin de prothèse chevaline, comme il l’explique à Salomon qui lui demande s’il a acheté un cheval puisqu’il a des bottes :
– Imbécile, quel besoin de cheval ?
– Mais tu m’as dit que c’est pour l’équitation.
– L’équitation, répondit sévèrement Mangeclous, c’est les bottes. C’est comme l’amour. L’amour, ce n’est pas la dame que tu aimes mais les lettres que tu lui écris. (M, p. 48)
29Lettre du corps, corps de la lettre, cynisme humoristique de l’écrivain dont Mangeclous est le double, ogre dévorateur de mots, c’est aussi de mots qu’il paie ses enfants : « Seigneur père et nourrisseur », il est surtout affameur :
Il leur remettait des bouts de pain baptisés dindon, fromage ou chocolat. Avec amour il les regardait manger tout en leur racontant des histoires de revenants pour leur couper un peu l’appétit. (M, p. 64)
30En apparence l’exact opposé de la Mère sur-nourricière, il exerce, sur le mode inverse de la rétention, un pouvoir identique. Les mots sont, comme la nourriture, chargés de suppléer à la présence. Mangeclous pousse même si loin la logique du symbole, que celui-ci remplace la chose.
31Cependant, la logique de l’Ogre perdure. Aimer, c’est d’abord aimer dévorer l’autre :
– Ils font des guerres, explosa-t-il soudain, mais ils disent qu’ils s’aiment les uns les autres !….
– Ils s’aiment comme le tigre aime les côtelettes d’agneau, répondit Mangeclou. (M, p. 107)
32Manger garde sa force de vérité : l’amour est cannibale, l’ogre mange sa victime parce qu’il l’aime. Aimer, c’est croire pour un instant, en une transsubstantiation symbolique, que « qui aime ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui ».’17 Or, Solal fait l’impasse de cette activité qui l’engagerait dans l’organique : il est curieusement le grand présent-absent des repas très nombreux et variés dans l’œuvre, où il paraît préoccupé par d’autres sujets. Il saute directement au symbole : s’il dévore, c’est des yeux ; ce qu’il incorpore, c’est l’autre, pour le réduire au même.
La dégustation verbale
33L’avidité de l’absorption orale montre cependant un nouveau visage, à travers la figure de l’Ogre : celui de l’excès.18 Nous sommes loin de la structure « synthétique » de l’imaginaire, selon la formule de G. Durand, qui permet de dépasser la dichotomie entre animalité et intellectualité, passé et futur. Solal ni Mangeclous ne peuvent, en humant un fruit, le jauger à son juste poids de plaisir, dans une sensation d’unité avec le monde : l’excès plutôt que le vide, l’incorporation plutôt que la perte, être saturé à en mourir évite l’angoisse mortelle de manquer. De même que Mangeclous se gave de mets et de mots, l’écrivain Albert Cohen est « déraisonnable »19 et ne cesse « d’en remettre ».20 Aussi existe-t-il un lien complexe qui associe les mots, les mets et la mort. Il concerne à la fois la position assignée au lecteur dans la dégustation verbale21 et celle de l’auteur lui-même, dont le modèle au sein de l’œuvre est Mangeclous.
34Ce dernier aime d’amour les mots qui le nourrissent : il se fait payer en nature par le boucher pour « ses beaux discours », par ses élèves pour les langues inventées qu’il leur enseigne... Ce qui le retient de se suicider immédiatement, c’est la crainte d’une mauvaise prononciation par autrui de son testament. Il prend alors un immense plaisir de vivant à se relire et, après une dizaine de lignes, l’essentiel de ses mots d’adieu s’adresse à la nourriture.22 De même, dans un registre tragique, Solal appelle les mots à son secours :
Allons, parler, parler pour ne pas savoir son destin, vite parler, oh que des mots viennent [...]. Encore des mots, vite, n’importe quoi, couvrir le malheur avec des mots [...]. D’autres mots, vite, si on arrête de parler le malheur s’introduit. (BS, p. 727)
35Le lien établi entre invention verbale et nourriture est essentiel et fondateur de l’imaginaire d’Albert Cohen. Si les histoires maternelles s’accompagnent toujours de nourriture, Mangeclous transforme l’illusion réaliste en réalité de l’illusion : les mots deviennent des mets, ou une université. Ce personnage est une sorte d’énoncé performatif du processus d’écriture d’Albert Cohen : le monde réel se fictionnalise comme objet de discours, il suffit de dire pour que cela soit puis continue à vivre de sa logique propre.
36Menteur, il mène double jeu. Boulimique, il veut tout ingérer. Manipulateur, il manifeste son désir d’emprise, miroir de l’auteur et acteur au sein de ses propres inventions.23 Mangeclous est Ulysse à la parole torse, il fait du langage un plaisir et une arme, à mi-chemin de l’Imaginaire et du Symbolique. Mais, abuseur, il l’est surtout pour pouvoir fantasmer en paix, tout en se faisant payer pour ses mensonges. Est-il en cela bien discernable de l’écrivain ?
37Le désir qu’exprime l’Ogre, à travers l’excès, c’est de contenir en lui la totalité. Mangeclous veut tout dire : rival de Saltiel en maniement de la parole auprès des Valeureux, il rêve de « composer une bibliographie universelle », et apporter un « remède universel » aux hommes, tout guérir, tout savoir et tout transmettre. L’Ogre devient en ce cas, lorsqu’il tourne vers autrui son désir de totalité, une sorte de messie burlesque qui fait naître lui aussi des images clownesques de carrosse et chevaux.24 Et ressemble fort à Cohen, écrivain de la « prolifération »...
38Cette assimilation fait s’interroger sur la place occupée par le lecteur, qui « ne sait plus bien finalement si c’est lui qui mange le texte ou s’il est mangé par lui. De telle façon qu’il ne peut pas ne pas sentir renaître en lui le mystérieux travail de la pénétration du monde par ses pulsions orales qui a occupé religieusement une si grande partie de sa petite enfance ».25 Chez Albert Cohen, le lecteur est doublement mangé/ mangeur, comme témoin à charge et à décharge des pulsions. Ainsi les auto-incitations de l’auteur à abréger alternent avec les hypertrophies conçues comme autant de jouissances à épuiser, d’oralité fiévreuse à jeter dans la mer du texte. Jouissance à partager, certes, et submergeante.
39L’auteur est tout aussi emporté par le plaisir primaire des mots : de deux manières essentielles, la « prolifération cancéreuse » et « le saint ressassement »26, selon ses expressions. Il ne parvient pas, ou très mal, à couper le flux ni à se couper de sa propre source, à cesser de s’y nourrir ou à l’endiguer. On le voit commencer une phrase et se laisser peu à peu descendre au creux de la langue, s’enfouir dans la profondeur du forage : les strates que sont les blocs de mots entre virgules, forment autant de degrés descendant au sein des profondeurs humides de la langue maternelle, abandonnant peu à peu la clarté rationnelle de la Loi syntaxique. Les mots sont mâchés et remâchés, comme de pâteuses arachides, ou cascadent avec l’énergie d’une source vive. L’écriture est tout entière travaillée par la déliaison. Les phrases s’étirent en juxtapositions, se refusant aux hiérarchies ordonnatrices, les chapitres se succèdent selon le bon plaisir et les investissements du conteur plutôt que pour assurer une cohérence narrative ; si ce n’est l’enchanteur-enchanté perdu dans les méandres de ses affects, ce sont les personnages qui, à leur tour, en fidèles reflets de ce cannibalisme verbal, parlent interminablement : l’œuvre est en partie composée d’une suite de discours aux thèmes récurrents, sur l’amour, la cruauté, la réussite injuste et les égoïsmes des privilégiés, la vision du monde et l’éthique juives. Leur forme va du monologue le moins structuré, fidèle miroir des processus primaires, au dialogue incisif. Le monologue d’Ariane compte trente-deux pages ; le dialogue de Mangeclous apprenant aux Céphaloniens ce qu’est l’amour, en son université, pas loin de cinquante pages.27 Mais les thèmes récurrents sont l’objet de commentaires provenant de personnages variés qui forment les voix romanesques. Par exemple, la séduction amoureuse est commentée par Solal, Mangeclous, Scipion, Mariette. On retrouve chez tous la dénonciation de l’illusion théâtrale de l’amour, où deux fantasmes se mirent avec complaisance sur la scène narcissique pendant que les ventres borborygment. Ils sont inlassables : aux cinquante pages de Mangeclous s’ajoutent les dix pages de Mariette28, les quarante pages de Solal29, les quinze de Scipion’30 et, pour faire bonne mesure, celles de l’auteur lui-même et de sa mère dans un discours rapporté.
40Ce n’est donc pas par son discours, sa thématique, récurrents et souvent presque interchangeables, qu’un personnage est défini, mais par sa consistance vocale : chez Albert Cohen, il s’agit vraiment d’un montage lexical qui fait corps et apporte au lecteur l’impression très particulière de se trouver parmi des êtres de langage savoureux, qui lui donnent le plaisir effréné d’une dégustation verbale. Comme le personnage et comme l’auteur, le lecteur s’en repaît, grisé. La liste des personnages au parler particulier est impressionnante : défauts de prononciation (Hippolyte Deume et son cheveu sur la langue), tics langagiers révélant snobisme ou grimace de l’âme (jacques de Nons et son pseudo-viril « mon vieux » ; Antoinette Deume et son « s’il te pôlait » révélateur de son inanité ; raclement d’arrière-nez d’Adrien, sans compter tous les tics qu’il emprunte ou dont il fait l’essai : toute la famille Deume est épinglée par la langue) ; langage populaire de Mariette, écho de la proustienne Françoise, ou celui de Scipion, agrémenté d’idiotismes méridionaux. Aux voix occidentales correspondent les voix juives : les Ashkénazes, Jérémie et les Rosenfeld, les Séfarades, dont Rebecca et la mère sont deux exemples inégalement accentués, enfin les Valeureux, à la langue mixte et deux fois décalée par un français émaillé d’archaïsmes, d’orientalismes épiques et d’expressions enfantines, que Mangeclous relève, en guise d’épices, de quelques termes techniques et savants pour épater la galerie.
41De son côté, l’écrivain Albert Cohen éprouve à dire/ lire ses textes le même plaisir qu’Albert Cohen à écouter/ lire sa Mère et ses histoires. Enfant, il a été accompagné par les dessins, photos, petits mots de la mère absente, puis jeune homme, à Genève, il est réenfanté par les mots et les friandises maternels :
Tu te mettras au lit [...] et moi je resterai près de ton lit jusqu’à ce que tu t’endormes et si tu veux je te raconterai [...] « Sache mon fils... » commençait-elle. Et moi j’écoutais avec délice, béat, flatté, physiquement charmé. Car j’étais amoureux des interminables histoires de ma mère, qu’elle [...] entrecoupait de friandises miraculeusement surgies d’une valise [...]. Mon obéissante mère [...] me racontait d’infinies histoires douloureuses et bouffonnes du ghetto où je suis né et je ne les oublierai jamais. Parfois, comme je voudrais retourner dans ce ghetto, y vivre entouré de rabbins qui sont comme des femmes à barbe, y vivre de cette vie aimante, passionnée, ergoteuse, un peu nègre et folle. (LM, p. 92-93)
42L’écrivain est fils du ghetto des mots maternels. Mangeclous ne dit pas autre chose lorsqu’il raconte qu’il voulut retourner dans le ventre nourricier. L’auteur souligne le lien entre mots et nourriture, tous deux sortis d’une cavité, bouche et valise maternelles, par un « miracle » de génération spontanée et infinie. La tonalité même des histoires maternelles, « douloureuses et bouffonnes », en un mélange des genres qui annonce le mélange des sexes puisque les « rabbins [sont] comme des femmes à barbe », s’est imprimée dans la matrice des histoires valeureuses. L’accent et la tonalité orientaux, la syntaxe toute de juxtapositions, la structure faite d’enchâssements ont composé ce plaisir nourricier entrant dans l’oreille et la bouche, dans la situation fusionnelle d’un enfant qu’on endort ou que, malade, on veille. Le festin maniaque qui nourrit la texture même de l’écriture réside dans le plaisir de la consommation des mots avec toute leur charge aromatique originelle, plaisirs oraux qui consistent à remâcher la nourriture de l’enfance sacralisée : les mots ont goût grenu de petite madeleine.31
43Le désir de cette incorporation symbolique est irrévocablement soumis à une situation emblématique déclinée dans tous les miroirs : d’abord le couple conteur-auditrice est le reflet inversé du couple originel conteuse-auditeur. Au sein du processus d’écriture, en effet, Albert Cohen se met dans la position nourricière maternelle, par une identification étonnante : il dit ses textes et les dicte à une femme qu’il aime, avec l’intonation, les défauts, tics et accents, en véritable conteur de ses propres histoires. Ensuite, au sein même de l’œuvre romanesque, relisons les dialogues : il n’y a pas d’échange réel (sauf, parfois, entre les Valeureux). Quelqu’un parle et d’autres écoutent, charmés, applaudissant l’orateur ; il s’agit de convaincre, ou plutôt de vaincre, c’est-à-dire de séduire. Par des arguments, vrais ou inventés, comme tente de faire Mangeclous, ou par des histoires, comme en raconte Solal à Ariane : car c’est ainsi qu’il l’emporte, non grâce à son discours cynique sur la séduction. Or, l’autobiographie témoigne de la première mise en fiction de la situation spéculaire originelle entre mère conteuse et fils nourri de mots. Le premier couple inventé par l’enfant est celui d’Albert et Viviane, dans une situation qui mérite d’être détaillée :
En cette histoire qu’en ma neuvième année je m’étais inventée, un tremblement de terre à Marseille [...] dont nous étions les seuls rescapés, nous avait providentiellement réunis dans la cave d’une maison de riches [...] munie [...] de tous les livres des grands écrivains français et de provisions délicieuses, telles que biscuits marins, conserves, marrons glacés, fruits confits, nougats, truffes au chocolat. [...].
Après le repas du soir, [...] ma chère Viviane [...] me chantait des airs étranges et mélancoliques. Charmé jusqu’aux larmes, je l’écoutais [...]. Ou encore, écuyère en bottes vernies, et doucement étendue sur le divan, elle me faisait la lecture avec un accent un peu anglais. (LM, p. 80)
44Pour les deux enfants seuls au monde, entièrement l’un à l’autre dans une situation fusionnelle, nourriture et mots sont encore les constituants du bonheur : « Bref, le paradis » que ce petit ghetto occidental pour deux, où l’accent oriental est remplacé par l’accent anglais.32 Le véritable couple est celui qu’organise la situation de narration, qui est toujours aussi une situation d’amour : une fusion dans la mer des mots, et que les mots protègent du désir.33 Les femmes conquises, affamées de sexe plus que de mots – il ne faut pas leur en conter – voient au contraire leur propre activité de lecture tournée en dérision par Solal. Car elle est solitaire ; or, lire ou écouter autrui constitue la première infidélité. C’est pourquoi aussi la position du lecteur est celle d’amoureux du conteur, comme le confirme toute l’œuvre, dans laquelle s’exprime l’insatiable besoin d’amour de l’auteur.
45Mais le schème de l’oralité nourricière s’inverse dans des fantasmes d’ordre persécutoire : vision persécutée de la bouche dentée et de l’œil médusant castrateurs, ou vision persécutrice, assassine. Caricaturiste qui « fond sur le vice de forme », il « saisit l’enlaidissement d’âme qui détruit tout autour de lui et ne peut manquer d’apparaître sur eux, sur leur corps comme des stigmates ».34 Ainsi d’Antoinette Deume, « au cou de laquelle pendait un court ligament de peau, terminé par une petite boule charnue, insonore grelot »35, hypnotique excroissance promise au couperet que son prénom suggère. Gamaliel, Marco Coën, Hider, tous ces tyrans sont décrits moins à travers leurs paroles que dans une gestuelle bouffonne, proche du cinéma muet, qui renvoie au vide inquiétant et grotesque de la marionnette, révélant qu’ils n’ont aucune distance avec ce qui les meut. De mots exorbités en œil incisif, l’oralité persécutrice du narrateur se révèle aussi, et peut-être surtout à l’égard de lui-même dans la double position active et passive : son regard « en stylet » cherche les mots de haine sur les murs ou les journaux, sa bouche n’a de cesse d’obtenir d’une autre bouche les mêmes mots de haine : « sale Juif ». Ainsi lui-même a « le cœur plein d’amour et l’œil méchant » lorsqu’il décrit les Juifs, dichotomie que Solal traduit lorsqu’il « crayonn[e] de petites bêtes à nez crochus qui paraissaient être des puces fort au courant du Talmud ».36 Minutieuse est aussi la description des gestes d’Adrien, dérisoires gestes de bureaucrate : on pourrait qualifier de zénonien le découpage descriptif qui divise les gestes à l’infini, emplissant les pages du livre, les couloirs et bureaux de la SDN d’une agitation stérile, prolifération textuelle qui exprime le vide par l’excès. La boulimie rejoint l’anorexie.
46La position dépressive, définie par Mélanie Klein, conduit à la restitution de la source vive ; en effet, l’enfant, y compris celui qui persiste en l’adulte, en proie à l’oralité destructrice et au sadisme anal – et l’on a vu à quel point Albert Cohen était sous l’emprise de ces régimes – a le sentiment que sa toute-puissante voracité a détruit sa mère et cherche à la réparer. Son chagrin le pousse à mettre en sécurité l’objet à l’intérieur de lui, le recréer et, dans ce cas précis, le mettre en mots pour le restaurer et le retrouver. Seul nourrit le fait d’« aller vers les mots en buvant où vivent les mots » selon l’expression de Faulkner.
47Cependant, comment digérer ce qui est avalé ? La transformation par l’écriture s’accompagne d’autres modalités que l’auteur et les personnages se chargent d’exprimer : la rétention et l’expulsion.
Rétention
48Garder la nourriture dans le corps, ne pas l’évacuer, savoir se retenir est un acte ambivalent qui manifeste un désir de puissance et permet le don : pour l’enfant, offrir ses fèces au moment où la mère le demande est, en effet, une gratification envers elle, tandis que les retenir pour la faire attendre la met à disposition. Les fèces deviennent ainsi monnaie d’échange, pouvoir et plaisir : si retenir procure un plaisir érogène dans la zone anale, il donne aussi un agréable sentiment de maîtrise puisqu’il est contrôle de soi et emprise sur la mère. L’objet de la rétention envers les figures maternelles se déplace ensuite sur l’argent ou toute autre gratification qui peut même être la personne entière. Dans l’œuvre, le personnage entièrement tourné vers la rétention est Matthatias, mais son plaisir ne consiste pas seulement à thésauriser. Il naît du désir que ses possessions éveillent chez les autres :
Mattathias marchait la tête basse, mais le regard levé, oblique, fouilleur, juste, rapide, computateur et il guettait dans les yeux des passants le désir de ses marchandises. (M, p. 21)
49Il traîne derrière lui un aimant « destiné à happer les épingles ou les aiguilles qui auraient pu être égarées par les femmes inconsidérées et sans vertu ». On ne saurait mieux dire le rapport de Mattathias avec le désir d’autrui. Car le sien se limite à ne rien perdre : significativement, il ne donne jamais de feu, mais en demande ; au contraire du soleil, il n’émet rien, ni rayon ni chaleur, mais absorbe tout, comme son aimant, y compris le lait de sa femme, qu’il ne veut pas laisser improductif après la mort de son bébé.
50En revanche, la pulsion d’emprise se manifeste essentiellement dans l’acte de faire attendre : Albert Cohen et Solal en sont les actifs représentants.
51Tous deux font en effet attendre femmes et mère « sur le seuil et sous les roses », selon l’expression que l’œuvre consacre comme épithète de l’attente. Pourquoi ce caractère biblique de la formule, qu’a donc l’attente de sacré ?
52Le mécanisme est souvent celui-ci : Albert Cohen, lorsque sa mère est trop longtemps éloignée de lui, la fait venir, sous le signe de l’urgence, puis, une fois qu’elle est sous sa dépendance complète, la fait attendre. Même au sens figuré, « elle atten[d] tout de [lui] ».37 Aussi peut-il écrire : « Ma mère n’avait pas de « moi », mais un fils ».38 Ce fils, en effet, l’appelle par télégramme et elle accourt. Cette « magie » dont il « est le maître » a été, regrette-t-il trop tard, trop peu utilisée, « idiotement occupé qu’[il était] par des nymphes ». Le développement romanesque de ce mode de communication de l’urgence, qui marque le caractère impérieux et pulsionnel du désir maternel et filial, est employé dans la relation entre Solal et Saltiel.
53Mais l’attente est aussi la mise en sommeil de tout autre investissement que celui de l’objet attendu. Il s’agit donc, par son entremise, d’exercer, réassurer ou créer un monopole affectif absolu. Ainsi, la mère une fois arrivée, nymphes et mondanités peuvent se succéder et l’extérieur l’emporter sur l’intérieur gardé sous contrôle :
Elle acceptait, bon chien fidèle, son petit sort d’attendre, solitaire dans mon appartement et cousant pour moi, d’attendre mon retour de ces élégants dîners dont elle trouvait naturel d’être bannie. Attendre dans son obscurité, tout en cousant pour son fils, humblement attendre le retour de son fils lui suffisait. (LM, p. 83)
54N’y a-t-il pas là aussi une revanche inconsciente sur l’attente infinie dans laquelle l’enfant solitaire a passé son enfance, guettant les pas de sa mère dans l’escalier ? Lorsqu’une seule fois elle refusa d’attendre en silence, il lui fit une scène éprouvante.39 La mère, qui n’a de contact social que par le regard40, vit une vie mondaine à travers les récits de son fils qui a pu exercer dans ces comptes rendus son œil et son oreille de conteur. Même après la mort de sa mère, il s’enjoignait de lui raconter telle scène amusante en rentrant.
55À cette mère exclue du monde extérieur ou abandonnée au profit d’une « blondeur », correspond la passivité dépendante du fils à l’intérieur, dans la situation emblématique de l’enfant malade qui en rajoute : « Et moi je gémis pour qu’elle m’embrasse. » On retrouve les signes habituels du retour à la chaleur matricielle : théière ventrue, infusion, chaufferette, veilleuse accompagnent la maladie d’une brumeuse et douce tiédeur qui n’est pas sans rappeler la torpeur finale de Belle du Seigneur, entre drogue et mort qui seraient, selon cette lecture, deux formes de retour à la quiétude originelle. La satisfaction de voir sa mère lui appartenir totalement se manifeste dans le jeu symbolique « avec son alliance qu’elle [lui] a prêtée»41 et la complétude éprouvée : « Moi, je suis parfaitement heureux »42, au point de s’étonner de ne pas avoir perçu qu’elle était un être séparé de lui :
... étrange que je ne m’aperçoive que maintenant que ma mère était un être humain, un être autre que moi et avec de vraies souffrances. (LM, p. 108)
56La mère offre le modèle de la rétention : à ses fonctions de garde de l’appartement et de garde-malade, se joignent celles de garde-manger et gardienne des portes : elle possède toutes les clés, a le secret de l’ouverture de toutes les cavités. La « sentinelle » surveille et veille sur le cocon protecteur, place forte interdite.
57Cette structure relationnelle se dessine avec insistance dans de multiples figures et situations romanesques que l’on peut relire sous les aspects de la femme prise, dans la rivalité mimétique ; de la femme surprise, par le regard voyeur ; de la femme méprise, refusée sexuellement, mais voulue à disposition, maternellement : la relation instaurée dans la maladie est remarquablement privilégiée dans les romans et affirmée comme hautement préférable à la relation sexuelle.
58Le lien entre les diverses consommations est construit par l’attente. Ce héros solaire fait cuire à petit feu, soulève parfois le couvercle pour surveiller la cuisson : autre sentinelle.43 Le sadisme ne se borne pas à faire attendre des femmes ; Mangeclous conçoit l’attente comme un principe éducatif : il pend au plafond des saucissons que ses enfants affamés regardent passionnément, autre plaisir de l’œil qui en révèle la nature dévoratrice, et pousse à son comble cette frustration, au point de l’ériger en pédagogie du plaisir déplacé, du réel à l’imaginaire.
59Ces deux mises en attente, qui permettent de garder l’objet à disposition, représentent le jeu oral/ anal du pouvoir. En même temps, attendre et faire attendre constituent le seul plaisir, celui qui est à venir, celui qui est écrit ou rêvé, non corrompu par l’ingestion, non consommé : le jeu solipsiste du désir.
60Devant l’insistance de ce schéma, on peut se demander si la stratégie d’écriture n’est pas à son tour marquée par cette économie du désir d’emprise. La réponse n’est pas simple : en effet, Cohen est loin d’écrire des romans à énigmes, ou d’action, qui tiennent le lecteur en haleine. Il est peu porté à renouveler thèmes, personnages, structures, voire termes. Si donc les recettes éprouvées ou à l’inverse leur renouvellement sont des armes sûres que Cohen n’utilise pourtant pas, on serait tenté de répondre que cet écrivain laisse le lecteur aller librement, ou que ce n’est pas l’emprise qui l’intéresse mais l’auto-engendrement des formes, les interactions hasardeuses, etc. Pourtant, il faut être circonspect avec Albert Cohen, plus présent (ou plus absent, si l’on entend ainsi qu’il laisse parler l’Autre en lui) dans des parenthèses et des monologues asyntaxiques que dans une construction maîtrisée. En réalité, sa difficulté à se soumettre à une loi structurante est la manifestation la plus visible de son désir d’emprise. Il fait attendre son lecteur, lié à Solal, s’il lui plaît de l’entraîner vers les Valeureux. L’inverse est tout aussi vrai. Rien ne légitime vraiment, dans la courbe narrative, ces va-et-vient, ces départs ou retours vers les uns ou les autres : c’est bien ici le bon plaisir, l’absence de loi qui sont revendiqués. Ou, pour le dire autrement, l’enchanteur désire être aimé et admiré inconditionnellement, dans le feu de l’Imaginaire, dans le jaillissement incontrôlé de son désir :
Ah, que ne puis-je écrire un livre où, sans nécessité de suivre une action, je raconterais infiniment de petites histoires valeureuses sans lien les unes avec les autres. Reprenons notre récit. (M, p. 42)
61Si les défauts de l’homme font les qualités de l’écrivain, comme l’affirmait Solal, se convertissent en acuité descriptive et en débordante fantaisie, cette revendication de liberté signifie du même coup : « Aimez-moi comme je suis », d’un amour inconditionnel. Du lecteur, il attend le même émerveillement que manifeste sa mère devant son pouvoir d’invention :
Mais toi, ce sont des inventions, des centaines de pages sorties du cerveau. Quelle merveille du monde ! (LM, p. 70)
62Il ne s’agit donc pas seulement de faire attendre son lecteur mais de le mettre de son côté, se l’annexer en le nourrissant d’histoires sans fin qui ne se soucient pas de vraisemblance, émerveillantes : position dont Solal montre bien qu’elle est précisément, dans l’œuvre, celle du séducteur, et dont Albert Cohen a éprouvé depuis son enfance qu’elle provoque chez l’auditeur – et surtout l’auditrice – une dépendance, un amour enchantés, sous le régime de la pléthore, qui permettent à l’auteur de passer, sans coupure, de « l’enfant merveilleux » au conteur de merveilles.
Expulsion : le don
Les louis de Louise
63Louise Judith Ferro, fille du notaire royal de Corfou, vit sous le régime des dons à son fils. Dons symboliques essentiels pour l’imaginaire de l’écrivain. Dons matériels illimités, cadeaux qui la ruinent (argent, bijoux et des louis d’or, plus évocateurs encore du type de trésor donné par Louise) :
Et la belle bague qu’elle avait, avec quelque regret mais avec la faiblesse de l’amour, si vite accepté de m’offrir. Elle était si vite vaincue par son écervelé de vingt ans. Et ses secrètes économies, à moi seul destinées quand j’étais étudiant, et toutes ses combines pour que mon père n’apprenne pas mes folies et ne se fâche pas contre le fils dépensier. (LM, p. 102)
64Albert Cohen reçoit ces dons sans grande attention ni scrupule, puis, dans le temps de l’écriture, avec remords mais non sans ambivalence : il insiste sur la douloureuse séparation de « ses plus nobles bijoux dont elle était si fière », mais elle est vue comme « si heureuse de se dépouiller » pour lui. Lui dilapide et se donne quitus :
[Ces billets] allaient flamber dans mes jeunes et prestes mains, rapides à donner. Je prenais, fol et ensoleillé, et peu préoccupé de ma mère. (LM, p. 15)
65D’un côté est sacralisée l’« offrande de [la] mère sur l’autel de la maternité » comme « prêtresse de son fils », ce qui s’oppose au réseau du multiple, de l’interchangeable, de la dilapidation. Le château des mirages de l’amour et la multiplicité des idoles sont abattus pour laisser place à l’Amour de la seule divinité. Cependant, la louange morale est contredite par le souvenir joyeux de son étincelante prodigalité envers les « Aryennes » et du plaisir conquérant qui l’accompagnait. Au contraire, la survalorisation affective et morale du don maternel s’accompagne de sa dévalorisation marchande, comme le montrent les oxymores concernant ces sommes, « humbles grosses », « pauvres grandes ». Cette ambivalence s’exprime de manière claire dans un rêve autobiographique : sa mère se trouve en France occupée, « petite vieille courbée et presque mendiante ».44 Sa valise, emplie de cadeaux-gâteaux, (qui rappelle ses arrivées à Genève) est à l’image du corps maternel, « consolidée de ficelles », brinquebalante, usée, alors qu’elle contient pourtant les trésors les plus nourriciers pour le fils : alimentaires, comme les pâtes d’amandes, ou symboliques comme les souvenirs d’enfance représentés par l’ours en peluche. Le rêve exprime aussi clairement la culpabilité éprouvée par Albert Cohen de l’avoir délaissée, de s’être nourri d’elle au point de l’avoir tuée, puisqu’elle ne garde pour se nourrir qu’un trognon de chou. De même, la condamnation par l’écrivain des sentiments qui l’ont conduit, plus jeune, à la dilapidation, contredit l’énorme énergie libidinale qu’il investit dans la conquête et qu’il réinvestira à l’identique dans le personnage de Solal.
66Le fait est qu’il donne fastueusement, avec une belle inconscience. Quels sont les bénéficiaires ? Des femmes, certes, mais aussi des jeunes gens à séduire, dans l’élan immédiat du don fait à leur désir : « Si un ami aimait mon étui à cigarettes, l’étui d’or était à lui. » (LM, p. 14) L’étui à cigarettes en or, successeur des truffes écrasées-main et du sou maternel utilisé pour la saucisse prandiale de l’ami Paul45, est le moyen de se faire aimer. L’importance de ce régime archaïque du don comme fondement de la relation à autrui se manifeste largement au sein de l’œuvre romanesque. Il est compulsif et revendiqué comme tel, de façon romantique : don total et spontané, dans l’impulsion de l’instant, il serait la manifestation d’une sincérité poétique, du désintéressement vrai. C’est toujours de cette manière que s’opèrent les dons de Solal à la figure spécifique de l’aveugle-mendiant, emblématique du « roulé d’avance ». Il s’agit d’ailleurs d’un geste romanesque inaugural, puisqu’il est le premier qu’accomplisse Solal dans son roman éponyme, révélant ainsi que le don doit apparaître comme une caractéristique essentielle du personnage. Or, il est frappant de constater que le second geste de Solal – le jet d’une pierre à l’enfant Aude – s’oppose brutalement au premier. De même, il emprunte à sa femme toute sa fortune pour construire, sans lui en parler, les caves juives du château, mais il en annonce la dilapidation avec une désinvolture marquée :
Je n’ai plus un rouble. Mes quarante millions – tous en billets de banque – je les ai brûlés après ma conversion. Et la Commanderie, je l’ai donnée à Saint-Germain, à la ville, municipalité, que sais-je. J’ai oublié que je t’avais emprunté tout cet argent. (S, p. 281)
67Oubli étrange pour une somme aussi considérable. Que faut-il faire ici payer à Aude ? Les privilèges, sans doute, de la femme qu’il épouse, vengeant ainsi la Mère, qui, pauvre, donne tout sans qu’il ait pris en compte ce réel trésor. Mais son geste lui demande aussi des comptes pour le rejet qu’il lui suppose « en ses tréfonds », et qui apparaît surtout comme la projection de sa haine de lui-même : l’insistance qu’il déploie à se faire traiter de « sale Juif » manifeste son propre désir sado-masochiste.46 Extensivement, le régime de la prise et celui du don sont clivés, chez Solal : il prend aux Occidentaux et donne aux Juifs réels comme aux Juifs de circonstance. C’est que le don spontané de l’exclu s’oppose explicitement à la fausse charité chrétienne. Don et prise s’organisent ainsi comme revanche, redistribution des cartes biseautées par les injustices sociales. Insatiable, Solal ne veut pas être soumis au même système d’échange que les autres hommes : le régime d’exception, comme revanche perpétuelle et légitime, lui est dû, mais cela ne l’empêche nullement d’exprimer une éthique du don :
Je ne suis pas idéaliste. Je suis méchant. Mais je ne supporte pas le masque d’amour. Il faut se lancer avec folie dans l’amour. Ou bien oser dire : « Moi d’abord ! » L’amour du prochain réclame des poètes qui savent donner leur unique manteau, (S, p. 125)
68Il gaspille de la même manière ses dons naturels : « Il avait écrit trois cents poèmes magnifiques qu’il avait oubliés dans une armoire – et qui ont fait, depuis, la gloire d’un autre. » Mais il dilapide aussi ses chances sociales et sentimentales, incapable de retenir, en voyant les Valeureux, l’impulsion mimétique qui l’entraîne à se mettre en prière dans les bureaux du ministère. Dilapide enfin son pouvoir de Sous-Sécrétaire Général à la S.D.N. à la suite d’un acte manqué, d’une compulsion qu’il nomme une « gaffe ». Il semble se lire ici une version masochiste du don et de la dilapidation, en grande partie suicidaires. Cette attraction de la chute, ce vertige l’assaillent dans le trop plein comme un appel du vide, le poussant à ne rien garder pour lui, pour défendre les Rosenfeld ou les Silberstein, les Solal ou les Jérémie, alors même qu’il prend aux Marquet et aux de Maussane. La Mère est intemporellement porteuse d’un trésor dont il ne faut pas se couper trop gravement par l’oubli épistolaire, la négligence coupable de l’attente, le reniement religieux ou l’assimilation dans le monde occidental. Or, toutes ces formes de détachement de l’origine, expérimentées avec une constance variable, s’ajoutent à la première, essentielle, ineffaçable trahison qu’est l’amour, le départ puis le mariage avec une chrétienne. Le trésor maternel est aussi trop modeste, trop peu monnayable en considération sociale : il garde de son origine la dévalorisation qui l’entache. Il faut donc s’en éloigner.
69Mais à quelle distance se tenir de ses attachements ? Telle est l’une des questions essentielles que pose inlassablement l’œuvre : comment ne pas dépendre, ne pas souffrir, garder le contrôle et continuer pourtant à trouver de l’intérêt à cette ombre d’autre tenue à distance ? La tentative de se maintenir à l’écart de cette économie du vide et de l’excès est menée dans Mangeclous : Solal se met sous le régime de la rétention. Funeste résultat puisqu’il sombre dans la dépression car, dit-il, « si je me laissais aller à aimer et à vivre, on m’enfermerait ». Sa pente naturelle est l’excès, vivre et aimer sont une seule et même chose : le désir en acte. Il devient manifeste que Solal est, non pas organiquement mais psychiquement, sous le même régime effréné que Mangeclous, condamné à ne jamais être rempli :
En huit jours il avait dépensé les cent mille francs en fastes et dons à des inconnus sympathiques et il était parti de Paris, les mains vides et la poitrine légère. Il fallait aller n’importe où, capter le hasard, se perdre dans le mouvement. (S, p. 80)
70À cela s’ajoute une volonté plus ou moins consciente de réfutation, concernant l’une des accusations antisémites les plus fréquentes : le prétendu attachement des Juifs à l’argent. La déchéance serait, pour Solal, d’être conforme aux accusations antisémites, de les mériter, en quelque sorte. Aussi se trouve-t-il en porte-à-faux : son avidité dévoratrice, son désir de possession le fait paraître attaché aux biens matériels ; en même temps, il doit montrer – et il le fait avec ostentation – qu’il ne les recherche qu’autant qu’il suit les règles du jeu social imposé par d’autres. Aussi le dénonce-t-il sans cesse comme mensonge obligatoire. Son éthique prend appui sur cette dénonciation qui aurait plus de force s’il n’en révélait également l’ambiguïté.47 Mangeclous est soumis à la même alternance : il désire violemment – manger, parler, gagner de l’argent, ce que son inventivité lui permet parfois – et le dépense avec une générosité maladroite, toujours soulignée à l’extrême par le narrateur.
L’écrivain, les mots et les corps
71L’auteur n’échappe pas non plus à ce régime de la dilapidation. Ainsi crée-t-il des personnages qui lui permettent de s’y abandonner : Mangeclous, qui soumet de façon sadique ses enfants à la famine mais les gave ensuite, de même que, mourant sans cesse de faim il se remplit sans fin, est avant tout un amoureux des mots, pour leur substance et leur charge d’imaginaire, et pour ce qu’ils sont susceptibles de refléter aux oreilles d’autrui son propre génie. En cela juif et grec, les joutes oratoires qui l’opposent à Saltiel doivent affirmer sa précellence ; il ne supporte ni qu’on l’interrompe ni qu’on lui vole les trouvailles qui se bousculent à ses lèvres dans une amoureuse urgence. Scipion est l’ami de Mangeclous, « son frère de sang depuis que le Céphalonien et lui avaient saigné du nez en même temps »48, uni à lui essentiellement par la sève des mots : Scipion fut « écrivain public ne sachant pas écrire », autre manière d’être conteur. La séduction est la grande affaire de sa vie mais s’exerce de manière entièrement verbale et imaginaire, avec une totale conviction, aussi inébranlable que celle de Mangeclous sur ses capacités toute virtuelles d’avocat. De même, Mariette, incorrigible bavarde, n’existe que dans le monologue. Les femmes aimées, Ariane ou Aude, sont d’abord perçues à travers – leurs paroles irrépressibles, monologues ou journal intime, où affleurent les processus primaires. Dans Belle du Seigneur, les trente-deux pages du chapitre XCIV sont consacrées à un monologue de Solal, suite de discours entremêlés de récits de plus en plus infiltrés par une « inquiétante étrangeté ». Ces discours entrent progressivement dans l’excès et finissent par plonger dans le délire.49 Les mots ont un effet de décharge incoercible à laquelle la déliaison, syntaxique et structurelle, et la nature des personnages, voués aux mots et aux monomanies, contribuent à donner libre cours : cette libération paraît être un moteur essentiel de l’écriture, destinée à alléger l’oppression d’un clivage omniprésent. Le fait que les personnages ne prennent vraiment corps que dans les monologues laisse à penser que les mots servent avant tout à exprimer un intarissable discours tenu à soi-même, qui est chargé de définir l’être et simultanément de combler le vide mortel qui l’assaille.
72À l’inverse de la figure maternelle, les femmes occidentales sont accusées d’escroquerie : elles disent aimer, mais elles se retiennent et, comme Wronski le montre, maintiennent l’homme dans une torturante rétention. Le corps occidental est divisé entre un intérieur cloacal et un extérieur séduisant, donc mensonger. L’écrivain occidental est le premier accusé puisqu’il maintient ses personnages dans la rétention organique pour les siècles des siècles, et livre ainsi à l’imaginaire du lecteur une image obsédante de héros désirables, poétiquement sexués, quoique inorganiques. Accusation farouche, passionnée, qui martèle l’œuvre entière :
Les romanciers mentent plus profond que moi. Ils font tous de mauvais livres qui font croire aux jeunes filles que l’amour est une volière du paradis et aux femmes que le mariage est un égout. Menteurs, vrais menteurs et empoisonneurs, tous ces écrivains distingués qui montrent leurs poétiques héroïnes buvant et mangeant de manière enchanteresse et croquant d’un air mutin quelques grains de raisin ! Eh bien, messieurs, permettez-moi de m’étonner que jamais ils ne nous parlent des suites de ces craquements mutins. Oui, messieurs, depuis Homère jusqu’à Tolstoï, les jeunes héros et héroïnes souffrent, surtout s’ils sont beaux, d’une épouvantable rétention. Ils n’en peuvent plus. (M, p. 121)
73Certes, il s’agit ici de prôner une autre éthique romanesque de l’amour, mais elle paraît fondée sur le sentiment écrasant du poids des corps, de l’organique sur l’affectif, avant d’être la manifestation d’une volonté originale d’un écrivain qui veut greffer sur l’arbre occidental sa propre conception de la vraisemblance amoureuse.
Corps organique et corps sexué : Un amant ça se purge !’’50
74Les émissions corporelles et plus particulièrement l’excrétion reviennent en effet dans l’œuvre avec une fréquence insolite. Mangeclous, « capitaine des vents », représente la dévoration/expulsion tournée vers le plaisir primaire de l’enfant : moi d’abord, dit-il avec l’assurance de qui n’est pas encore censuré par un Surmoi contraignant. Rebecca, se purgeant et vaticinant sur son pot, Wronski sur son chapeau melon prétendant faire de « la poésie à vers », sont des personnages pris par l’obsession anale traduite dans l’émission verbale. Écoutons les jeux de mots et les indignations de Mariette, et les associations qu’elle libère : celle-ci raconte son service à « La Belle de Mai », séjour des amoureux à Agay, dans une parole toute de loisir qui rejoint celle du Pierrot de Don Juan et de la proustienne Françoise :
Baignée et chessée quand elle était bébé, tapant son joli petit cul de bébé et même l’embrassant son petit cul, qu’il a fait des progrès depuis, eh bien je suis pas été traitée de la famille [...] mais non, monsieur grand délicat doit pas voir ci, doit pas voir ça avant que tout soye bien rectal, [...] oui, chessée avec du talc matin et soir, alors pour la punir j’ai mangé en bas au café de l’hôtel, un souper fin [...] la bonne partie du poulet, c’est rien que le croupier... (BS, p. 686-687)
75S’ajoute à la fréquence des scènes scatologiques, une fascination lexicale rabelaisienne qui témoigne du plaisir qu’elles procurent :
– Il y avait [des pets] ronds et il y en avait des pointus, il y en avait des petits qui couraient les uns derrière les autres, vite vite, et il y en avait des majestueux, ainsi – il fit un geste grave de chef d’orchestre – lentement, ô mes amis, tristement et qui avaient beaucoup d’arôme.
– Honte à toi, homme noir ! dit Saltiel.
– Absolument pas, dit Mangeclous. Quelle honte y a-t-il à nommer ce que l’éternel n’a pas eu honte de créer ? Je continue donc l’inventaire des vents de la poétesse. Certains étaient charmantement entrelacés, d’autres étaient langoureux, d’autres avaient des ailettes philosophiques, d’autres étaient à roues dentées. D’autres ressemblaient au chant du coucou. D’autres étaient plus complets, orphéoniques en quelque sorte. Bref, messieurs, avec les incongruités de cette éliane, tel était son nom, on aurait pu gonfler un dirigeable. (M, p. 115-116)
76La description conclut à la mort de l’amour par asphyxie. Cette Éliane se voit reprocher d’émettre subrepticement des vents interminables, trahissant ainsi la présence insistante du cloacal que ses paroles éthérées sont, de ce fait, accusées de vouloir masquer. L’opposition que l’on trouve chez Mangeclous (identique chez le romancier) entre plaisir des mots et dénonciation de la chose dénote de la part du personnage et de l’écrivain une belle duplicité envers ces émissions anales. Scipion, personnage voué aux mots, oralité insatiable, remplace la chose (la séduction sexuelle) par une logorrhée mythomaniaque, tout en étant croqué avec délectation par l’auteur dans des activités de décrassage rejoignant le scatologique : « À l’aide du petit poignard qui venait de lui servir de fourchette, il cura les ongles de ses pieds écailleux. » De même Mangeclous est décrit épluchant ses plaques de crasse, et un Arménien enlevant les boulettes verdâtres accumulées entre ses orteils... Cette complaisance envers les émissions corporelles, même si elle provient pour une part d’une volonté de provocation dirigée contre l’insulte antisémite sale Juif, témoigne aussi d’une attraction qui trouve son expression spatiale, mais nous y reviendrons, dans l’importance des toilettes dans toute l’œuvre.
77L’opposition entre mots et choses accentue encore la décharge libératoire, transgressive, que les premiers ont pour tâche d’apporter à l’attraction interdite des secondes. Mais elle recouvre aussi une impossibilité à faire se rejoindre corps juif et corps occidental, corps organique et corps sexué, masculin et féminin.
78Le corps occidental est valorisé pour sa beauté et sa force. La beauté féminine est blonde, chrétienne, aristocratique. Les hommes ne leur cèdent en rien, même Adrien, pourtant ridicule, n’est pas laid. Surtout, le corps occidental est marqué par la solidité : Sir Georges et sa mastication que tout le poids du Commonwealth rend efficace, Adrien et son hygiène sexuelle et alimentaire, Jacques de Nons, solide cavalier et militaire, Aude, laissée vivante par Solal, venu la tuer, parce qu’elle lui est apparue si « saine », les « mères », Sarles ou Deume, d’une santé redoutable, sont liés, par leur corps, à la puissance sociale et à la maîtrise du monde extérieur. Toute l’éthique de Cohen, ses discours contre l’empire de la force, « qui est pouvoir de tuer », la mise en garde contre la puissance d’illusion de l’apparence esthétique, semblent à la mesure de l’attraction exercée. D’autre part, il est certain que le corps occidental n’est valorisé qu’en proportion de la dévalorisation qui frappe le corps juif. Pourquoi ces clivages et cette duplicité ?
79Le leurre tendu par la beauté est captivant. Les noms que donne l’auteur aux séduisantes Occidentales traduisent le type d’emprise qu’elles exercent sur l’imaginaire de Cohen. De fait, leurs dénominations renvoient à la mythologie gréco-latine, à Diane et Atalante, chastes guerrières-chasseresses, ou à ce merveilleux syncrétique du Moyen Age, mi-chrétien, mi-celtique, où les figures de Merlin et Viviane veillent, du haut de leurs pages enchantées, sur de nobles Aude et Ariane rêvant dans leur tour, et où Isolde meurt d’amour aux rivages de l’absolu. Cependant, à la chasteté est liée plus secrètement sa transgression : conquise par ruse par Hippoménès, Atalante transgressa, en y faisant follement l’amour avec son époux, le caractère sacré d’un sanctuaire – celui de Zeus ou de Déméter, selon les versions, figures parentales s’il en est. Tous deux furent, en guise de punition, métamorphosés en lions. Relisons le passage dans lequel l’auteur amène une Diane dans l’appartement que sa mère vient de quitter51 : on y retrouve, d’une part, les oppositions thématiques que contient la figure d’Atalante (chasteté et sensualité débridée, preuve que l’une n’est que l’envers de l’autre) :
Exquise diablesse, religieuse d’amour, blonde démone, élancée et fervente et trop intelligente, haute en sa blanche robe de toile sous laquelle était sa dure nudité à moi seul consacrée, vive et ensoleillée et diablement jalouse, et poétesse quoique athlétique, et sensuelle quoique idéaliste. (LM, p. 109)
80D’autre part, la même situation de transgression blasphématoire :
Et dans l’appartement que ma mère avait béni avant de partir, j’osai dénuder Diane impatiente... Ô honte. Fils et filles, maudite engeance. (LM, p. 110)
81Les deux aspects du clivage de l’imago maternelle sont lisibles ici : madone et putain, chaste guerrière et amante ardente, humaine et divine, phallique et soumise.
82L’attraction pour ces androgynes au corps doté de caractéristiques maternelles – Albert Cohen chante leurs hanches avec jubilation – s’oppose de nombreuses manières au dégoût du corps juif. En effet, Rebecca et Rachel, prénoms bibliques, sont les deux dénominations prototypiques des Juives de l’œuvre romanesque. Or, dès Après minuit à Genève, l’un des premiers textes de Cohen, ces prénoms désignent deux prostituées juives, peu individualisées, tandis que le narrateur anonyme, un oisif qui attend la Rolls de sa maîtresse, semble être, avec plus de classe, leur équivalent masculin ; dans cette première mise en scène du « roman familial » se montre déjà la dévalorisation du corps juif et, probablement, maternel. Ces deux prénoms vont se trouver séparés, dans la suite de l’œuvre, en un personnage organique, Rebecca, transfiguré en Pythie obèse, et un personnage onirique, Rachel, sœur et mère fantasmatiques, qui transmet une éthique et une royauté spirituelle. Si son corps, à elle aussi, est monstrueux, c’est qu’elle est au contraire naine et « contrefaite ». À cette insuffisance et cette antiséduction du corps correspond au contraire une hypertrophie de l’âme. Obésité, langage approximatif, vulgarité du vêtement caractérisent la femme qui, seule Juive vraiment décrite dans l’œuvre romanesque, apparaît ainsi comme une sorte d’archétype pour l’auteur. Mais Rebecca, si outrancier, voire délirant, que soit son portrait purgatif, conserve une base réelle :
Elle entra aussitôt avec son pauvre sourire honteux, haletante de pesanteur et se mouvant avec peine, les deux bras en balancier, pareille au funambule sur sa corde raide. (V, p. 78)
83Comparons avec ce passage autobiographique :
Et voilà, elle avance vers moi, cligne et honteuse, avec ses cheveux frisés, son nez un peu fort, son chapeau trop petit, ses talons un peu de travers et ses chevilles un peu enflées. Elle est un peu ridicule d’avancer ainsi péniblement, le bras en balancier, mais je l’admire, cette maladroite aux yeux fastueux, Jérusalem vivante. (LM, P. 79)52
84On constate entre les deux portraits, de la part du narrateur, des ressemblances physiques et des différences d’affects : Rebecca porte le dégoût et la honte du corps juif maternel et oriental, tandis que le corps de la Mère est sanctifié. C’est de cette opposition que vont naître les deux personnages de Rachel et Rebecca, la première portant les investissements affectifs et éthiques identificatoires, la deuxième concentrant tout le refus du corps maternel, désormais archétype du corps juif méprisé, haï par le regard de l’autre. Toutes ces Juives sont non seulement d’apparence répugnante mais trop organiques : « Tota mulier ! » s’exclame Eliacin, digne écho filial de Mangeclous. La fille de Mattathias trouve le moyen de se moucher durant le court instant où elle se trouve en présence de Solal, que son père lui destinait.53 Ces femmes émettent à tort et à travers : totae naturales.
85Cependant, l’image des Diane n’est pas sans ambiguïté : androgynes cavalières, phalliques cravacheuses, chastes sensuelles, elles sont, une fois conquises, rapidement perçues comme trop sexuelles et, à leur tour, trop organiques. Que faire lorsque l’on découvre que les Viviane de ses rêves d’enfants, aristocratiques statues, ont des intestins ? L’accusation contre les écrivains masque le clivage de l’auteur : le mariage est chargé, quoi qu’il en ait, des effluves nauséabonds de la promiscuité ; seuls les amants peuvent faire croire que rien de cloacal ne vient crever l’enveloppe idéale. Les mots d’amour démentent les corps : mensongère absorption. A sa mère, Albert Cohen doit, et il le répète sans cesse, un modèle de femme chaste, virginale, pudique, modèle qui s’accompagne d’une éthique et de désirs, voire d’injonctions au sujet du mariage. Le discours maternel affleure sans cesse, et le fils le remémore, le rumine avec conviction, au centre de sa propre contradiction entre corps organique et corps sexué, entre mensonge romanesque et sainte mais répugnante réalité :
L’amour qu’on raconte dans les livres, c’est des manières de païens. Moi je dis qu’ils jouent la comédie. Ils ne se voient que quand ils sont bien coiffés, bien habillés, comme au théâtre. Je me demande s’ils continueraient à aimer leur poétesse si elle était très malade. Obligé de lui donner de ces soins qu’on donne aux bébés, enfin tu me comprends, des soins déplaisants... (LM., p. 27-28)
86Étonnante vision du corps ! L’illusion littéraire ou cinématographique de l’amour est opposée à la réalité : maladie et cloaque. De cette perception du corps féminin comme maladif et larvaire par la Mère, les relais romanesques sont nombreux : Mangeclous est le personnage qui lui a obéi, épousant une femme juive qui lui ressemble, donnant le primat à l’organique et prônant le mariage dans les mêmes termes.’54 Cependant, son obéissance est rendue caricaturale par la monstruosité de Rebecca. Que penser alors, sinon que la beauté occidentale est un mensonge irrésistible, qui recouvre cependant les mêmes réalités que la laideur juive : en ce sens, elle est, avec les discours de séduction qui l’accompagnent, éthiquement condamnable. Sans doute faut-il chercher une position réconciliatrice chez les autres Valeureux : Saltiel vit en célibataire, chastement ; Salomon a femme et progéniture tout en prônant la pureté.55 Enfin, l’auteur lui-même entérine l’éthique maternelle du mariage :
[Elle se montrait] satisfaite de son pauvre petit convenable destin de solitude, uniquement ornée de son mari et de son fils dont elle était la servante et la gardienne. Cette femme, qui avait été jeune et jolie, était une fille de la Loi de Moïse, de la Loi morale qui avait pour elle plus d’importance que Dieu. Donc, pas d’amours amoureuses, pas de blagues à l’Anna Karenine. Un mari, un fils à guider et à servir avec une humble majesté. Elle ne s’était pas mariée par amour. On l’avait mariée et elle avait docilement accepté. Et l’amour biblique était né [...]. Il y a des passions tournoyantes et ensoleillées. Il n’y a pas de plus grand amour. (LM, p. 19)
87Passage célèbre et célébrant. Mais on y lit aussi la pression exemplaire qu’elle exerce sur l’auteur et son image de la femme : elle rend redoutable le corps comme antinomique de l’amour-passion (conception inverse de celle de Mariette, par exemple) et, de toute évidence, son obsession des remèdes et des microbes la montre sous l’emprise de ce corps dénigré qu’elle flatte et remplit. Comment se sortir d’une telle contradiction ? Les transgressions, culpabilités, revirements de Solal en sont des tentatives. Le discours que tient Saltiel sur le mariage mixte (« Que te dirai-je, mon fils ? Pour une bonne chose, ce n’est pas une bonne chose, même si la fille se convertit. Mais c’est une affaire de destinée »56) redouble l’interdit maternel qui porte sur l’éloignement de l’Origine dont elle fait partie’57 :
Si tu te maries comme mon cœur le désire, recommande à ta délicieuse épouse de bien saler la viande et même de la laver avant de la cuire afin d’en ôter le sang qui pourrait y rester ! Le dit mariage étant bien entendu avec l’une des nôtres car avec elle tu peux parler de tout en confiance ! Elle est ta femme mais elle est aussi ta saur et cela est de la plus grande importance. (V p. 290)
88On voit s’exprimer ici le dégoût du corps impur, pas casher en somme, et la nécessité du même, d’une femme-sœur avec laquelle l’origine puisse être partagée.’58 Il n’est alors guère étonnant de voir Solal fuir ce corps trop proche.
89Mais la culpabilité qui découle autant de son dégoût que de sa trahison le conduit à faire reposer ces contradictions sur la femme elle-même. Elle promet, cette poétique, une inexistence du corps, alors que l’oreille avide de l’auteur entend ses borborygmes : la femme est mensonge, enveloppe et annonce du cloaque, les émissions organiques sont les hérauts du désenchantement.59 « Symbole d’un absolu qui dit en même temps son leurre »60, elle est une malédiction, selon les discours de Gamaliel et Saltiel, repris par Solal qui se dit « beau à vomir », parce qu’elle détourne vers l’idôlatrie du corps. Les Occidentales sont des Lilith et des « filles de Baal » en puissance. Cet excès du corps féminin est l’un des « rabâchages » de l’œuvre.61 Faire les gestes de l’amour est une « jonction », où les sensations du collant, du visqueux dominent. Les baisers se transforment vite en « ventouseries buccales », « coutume entre les hommes et les femmes, coutume assez comique en somme, et quelle idée de se joindre ainsi avec fureur par des orifices destinés à l’alimentation »62, dont on ne sait lequel, du sexe ou de l’alimentaire, les désacralise. Après « ces étranges succions entre homme et femme », Solal se livre avec répugnance au service amoureux : « Toujours la même sale humidité », ce mucus hypocrite de ces « vierges ou verges du diable ».
Cette manie qu’elles avaient, les aimables fureurs terminées, de passer aussitôt au sentiment par le moyen de ce madrigal des doigts légers se promenant sur l’encolure de l’étalon [...]. De plus, elle était trop près de lui et sa moiteur était collante. Il s’écarta et il y eut, provoqué par le décollage, un petit bruit de ventouse détachée. [...] Tant pis, souffrir, rester collé, être bon, aimer cette prochaine vraiment trop proche.63
90C’est que le sexe est aussi un objet de crainte, de haine et de dégoût pour Solal comme pour Mangeclous. Phallique quand il est féminin : celui d’Anna Karenine et « son bas-ventre maudit » ; celui d’Ariane : « Ton organe me fait peur m’a fait peur quand nue tu t’es penchée », soliloque Solal.64 Ou encore, celui d’une « commise » de boulangerie – avec qui donc se commet-t-elle65 ? Bref, l’antipathie de Solal vient peut-être de ce que la femme est une femme, « vraiment une autre race ».66 Elle n’a pas droit à l’intelligence : la Diane archétypale du Livre de ma mère est qualifiée de « trop intelligente », sans que l’on sache en quoi réside l’excès, sinon, par hypothèse, dans une hypertrophie inquiétante chez ces « verginales ». De surcroît terrible jaugeuse de pénis : c’est pourquoi elle accorde tant d’importance à tous les signes évidents de santé et de force du mâle, accusent en cœur Solal, Mangeclous et Albert Cohen.67 Il n’est donc guère étonnant que Solal se sente, selon ses propres termes, un « cocu universel »68, enfermé dans la double représentation de la femme comme vierge et prostituée :
J’oublie toujours qu’elles sont nues sous leurs robes et qu’elles aiment l’homme [...]. Honte et jalousie et rancœur qui ne cesseront qu’avec ma mort lorsque je comprends que telle épouse, décente devant les autres et qui a déjà un fils, fait certaines choses abominables et transpirantes avec son époux [...]. Et comment certaines, de visage si noble et si pur, mes angéliques chéries, peuvent-elles condescendre à l’homme et aux attributs intimes du mâle qui sont si dégoûtants, si grossiers, si laids, si canins ? Puisqu’elles touchent l’homme ou qu’elles le toucheront, qu’elles m’épargnent leurs regards liliaux et leurs attitudes d’extrême grâce et pudeur. Jamais, jamais je ne pourrai me débarrasser de mon profond respect pour elles. En somme, Don Juan cherchait la femme qui lui résisterait et qu’il pourrait enfin adorer. Alors je me venge tout le temps [...]. Bref, toutes les femmes sont ma mère. (M, p. 235-236)
91Dans les grands discours sur la séduction, le désir de séduire s’oppose à l’horreur de se livrer aux actes enclenchés par la victoire : tout se passe en effet, dans Belle du Seigneur où se déroule la séduction en acte (les discours de Mangeclous et Albert Cohen en forment une sorte de commentaire) comme si Solal ne voulait pas séduire sexuellement. Il semble y avoir ici la première grande scène de séduction qui tenterait d’esquiver le sexuel au profit d’une attraction de la gémellité/’69 Car « la femme aime les grands nez, signe de puissance et promesse de dimension », selon Michaël :
– Mensonge ! cria Salomon du fond de son foin. Elles sont pures !
– Elles ont toutes un derrière ! rétorqua Michaël.
– Avec les annexes d’icelui ! ricana Mangeclous. (BS, p. 566)
92À la pureté de Salomon, porteur de l’idéal non contaminé de l’enfance, répondent les deux scepticismes de Michaël et Mangeclous, le premier pan-sexuel et le second pan-organique. Aussi, pour que le désir de Solal, écartelé entre ces différentes positions, ne soit pas condamnable, la femme dénigrée et désirée doit-elle rester chaste et lui résister.
93Toutes les femmes le conduisent à réitérer la position ambivalente de l’enfant face à l’objet total qu’est la Mère70, et celle du fils dans le conflit œdipien. Le clivage de l’imago maternelle se lit dans cette perpétuelle oscillation71 et tout se passe comme si Solal refaisait avec stupeur la même découverte :
Il en était sûr. Toutes les femmes le trompaient ! Solal, cocu universel. En somme non, elle devait être vierge. (M, p. 289)
94L’étonnement de Solal provient de ce qu’il ne parvient pas à faire coïncider cette double image contradictoire dans le Conscient. Or, « ce qui, dans le Conscient, se présente clivé en deux termes opposés, bien souvent ne fait qu’un dans l’Inconscient ».72 L’ambivalence envers la Mère, son clivage consécutif en une figure positive et une figure négative, contaminent ainsi tout l’imaginaire du corps et, comme nous allons le voir, de l’espace.
L’ORIENTATION DES LIEUX
95L’opposition entre les deux mondes, occidental et juif, ne se laisse pas réduire : les parcours se finissent en impasse, comme le révèlent la distribution des lieux et la structuration de l’espace.
Occident : habitations
96L’espace occidental se caractérise par sa froideur et son impersonnalité. La présence insistante des bureaux qui sont aussi le siège du pouvoir administratif et politique – ceux des ministères, dans Solal, ou de la SDN dans Mangeclous et Belle du Seigneur – interroge sur cette attraction de la froideur, de la nudité, mais aussi de la répétition : autant d’étages semblables, autant de bureaux identiques dans ces couloirs, que différencient quelques détails dérisoires minutieusement répertoriés. Même les lieux de l’intimité sont impersonnels et, malgré les travaux qui les réorganisent de fond en comble selon la logique du clivage, paraissent peu habités : ainsi du château de Saint-Germain, de l’appartement du Ritz, où loge Solal et dans lequel il séduit Adrienne puis Ariane, et de la villa d’Agay, si clinique. Chacun de ces lieux est l’objet d’un commentaire qui en souligne l’inhumanité : Aude de Maussane déplore l’abandon de la douillette maison de la rue Scheffer pour Saint-Germain aux « salles délabrées où des chauves-souris s’affolaient », et dont l’effritement est souligné.73 Solal lui-même insiste sur la froideur du Ritz : pour séduire Adrienne, il fait transformer sa chambre car « une lumière crue et un lit de cuivre eussent accentué le bon sens de cette femme » puis exécute d’une courte phrase cet appartement « qu’il ne voit et ne sent jamais ».74 Le plus bel exemple de cette froideur est néanmoins la « Belle de Mai »75 décrite par Mariette :
Tout bien, sauf la cuisine trop blanche faisant hôpital, j’aime pas [...], le salon, la salle à manger tout bien dans le genre sérieux, mais manquant des petits riens, des biberots faisant intime un peu gai, la chambre de monsieur, tapis blanc velours blanc j’aime pas, [...] et son lit tout bas [...] un vrai sacrophage, grandiose qu’on pourrait y coucher deux chameaux et gros encore, faut pas chercher à comprendre. (BS, p. 685)
97Ce décor glacé de théâtre, ce tombeau-mémorial clame, de toutes ses céramiques et sa blancheur, la folie de la pureté des corps : ici, pas d’organique qui puisse rappeler l’animalité de l’homme. Sont donc interdits des gestes, des mots, des objets qui souilleraient ce paradis aseptique :
Et puis si je prends le linge de monsieur, faut jamais qu’elle le voye avant que je le mette dans la machine à laver [...] et puis faut jamais que j’y parle de linge sale à elle quand il est là lui ou s’il peut entendre, défendu de dire sale, si c’est absolument nécessaire dites linge utilisé elle me fait [...] et rien que des mots qu’il y a dans les livres, des politresses des sourires qu’on dirait qu’ils sont malades [...] s’en vont faire les évêques de l’amour dans leur sarcophage, et moi toujours enfermée dans la cuisine en prison [...] et quand ils sont enfermés tout le temps la musique du graphophone que si jamais ils font un enfant ça sera un grand musicien d’opéra garanti sur facture, et puis tout ce colin-maillard entrez mais fermez les yeux je suis pas visible tournez-vous, si c’est ça l’amour moi j’en veux pas, avec mon défunt on aurait fait nos petits besoins ensembe pour pas se quitter, et moi je dis que c’est ça l’amour... (BS, p. 693)
98L’amour-représentation transforme le quotidien en cérémonial entièrement codé, avec son langage, verbal et gestuel, son rituel et ses interdits, sa scène où sont filtrés le visible et l’audible, et ses coulisses. Surtout ses coulisses, si l’on en croit Mariette : côté cour, les trivialités domestiques, cuisine et lessive, et côté jardin, les trivialités organiques, salle de bains et W.-C. Les deux sont censurées. Les premières, par le code des sonnettes, complexe jusqu’au délire, qui régit le champ du visible. Le second par la disposition des lieux, qui règle celui de l’audible.
99Le code des sonnettes, en effet, réglemente la circulation et codifie l’ordre des apparitions en scène, comme au théâtre :
... y en a pour que le prince adoré appelle pour qu’elle vienne y parler mais seulement derrière la porte, y en a pour quand elle y demande si elle peut circuler sans qu’il la voye vu qu’elle est pas encore assez pomponnée, y en a pour quand il lui répond d’accord, y en a pour quand il y dit de rentrer chez elle vu que lui il doit aller se chercher un livre au salon et qu’il est pas visibe comme ils disent, étant qu’il est pas encore rasé [...] et ça me fait sauter chaque fois ces sonnetteries [...] c’est la maison des fantômes électriques je me disais. (BS, p. 689)
100La salle de bains-W.-C., quant à elle, constitue un sanctuaire absolument interdit à l’autre. Les acteurs doivent y préparer leur entrée afin, sur scène, de censurer leurs émissions triviales, organiques et verbales. En cas d’impossibilité, ils se retirent, sous un prétexte aseptique, dans leurs honteuses coulisses digestives. D’où l’attention maniaque dont les salles de bains ont été l’objet :
À part il y avait un cabinet, un water causette comme on dit, tout blanc grand confort tout mosaïque que vous auriez pu manger par terre, eh bien non ça lui a pas suffi elle a voulu un water causette esprès pour chacun alors elle en a fait mettre un dans chaque chambre de bain [...] il y a maintenant quatre water causettes, taisez-vous me faites pas rire, et vous savez pourquoi, moi j’ai compris tout de suite, [...] c’est pour que chacun chasse pas que l’autre est allé faire ses besoins, les grands et même les petits, croyant que l’autre est seulement allé se laver les mains au lavabo ou se tremper dans la baignoire vu que le bruit des robinets ça couvre tout, [...] ni vu ni connu je t’embrouille je fais mes besoins sans que tu le chasses, eh bien moi je dis que y a pas honte à faire ses besoins c’est le Bon Dieu qui a voulu ça, que même le roi et la reine ils font leurs besoins et moi aussi, mon mari il savait quand j’y allais et quand même on s’aimait je vous garands, mais elle non, ses besoins en grand secret politique et puis cette chasse d’eau des water causettes qu’elle a fait mettre spécial grand luxe faisant pas de bruit, c’est pour qu’il n’entende pas, c’est pour la poésie... (BS, p. 687)
101Le monologue de Mariette informe essentiellement sur le regard duplice que porte l’auteur sur le théâtre de la passion.76 Car le faux bon sens de l’énonciatrice masque un point de vue proche du regard maternel, et la stupeur qui la saisit introduit un regard critique sur la tentative d’idéalisation du corps à laquelle se livrent les deux amants, ces deux « curés d’amour ».77 Or, de qui vient donc, dans l’espace de la maison, cette séparation de corps et, au sein des corps, le cloisonnement entre les lieux de l’organique et ceux du désir, sinon de Solal ? À Saint-Germain, c’est clairement Solal qui est responsable de l’achat comme de l’organisation clivée des lieux ; à Agay, Ariane n’organise la maison que pour lui plaire : sa peur d’être vue, entendue dans ses émissions organiques, ou perçue comme vulgaire mangeuse de choucroute et babillarde dans la cuisine auprès de Mariette, obéit aux phobies de Solal et à sa crainte obsessive de révéler le cloaque en soi ou de le découvrir chez la femme aimée.78 On voit combien, souterrainement, les lieux s’inscrivent dans un très vaste code de la rétention, initié par Solal : pas d’émissions intempestives ni de compromissions avec elles. Comme le déclare Mariette dans son monologue : « Pauvre Didi, il avait du bon quand même. »
102Moindre que celle du W.-C., la récurrence du motif du bain est cependant frappante dans toute l’œuvre : Ariane se baigne lorsque Solal la surprend au début du roman. Aude se trouve aussi dans sa baignoire lorsqu’il se glisse dans la maison pour la tuer, après avoir pris soin de prendre lui-même un bain. À Agay, dénonce Mariette, ce sont « des bains toute la journée, sans compter les bains de la mer ». À l’inverse, la répugnance des Valeureux, et particulièrement de Mangeclous, à se laver trop fréquemment est soulignée à plaisir. Leur venue au Ritz se marque par une utilisation intensive et absolument exceptionnelle des bains. Auraient-ils changé ? Non, il ne s’agit que de rentabiliser la nuit princière : les lieux d’aisance aussi sont le propre des gens aisés.
103Cette obsession de la propreté dans l’œuvre semble en concurrence avec la fréquentation chronique des W.-C. par les personnages masculins : ces lieux hantés par les victimes, les écrasés, les esseulés sont des endroits où l’être se retrouve, se rassemble, se rassure en se racontant des histoires pour s’aider à vivre, tout en se regardant parfois dans le miroir. Où peuvent-ils mieux être à soi ? Les bains, quant à eux, sont des lieux plutôt féminins, ambigus, où l’on se prépare à l’amour, au sommeil, où s’amollissent les résolutions, et qui attirent le voyeur : rendus à eux-mêmes, les personnages s’apprêtent pour d’autres cérémonies. Le bain garde toujours son double caractère, lustral, rituel et liquide retour aux processus primaires, à la poche primordiale. Ils finissent ainsi par rejoindre les lieux d’aisance, où s’autorise la régression dans l’intimité organique contre les dangers et l’hostilité du monde extérieur.
Orient et Sion : Corps fou ou Céphalonie ?
104Le tropisme de l’espace matriciel – caves, appartement maternel79, chambre, salle de bains – s’exerce sur Cohen-Solal parce que la Mère, tourière magique, le protège absolument contre le monde extérieur. Les lieux du bonheur ne sont pas décrits dans leur globalité, mais à travers un certain nombre d’objets-réceptacles de la chaleur maternelle – son armoire, son trousseau de clés et son coffret à bijoux – qui rappellent avec précision ceux qui ponctuent l’espace des caves80 :
Son odorante armoire aux piles de linge à la verveine et aux familiales dentelles rassurantes, sa belle armoire de cerisier que j’ouvrais les jeudis et qui était mon royaume enfantin, une vallée de calme merveille, sombre et fruitée de confitures [...]. Son trousseau de clés qui sonnaillaient au cordon du tablier et qui étaient sa décoration, son Ordre du mérite domestique [...]. Son coffret plein d’anciennes bricoles d’argent avec lesquelles je jouais quand j’étais convalescent [...]. Ô meubles disparus de ma mère. (LM, p. 51)
105Les sentiments attachés aux meubles de la mère qui détient les clés du royaume et du fils qui le parcourt avec assurance, renvoient à leur tour à la descente dans les caves comme retour à l’origine enchantée.81 Cette clôture au monde comporte d’autres modalités plus abstraites : une imperméabilité à la logique occidentale cartésienne lui fait délaisser le classeur alphabétique offert par son fils : « Tout cet ordre, me dit-elle, les yeux baissés, ça m’embrouillait. » (LM, p. 65) Du même registre est son insensibilité à tout raisonnement, à toute réalité où ne pourraient s’inscrire ni ses affects débordants ni son interprétation de la Loi morale.
106Or, son appartement est la projection de son corps : non seulement surfaces à montrer, à dévorer du regard, mais aussi contenants précieux à remplir. Aussi rien ne lui plaît-il davantage que la réunion de tous ses plaisirs : préparer à son fils de la nourriture à partager avec lui, dans un appartement clos sur leur couple. À la folie, la démesure théâtrale de cette nourrice (pensons aux cent pots de gelée de groseille qu’elle lui confectionne un jour pour qu’il puisse survivre à son absence), répond son appartement gavé d’objets, devenu son seul domaine depuis que son état cardiaque lui interdit de collaborer à la petite affaire familiale. Ne voyant personne, enfermée dans sa propre logique et ses intérieurs, incapable de comprendre ce qu’écrit son fils (« Ma sainte mère n’y entravait que dalle », dit-il à propos d’un roman écrit avant la guerre – Solal ou Mangeclousé ?) elle tisse sa toile pour ses hommes-mouches. Elle construit un domaine qu’elle « combine », « machine », et revirginise par tapisseries et peintures annuelles, « pauvre, humble, de mauvais goût, lamentable patrie » qu’elle préparait « comme un décor de théâtre [...] tout festonné et enguirlandé » en l’honneur du fils divinisé. Appartement-scène82, où même le cabinet de toilette se voit muni de « théâtraux rideaux », mais temple aussi et, pour mieux dire, sanctuaire.83 Tout l’appartement forme donc ce « sacrophage » au sein duquel objets, nourriture et mots prolifèrent dans un décor chargé de mettre en scène son amour maternel, qu’hyperbolisent les termes de « passion, démesure, folie, enthousiasme » employés par son fils.
107Cet amour de la représentation – portant sur elle-même et sur les vies d’autrui – caractérise la mère aussi sûrement que son amour de la Loi ancestrale, et enferme le fils dans une autre contradiction : c’est bien la même qui dénonce le danger de la mise en scène de la passion et théâtralise la sienne pour son fils. Lui en recréera la scène sans pouvoir croire ni au théâtre ni à sa dénonciation.
108De ces espaces clos maternels, le premier est la poche originelle (« Mon petit kangourou », me disait-elle84), qui s’expanse en appartement. Mais l’autre expansion, le corps imaginaire, est figuré par l’île. Pourquoi avoir changé le nom de l’île originelle – Corfou – en Céphalonie ? Pour ne pas être tenu par le réalisme ni les rets de la biographie, au nom de la souveraineté de l’imagination a, certes, répondu Albert Cohen. Pourtant, il nous faut interroger plus avant ces dénominations : pourquoi avoir choisi le nom d’une île grecque très réelle pour remplacer le nom d’origine, recréant un effet de réel là où l’on disait souhaiter sa suppression ? On ne peut manquer de remarquer, dans la « signifiance », la symétrie inverse de ces deux noms, l’un du côté du corps, l’autre de la tête (Képhalè). Si bien qu’elle nous invite à lire d’un côté (Cor/ fou) une folie du corps au sein de l’Origine, et de l’autre, un rejet de la froide rationalité honnie. Il s’agit donc bien, dans les deux cas, de construire un même système de valeurs maternelles, mais la nouvelle dénomination semble du moins faire l’impasse sur le corps et laisser un peu de place à l’imaginaire filial. La valorisation de la folie comme anti-principe de réalité, refus du manque et besoin de l’excès (y compris, on le verra, dans la revendication d’une esthétique juive), rejoint la dévalorisation des calculateurs qui (s’)épargnent et des théoriciens soupçonnés d’avoir le cœur sec (de même encore, en littérature, calculer son mètre lui paraît épicier). Seule la démesure, poétique, lui est un gage de sincérité.
109Cependant, cette démesure qui couronne son système de valeurs est honnie lorsqu’elle s’applique au corps, et particulièrement au corps féminin. Elle a besoin d’être déplacée dans les mets et les mots : corps fou de la Mère, dont il faut se garder, proliférant, intrusif, tabou au point que tout contact physique entre eux est évité. Mais aussi crainte du corps fou, que ressent la Mère devant la nature animale à laquelle appartiennent les « lionnes » occidentales.85 L’on voit que dissocier le corps du délit et la folie de la passion fut une réponse à multiples entrées. Se réfugier ailleurs que dans l’espace du choix, dans l’Imaginaire, et avant le moment du choix, dans cette économie pré-œdipienne où s’exprime encore « l’enfant merveilleux » uni à la Mère, constitue l’une des réponses : c’est bien dans les caves romanesques que se retrouvent les caractéristiques de l’appartement maternel, théâtre et temple.
« Et la nuit je vais dans mon pays »
110Il est remarquable que le mécanisme de la descente dans les souterrains, assimilable à une plongée dans l’imaginaire, soit toujours occulté. Parfois, en effet, Solal est inconscient-, à Berlin, il est transporté, assommé par les Nazis, dans la cave de Rachel. Ou bien l’auteur instaure une ellipse narrative : à Saint-Germain, le lecteur suit Aude, qui parcourt le chemin dérobé conduisant aux caves juives et apprend que Solal les a fait aménager à son insu. Et, complète le lecteur, entre deux chapitres.86 Enfin, à l’inconscience répond l’espace nocturne de la descente, où se manifeste le clivage entre jour de la vie sociale du ministre Solal, et nuit des profondeurs secrètes, labyrinthiques, du Solal juif et prince-messie chez les siens. Cette occultation se double d’une absence à soi du personnage : à Berlin comme à Saint-Germain, Solal est décrit comme étrangement vide, hypnotisé, passant « envoûté » ; laissant place à ses doubles, il réapparaît à la fin de la scène, écumant comme un prophète épileptique. Ainsi, toute la scène semble avoir été rêvée par cet homme que torture un songe. Peut-être ces absences dans la narration ou la conscience, dans lesquelles on voit le personnage principal et le narrateur se relayer, figurent-elles le mouvement même du passage à l’inconscient. Pourquoi cette occultation ? Quelle censure s’exerce ici ?
111La géographie figurée fournit la réponse. L’« antre », redoublé par son homophone entre, a son moyen d’accès, une clé d’or, qui instaure en creux, à tous les sens du terme, une serrure dans laquelle elle n’est pas montrée se glissant. C’est la clé d’un « grand bahut écussonné ». Aude en suit « du doigt les fentes », et en « ouvr[e] machinalement le tiroir au bas de l’armoire, le referm[e]. Rien. » Ce ventre érotisé est ensuite ouvert à deux battants et le tiroir complètement sorti ; « le fond du tiroir masquait l’ouverture d’un escalier creusé dans le sol ».
[Aude] se courba pour pénétrer dans l’armoire [...], descendit une cinquantaine de degrés, suivit un couloir sombre au fond duquel un cierge allumé suscitait des ombres changeantes. Elle entrebâilla une porte cloutée et aperçut une salle aux voûtes étoilées que soutenaient de larges piliers. Au fond, les sept branches d’un chandelier brillaient devant un rideau de velours, brodé de lettres carrées et de triangles. (S, p. 251-252)
112À la suite de l’effraction de ce corps sexué, précieux et surprotégé, le décor laisse voir un « cierge allumé » au bout du couloir, débouche sur l’image du vagin denté, issu des théories sexuelles infantiles et figuré par la porte cloutée. La matrice étend alors son espace nourricier, empli d’une vaste respiration, grotte inviolée. La triple symbolique du firmament étoilé, du chandelier à sept branches et des signes sacrés qui renvoient à l’Écriture sainte, dessinent la transmission de la judéité, mystérieuse substance spirituelle du ventre maternel sacralisé. L’intérieur de cette chambre figure un corps à lire, qui, par extension, représente le corps juif tout entier. À sa deuxième descente dans l’antre avec Solal, confirmation est donnée de la nature maternelle de ces caves : Aude croit se rendre dans « le royaume pur et guerrier de l’Ancien Testament ». Or, la salle voûtée au sol de terre battue, où ombres et lumières, tapis, lampadaires, lustres et miroirs se répondent comme les reflets chatoyants de l’Imaginaire, contient la même image du ventre maternel, enchâssée dans la précédente : « Un chandelier d’or » répond à la clé du même métal, et « brille sur un coffre-fort » qui traduit avec encore plus de clarté l’armoire-corps bien gardé(e). Songeons ici au coffre-fort qui constitue le décor essentiel d’Ézéchiel : peut-être reçoit-il de ces motifs récurrents un autre éclairage. Les « pustules d’acier verdi par les ans » s’associent à l’image des dents-clous protecteurs. Le contact de ce corps, au premier abord un peu répugnant, réitère à la fois l’ambivalence de Solal-Cohen à l’égard de la Mère et le clivage du corps juif, dont la beauté échappe au visible et n’est réservée qu’à ceux qui « possèdent la science dans le regard ». Mais au fond de ce refuge maternel, au lieu du Père, se trouve la représentation de « l’enfant merveilleux », Solal : ainsi est anticipée la victoire du fils sur le père aux yeux crevés, tel un Œdipe vaincu.87
113De même qu’Albert Cohen est reçu dans un appartement théâtralisé et sacralisé par sa venue, où sa photo trône comme une idole, de même il recrée, dans les caves, un univers dominé par « l’inquiétante étrangeté » où est exposée la photo de Solal, décrite dans les mêmes termes que la sienne. Il faut s’arrêter sur la dénégation de la pénétration du corps maternel et sa réalisation fantasmatique. L’interdit est tourné de deux manières : par la délégation d’Aude dans la cave et par la dénégation de l’acte qui s’accomplit. Celle-ci est exprimée par la représentation photographique de Solal enfant, « dont les lèvres entrouvertes interrogeaient avec inquiétude ou fatigue et semblaient se défendre d’un péché non commis», qui est le sosie de la photographie d’Albert Cohen,
... les yeux étonnés et toujours un peu hagards, la bouche toujours entrouverte un peu, comme en dénégation, comme muettement récusant une effrayante accusation, charnellement niant d’avance une culpabilité de moi-même inconnue. (VFH, p. 89)
114Enfin, l’antre n’est pas rejoint consciemment, nous l’avons vu : Solal décline ainsi toute responsabilité dans ce retour intrusif. Mais ce monde n’a pas non plus de vie propre. Son animation est suscitée par la venue de Solal : « Le jour, ils dorment et ils attendent ma venue. Quel frémissement quand j’arrive. » (S, p. 253) On reconnaît les images de la dépendance maternelle et sa reviviscence lorsque, affaissée sur un banc, elle voit apparaître son fils, ou son guet à la fenêtre et aux portes, en statue immobile qui ne reprend vie qu’à son retour.
115L’archétype de la cave cohénienne est fourni par le rêve autobiographique de Viviane88, proche d’un scénario fantasmatique. Les enfants sont réunis « providentiellement » (les voies d’occultation de l’inconscient sont impénétrables) dans la cave d’une riche maison « éclairée par des bougies et ennoblie de tapis ». La cave est nourricière, puisqu’elle est traversée par une source d’eau pure, offre les livres de grands écrivains et des douceurs de bouche. Dans cet enfermement à deux, esprit et oralité sont satisfaits, et les désirs sont sublimés : deux salles de bains et deux chambres à coucher, qui semblent, tel le jardin d’Eden, séparées par une source pure, témoignent de l’innocence de cette poche nourricière à l’abri des autres comme de l’impureté physiologique. Sans doute peut-on relier la source qui partage la cave des enfants et la rigole qui traverse le crâne de Mangeclous : non-lieu, elle sépare, relie et irrigue deux parts inconciliables, tranchée porte-mine qui est la source vive de l’écriture. Mangeclous, le « bey des menteurs », est lui-même placé, dès la première phrase des Valeureux, dans un lieu matriciel, où il dort : « Il descendit tout habillé du hamac qui lui servait de lit dans la cave qui lui servait de chambre », cave située elle-même dans « l’île natale ». Cette topographie de l’enchâssement renseigne sur le lieu d’où parle le personnage : elle confirme que Mangeclous est celui qui se trouve au plus près de la source.89
116Enfin, une nette évolution se remarque des caves de Saint-Germain à celles de Berlin, de la chambre du Ritz où Solal séduit Adrienne à celle du même hôtel où il se suicide avec Ariane : les sèmes de la mort y sont omniprésents, le « sacrophage » a gagné.90 À Berlin, on retrouve un bahut « Renaissance authentique » comme dans le château de Saint-Germain, un miroir, avatar de la photographie de Solal, une lanterne et une échelle, à défaut d’escalier. Mais tout est miné par la tragédie historique et la mort de la Mère : « En ce Berlin, tout est à l’envers, mon cher ! Les humains en cage et les bêtes en liberté ! » (BS, p. 432) Les pages suivantes montrent que les caves ne sont plus protégées du monde extérieur qui les menace de mort : elles sont devenues un monde dévasté et dégradé, « de coffres, bergères, bahuts et lustres gisant à terre [...] cependant que [...] les mannequins de cire souriaient, les surveillant dans l’ombre » ; momifié puisqu’il comporte « un sarcophage avec sa momie [et] un hibou empaillé » ; blessé, car ses parois se hérissent de clous, figurant un corps maternel supplicié. Le parcours à travers les caves a cessé d’être initatique, est devenu mortellement dangereux : « Elle revint avec un long cri [...] en lui confiant [...] avec un sourire enfantin qu’elle l’avait échappé belle. » Le corps même de Rachel, comme les parois de la cave, est marqué par les persécutions, parce que les souffrances de la mère déforment le corps et l’esprit de l’enfant. « À Lodz il y a eu le pogrom lorsque [ma mère] était enceinte de moi, et alors elle s’est vengée, et je suis née petite » (BS, p. 437). Remarquable déplacement de la scène du camelot : l’accusation contre la Mère s’opère en la dédouanant simultanément de la responsabilité initiale. Or, le nain, der Kleine, est la représentation folklorique du phallus maternel, autre manière de dire que l’enfant est bien la partie manquante de la Mère et qu’il est condamné à accomplir une malédiction originelle : le « péché de naître Juif » par transmission maternelle en tous genres se confond bien avec le « péché de naître ».91 La même dégradation s’observe dans l’itinéraire des amants, qui mène dans Solal le héros à sa dernière chambre dont la logeuse est une bouchère antisémite. Dans le dernier chapitre de Belle du Seigneur, la chambre devient mortelle : « Lugubre, le lustre était resté allumé dans la chambre où le soleil de midi filtrait à travers les rideaux tirés. » L’heure solaire, midi, qui était par excellence celle du héros, n’entre plus qu’aseptisée par un écran, les répétitions de la sinistre syllabe initiale [lu] s’opposent aux assonances alertes en [i]. Tout indique un monde sous oxygène, exsangue, où la vie se meurt, reflet inversé dans un miroir :
Immobile dans le lit, les yeux grands ouverts, il écoutait les bruits des vivants du dehors, suivait les petites ombres actives circulant à l’envers sur le plafond, au-dessus des rideaux, les pieds en hauts et la tête en bas, minuscules silhouettes allant vers des tâches honnêtes. (BS, p. 831)
117Certes, ces lignes sont trop proches du mythe platonicien de la caverne pour ne pas être susceptibles d’une autre interprétation, précisément mythobiographique.92 Cependant, l’épithète « honnêtes » marque, comme l’expression « les vivants du dehors », le regret de ne pouvoir en être.
118Ainsi, la représentation du corps maternel, clivée entre de nombreux personnages, l’est aussi entre les lieux, caves évolutives à l’inquiétante étrangeté, chambres et appartements mortuaires, ou traitement comique et tendre du ghetto : les Juifs en cage dans Mangeclous sont l’euphémisation des Juifs en cave dans Belle du Seigneur. Ces divers traitements sont autant de réponses à la question essentielle de la distance à observer entre dévoration et coupure, et tentent de concilier, au sein d’un espace verbal transitionnel, des espaces inconciliables.
Inexistence de l’Empire du Milieu
119Si l’on admet une étroite relation de dépendance entre la perception et la structuration de l’espace, et l’investissement libidinal du corps93, il est clair que ni l’extérieur ni aucun lieu occidental ne sont investis ; seul le corps de la femme aimée, et seulement au début de l’amour, est l’objet d’un investissement qui se désexualise pour se rapprocher progressivement de la recherche de la protection maternelle. L’extérieur est frappé du même clivage que l’intérieur : hostile et froid, les « vrais autres » apportent pourtant le nécessaire oxygène, tout en « ne sentant pas la rose ». Détesté et désiré, univers de l’action s’opposant à celui des affects, il est celui de l’altérité et de la conquête de soi comme sujet de son désir. Mais comment réaliser la jonction ?
120Autre manière de trouver un passage : en charger une « Aryenne », déléguer à cet intercesseur la tâche de pénétrer et comprendre l’espace juif. La seule tentative concerne Aude, en une scène étrange : la jeune femme, qui apparaît d’abord comme une médiatrice possible, se révèle finalement incapable de regarder l’autre qu’il est, de sortir de ses propres repères, de sa grille interprétative codée par les préjugés de son milieu car il lui manque, l’accuse-t-il, cette science dans le regard qui est aussi intelligence du cœur.94 De l’affirmation « ton peuple sera mon peuple », elle passe à une incompréhension mortelle et au dégoût devant « ces bonshommes impossibles ». Or Solal provoque cette attitude : à aucun moment il ne l’aide à comprendre ce qu’elle voit ni ne l’accompagne dans sa découverte et son initiation ; la liberté de lecture dont jouirait l’analphabète errant au milieu du dictionnaire hébraïque semble bien illusoire. En outre, laisser à Aude la liberté de son interprétation étonne de la part de Solal, si clairvoyant et omnipotent stratège en d’autres circonstances. On retrouve ici les causes de la conduite d’échec : le doute profond sur la possibilité d’être accepté dans son identité, dans son origine, fait contribuer à son propre rejet ; mais le choc est atténué si l’on fait reposer ce rejet sur de mauvaises raisons, sur une méconnaissance de causes, imputables à l’autre : ce n’est donc pas vraiment le sujet qui est rejeté ou qui échoue. De plus, l’attitude de Solal appelle trop l’échec pour ne pas manifester un refus inconscient d’être séparé de l’origine : la femme est, dans toute l’œuvre, sommée d’avoir un regard juif donc de se convertir, mais aussi de ne pas faire tiers dans la relation fusionnelle reliant Solal et l’imago maternelle. Ainsi, la femme occidentale, condamnée à rester dans sa sphère, ne peut être médiatrice pour Solal que dans le monde occidental. La femme juive est cantonnée au monde juif, voire au gynécée : aucune ne franchit l’espace séparant les deux mondes.
121Les Juifs ne peuvent pas davantage pénétrer dans l’espace occidental : les arrivées des Valeureux sont toujours destructrices pour Solal ou pour eux-mêmes. Ils apparaissent comme déplacés et clownesques, inhibés dans leurs réactions face à un monde extérieur qu’ils ressentent comme excessivement dangereux. Ils sont rejetés par les occidentaux et entraînent Solal dans ce rejet : ils sont trop « chimiquement purs », comme le leur reproche Maussane.
122Solal est lui aussi incapable de joindre les deux mondes : ainsi doit-on finir par interpréter l’absence de passerelle consciente entre les deux. Il se rend dans le monde juif des caves sans le choisir et traduit la position dépressive de cet impossible entre-deux, le sentiment d’appartenir à une origine qui l’anime malgré lui, l’impossibilité de la coupure :
Le jour au ministère [...]. Et la nuit, je vais dans mon pays. Et de jour et de nuit, je suis triste, si triste. (S, p. 254)
123Mais c’est aussi le regard d’horreur des Gentils qui le précipite dans les bras des siens : réaction masochiste ? Incapacité de voir la Mère maltraitée, méprisée par d’autres ? Position persécutrice d’une partie de lui-même contre l’autre, qui le jette dans l’étreinte fusionnelle et l’en détourne ? Toujours est-il que ce regard est interprété de façon double. Accusé d’être déformé par l’aveuglement propre aux Gentils, il reflète aussi ce qu’il voit : un monstre.
124Nulle alternative viable ne se présente à lui, ni l’adhésion au judaïsme, « ce végétarisme de l’âme », ni le reniement : « Pourtant, cette moutonnerie était ce qu’il aimait le plus au monde [...]. Se convertir ? Mais il faudrait d’abord se faire enlever une grosse partie du cerveau. » L’ayant tenté, il paraît comme lobotomisé, sans volonté ni désir. Autre solution examinée : ne plus aimer, mais vivre et réussir pour soi, accomplir cette part-là de son désir. Mais l’on sait le vide ressenti95. La conclusion est lapidaire : « Donc aimer la femme du Deume. » On ne saurait dire que l’amour d’une chrétienne se présente comme un choix prioritaire ! Ni « la religion sans Dieu » ni une autre appartenance qui ferait Loi ne dépassent le stade de l’hypothèse ou de la tentative avortée et sceptique. Le seul espace intermédiaire est celui de la séduction que Solal entreprend d’exercer. Mais cet espace virtuel où il se défend de s’être placé n’est qu’une illusion, un leurre. Solal ne désire rien autant que de jouer, avec les composantes sado-masochistes et narcissiques inhérentes au jeu de l’enfant, jouer pour se distraire de la prise par l’Imaginaire : séduire n’est qu’une façon de déjouer la mort, en tentant de croire un moment à la réalité de l’autre. Que la femme résiste permettrait de faire durer le jeu, de gagner du temps.
125Solal-Cohen est, par ailleurs, incapable d’habiter de son corps les lieux occidentaux sans être frappé d’un sentiment de déréalisation et tout aussi incapable d’habiter les lieux maternels dans une continuité qui ne soit pas fantasmatique. Seuls le rêve (et ses avatars qui laissent affleurer les processus primaires) ou encore l’écriture (ce qui confirme la parenté de ces deux plongées dans l’Imaginaire) offrent au retour une certaine permanence. L’écrivain Albert Cohen est en ce sens Mangeclous, nouveau-né monstrueux, retourné se nourrir dans la matrice des mots.
126Solal est à lui-même son pire ennemi. Il oscille d’un lieu à l’autre, et l’auteur ne cesse, dans l’écriture, de passer de l’Occident à Céphalonie et du monde de la fiction à celui de l’autobiographie. Les dédoublements, redoublements, symétries qui saisissent corps et lieux, mots et personnages, montrent l’emprise de l’Imaginaire. Les miroirs du moi s’y perdent dans les reflets où le texte se dédouble. Monde où les faux autres et les vrais doubles prolifèrent sous la plume de Narcisse qui se cherche dans le miroir du texte. Vérité et mensonge n’ont plus cours ici. Nous sommes dans l’espace de l’inquiétante étrangeté qui produit une structure particulière régissant forme et contenu :
Une seule relation logique, réversible à tout moment, détermine toute une série de lieux identiques qui s’emboîtent les uns dans les autres. Le sentiment d’inquiétante étrangeté implique le retour à cette organisation particulière de l’espace où tout se réduit au dedans et au dehors et où le dedans est aussi le dehors.96
Notes de bas de page
1 Il est peut-être utile de rappeler que ces stades archaïques sont toujours présents, simultanément mais avec, pour chacun, la prégnance propre à chaque psychisme. La différenciation entre intérieur et extérieur du corps est progressive. Au stade oral, auquel correspond la pulsion scopique, la première expérience de désir et de satisfaction, celle du sein maternel, se différencie en différents types de relation d’objet : au stade de la succion, de l’incorporation cannibalique, succède le stade sadique oral – selon Karl Abraham et Mélanie Klein – où la morsure, la dévoration impliquent la destruction de l’objet et sont accompagnées de la crainte d’être dévoré par la Mère.
Au stade sadique anal, les relations d’objet sont caractérisées par les équivalents symboliques de la fonction de défécation (expulsion/ don-rétention/ refus), les excréments eux-mêmes étant symbolisés sous forme d’argent, de cadeau, de trésor..., ou au contraire d’avarice. Cette organisation prégénitale persiste chez l’adulte (en particulier la triade “ordre-parcimonie-entêtement” reliée à l’érotisme anal) ; elle structure également la polarité activité-passivité, puisque à ce stade prédominent les pulsions sadomasochistes. (Karl Abraham divise même ce stade en deux phases, la première liant l’érotisme anal à l’évacuation, et la pulsion sadique à la destruction de l’objet. La deuxième le reliant à la rétention et la pulsion sadique au contrôle possessif.)
2 Pour reprendre une expression-titre du livre publié sous la direction de Simone Vierne, Presses Universitaires de Grenoble, 1989.
3 Voir pour toutes ces références, LM, p. 18, 46, 47, 95, 80 et 95.
4 Qui renvoie fortement au couple des Grégoire, dans Germinal.
5 M, p. 198-199.
6 Ce terme, qui désigne chez Cohen l’acte de manger avec un appétit féroce, propre à Mangeclous, est une invention verbale. Son montage phonique en miroir, autour d’un [je], de deux syllabes si maternelles, ne manque pas d’intérêt.
7 À propos de la figure mythique de l’Ogre, voir le Dictionnaire des mythes littéraires, p. 1071-1086. Les racines des noms Gargantua et Gorgone sont associées à *garg, gosier, et *kar/l ou *gal/r la pierre.
8 Sur Solal, mythe solaire, voir Alain Schaffner, n. 8, première partie, chap. ii.
9 LM, p. 62.
10 LM, p. 64.
11 M, p. 52-58.
12 L’ogre moderne est incarné par la figure du dictateur : figure paternelle du tyran qui monopolise la Mère, figure de Mangeclous, autre père tyrannique (faut-il rappeler que le roman éponyme est dédié par Cohen à son père ?), figure d’Hitler qui fascine Albert Cohen, tous sont montrés dans une gestuelle outrée et un flux verbal incontrôlable.
13 Echo biographique avec l’auteur, dont le même nombre de femmes et quelques enfants-livres sont morts ?
14 Après deux kilos de pâtes parsemées de mie de pain et d’ail, il enchaîne sur un cou d’oie farci, suivi de « saucisses de bœuf, de fromage fumé, de la rate au vinaigre, et, délicate fantaisie et scherzo final, une salade d’yeux d’agneaux qu’un boucher de ses amis, qu’il payait en beaux discours, mettait toujours de côté pour l’homme à la parole dorée. » (M, p. 66)
15 « J’ai absorbé, résorbé, avalé, croqué, grignoté, dévoré, goûté, happé, gobé, bâfré, [...] subsisté, brouté, ruminé et vécu [...] me suis [...] régalé, restauré, repu, rassasié, assouvi, gorgé, gavé, empli et sustenté. »
16 Voir, pour toutes ces citations, M, p. 303-307.
17 Transsubstantiation qui repose sur l’organisation la plus archaïque, fondamentale dans l’œuvre, puisque la relation vitale est celle de l’enfant maternellement empli et saturé. L’interdit du détachement, prononcé par le camelot, ramène au premier stade de la fusion primaire, à une relation vampirique où l’objet ne peut être perdu puisqu’il n’est pas encore perçu comme distinct.
18 Nous sommes donc sur la piste du corps juif comme excès – et de l’esthétique comme figuration symbolique du corps, à quoi nous reviendrons dans la dernière partie.
19 Albert Cohen est gourmand de la nourriture maternelle dont il se “restaure” les nuits d’insomnie mais se conduit avec sa Mère comme Mangeclous avec les siens : il mange/ nourrit et prive, alternativement, se servant de la nourriture comme d’un moyen de contrôle.
20 Voir l’article de Marta Caraion, « Vous en avez déjà tellement dit sur Mangeclous ». Stratégies descriptives chez Albert Cohen, Cahiers de l’ISL Lausanne, no 4, 1993, p. 133-154.
21 D’après le titre de l’article de Christiane Milner, « Colette et la dégustation verbale », L’Imaginaire des nourritures, textes présentés et réunis par Simone Vierne, Presses Universitaires de Grenoble, 1989, p. 115 à 123.
22 N’imagine-t-il pas, dans sa pulsion irrésistible à relier mots et mets, de « lancer un journal politique en pâte d’amandes et imprimé avec du chocolat liquide ? Après lecture l’abonné mangerait le journal ! » (V, p. 16)
23 Peut-être même peut-on pousser plus loin la comparaison : l’insistance d’Albert Cohen sur la souffrance ressentie par Mangeclous à faire lire ou écrire par d’autres son éloge funèbre renvoyant au refus qu’oppose l’auteur à la livraison de sa biographie aux bouches et aux mains d’autrui.
24 V, p. 19.
25 Christiane Milner, « Colette et la dégustation verbale ».
26 Des passages sont repris textuellement d’une œuvre à l’autre, depuis Après-minuit à Genève, premier texte en prose publié, jusqu’à Carnets 78, concernant des thèmes, des motifs, des personnages et des situations, allant de “l’épithète homérique” à des pages entières. Les reprises de “blocs” verbaux, cimentés dans leur « signifiance », montrent que l’investissement dans les mots est très archaïque, et marque une fixité mortifère que le flux verbal est en même temps chargé de recouvrir.
27 p. I 35-182.
28 BS, chap. 90.
29 BS, chap. 35.
30 M, chap. 16.
31 On voit toute l’importance des investissements originaires. « La cavité primaire de la bouche se présente comme un pont, un échangeur majeur de la réception interne et de la perception externe : donc un lieu de médiation central du désir et un lieu non moins vif, non moins actif de sa castration ». Christiane Milner, art. cit., p. 116.
32 La séparation d’avec le monde, d’abord désirée comme le bonheur parfait, devient avec les “Diane” bien plus ambivalente, voire mortelle hors du rêve platonique de l’enfant.
33 Deux chambres à coucher et un baisemain à 10 heures du soir, voir VFH, p. 81.
34 Christiane Milner, art. cit., p. 119.
35 M, p. 292.
36 M, p. 23.
37 LM, p. 111.
38 LM, p. 100.
39 LM, p. 73-74, repris p. 82 et p. 168.
40 LM, p. 67.
41 LM, p. 165.
42 Idem.
43 Face aux Deume, attendu à dîner, il ne vient pas, cruauté délibérée. De même à l’égard des Valeureux, identiquement sollicités par télégramme : Solal ne se montre pas au rendez-vous, pas plus qu’avec Adrienne.
44 LM, p. 113 à 116.
45 LM, p. 36.
46 « – Dis-moi une insulte. Tu sais, les deux mots qu’on dit aux larves, aux bonshommes impossibles. – Tu y tiens ? Eh bien, si ça peut te faire plaisir. Sale Juif. Il tressaillit, goûtant une étrange volupté. » (S, p. 300)
47 Le jeu social, le pouvoir, l’ambition sont des ressorts qui ont longtemps animé Solal et Albert Cohen, sans doute jusqu’à la mort de la Mère. Même l’amour lui est en partie redevable : dans Solal, Aude est aussi aimée, comme Adrienne, parce qu’elle incarne un “rêve social”, et dans Belle du Seigneur, l’absence de vie sociale est rendue responsable de l’échec de l’amour.
48 M, p. 134.
49 Ainsi des visions de Solal (BS., p. 772) : « Des barques de squelettes me suivent elles rasent le fleuve le long des temples aux milliers de fenêtres [...] alors j’arrache mes yeux je les jette dans le précipice. » Ou des contes qu’il invente : les Rosenberg finissent la séquence narrative avec un accent yiddish qu’ils n’avaient pas au début !
50 M, p. 118.
51 Rappelons ici le désir inverse de la mère de Cohen : que son fils soit médecin, s’occupant de corps organiques et non pas sexués, avec, dans son salon, deux lionnes de bronze, signe de pouvoir sur des "Atalante" à jamais inertes et domestiquées.
52 Ou encore : « Maladroite, débutante, tu avançais avec un sourire ravi et honteux de petite fille pas dégourdie [...]. Tu portais ta petite main à la commissure de tes lèvres, tandis que tu avançais vers moi, ton autre main en balancier scandant ta marche pénible. » Voir aussi LM, p. 86
53 V, p. 38, 52, 69.
54 M, p. 120-121.
55 « C’est qu’on éteint les lumières, dit le rougissant Salomon, les yeux baissés. Et puis c’est l’Eternel, loué soit-il, qui nous a dit de croître et de multiplier. Alors, on est bien obligé. Et puis enfin, c’est honnête, c’est le mariage. » (BS, p. ; 67) Comment faire face à cette contradiction, interroge Michael, qui a pris le contre-pied dans ce clivage entre corps organique et sexuel, choisissant de ne voir en la femme qu’un sexe ?
56 S, p. 158.
57 La pression est forte pour que Solal ne trahisse ni ses parents ni sa religion, les deux allant de pair : « Ô Sol, aie ton cœur de fils et ne commets pas le péché. » (S, p. 237) De même, la mère d’Albert Cohen insiste, comme Saltiel, pour qu’il aille de temps en temps à la synagogue et choisisse une bonne épouse juive sur le conseil du rabbin. (V, p. 298, 301)
58 Voir encore Saltiel, V, p. 295 et 301.
59 M, p. 114-116.
60 Daisy Politis, Figures et rôle de l’étranger chez Albert Cohen, thèse de doctorat, Paris-VII, 1989, p. 99.
61 À titre indicatif et non exhaustif, voir V, p. 155, S, p. 78, 98-99, 121-122, 127-128, 206, 242, 294-295 ; BS, p. 159, 328, 612, 710, le chapitre lxxviii, et p 401, 663 suiv., p. 771...
62 BS, p. 660.
63 Toutes ces citations se trouvent dans S, p 121-122 ; 78 ; 98. BS, p. 614.
64 BS, p. 740.
65 « Qui tromperait-elle, cette stupide fille qui avait des cuisses ciseaux et un ventre plein d’ordures et un sale petit cœur-cerveau placé le diable savait où [...]. Et ces pimpantes fardées qui cachaient leurs organes malodorants sous leurs robes parfumées. »
66 S, p. 331 ; BS, p. 714, 784.
67 A ce sujet voir dans V, la leçon du Pr Mangeclous sur les véritables ressorts et les manœuvres permettant de séduire une femme, p. 135 à 181 ; BS, p. 714, 740, 784, 792, 821, etc.
68 M, p. 289.
69 Dont on verra qu’elle est peut-être attraction du féminin en soi pour la féminité : ce que l’on pourrait appeler le “saphisme” de Solal. D’où la fascination pour l’homosexualité féminine dans l’œuvre d’Albert Cohen.
70 En même temps, la pression du modèle maternel croît avec le temps. Solal peut de moins en moins, de 1938 à 1968, trancher entre la passion et l’éthique qui donne la primauté au corps organique mais place le désir en veilleuse : l’ennui s’installe alors par absence de remplissage libidinal. Entre ces deux types de remplissage, tous deux troués par le manque constitutif et formateur que l’auteur ne peut accepter, l’autobiographe semble avoir choisi la Mère (la coïncidence est à relever : après avoir épousé et connu des “Chrétiennes”, Albert Cohen rencontre à Londres durant la guerre Bella Berkovitch, qui devient sa femme après la mort de sa mère). Cependant, le romancier a pu ne pas choisir : Solal, les Valeureux, Mangeclous surtout, représentent en effet ces deux régimes et Solal passe de l’un à l’autre, chaste ou ensoleillé, mourant de ne pouvoir les réunir sinon, précisément, dans la mort.
71 De même, Adrienne au début de Solal, part à Florence avec son époux et Solal prend conscience, comme se réveillant d’un déni, qu’ils sont mari et femme : «Trahison ! Elle était sa mère, disait-elle. Mais le Valdonne n’était pas son père à lui. Donc elle était adultère. » (S, p. 54)
72 Freud, op. cit., p. 52. En effet, l’apprentissage souvent concomitant, par l’enfant, de la vie sexuelle des adultes et de l’existence des prostituées, est suivi d’une réaction de défense cynique consistant à mettre en relation mère et prostituée sous prétexte qu’en définitive elles font la même chose ; à ce moment-là, les traces mnésiques du début de l’enfance se réveillent, et les motions de désir pour la mère, de haine envers le père sont réactivées. L’enfant, ajoute Freud, « ne pardonne pas à sa mère et tient pour une infidélité le fait que ce ne soit pas à lui mais au père, qu’elle ait accordé la faveur du commerce sexuel. »
73 S, p. 245-246.
74 M, p. 243.
75 Qui est aussi le nom d’un quartier de Marseille, beaucoup plus populaire et chaleureux : bel exemple d’une nomination par antiphrase.
76 Fonction informative diégétique également : le personnage fait le lien entre Genève et Agay, le départ d’Ariane et l’installation à la “Belle de Mai”. Il renseigne aussi sur la vie quotidienne des amants, et au-delà, sur les deux personnages, leur identification à la passion idéale, leur romantisme juvénile, avec la même verve que celle de Scipion et des Valeureux.
77 L’hilarité saisit Mariette devant tant de théâtralité : « Mais alors de la voir toute sérieuse parlant avec le bandeau sur les yeux j’en pouvais tellement plus que je suis allée me rigoler à l’office dans le grand tuyau vide-ordures bien ouvert que j’ai mis ma tête dedans pour me rigoler tranquille sans qu’ils m’entendent, peut-être qu’une fois faudra aussi que je me mette le bandeau sur les yeux pour pas voir monsieur, ce sera commode pour passer la caustique et y bloquer son parquet [...]. » (BS, p. 691) Ce que reproche Mariette, c’est l’affectation ; car dès que Solal a le dos tourné, Ariane se précipite dans la cuisine, dévore des plats populaires – mais « jamais monsieur doit savoir qu’elle a mangé de la choucroute » – et bavarde « qu’on dirait qu’on l’a vaccinée avec l’aiguille du gramophone ».
78 Cela devient évident à la fin de Belle du Seigneur. « Entrée dans la salle de bains, elle rabattit le siège laqué blanc, se ravisa. Non, il pourrait entendre. Tiens, je songe encore à ne pas lui déplaire. » p. 835)
79 Clos par une chaîne de sûreté « car on ne sait jamais et les souvenirs des pogroms sont tenaces »...
80 Les sensations auditives elles-mêmes se retrouvent, transposées : le verbe « sonnailler » assimile le tintement des clés à la sonnerie d’une cloche que le suffixe rend plus floue, comme si l’impression était déplacée, et fait écho au gong qui annonce l’entrée au royaume maternel et la disparition de la femme aryenne.
81 La juxtaposition de la description précédente et de l’hommage insistant : « Maman qui fus vivante et qui tant m’encourageas, donneuse de force, qui sus m’encourager aveuglément avec d’absurdes raisons qui me rassuraient », montre que la parole maternelle est investie du même pouvoir protecteur et créateur que le corps, qui devient, à de nombreux égards, corps verbal. Ce passage, mis en rapport avec l’écriture d’Albert Cohen, contribue à la définir comme une écriture du corps, dans son économie et son rythme.
82 LM, p. 146-147.
83 De même, la table conjugale devient un autel, dressé pour son fils. À l’inverse, selon elle, la vérité doit être mise en théâtre : à l’en croire, Moïse, afin de promouvoir son décalogue, a inventé Dieu, “deus ex machina” politiquement et psychologiquement nécessaire. Au sujet de ces liens entre “intérieur”, théâtre et religion, voir aussi « Tu détruiras leurs dieux... », seconde partie, chapitre trois.
84 LM, p. 103.
85 Relayée par ses représentants romanesques que sont les Valeureux, qui parviennent à rendre drolatiquement menaçantes de paisibles bêtes à pis. Notons cependant que, par amour pour son fils, elle accepte de caresser sa chatte, qui deviendra un substitut maternel, un petit sphinx, après la mort de celle-ci.
86 Ou encore, l’ellipse devient éclipse narrative, lorsque le monde des caves est en jeu : après le rejet par Aude de l’univers juif et de l’imaginaire juif de Solal, ce dernier s’enfuit. Son retour chez les Sarles reste totalement inexpliqué, Aude le trouve dans sa chambre deux mois après son départ.
87 S, p. 254-255.
88 VFH, p. 78 et suiv.
89 Et confirme que c’est bien sous les apparences du mensonge et par l’outrance que se dit la vérité
90 Voir le développement concernant ces lieux, chapitre iii, « La contagion de la mort ».
91 Qui se déplace dans l’œuvre en destin historique et spirituel collectif. Voir à ce sujet la deuxième partie : La mythobiographie.
92 Se reporter pour cela à la deuxième partie, chap. iii, « L’Éthique du prophète ».
93 Voir Paul Schilder, « Psychanalyse de l’espace », Le Dehors et le Dedans, Nouvelle revue de psychanalyse, Gallimard, 1974, no 9.
94 S, p. 254.
95 M, p. 243.
96 « L’espace de l’inquiétante étrangeté », Le Dehors et le Dedans, Nouvelle revue de psychanalyse, no 9, Gallimard, 1974.
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