1. Sous le signe de Méduse
p. 29-103
Texte intégral
« Attention, ne pas regarder trop.
Lorsqu’on regardait trop, on ne sentait plus. »1
1Si le monstre est une figure mythique qui relève de diverses symboliques et signale le sacré, à la fois par sa fonction de gardien aux portes d’univers interdits et par l’irreprésentable confusion des catégories qu’il incarne, l’une des figures mythiques les plus archaïques, la tête de Méduse, est sans doute la plus fascinante pour qui s’interroge sur les masques et déguisements dans l’œuvre d’Albert Cohen, la structure curieuse des romans et de la phrase, comme fascinée par un chant intérieur, l’ambivalence enfin qui est la marque du système des personnages et du regard de l’auteur. Qui est le monstre ? Celui qui, médusé, assume double rôle, acteur principal et metteur en scène de son propre avènement, qui, se croyant maître de l’illusion théâtrale, se rient en coulisses et sur la scène, en personne et masqué par ses représentants contradictoires ? Ou la Mère, intrusive, modèle surinvesti, qui a envahi tous les recoins de l’être définitivement enfermé dans la prison des miroirs ?
L’ŒIL
L’œil de Méduse
2Dans l’autobiographie, la mère du narrateur est décrite comme rivée à son fils et, plus encore, à sa trace : photographie, simple souvenir d’une forme dans l’espace de la rue ou de l’appartement, son regard infatigable montre un enfant investi par la mère comme « l’objet manquant ». Or, souligne Serge Leclaire,
... pour l’enfant, cette situation privilégiée d’être ainsi promu par la mère au rang de petit dieu, constitue aussi une situation close ; car une telle conjoncture efface, par l’intensité de la jouissance atteinte, l’effet des insatisfactions où naît le désir. L’idole-enfant se trouve ainsi pris dans une sorte de châsse précieuse [...] ; autrement dit, la voie d’un engagement singulier dans l’ordre du désir semble lui être fermée.2
3L’enchâssement dans le désir maternel provoque une multiplication de jeux de miroirs, un labyrinthe de reflets où se contemplent des ombres à l’identité semblable et incertaine. Cette châsse est matériellement représentée dans Le Livre de ma mère :
À table, elle mettait tous les jours la place du fils absent. Et même, le jour anniversaire de ma naissance, elle servait l’absent. Elle mettait les morceaux les plus fins sur l’assiette de l’absent, devant laquelle il y avait ma photographie et des fleurs. Au dessert, le jour de mon anniversaire, elle posait sur l’assiette de l’absent la première tranche du gâteau aux amandes, toujours le même parce que c’était celui que j’avais aimé en mon enfance. Puis sa main tremblante versait le vin de Samos, toujours le même, dans le verre de l’absent. Elle mangeait silencieusement, à côté de son mari, et elle regardait ma photographie.
(LM, p. 60)
4L’autel, où le fils est nourri et désaltéré par le pain et le vin, le divinise en le condamnant à l’oralité et l’enfermement dans les rets maternels. Cette « prêtresse de son fils » attend, « assise sous mon portrait de quinze ans qui [est] son autel, mon affreux portrait qu’elle trouv[e] admirable ».3
5Les miroirs des représentations font alterner source et reflet : allant travailler très tôt le matin, sa mère place sur la table du petit déjeuner une photographie d’elle-même, pour éviter que son fils ne se sente seul. Sidération réciproque, dont le mari-père est exclu par volonté maternelle, montre indirectement l’auteur.
6Le besoin de tenir son fils sous son regard, sa dépendance envers lui, sa dévotion et son immense capacité d’attente provoquent en lui des sentiments contradictoires : « guetteuse d’amour », elle l’est certes, mais aussi « à l’affût, et tellement que ses yeux, guetteurs de ma santé et de mes soucis, m’indisposaient parfois. Obscurément, je lui en voulais de trop surveiller et deviner ».4 Ce dévoilement forcé qui ne laisse rien dans l’ombre est de triple nature. Physique : elle « regardait presque animalement, avec une attention de lionne, [s’il] était toujours en bonne santé » ; psychologique : « humainement, [s’il] n’était pas triste ou soucieux » ; spirituelle : elle le bénit « sacerdotalement, [...] de ses mains levées, écartées en rayons ». Elle lui tient compagnie pendant qu’il se rase ou mange, toujours « [le] surveillant, passive mais attentive sentinelle ».5 À Genève, elle l’attend chaque jour, des heures durant, « son visage à la fenêtre penché, trop gros et tout de [lui] empli, si concerné et attentif, un peu vulgaire d’excessive attention». Aussi lui semble-t-elle surtout animée par son regard sur lui, enchâssée elle aussi dans l’écrin de la fenêtre, où Cohen la voit le regarder plus qu’il ne la regarde : « Elle m’apparaît toujours comme celle qui était à la fenêtre. À la fenêtre et au guet quand je rentrais du travail. »6
7La sidération qu’elle exerce montre l’étendue du territoire maternel. Si le regard de Méduse tue, c’est qu’elle mêle dans ses traits l’humain, le bestial et le minéral : image de l’informe originel, figure du retour à la Nuit primordiale, elle renvoie par le miroir de son regard la mortelle anticipation du mort que l’on sera. En même temps, elle symbolise, dans la lecture freudienne le sexe maternel, qui réveille l’effroi de la castration.7
8Éviter la sidération produite par ce regard est donc vital : Albert Cohen et Solal y parviennent d’abord de deux manières différentes puis finissent par y succomber.8 La première consiste, en se plaçant dans la position de l’enfant malade ou insomniaque, à faire de Méduse une Grée9, inoffensive et protectrice. Cependant, ces Grées sont ambivalentes : bienveillantes et sorcières, elles forment une inquiétante triade qui ne possède qu’une seule dent et un œil unique qu’elles se transmettent. Éternellement ouvert et vigilant, cet œil vaut les cent yeux d’Argos. Cette mère ne leur ressemble-t-elle10 pas, dans sa capacité de veille infinie au chevet d’un fils qui fait appel à son bienveillant œil nocturne, comme pour exorciser le médusant œil diurne ? Il n’est que de rappeler Bérénice, d’Edgar Allan Poe, pour ne plus douter du rapport entre les dents et l’œil, pulsion scopique et dévoration, mort et castration.
9La deuxième solution réside dans la fuite : Albert Cohen quitte Marseille et s’inscrit, en 1914, à la faculté de droit de Genève. De même que, une fois vaincues, les Grées mènent Persée jusqu’aux Nymphes, de même la mère sert-elle de médiatrice entre son fils et ses conquêtes féminines, qu’il nomme lui-même des « nymphes », en vendant ses différents bijoux-talismans, preuves de son pouvoir :
À 18 ans, je quittai Marseille et j’allai à Genève où je m’inscrivis à l’Université et où des nymphes me furent bienveillantes. Alors la solitude de ma mère devint totale. (LM, p. 57)
10Constat attristé, mais le plaisir des nymphes rivales l’emporte alors sur la culpabilité d’être parti ; il a acquis par elles le casque d’Hadès qui rend semblable au troupeau indiscernable des morts, en masquant de nuit celui qui le porte : pour éviter la fixité mortelle du regard, il faut feindre de mourir. Cela peut se traduire par faire le mort11, ce que confirme l’aveu récurrent « Je ne lui écrivais pas assez ». Il sort du champ. Même quand il la fait venir à Genève, il s’échappe où il lui interdit de l’atteindre.
11C’est que le croisement des regards entre mère et fils est si dangereux que, la plupart du temps, il se produit dans des situations traumatisantes : à son arrivée à Genève, la mère supporte mal le poids du regard de son fils par lequel elle se sent jugée et peut-être critiquée ;12 à l’inverse, lorsqu’elle repart, elle se met à nu, désespoir et amour mêlés dans un regard captateur :
À la portière du wagon, elle me considérait si tendrement, avec folie et malheur, [...] me regardant tellement [...], exposée13 [...] pour prendre le plus possible de moi.
(LM, p. 166 et p. 107-108)
12Cette scène d’amour fou, d’intrusion possessive par le regard, le fils s’en protège d’abord en refusant d’y croire, ne voulant y lire qu’un excès théâtral. Son second mouvement le porte à ressaisir sa propre image qu’elle avait tenté de « prendre » : il regarde, dans le miroir du taxi qui l’éloigne de la gare, son « jeune visage », et « ces lèvres que Diane allait si terriblement baiser dans quelques minutes ».14
13Pourtant, si la douleur de la mère est trop insupportable et que son regard se noie, disparaisse, le fils s’empresse alors de le restaurer pour le capter à nouveau. Ainsi dans la scène traumatisante où il provoque les sanglots maternels, le regard de réconciliation est-il défini comme « de fils et mère à jamais », puis la position fusionnelle retrouvée : « Elle me prit sur ses genoux et elle me consola ».15
14Se surexposant, elle aveugle. Vendant ses bijoux pour que son fils ait les moyens financiers de séduire, elle se fait médiatrice quelque peu péripathétique : elle paie son intrusion par des dons mais aussi par une crainte majeure, car elle voit les Occidentales, ces « filles de Baal », comme de dangereuses maniaques, un pistolet à portée de main pour assouvir leur passionnelle vindicte, capables « de vous tuer un fils en quelques secondes, pour un oui ou pour un non ».16 Elle lui propose immédiatement d’aller voir le Grand Rabbin pour se procurer par son truchement « de bonnes jeunes filles paisibles, bonnes maîtresses de maison ». Il semble bien que la crainte pour la vie ou la santé morale de son fils masque une autre peur, plus profonde, qu’il ne lui échappe en rencontrant une femme autre, active, indépendante : une « lionne », dans la fosse de qui Albert-Daniel ne pourrait être sauvé que par l’Éternel lui-même. C’est voir son fils en être passif, victime de sa trop grande séduction (féminine ?), et dans les Occidentales des êtres phalliquement armés et actifs.
15Projetant sur les femmes son attitude et ses sentiments, elle est, en effet, une mère héliotrope, dont le tropisme est dirigé vers son fils solaire.
16Dans le roman, cette mère est à peine transposée. Au début de Solal, le jeune héros est le point focal qui organise la description du décor et des personnages que sa bar-mitsva mobilise.17 Le regard qu’il pose sur Rachel, sa mère, est d’autant plus significatif qu’il apporte les seules précisions concernant ce personnage avant sa disparition :
Dans la large face de sable, les yeux de Rachel lançaient l’éclat du charbon taillé. Pourquoi avait-il de la répulsion pour cette femme qui le considérait avec une odieuse clairvoyance ?
17Et encore :
Une épaisse créature larvaire qui se mouvait avec difficulté et dont les yeux faux luisaient de peur ou de désir, regardait alternativement son mari et son fils. (S, p. 18)
18Ces caractéristiques sont affectées d’un signe très nettement négatif, comme si l’écran du roman permettait d’avouer l’autre face de l’ambivalence envers la figure maternelle, ce qu’autorisera beaucoup plus aisément la disparition de ce personnage encore trop proche et son remplacement par des figures entre lesquelles se répartira chaque face de l’ambivalence. À la multiplication obsessionnelle du regard maternel, correspond, en effet, la multiplication de cette figure dans l’œuvre romanesque. L’aspect réservé aux Occidentales, Deume et Sarles, est celui de mères phalliques, auxquelles une spiritualité tyrannique permet d’assouvir le désir d’emprise sur leurs proches. En revanche, la relève positive de la Mère est assurée par le couple Saltiel-Salomon, qui scinde deux aspects maternels complémentaires, son autorité morale et son innocence enfantine, tout en reformant le couple mère-enfant. De plus, Saltiel prend explicitement le relais de Rachel Solal, sa sœur orientalement enchaînée à un rôle passif et subalterne, qui l’envoie récupérer son fils enfui en France avec une « païenne ». Cette nouvelle figure maternelle présente quelques caractéristiques intéressantes : d’abord elle est... un homme, célibataire, exclusivement attaché à son unique neveu. Ensuite elle n’est pas castratrice, puisque l’oncle est présenté comme chaste, voire asexué, et que sa seule préoccupation, hors son neveu, concerne le respect de la Loi. Cette parenté maternelle est révélée dans un passage de Mangeclous :
Oh pauvre Saltiel si vous pouviez le voir aux fêtes manger tout seul avec, devant lui, une assiette pour son neveu Solal, assiette sur laquelle il met les meilleurs morceaux ! Et contre la carafe il y a la photographie de son neveu ! (M, p. 267).
19Ajoutons que Saltiel a un rôle inaugural, et doublement puisqu’il ouvre ainsi le premier roman : « L’oncle Saltiel s’était réveillé de bonne heure ». Cette parodie de l’ouverture proustienne (jusque dans l’écho de la première syllabe du seul mot aboli, « Longtemps ») renvoie aussitôt en miroir à la scène proustienne du coucher et confirme l’association faite entre les deux figures de l’oncle, terme qui paraît rassembler l’essentiel de l’identité18, et de la mère. Reprise inversée qui en annonce d’autres.
20Ses caractéristiques physiques sont l’exact opposé de celles de la mère autobiographique : petit, mince, alerte, frugal et vivant dans un pigeonnier monacal. Là se lisent sans doute la répugnance du fils devant l’obésité maternelle, la négation du corps organique, à peine nourri, fluet. En revanche, le personnage hyperbolise les qualités qu’Albert Cohen prête à sa mère. Cette figure offre de nombreux avantages, comme toute formation transactionnelle : évincer les termes du conflit, évacuer le corps et l’engendrement. Plus de honte, plus de danger d’inceste ni de castration. Voici donc un père maternel et vierge, dont la morale est du côté de l’esprit et non de la lettre, qui prône l’amour de la créature avant celui du Créateur, la fierté de la lignée et de l’origine, la gloire d’avoir humanisé l’homme et peut-être inventé Dieu.19 Comment alors en sortir ? On constate que Solal n’y parvient jamais : la figure de Saltiel (et ses représentants) est aussi méduséenne que celle de la mère.20
21Il est, en effet, impossible d’échapper à la sphère de cette Mère totale, prophétique et prêtresse ; elle ne le retient pas comme le fait Gamaliel, par des interdits que Solal transgresse aussitôt, mais en le rendant incapable de rupture. De même que les discours maternels se multiplient en faveur du mariage endogame dans l’autobiographie, de même la lutte de Saltiel contre le mariage exogame détermine une partie de la structure narrative des romans : Solal transgresse-t-il l’interdit, les Valeureux emmenés par Saltiel font irruption dans la narration et en détournent le cours, tout en ramenant le jeune homme dans le droit chemin. L’exemple le plus frappant à cet égard se situe à Florence, dans l’hôtel où se sont réfugiés les deux amants. Saltiel fait réveiller son neveu qui, l’ayant reconnu, le suit sans résistance ni regret, sans un adieu à Adrienne laissée endormie (telle une Belle censée attendre le retour du Prince ?) sans une explication : Solal paraît hypnotisé, sans volonté.
22Son attitude semble d’autant plus étrange que c’est à la femme de chambre qu’il désire donner un pourboire avant de partir, comme si elle au moins ne s’offrait pas pour rien. Prostituée, Adrienne, pour s’être donnée à lui, pour ne pas lui avoir résisté ? Son indifférence brutale et inattendue surprend même Saltiel : maternel – « elle me l’a déjà abîmé ! » – il n’en est pas moins choqué par un aussi froid abandon.21 Ou Solal souhaite-t-il montrer au petit oncle son indépendance préservée, sa capacité à transgresser la Loi du père sans mettre en danger les principes et la prééminence maternels ?
23Plus tard, Solal, en danger de fiançailles avec Aude de Maussane, voit à nouveau Saltiel et la tribu des Solal faire irruption dans les couloirs du ministère. Étrange est la réaction d’acceptation fataliste et passive du fiancé, qui le montre capturé dans une sorte de nature juive : « Solal, dans les bras d’un peuple, ne put résister à l’attrait et chanta aussi ».22 La fascination ne fait que croître, au point qu’« envoûté par ce balancement », il se laisse bercer « dans les bras maternels » de son peuple. « Un charme sur lui » l’empêche de s’arrêter alors qu’Aude l’appelle ; au contraire, il prend en sa présence tous les signes de la « monstruosité » juive si récurrents dans l’œuvre entière : sourire humble, regard apeuré, dos courbé. Au rejet consécutif par les aristocratiques de Maussane, représentants de la société occidentale, Solal, loin d’en vouloir aux Valeureux, « regard[e] avec bonté ces misérables de ghetto ». Inversement, il est révolté par le préjugé antisémite : « Un peuple rieur, famélique, excessif et désespéré ne méritait-il pas autant de respect que leurs cohortes mécaniques et policées ? » (S, p. 190) Étrange de la part de celui qui avait gravi avec une farouche volonté l’échelle sociale, grâce à la distension de ses liens avec l’origine. Solal se trouve ainsi placé au croisement de regards antagonistes : celui, conjoint, de Saltiel et de Maïmon23, compréhensif, inquiet, aimanté, mais aussi celui d’Aude, dans lequel il voit « la peur et l’horreur ». Ils lui offrent une alternative impossible : vivre et réussir dans le monde occidental avec une Diane qui refuse ses origines, ou rejoindre ces dernières, ce qu’il vit comme une descente hypnotique vers la folie et la mort.
24C’est pourquoi l’une des obsessions centrales de Solal consiste à voir sans être vu24, afin que rien ne résiste à son regard, mais se double du plaisir de se voir soi25 dans le miroir de l’autre, sans risquer la capture par le regard d’autrui. Le caractère intolérable de la transformation que cause la mort au regard maternel prouve l’enjeu vital de ce miroir originel que même les rêves compensatoires ne parviennent pas à restaurer : « Et toujours ses regards semblent aller ailleurs [...]. Les morts regardent toujours ailleurs et c’est terrible. » (S, p. 117) Quant aux « Diane », le reproche adressé à leur ego autonome, c’est qu’il leur donne un regard intermittent.26
Le voyeur ou Solal-Persée
Sur-prendre et sur-voir
25Le voyeurisme, dans son aspect dévorateur et possessif, renvoie au désir d’omnipotence, que Freud fait relever de la pulsion d’emprise27 et que manifestent, chez plusieurs personnages romanesques et autobiographiques, l’absorption frénétique (de nourriture, de mots, mais aussi d’autrui, réduit au même) et l’exhibition de toute-puissance de l’auteur sur son œuvre.
26Ce désir d’emprise se manifeste par une attitude intrusive envers la Mère à laquelle aucun espace autonome n’est autorisé, pas même le sommeil. De brefs endormissements « de vieillissante cardiaque en son fauteuil » provoquent un rappel à l’ordre et la mère, réveillée en sursaut, se remet sous le regard solaire et monopolisateur : « son fils, qui n’avait jamais l’air de regarder, [...] voyait tout. »
27Certes, elle aime se mettre sous ce regard, donnant un tour plus ambigu à ses photographies, devant lesquelles l’enfant solitaire prenait son petit déjeuner. Mais lui n’est pas en reste envers elle, avec une avidité qui se manifeste par la répétition des termes de vision (« je la regardais »), dont l’acuité, la précision sont remarquables. Ainsi, lors de son arrivée à la gare, les clichés successifs en plans de plus en plus rapprochés sont soulignés par un présentatif enfantin, « Et voilà » et la description se termine par :
Je la regarde. Oui, je la connais bien. Je connais ses petits secrets ingénus. Je sais très bien qu’elle ne m’a pas donné tous ses cadeaux. Je sais qu’il y en a d’autres, cachés dans la valise, et qu’ils sortiront peu à peu, les jours suivants. (LM, p. 80)
28Où l’on constate le lien entre voir et savoir, dans la pulsion d’emprise.28 Ce regard incisif et insistant porté sur elle est d’autant plus frappant qu’Albert Cohen décrit peu les femmes, qu’elles soient amantes ou mères, hormis quelques caractéristiques stéréotypées pour les « Diane » et un détail grossi, médusant, chez les mauvaises Mères : ainsi de la boulette au cou d’Antoinette Deume, inquiétante proéminence maternelle.
29Lors d’un épisode autobiographique, il met directement sa mère en rivalité avec les « nymphes », la fait attendre trois heures sur un banc public « pour une blondeur » « une de ces poétiques demoiselles ambrées », une « Atalante », bref « un agréable arrangement de chairs », et, honteux, la regarde sans être vu :
... plus vieille d’être seule, résignée, habituée à la solitude, habituée à mes retards [...], servante, pauvre sainte poire. (LM, p. 84)
30Il s’arroge des droits seigneuriaux, en fils abusif qui garde l’objet à disposition. En amant d’une vieille maîtresse il s’accordera les mêmes. Cette scène de voyeurisme où, coupable mais jouissant de son pouvoir, il contemple sa mère au corps abandonné dans la solitude, rejoint la scène de départ à la gare où le désespoir de la mère est si grand qu’elle s’y abandonne sous les yeux de son fils.29
31Séduction réciproque, donc, et simultanée sidération : il est l’objet manquant, qu’elle appelle significativement « mes yeux », tendre et aveuglante identification. Car c’est bien avec ses yeux à elle qu’il finira par voir le monde, ces yeux qui comprennent tout mais restent « derrière la vitre ». Elle le charge de vaincre dans le monde extérieur, par le savoir et la séduction, mais elle borne les moyens et les objets de la conquête. Il doit la compléter, sans pouvoir la combler ni la trahir : tâche impossible.
32Voir sans être vu, c’est donc posséder par surprise : avoir tout à soi l’objet regardé, et dérober le secret qu’il ne montre qu’à soi, dans l’intimité du journal intime, du monologue, du bain ou d’un banc public sur lequel, s’écroulant solitaire, il révélera au voyeur le pouvoir de son regard en se redressant et reprenant vie à sa vue. Voir c’est sur-prendre, assurer sa prise sur, et jouir de cette possession interdite, transgressive, absolue.
33Solal surprend tour à tour Aude et Ariane, et cette scène est chaque fois le point de départ de la séduction, celle où s’établit la prise et la connaissance à partir desquelles Solal se risque à séduire : « À travers la haie d’aubépines, Solal regardait. »30 Corps étreint du regard, qui précède l’étreinte des mots puisque Aude s’engage dans un long monologue, masquée par ces proustiennes aubépines qui préservent le secret d’une race autre : « Il regardait cette fille, issue des possesseurs de terre. Il était le dépourvu. Tant mieux. Plus difficile le jeu, plus délicieuse la réussite. » (S, p. 92) Il s’agit donc bien de prendre, pour posséder le secret et la terre, s’enraciner : pas de bouture, une capture. Une scène symétrique, à la fin de Solal, signe la dépossession du héros de la même manière :
Il regarda à travers les buissons. Aude et Jacques étaient assis dans le jardin ensoleillé. Comme elle était belle. Tiens, costume d’équitation. Elle faisait du cheval pendant que lui, son mari, faisait du trottoir depuis des mois. Et elle devait se plaire à chevaucher en compagnie de ce magnifique officier si bronzé. (S, p. 324-325)
34Le regard masqué ne signale pas seulement le voyeurisme mais aussi le caractère latéral, décalé, de la présence au monde de Solal, tandis que la symbolique de la scène traduit l’exclusion et la dépossession du conquérant cavalier devenu fantassin et que les signes de la virilité sont déplacés : la femme a le cheval ; Jacques, le rival devenu officier, incarnant ainsi le modèle viril de l’enfant Albert Cohen, chevauche aux côtés de l’amazone. Le soleil brille en ce jardin édénique mais plus en Solal, qui a perdu ses attributs. Aude possède « de magnifiques dents éclatantes au soleil », Jacques est « devenu un homme » et Solal un «malheureux » qui fait désormais « du trottoir ». Provisoirement enraciné par médiation féminine, le voilà ataviquement (dit-il) retombé dans la solitude et l’errance.
35On pourrait multiplier les occurrences et les implications du regard voyeur31, mais la très longue scène de voyeurisme (une trentaine de pages) qui inaugure Belle du Seigneur les contient toutes : c’est dire que le thème de la séduction qui semble orienter tout le début de l’œuvre est lui-même soumis à un rituel voyeuriste préliminaire. Tout est permis à l’intrusif Solal : voir et entendre, bref : savoir. Il lit le journal intime d’Ariane, puis écoute, penché sur la rampe, la longue conversation téléphonique entre madame Deume et son fils ; ensuite, caché sur le balcon, il surprend Ariane au miroir puis au bain, durant un long monologue32 qu’elle croit solitaire, enfin voit ses déguisements et écoute les histoires qu’elle s’invente, qui la transforment en miroir de lui-même.33 La succession des intrusions et leur nature essentiellement verbale (les mots « flottent » et prolifèrent plus que les formes ne se décrivent) montrent, masqué par le personnage, la boulimie de l’écrivain. Il prend le pouvoir du conteur à la fin de la scène : Ariane se prépare pour la nuit telle une moderne Belle au Bois dormant, avec une trop forte dose de véronal mais gardant robe du soir et souliers de satin blanc, en cas de Prince. La Belle s’endort donc et le prince la réveille (mais deux contes se contaminent, car le prince a le visage de la Bête). Se regardant dans le miroir puis l’y regardant elle, il fait de la jonction de leurs reflets la figure idéale de l’amour. Il lui conte le moment où, voyeur seul à savoir et en jouissant, il fut happé par la forme de son regard :
Pour la première fois vue et aussitôt aimée [...] un battement de ses paupières et elle me regarda sans me voir. (BS., p. 3 8)
36Et voilà Solal enivré d’amour par ce regard non donné, ce regard à conquérir, ce regard vide qu’il veut pour lui seul faire vivre et combler.
37À l’inverse, dès que le regard d’autrui – d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une figure maternelle – est tout empli de lui, il est ressenti comme trop intrusif et animé d’un désir inquiétant ; il faut alors se couper de lui, tout en monopolisant le regard sans être vu. Plusieurs solutions à cela : se cacher, être séparé des autres par l’équivalent d’une vitre, ou bien se déguiser, être un autre. Ou encore, partir. Et ultimement, se tuer. Par-dessus tout, écrire qu’on est soi et un autre, qui part et se tue et renaît. Solal donne rendez-vous à Genève aux Valeureux, et surtout à Saltiel, qui se « “dessèche” de ne plus voir son neveu ». Mais il ne s’y montre pas : « J’étais dans un taxi à minuit et par le rideau soulevé je les savourais de loin. »34
Masques
38Or, pour les faire venir à ce rendez-vous, Solal, leur a envoyé à Céphalonie un télégramme crypté. Mais lui-même s’y joue d’eux, lettre énigmatique : curieux jeu de masques et de désir, et de masques du désir. Bien entendu, Saltiel le déchiffre, avec son « odieuse clairvoyance» maternelle. Mangeclous, toujours sincère dans la surenchère, envoie plus tard à son tour un télégramme, non plus crypté mais faux : au masque répond le mensonge, secrets plaisirs de l’Abuseur. Télégrammes, cryptogrammes : urgences du désir coupable et travesti qui, une fois comblé, se vit dans la dénégation. Le dispositif voyeuriste, quant à lui, varie peu : si ce n’est à l’abri d’une voiture, c’est par le trou de la serrure, ou derrière un déguisement que s’opère ce voir sans être vu qui permet de posséder tout en restant dégagé. Le masque figure sans cesse, pour Cohen-Solal, le rôle obligé joué dans l’espace social ou le paraître amoureux : impossible d’être sincère, nu, sous le regard de l’autre. Mais sous le regard clairvoyant de la Mère et de la femme choisie, il se sent trop dangereusement exposé : le masque, d’obligation navrante, devient nécessité vitale. Deux déguisements donnent lieu à des scènes où, d’abord devant les Valeureux puis devant Ariane, Solal apparaît terrifiant et grotesque.
39Après avoir fui la présence de son oncle et regardé les Valeureux par le trou de la serrure, il les enferme35, puis se rend dans un magasin d’accessoires de carnaval. De retour, celui qui leur ouvre la porte après une attente de plus d’une heure est « un monstre » :
Sur le seuil de la porte, un sous-secrétaire général en robe de chambre noire et gants noirs, privé de face humaine. Sur ses épaules reposait une boule blanche faite de bandes à pansements qui cachaient son visage et ses cheveux. Il portait des lunettes noires et une barbe rousse coulait hors des bandes de gaze. (M, p. 253)
40Privé de face humaine, il est ressenti par les Valeureux comme une « divinité » monstrueuse, et qualifié de « vraiment très laid et très terrible », dieu aveuglant, hypnotique. En même temps, il semble aveugle, n’est pas vu et voit tout.
41L’autre déguisement est destiné simultanément à masquer son apparence et à montrer sa vérité à la femme qu’il a élue. Le scénario est à la fois semblable et différent du précédent : dans le premier, les Valeureux envahissent et cernent Solal. Au contraire, Solal vient importuner Ariane tout en exigeant d’être aimé pour la beauté de son amour, voire de son discours amoureux ; la laideur de son apparence devrait accroître l’éclat de ses paroles qui représentent sa vérité. Se montrer tel qu’il est, se servir du déguisement comme d’une peau retournée qui cache la surface et exhibe sous forme de masque la vérité cachée, celle du Juif faible et laid, mais à l’éclat intérieur : voilà l’entreprise. Laideur du corps, beauté des mots : c’est moins comme homme que comme Mère que Solal a voulu séduire.
42Donc, d’abord essayer de se faire aimer mort-vivant et glorieusement faible :
[Il] s’étonna de la cravate de commandeur que sa main venait de rencontrer. Autant la mettre puisqu’elle était là, rouge et belle. Se l’étant nouée autour du cou, il se campa devant la psyché. Oui, beau à vomir. Visage impassible couronné de ténèbres désordonnées. Hanches étroites, ventre plat, poitrine large, et sous la peau hâlée, les muscles, souples serpents entrelacés. (BS, p. 12)
43Dieu infernal, Commandeur déjà à demi pétrifié, il est seul à connaître sa vivante, mortelle et médusante beauté sous le déguisement, seul à posséder la clé de la scène. Au propre comme au figuré puisqu’il a enfermé Ariane et sait tout d’elle : ainsi, jusque dans son désir de se mettre à nu, il possède la maîtrise du regard et du savoir. Il s’offre dès lors tout entier comme un message crypté. Puis il accuse Ariane d’avoir tout vu sans avoir rien compris : comble de la mauvaise foi36 qui retourne une position de faiblesse en défaite d’autrui, lors de ce qu’il nomme « l’exploit » de la séduire par son défaut.
44Mais l’acuité de l’œil est aussi symbolisée par la puissance du regard mental, le désir de dévoration et de possession se révélant dans les insistantes démonstrations de lucidité, chargée de percer à jour l’opacité intérieure et de traduire en clair l’implicite ou l’insu.
Voir et savoir : « intellijuiverie » du personnage, omniscience du narrateur
45Ce désir d’emprise a aussi pour fonction de se rendre maître de l’excitation – coupable ou dangereuse. Ainsi, bien souvent, sa lucidité conduit surtout à tromper l’abuseur sur son propre désir. Cette vision, somme toute, naïve d’une perspicacité exceptionnelle est d’abord défensive : la lucidité condamne à la solitude car elle sépare des autres et parfois de soi. Il faut percer à jour, se dédoubler, se montrer plus intelligent et perspicace parce que le regard remplace les racines :
Cette lassitude parfois de devoir attendre tout de moi, de ne pouvoir compter que sur mon alliée, mon intellijuiverie. (BS, p. 301)
46Mais elle possède aussi une fonction projective, assignant aux autres les affects et les pensées que Solal ne veut pas se reconnaître. Parfois ce terme sert à masquer une remarquable mauvaise foi : Solal prête à Ariane la honte attachée au sexe, dont il a conscience pour elle et, semble-t-il, à sa place. Cet exemple est caractéristique de nombreuses occurrences où l’on voit le héros savoir pour autrui, persuadé de sa propre clairvoyance : « Il se détacha, et elle eut peur de ses yeux qui voyaient. »37 Que voit-il ?
47En outre, la lucidité détruit immanquablement la magie de l’instant,38 la grandeur des mobiles, la sincérité d’un sentiment. Remises en cause provoquées par le doute de Solal sur l’amour qu’il inspire (éternel sujet des romans dans le roman et des études enchâssées, sur Don Juan, ou le roman de Jacques, plus fatal que fataliste, et bien sûr « les amours Karenine » !). Mais le doute central porte sur sa propre capacité à aimer : l’aveu d’un plaisir éprouvé devrait signer la responsabilité d’un sujet, non l’accusation ou la dévalorisation d’autrui.
48La lucidité est donc utilisée à des fins de séduction sociale et de condamnation de l’autre, empêchant Solal de se désigner comme sujet de son désir. Donnant en effet l’illusion de maîtriser sa vie sentimentale, il est en réalité ballotté entre désir et culpabilité. Ainsi, amoureux d’Ariane, il voudrait quitter Isolde. Mais, dans un premier temps, le passé l’emporte, et sa conscience y trouve son compte :
L’injustice de l’âge, et puis cette vie solitaire à Pont-Céard, elle s’y était flétrie à l’attendre jour après jour, soir après soir. Une vieille bientôt. Oui, partir avec elle, n’importe où, cette nuit même. Oui, renoncer à Ariane. Oui, toute la vie avec Isolde. (BS, p. 398)
49Cependant, sa décision à peine prise, il fait volte-face, incapable de renoncer à son désir, à Ariane, et « follement chanta, car il allait la revoir, et aucune importance de mourir ! »39 Mais qui meurt ici, sinon Isolde ? Pour Solal, la peur de la mort est écartée par l’excitation amoureuse, voilà ce qui importe : Ariane, comme volonté agissante, n’existe guère. Bref, les hommes, chez Albert Cohen, savent tout du désir de la femme et bien peu du leur, moyen d’assurer leur emprise apparente. À moins qu’ils ne veuillent rien en savoir : déni de leur désir propre, ou signe de leur propre féminité ? Aussi cette insistance sur le savoir en ce domaine finit-elle par être suspecte.
50Dans Belle du Seigneur, Solal, qui avait jusque-là aimanté en son absence les discours et activités de tous les personnages également aveuglés, reparaît.40 Il prend une position de narrateur-analyste, qui se tourne résolument vers la destruction, souvent masochiste. Il ne cesse d’anticiper sur les désirs d’Ariane et ses motivations : « D’ailleurs, sans qu’elle s’en doutât, elle prenait moins de plaisir à ces jonctions. »
51Omniscient, il lit dans l’inconscient à livre ouvert :
Certes, elle l’adorait toujours, mais combien son inconscient s’embêtait en leur merveilleuse passion ! Lui, il ne s’ennuyait pas parce qu’il avait un terrible passe-temps, il assistait au lent naufrage de la caravelle. (BS, p. 619)
52Et plus loin :
... il avait gâché la vie de cette innocente dont l’inconscient devait être passablement déçus. (BS, p. 702)
53Car Solal, qui sait que l’amour des femmes doit nécessairement être mis en doute,41 ne voit pas qu’il projette sur l’autre l’ennui et le vide insupportables qui l’envahissent lorsque nulle excitation ne l’en détourne momentanément.
54Lui-même fait son auto-analyse et explique son antisémitisme :
C’est peut-être pour croire faire croire que je ne suis pas un Juif comme les autres que je suis un Juif exceptionnel pour m’affirmer différent des honnis puisque je les moque pour faire croire ô honte sur moi que je suis un Juif pas juif et que tu peux m’aimer. (BS, p. 760 et suiv.)
55L’intelligence de Solal côtoie pourtant toujours l’échec, fonctionne au bord du vide, « sans le filet du social », car toute sa réussite est précisément à la merci de son inconscient.42 Lucidité et « gaffe » inconsciente ne sont contradictoires qu’en apparence, car toutes deux sont tournées vers le même but destructeur :
Et alors sa gaffe à la réunion du Conseil de leur Société des Nations, et il s’est cassé les reins. Et le lendemain, la gaffe plus terrible d’avoir envoyé la lettre anonyme révélant l’irrégularité de sa naturalisation. Désormais, un homme seul, et comme patrie, une femme. (BS, p. 718)
56Ce que Solal euphémise sous le terme de « gaffe » est en réalité un acte manqué par lequel il se dénonce lui-même. N’ayant pas réussi, malgré son insistance devant le Conseil de la SDN, à sauver les Juifs de la cave de Berlin, sa culpabilité l’a poussé à se dénoncer lui-même comme Juif apatride, sans identité, sans existence officielle. Devenu un paria, il n’a plus d’autre choix que de vivre hors du social avec Ariane, à qui il cache la vérité. Ainsi, soutenir les Juifs le condamne à demeurer dans une relation spéculaire avec une aryenne, sa « patrie ». Pour un homme qui veut être toute lucidité et parle avec quelque condescendance du « vice-conscient » de sa compagne, voilà un retour et une vengeance brutale du refoulé. Solal laisse dans l’ignorance totale de ses actes, de ses choix, de ses sentiments, la femme avec laquelle il établit une relation fusionnelle, parce que, d’une part, cette ignorance est nécessaire à sa lecture de la relation amoureuse et de la nature féminine, mais que, d’autre part, lui-même est dans l’insu. Il s’interroge bien tardivement : « Sa chérie, sa chérie, dans quoi, dans quoi, dans quoi l’avait-il embarquée ? » (BS, p. 63 5) Puis il méconnaît qu’il ne peut relier en elle les deux représentations qui clivent l’imago maternelle-féminine, celle de la femme sexuée et de la femme enfant : « Ma petite fille, mon enfant, lui disait-il en son âme tandis que tristement il la maniait comme une femme. » (BS, p. 637) Ainsi, il est supérieur et malheureux : supérieurement malheureux.
57Sa lucidité est une manifestation de puissance redoublée par l’énonciation : Solal, maître du point de vue, dirige l’interprétation. Ariane est celle qui est lue, devinée, plainte, maltraitée : simple objet d’amour, puisque le sens de sa parole ne lui appartient pas mais lui est imposé par une continuelle sur-interprétation.
58Les stratégies du regard ont donc pour visée essentielle d’acquérir sur autrui une emprise telle que ce dernier ne parvienne plus à se constituer en sujet mais devienne le miroir de l’ambivalence de Solal, le lieu de ses identifications et de ses projections – en cela encore, ce personnage est le double de l’écrivain. Aussi cette lucidité constitue-t-elle le leurre qui détourne les regards de l’opacité centrale, du point aveugle autour duquel elle s’est construite pour le masquer. Car qui est Solal à part ce regard aveuglant ? Il dénonce, fustige, anathématise, mais en quoi se constitue-t-il en sujet de sa revendication d’humanité ? Dès qu’il est en cause, il arrive toujours un moment où il ne se reconnaît pas et récuse toute responsabilité.
59S’il déplore l’indiscrète lucidité qui lui ôte toute spontanéité en de certains moments, il en reconnaît par là-même la toute-puissance et révèle ainsi ses contradictions : soleil aveuglé par sa propre lumière, soleil au miroir, son inguérissable doute d’être aimé n’a de cesse d’être confirmé par le reflet que lui renvoie désormais la femme réduite au même qui lui fait face. Ne déplore-t-il pas qu’Ariane l’aime moins chaque jour, alors qu’il guette le moindre signe de défaillance ? Car telle est la fin nécessaire du processus de destruction qu’il a enclenché et qu’il suit, fasciné. « Changée, sa folle et géniale du temps de Genève » qui devient conforme à sa caste, à « son gang », à son sexe enfin, et l’aveu : « Le pire, c’était parfois, tout à coup, une étrange antipathie sans cause, peut-être parce qu’elle était une femme. » (BS, p. 714)
60Sur-voir, et même sur-veiller, n’est-ce pas enfin être à son tour ce « guetteur », cette « sentinelle », ce regard empli d’une « odieuse clairvoyance» si aimé-haï chez la Mère ? La surveillance de la femme aimée, dont rien ne doit échapper, le questionnement inquisitorial de la jalousie43, la dégradation à laquelle elle le conduit et l’abjection où il entraîne Ariane tout en rejetant la responsabilité sur la nature de la passion et in fine sur les romanciers occidentaux qui l’ont magnifiée, servent à masquer les mécanismes intérieurs de la destruction et de l’échec. L’œil solaire calcine les astres les plus proches : plus rien, ni autrui, ni l’amour, ni les mythes de la passion ne subsiste. Pourtant, au feu luciférien a succédé le trou noir de l’œil, absent au monde et révulsé sur lui-même, abîmé dans les images et la torpeur des paradis artificiels, mortels.
61Consumé, consommé : « séduire la femme du Deume » était la dernière distraction permettant de résister à l’attraction de la mort, et la lucidité un moyen de se regarder cédant au lent processus de destruction inscrit à l’origine de la scène de séduction puis au cœur de la passion : l’amour comme hypnose substitutive prédestinée à l’échec par l’instance qui l’a construit, est ensuite condamné pour n’être que cela.
62Cependant, la lucidité la plus revendiquée – et la plus combattue – est celle de l’auteur dans son œuvre.44 Il est dans la position du narrateur omniscient. Nous ne discuterons pas ici en détail des différentes manières par lesquelles Albert Cohen masque et délègue son savoir : qu’il expose directement, et souvent avec quelle désinvolture, les informations nécessaires au déroulement de la diégèse et à un minimum d’effet de réel (« Les paupières de l’Éternel ont battu trois fois et trois ans ont passé ») ou en charge les personnages au cours d’un monologue (Mariette contant le suicide d’Adrien, laissé pour mort, revolvérisé depuis quelques chapitres – n’est-ce pas là, d’ailleurs, une autre forme de rétention45, plus définitive à tout prendre que la colique de Wronski ?) on voit bien qu’il s’amuse et que ce ne sont pas les faits qui lui importent mais leur retentissement intérieur. Or, dans ce domaine, il tire toutes les ficelles46 et prend à son compte la diégèse comme les opérations descriptives. Seuls les dialogues paraissent se dérouler sous la responsabilité des personnages. Les travaux de Philippe Hamon47 et d’Adam et Petitjean48 sur les textes descriptifs et narratifs ont montré la nature et l’organisation des dispositifs destinés à produire l’effet de réel, objectif du roman réaliste et, plus largement, de toute diégèse conviée à produire une illusion réaliste. L’effet de réel favorise l’identification du lecteur aux personnages et l’unification des types de textes dans le récit. Succombant à l’impression que les personnages exercent un libre-arbitre, le lecteur oublie ainsi les ficelles de l’auteur, dieu d’autant plus efficace qu’il est invisible. Mais Albert Cohen ne veut pas se laisser oublier49 : au contraire, il s’expose et s’impose, détruisant en l’énonçant le code auquel il feint d’obéir, puisque ce dernier n’a de « force illusionnante » que tacite.50 De même, si le texte lisible est celui qui « tend à gommer les traces de ses processus de fabrication »51, alors Albert Cohen s’efforce de brouiller la lisibilité, détruire les codes, imposer une autre esthétique : il relève bien de la crise de la représentation, et doublement, comme écrivain et sujet engagé à son insu dans la narration. Voilà qui se précise, par l’exhibition des processus de fabrication.52 L’effet produit est double, voire triple : signifier où est la puissance créatrice, mais aussi créer paradoxalement un espace entre réel et fiction, auteur et personnage, où se tiendrait une réserve d’histoires.
63Une sorte d’espace de transition, sinon transitionnel, est ainsi suggéré : il y a tant d’autres histoires dans la vie même de Mangeclous, où il faut puiser, autant que dans l’esprit inépuisable de l’auteur, semble-t-il nous dire. Nous en savons encore peu sur cet espace, mais nous pouvons déjà l’appréhender comme lié à l’autobiographie :
À peine ai-je pris cette décision [« Assez sur Mangeclous »] que des détails nouveaux sur le Bey des Menteurs me sont revenus, et j’ai consulté une personne chère. « Ne pourrais-je pas en rajouter encore un peu ? » lui ai-je demandé. (V, p. 27)
64Cette pause autobiographique montre de la part de l’auteur le même exercice de la lucidité que son personnage : les trois brèves interventions de sa femme (« Vous en avez déjà tellement dit sur Mangeclous, il faut savoir s’arrêter. » « En somme, oui, vous pourriez en mettre encore un peu. » « Mais n’exagérez pas. ») sont soumises par l’auteur à une série d’hypothèses explicatives : plaisir solalien de la surinterprétation, qui réinscrit du roman dans le biographique romanesque : « ... Et je vais me remettre à en dire sur Mangeclous. » Or, ce n’est pas Mangeclous qui réapparaît, mais l’auteur qui ne veut pas disparaître :
Étrange cet homme, moi, assis à sa table et devant la photo d’une chatte défunte, cet homme qui va mourir et à jamais disparaître, et qui le sait, et qui a pourtant un si grand bonheur à en remettre sur Mangeclous... (V, p. 27-28)
65Étrange, se dit à son tour le lecteur, cet écrivain qui dit ses ficelles et insiste sur ses motivations. Et moi, lecteur, quelle est la place qui m’est assignée ? Cédant à un bref accès de paranoïa, il se demande si tout ce scénario n’est pas monté à son usage, pour feindre de l’évacuer de cette situation de parole.
66Récapitulons le circuit de la communication concernant cette séquence romanesque-autobiographique : un auteur, sa femme, lectrice et critique consultée, sur le bureau de l’auteur la photographie de sa chatte morte, dont on sait que le regard lui rappelle celui de sa mère, un personnage de fiction dont il existe des aventures en vrac dans un espace indécidable, et le plaisir du couple comme de l’auteur à être les lecteurs. Le vrai lecteur est donc de trop ; ou plutôt, il est ce censeur qui trouve que « ce n’est pas malin d’en dire trop », un gêneur en somme. Du même coup, le voilà invité à changer d’attitude : lui, lecteur, est « trop » raisonnable et peu compréhensif.
67Ce n’est pas le personnage qui est en jeu dans l’écriture, mais un écrivain qui distrait la mort en déjouant les règles du jeu romanesque puisqu’il en montre l’enjeu secret. Inversion du romanesque et de l’autobiographique, pour dire qui est le maître du jeu :
Je viens de relire ce chapitre et je m’aperçois que je n’ai rien dit de ce que Mangeclous appelait son appartement [...]. Mais pas le temps de faire des phrases car il est deux heures du matin et j’ai sommeil. Donc style télégraphique. (V, p. 33)
68Le sommeil et le manque de temps sont des leitmotive par lesquels l’auteur réapparaît comme manipulateur tout-puissant et simultanément comme un corps épuisé. Il devient un personnage sur lequel l’histoire agit puisqu’elle le transforme. À son tour, la forme du texte dépend de la forme physique de l’auteur. Ainsi nous invite-t-il à lire une production très intime en même temps qu’une fiction dont la matière (ce fameux tas d’histoires) et le « style » sont issus de son seul bon plaisir et de ses forces corporelles. Le lecteur, assimilé à un enfant exigeant, qui ne respecte pas les limites de l’auteur, se retrouve installé dans la position de Cohen lui-même face à sa mère. Rétablir avec le lecteur le lien maternel de demande nourricière et de présence infinie, écrire un récit que l’on ne peut désolidariser de son auteur, quel statut cela a-t-il ? Romanesque ? Autobiographique ?
69Il est intéressant de replacer l’attitude de l’auteur-narrateur – sa revendication d’être l’auctor – dans la même perspective que celle de Solal, qui, lui aussi, expose son omniscience et ses dons de visionnaire :
Esprit juif destructeur disent-ils mais qu’y puis-je si de Lucifer l’ange porteur de lumière ils ont fait le diable et qu’y puis-je si en longue simarre les pieds nus et la lance à la main la lance où perchent la chouette de lune et tous les oiseaux de connaissance et d’émoi qu’y puis-je si l’œil gauche un peu fermé mais l’autre grand ouvert et visionnaire qu’y puis-je si je vois et connais... (BS, p. 751)
70Reconnaissons en ce « qu’y puis-je » l’écho de la formule assassine de Valmont à la Présidente, le « Ce n’est pas ma faute » où se reconnaît l’éternelle dénégation de responsabilité du libertin. Et pour cause : esclave du principe de plaisir que toute son intelligence s’emploie à conduire à la victoire, Solal ne veut rien savoir de l’inconscient qui le mène... Intéressons-nous moins à l’objet de ses visions53, qu’à cet autoportrait : ange et démon, soleil noir toujours, mélange de roi Lear et d’Athéna-Minerve, il est symbolisé par la chouette qui représente la dualité de la vision, la cécité et l’extra-lucidité, sous le regard de la lune maternelle et mortelle. Sage visionnaire qui perce la nuit de l’apparence, infirme le jour et monoculaire, cette chouette annonce la thématique œdipienne et ses symboles à monocles ou aveugles.
71Les Rosenfeld précisent, en lui offrant un contrepoint burlesque, la nature de cette extra-lucidité : leur savoir étalé, livresque et ridicule, emporte dans la dérision la psychanalyse comme théorie de la connaissance. Le jaugeant, la fille aînée jette à Solal :
Vous êtes un introverti what do you mean introverti s’indigne une cousine venue d’Angleterre extraverti il est lis Jung lis Steckel lis Rank lis Ferenczi lis Karl Abraham lis Jones lis Adler non c’est un schizophrène crie Benjamin qui prône des électrochocs. (BS, p. 757)
72Pas d’inconscient pour Albert Cohen non plus, il est celui qui maîtrise son objet ou qui, n’en étant plus le maître, sait du moins qu’il ne l’est plus... Lui aussi serviteur d’Apollon delphien, il obéit au principe du connais-toi toi-même, dont il oublie parfois qu’une bouche d’ombre est le porte-voix.
La dé-voyance
73Mais pour être le seul à y voir clair, il est de bonne stratégie d’aveugler : chemin faisant, la place du lecteur et les limites propres aux genres deviennent incertaines. Souveraineté du bon plaisir et leurrante lucidité, car voir et savoir sont, on le sait, deux désirs peu différents. Si le besoin de savoir est tourné vers l’inconnaissable – le sacré ou « l’obscur des événements de la vie »54 – il met en jeu du pulsionnel ; ce que voudrait restaurer la lucidité n’est guère différent de la vision interdite de l’origine : comme la femme de Loth dont la statue de sel évoque une fixité parente de l’instinct de mort, l’interdit de se retourner est dû au « danger d’une adhérence, qui suppose forcément une certaine adhésion, à ce qui va à l’encontre du mouvement de la vie ».55 C’est pourquoi « tout regard implique une part de non-voir, de manque à voir » que provoque la fascination de l’origine quand elle est perçue comme un commencement absolu, comme un point fixe « dont la fixité se reflète dans le regard qu’on porte sur elle » et non comme un passage, un lieu vide. C’est bien ainsi qu’il faut lire la vision figée de l’enfance qui prend fin à dix ans, leitmotiv de l’autobiographe et du héros romanesque : dix ans, l’âge de la perte, de la dégradation dans et par le réel. De cette origine, jamais l’auteur ni Solal ne parviennent à détourner le regard : Céphalonie, les histoires valeureuses, les caves et toutes les figurations maternelles la rappellent. De même, elle est la source de l’autobiographie : le retour à l’image maternelle et le chant hypnotisé qu’il lui adresse, dans Le Livre de ma mère, la dénonciation de la chute hors de ce monde et de sa destruction irrécupérable par le camelot, dans Ô vous, frères humains, en portent témoignage.
74Jamais, sauf... lors du coup de foudre, de ce premier regard qui noue la dualité regarder-être regardé au couple aimer-être aimé. Alors, l’évidence et l’aveuglement ne font qu’un. Sans doute est-ce un moment béni pour Solal, celui où la distance de soi à soi – autre nom pour la lucidité, qui tient à distance de vision – est abolie, où l’être peut enfin adhérer à son objet, en être empli et aveuglé, comme avant l’âge fatidique de la chute. Il se produit alors, selon l’heureuse expression de Paul-Laurent Assoun, « une éclipse de monde »56 : le personnage est enlevé à l’entourage social et entre dans l’espace temps de la « communauté passionnelle ». Les termes de la déclaration de Solal à Ariane, ce chant d’amour au coup de foudre – « Au Ritz, un soir de destin, à la réception brésilienne, la première fois vue et aussitôt aimée » – manifestent la soudaineté de ce saisissement par la vision. Solal est ravi, expulsé hors de sa torpeur, réveillé par une condensation du temps intérieur. Le coup de foudre se rattache en effet à la compulsion, « [ruée qui] peut néanmoins se produire à des époques d’inhibition, ce qui indique son caractère de passage à l’acte ou forçage de l’inhibition »57 : c’est ce moment d’absolu où l’écart entre désir et réalité s’abolit qui est poursuivi par Solal (et qui, probablement, actionne la mécanique du séducteur). Il faut entendre absolu en son sens étymologique de délié : hors du temps commun, dans un instant d’éternité qui arrache le sujet à l’altérité de l’entour, pour construire avec l’objet choisi une sorte de bulle gémellaire. C’est pourquoi Solal revendique ensuite avec insistance, pour Ariane et lui-même58, une étrangeté aux autres qui les rend identiques, les élisent en les marquant du sceau d’un destin commun :
En ce soir du Ritz, soir de destin, elle m’est apparue, noble parmi les ignobles apparue, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d’importance, mes pareils d’autrefois, nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante et ne parlant à personne, seule amie d’elle-même, et au premier battement de ses paupières je l’ai connue. C’était elle, l’inattendue et l’attendue, aussitôt élue en ce soir de destin. (BS, p. 37-38)
75Hors de l’espace-temps social, habité par une certitude intérieure, Solal constitue une royauté gémellaire qui s’enracine dans le rejet de la parade sociale (mais s’instaure à partir de ce qu’elle refuse), situation qui est le miroir inversé de celle que vit le couple royal et incestueux des caves fantasmatiques, condamné par le rejet des autres à rester entre soi. Ces situations impossibles à perpétuer, sinon dans des parenthèses (qui illusionnent la vie mais restent insatisfaisantes en l’absence de « ces tonifiants autres »), voilà qu’elles deviennent promesses de vie quotidienne et cela, sans aucun manque : l’incomplétude ressentie dans la fusion maternelle disparaîtrait au profit d’une satisfaction de l’esprit et des sens. Les termes même par lesquels il tente d’exprimer l’euphorie du coup de foudre montrent la proximité des espaces maternel et amoureux : « Et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue », puisque le paysage céphalonien envahit la soirée genevoise, comme une mer originelle. Que cet espace à l’écart des autres devienne lieu d’investissement affectif, réconcilie un instant la fascination de l’origine et l’attraction du social. Le coup de foudre crée, sous le regard d’autrui, une intimité qui absout, délie de la culpabilité comme des contradictions : « Oui, personne avant elle, personne après elle, je le jure sur la sainte Loi que je baise lorsque solennelle à la synagogue devant moi elle passe. » En cet instant d’accord miraculeux, le message de Dieu s’articule avec la non-existence de Dieu. Voilà surtout qu’autour de cette femme, par la grâce du regard qui l’élit, se forme un espace semblable à un templum amoureux, délimité par leurs deux corps et la Loi, parole d’un Dieu absent et d’une Mère prophétique. Solal vit orgueilleusement le coup de foudre, dans l’exceptionnalité que lui confère la sidération : il est plus fort qu’un héros stendhalien et se passe fort bien d’un processus de cristallisation :
Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d’un battement de paupières. (BS, p. 3 8)
76C’est qu’en réalité l’eau du miroir cristallise instantanément l’amour de celui que subjugue son reflet jumeau :
Elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule et ne se sachant pas vue, elle s’est approchée de la glace et elle a baisé ses lèvres sur la glace. Notre premier baiser, mon amour. Ô ma sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt mon aimée par ce baiser à elle-même donné. (BS, p. 3 8)
77Belle immersion narcissique. Deux manques et un miroir refléteraient-ils la plénitude ?59 Narcisse amoureux de son reflet féminin, Solal, pour le posséder hors de lui, s’unit à ce reflet inversé-inverti : il n’est pas surprenant que cette hypnose ouvre une passion indexée sur la nécessité de ne pas perdre de vue l’objet.
78De plus, cette situation d’hypnose réciproque est l’homologue de la relation entre mère et fils : l’arrêt sur image et l’unique regard pour deux préfigurent moins un nouveau départ qu’une régression vers l’immobilité mortelle. À l’origine du coup de foudre, selon Paul-Laurent Assoun, un problème, une sorte de pensée refusée, dont la gestation occupait inconsciemment un pan de notre énergie psychique, se voit soudain résolu sans que le sujet sache quel problème reçoit au juste sa solution : « Quelque chose dans le champ du visible est saturé, qui sature simultanément une angoisse relative à un manque antérieur. »60 Solal dit bien cette épiphanie paradoxale, où Ariane se présente simultanément comme «l’inattendue et l’attendue ». Qu’il y ait manque et que celui-ci fasse problème est littéralement exhibé dans la scène de séduction, où la passion se fonde sur l’angoisse même qu’elle fait cesser : dès lors que Solal a reconnu Ariane comme son autre, il organise leur solidarité sur l’accord unilatéral et tacite selon lequel l’objet-manque a trouvé son visage. Mais il cherche à provoquer la réciprocité de la passion non sur la vision de sa puissance mais sur celle de sa faiblesse, comme pour faire entériner de visu le manque avant qu’il ne soit découvert. Le figurer par le déguisement en le surjouant, serait une façon d’en rendre l’inévitable découverte par l’autre et sa déception moins douloureuses. Les mécanismes de défense que sont l’humour et le burlesque sont employés dans cette scène sous les espèces d’une sorte de figuration hyperbolique du manque, comme pour le combler par l’outrance même de son simulacre. Mais le refus d’Ariane, terrorisée par cette apparition misérable de vieillesse et de morbidité, et l’agressivité qu’elle en éprouve, obligent Solal à le masquer à nouveau, et à retrouver l’angoisse.61
79Aussi, les situations permettant de s’assurer que l’objet est monopolisé, voire multiplié, sont-elles favorisées ou rêvées par Solal et écrites par Cohen, dans le roman comme dans l’autobiographie :
J’étais l’amant aimé quoique aimant d’une, belle jeune fille et de cette autre et ainsi infiniment dans les miroirs réfléchissants du château de l’amour (LM, p. 15),
80phrase dans laquelle se lisent le plaisir de l’Imaginaire et le maintien du pôle narcissique, malgré l’omniprésente lucidité qui tente de (se) donner le change. Diane, « religieuse d’amour » dont il décrit la passion par une sorte d’hypnose du verbe aimer sur la phrase même, vit son urgence : télégrammes « de cent mots d’amour », coups de téléphone à trois ou quatre heures du matin pour mutuelle vérification d’intensité passionnelle. Et retour à la Mère, seul amour à jamais.
81Le regard joue un rôle capital : il « emplit du néant dont il est habité »62 et recouvre de la même fixité l’auteur et le personnage, hypnotisés par cette « large face de sable » dont le pouvoir de pétrification est multiplié par les effets de miroir, tandis que l’écriture s’assimile à un regard en arrière, se retournant sur elle-même, s’imitant, se « ressassant » et se transmettant, de la mère au fils.
82L’hypnose se transfère de l’œil à la voix. Sirènes qui enchantent, les mots du royal couple de conteurs entraînent dans leurs ondes miroitantes : le pouvoir se fait incantatoire sur l’auditeur, fils puis femme puis lecteur. Le thème de la capture paraît, dans l’écheveau, être un fil durable. Et imaginons, si cela se peut, un masque qui nous regarde. Le pouvoir de porter « la mort dans les yeux », souligne Max Milner, provient surtout « du pouvoir mystérieux qu’a le regard d’anéantir l’objet de son désir et d’être anéanti par lui ».
DE L’ŒIL À LA DENT : LA CAPTURE
83Si l’interdit sexuel portant sur la Mère a provoqué un désir infini de possession orale et l’introjection de l’axiologie maternelle, la transgression de cet interdit et le jeu de la rivalité œdipienne se sont reportés sur les femmes des autres. Si la figure maternelle a ouvert au monde de l’Imaginaire, les femmes doivent ouvrir à l’Autre, mais aussi à leur lignée et d’abord à leur père, porteur d’une Loi et d’un accès au Symbolique : elles doivent donc permettre de s’enraciner dans le terreau du réel et du social. Enfin, elles offrent une grisante possibilité de conquête, et de victoire sur le rival. Or, l’œuvre d’Albert Cohen uniformise curieusement les moyens de gagner une femme : leur accès est toujours transgressif et leur séduction s’apparente à la capture, au rapt, voire au butin de guerre.
Le désir mimétique
84De ce point de vue, Adrienne, le premier amour de Solal adolescent, est une figure maternelle d’iniatrice qui lui a permis l’accès aux « usages du monde » ; elle choisit ses vêtements, ses livres, s’est chargée d’envoyer à une revue parisienne les premiers écrits de Solal – imitant en cela la femme réelle qui aurait envoyé, prétendait Albert Cohen, des poèmes de lui à la NRF. L’adolescent est déjà solaire, auroral, méduséen toujours, et avec insistance : il a « dix mille serpents noirs sur sa tête », est appelé « Prince Soleil » ou «Cavalier du Matin ». Entre eux, la seule privauté d’un baiser sur la joue, jusqu’au jour où le mari, dont tous les sèmes désignent la mollesse, frappe les relations entre Solal et sa femme d’interdit, ce qui déclenche l’activité fantasmatique. L’orgueil ulcéré par la trahison et la dépossession, un curieux raisonnement se forme : « Elle était sa mère, disait-elle. Mais le Valdonne n’était pas son père à lui. Donc elle était adultère. » (S, p. 54) Étonnante illustration des théories sexuelles infantiles et de la manière dont s’ébauche peu à peu le roman familial du bâtard ! 63 Autre père, mais même mère, dont l’infidélité est frappée d’infamie. C’est aussi dire, de manière plus détournée, que la maternité porte en germe la tromperie envers le fils et que toute femme, amante ou épouse, est une infidèle, sinon une prostituée, potentielle. De là, naît la volonté de le lui faire payer : la possession est donc une punition, bien avant la malédiction lancée par Solal sur Ariane.
85Mais l’interdit joue aussi le rôle de catalyseur et provoque le désir de la transgression. Outre la nature mimétique du désir, la volonté de tourner la Loi dans sa valence morale, sociale, paternelle et religieuse explique la caractéristique de la rencontre : toujours sous le signe de la capture. Et chaque fois, le cheval est chargé du rapt.
L’étalon du désir
86Le cheval, aussi installé dans le mythe que dans le fantasme, fait partie de l’imaginaire de l’entre-deux, chthonien et solaire. Incarnant l’épopée guerrière ou le divertissement aristocratique, il ramène également à l’univers de l’enfance, à son goût du plaisir et de l’affirmation de soi. Cheval blanc, coursier du désir, son emploi suit la croissance du jeune Solal et de son amour pour la consulesse. Dans le roman éponyme, il a d’abord besoin de la médiation de Michaël, aux attribut(ion)s viriles spécialisé(e)s, qui chevauche en tête, tandis que les figures maternelles restent nettement en arrière. Le janissaire, vêtu du rouge de la passion, manie le fouet qui ressurgira maintes fois sous l’aspect de la cravache, compagne des bottes viriles. Le passage d’un chapitre à l’autre s’organise autour de la figure du cheval, indiquant qu’elle est bien le motif organisateur de la progression narrative gouvernée par la croissance virile de Solal, comme le montre la saturation symbolique :
Le cheval blanc gravit la montée des Jasmins. Le cavalier de seize ans affile son nez qui fait un promontoire solide dans la face mate et allongée. (S, p. 5 2)
87Tout indique un schème ascensionnel et phallique, cependant plus proche encore de l’auto-érotisme que de la course du désir, et du narcissisme que du désir de conquête : le costume que s’est inventé Solal pour la circonstance montre qu’il caresse amoureusement une image de lui-même (blouse de lin blanc serrée par une cordelière d’or tressé, bottes molles). L’appendice nécessaire que constitue le cheval est abandonné ou repris selon les besoins. Le départ d’Adrienne connu, Solal fait don de son cheval comme d’un objet désinvesti. Au retour de l’infidèle, la monture est reprise, chargée d’un symbolisme multiplié : « Un cheval attendait, que Michaël venait de voler à l’écurie des gendarmes. » (S, p. 57)
88On assiste alors à la transgression de tous les types de loi, redoublée d’être effectuée chaque fois contre l’un des représentants légaux officiels : la loi civile, par un larcin à des gendarmes, la loi du père, familiale et religieuse, puisqu’il a fallu écarter le rabbin Gamaliel d’une bourrade pour monter à cheval afin de séduire une « païenne », la loi conjugale civile pour voler une épouse à son mari, consul représentant la loi française ; enfin, pour faire bonne mesure, Solal transgresse aussi la Loi mosaïque, où « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain » figure en bonne place. Toute la situation est surdéterminée par le symbolisme équestre :
Le cheval, généreusement fouetté, secouait les deux joyeux le long de fleurs admirablement écœurantes. [...] Sous la montée des Jasmins, le vent caressait le sable que léchait la mer insistante. Les chats imploraient avec gravité, (S, p. 57-58)
89Paysage, sensations, mouvements, tout est érotisé sous l’emprise d’un imaginaire investi par une libido tour à tour masculine et féminine. Au retour, l’initiation sexuelle accomplie, le cheval, monté par Michaël à l’aller, le sera par Solal :
L’amant enfourcha le cheval et cette fois ce fut le janissaire qui se mit en croupe. La bête, fouettée aux naseaux, fila furieusement. Au vent chaud de la course, les crinières des cavaliers crépitaient d’étincelles. Parfois le vainqueur se retournait et les deux complices se regardaient avec des yeux brillants. Ils chevauchaient joyeusement... (S, p. 60)
90Le feu est omniprésent, qui animalise les deux hommes, centaures à crinières symbolisant le désir sans frein. Pour « faire l’amour », Albert Cohen emploie les verbes « chevaucher », mais aussi, plus fréquemment, l’intransitif « s’effréner » ; faut-il rappeler le double emploi du mot frein, mors du cheval et repli du prépuce ? L’animalité de ce désir transgressif, à laquelle Michaël sert d’adjuvant, rencontre l’opposition du père qui fouette son fils comme ce dernier son cheval : l’instrument qui commande ou punit le déchaînement du désir passe des mains du fils à celles du père, que Solal perçoit pour la première fois comme un être de désir, un rival potentiel.64 Ainsi cheval, fouet, punition dessinent-ils les motifs de la rivalité œdipienne.
91De cette victoire, naît la trajectoire solaire de la conquête de l’Occident par l’Oriental Solal. Les imaginaires grec et hébraïque s’allient dans la figure mythique du cheval car l’animal d’Apollon possède dans la Bible ce même symbolisme solaire auquel Maïmon fait référence.65 Ainsi, la course du soleil et le parcours de Solal sont-ils reliés par la figure du cheval, dans une aurore de parfaite harmonie, où se conjuguent l’immobile et le mouvant, l’éternité et le passage :
Le soleil sortait sa tête brûlante hors de la mer qui fuma [...]. Solal leva les mains et salua sa vie aventureuse qui commençait avec le lever du seigneur d’Orient. (S, p. 60)
92Cependant, par la suite, la réitération de ce schéma conquérant, avec ses motifs et ses variations, précise la signification du rituel. Qu’il s’agisse d’Aude ou Ariane, Solal se voit procurer l’animal par un intercesseur, au sein d’une séquence d’enlèvement qui s’impose avec une telle force que l’écrivain est contraint de tourmenter la narration afin de la rendre possible, au prix de nombreux hasards invraisemblables. Ainsi, lors de l’enlèvement d’Aude, Solal, étrangement revêtu de son costume russe, affrète une voiture avec chauffeur, qui tombe en panne au moment précis où passe un cavalier :
Solal l’arracha et le déposa avec précision sur le sol. Il lui prit sa cravache et lui mit une bague dans la main, sauta sur le cheval et dit au dépossédé qu’il était les trois mousquetaires et que la bague valait mille pistoles [...]. Bonne idée d’avoir mis ce costume russe et ces bottes. Beau soleil d’hiver. (S, p. 209)
93Désormais, Solal n’a plus besoin de voler : il paie. Mais la monnaie d’échange n’est pas insignifiante : pour acheter le cheval, accéder à l’equus eroticus, ce sont les bijoux maternels qui servent d’adjuvant. L’échange d’attributs ne manque pas d’intérêt : muni du cheval, de la cravache et des bottes, Solal devient Pégase, cheval lié à l’oiseau en un schème ascensionnel,
... fou [...] qui passait en cyclone merveilleux et riait, toutes bagues scintillantes lançant des feux blancs et bleus dans la lumière froide. Il éperonnait et disait des mots tendres à son pigeon qui volait. (S, p. 210)
94Ainsi, sous le soleil devenu froid, il enlève Aude en dieu androgyne : cavalier, certes, mais qui lance en guise de lasso le collier de la maternelle Adrienne autour du cou d’Aude, symbole de la chaîne infinie des Mères qui l’enchaînent. Solal, à la grâce printanière et au visage méduséen, achève de ses bras cette métaphore du cercle en laquelle s’est curieusement transformée la chevauchée héroïque :
Elle se retourna, vit le printemps arrivé, reconnut le visage allongé couronné de serpents bleus et noirs. Il tendit les bras pour l’enlacer et l’enlever. (S, p. 210)
95Mieux encore, dans Belle du Seigneur66, sans Michaël, Solal échoue d’abord, puis se laisse persuader de charger entièrement le janissaire de l’opération d’enlèvement : les deux chevaux sont montés par Michaël et Ariane, Solal n’est plus le centaure victorieux, la tunique juive vaut en ce domaine celle de Nessus, lui colle à la peau et l’affaiblit.
96L’enjeu de la première séquence de séduction n’est pas ou pas seulement la conquête. La preuve en est que, malgré son échec, Solal repart en soleil noir, exultant de force retrouvée.67 Comment expliquer ce paradoxe ? Il s’est enlaidi et affaibli, choix non dénué de masochisme ; en même temps, ses actes – il tente de l’embrasser – ont démenti ses promesses courtoises. Il enferme Ariane dans son regard qui l’a épiée en secret, dans sa chambre dont il détient la clé, dans un discours narcissique, où il s’enivre de l’amour qu’elle est sommée de recevoir avec reconnaissance et passion, et au terme duquel le rôle féminin se limite au « oui » final. Il apparaît donc que, s’il paraît joyeux de son échec, c’est que ce dernier l’a rendu libre à son désir. Le voilà obligé de la séduire « en femelle », ce qui signifie, au-delà de la punition que mérite selon lui la femme, qu’il va pouvoir s’autoriser le désir... malgré lui. C’est pourquoi Solal, venu à pied en tenant son cheval par la bride, repart en chevauchant l’animal à nouveau érotisé :
Et il enfourcha le cheval blanc qui piaffait, maintenu par le valet. Éperonné, le cheval chauvit des oreilles, se cabra, puis se rua au galop, et le cavalier eut un rire, sûr qu’elle était à la fenêtre. Un autre rire, et il lâcha les rênes, se mit debout sur les étriers, bras écartés, haute statue de jeunesse, riant et essuyant le sang de la paupière qu’elle avait blessée, sang répandu en traînées sur le torse nu, bénédictions de vie, ô le cavalier ensanglanté, riant et encourageant sa monture et lui disant des mots d’amour. (BS, 42)
97Ainsi le cheval redevient solaire, et le cavalier, Alexandre sur Bucéphale. Dans ce cadre, apparaît pour le moins étrange la complaisante satisfaction vis-à-vis du sang qui coule de lui, de sa paupière à sa main et son torse, écoulement perçu comme une « bénédiction de vie » ; étrange aussi l’exaltation qu’il ressent après avoir été blessé, coupé à la paupière, et presque éborgné par Ariane. De fait, ces stigmates profanes donnent raison à Solal : le miracle ne s’est pas produit, mais ces marques de l’incapacité d’Ariane à reconnaître la voix de l’Esprit font de Solal un Messie rendu à sa condition virile : les mots d’amour échoient finalement... au cheval.68
98Le rôle symbolique et fantasmatique du cheval ne se limite pas aux hommes, comme le montrent l’utilisation de la cravache par les femmes, les rêveries que suscite le port des bottes et, dans les monologues, le contenu des associations libérées :
Un petit cheval grand comme mon doigt tellement mignon musclé galopant en rond sur le guéridon il viendrait chercher sa récompense voilà mon petit chou prends le sucre non pas tout entier c’est beaucoup trop pour toi tu ne pourras pas le digérer sur moi bougeant intéressé captivé ne plus jamais scander son va-et-vient avec son prénom enfin son petit nom ne plus jamais penser à Papa-Maman faisant ça. (BS, p. 163)
99Ce passage associe le cheval miniaturisé, le coït hétérosexuel et le coït parental, dans un dégoût croissant. Le cheval est nanifié pour être apprivoisé, esthétique et maniable, « grand comme mon doigt », plutôt auto-érotique. Ton et vocabulaire renvoient à l’enfance et à son bestiaire de déplacement fantasmatique. Les allitérations [õ], [ã] s’emploient autant pour désigner le plaisir de ce galop digital et circulaire que la scansion ridicule du nom – du « petit nom » – marital pendant l’amour : preuve supplémentaire de la nature de ce petit cheval. C’est bien un sexe féminin et phallique qui est ici représenté : le « galop en rond sur le guéridon » associe les éléments de la métaphore du cercle, le « petit chou » achève la figuration spatiale. Le « sucre », qui doit être raccourci pour ce cheval-là, fait le lien fantasmatique avec Adrien : « Non, pas tout entier tu ne pourras pas le digérer sur moi bougeant... »
100Un propriétaire, un cheval : deux médiateurs pour un séducteur que l’auteur veut pourtant faire apparaître comme merveilleusement irrésistible. Comment expliquer ces données contradictoires ? De plus, l’apparente négligence avec laquelle sont signalés les succès féminins montre que leur conquête n’est pas si négligeable. Les récurrences des « nymphes », « atalantes », « blondeurs », aristocrates dédaignées et « infirmière Scandinave » le montrent. Il semble bien que le personnage manifeste, au moins sur le moment, un orgueil satisfait, voire une certaine fatuité devant sa réussite, mais qu’il ait eu besoin, pour y accéder, d’adjuvants divers dont il n’a pas pleine conscience.
101Bref, si l’on ose dire, ce passage associatif est marqué par le sème de la réduction, qui est aussi réduction-annexion du phallus par la femme : le petit cheval renvoie au nain, figure folklorique du phallus féminin, et de là s’associe à la naine Nina puis à la naine Rachel et à toutes les figures maternelles.
102Enfin, le cheval s’accompagne de toute une panoplie équestre : les bottes virilisent qui les porte. Lorsque Aude oublie de les enlever, l’effet est suffisamment remarquable pour être perçu comme une intéressante étrangeté : leur « brusquerie martiale contrastait avec la douceur de la soie révélée ».69 Or, cette vision de la femme ambiguë, androgyne, est d’autant plus désirable qu’elle est saisie à travers le désir mimétique70, puisque Solal surprend « le regard attentif que Jacques posait sur les bottes ». Femme puissante, Aude l’est assurément, avant Solal et après l’avoir quitté – mais absolument soumise pendant leur vie commune – car elle retrouve aussitôt son orgueil de caste et son équilibre de sportive. Dans la remarque de Solal, qui se vit comme une parenthèse : « (Tiens. Costume d’équitation. Elle faisait du cheval pendant que lui, son mari, faisait du trottoir depuis un mois) » (S, p. 324), se lit aisément l’inversion des rôles masculins et féminins, soulignée par la précision sur la dentition « éclatante » de sa femme et redoublée par le pouvoir social passé de l’un à l’autre.71
103Le réseau bottes-cheval-cravache-dents se retrouve dans Belle du Seigneur, après l’échec de l’antiséduction :
Bottes ! montra-t-il, et de joie, il cravacha sa botte droite. Et il y a un cheval qui m’attend dehors ! Le second était pour toi, idiote, et nous aurions chevauché à jamais l’un près de l’autre, jeunes et pleins de dents. (BS, p. 41)
104Trop d’exubérance phallique a une valeur apotropaïque. Solal, médusant de ses mille facettes, lumière noire, se proposait d’emporter Ariane vers le bonheur qui lui manquait. Quel serait ce défaut en Ariane ? Son refus fait d’elle une « femelle », une « chienne » qu’il suffit de « siffler ». Au contraire, la chevauchée les aurait rendus identiques, emplis d’une même puissance refusée, dévolue à leur monture maîtrisée : la négation de la différence sexuelle semble conférer un statut divin, promettre une éternité amoureuse, juvénile et dévoratrice.
105Au sein de ce réseau inauguré par l’œil méduséen, il convient donc d’ajouter un autre schème : la morsure, qui renvoie abstraitement à la cruauté et concrètement aux dents et à leur symbolisme complexe.
Les dents
106Le symbolisme des dents – morsure, déchiquetage, cruauté, castration – si étendu chez Albert Cohen, existait déjà chez les Bambara : son universalité nous conduit à nous intéresser d’autant plus à sa mise en œuvre singulière, dans un réseau fondé sur la signifiance.
Mordre : « Rose, éros, oser »
107La conquête d’Ariane dans Belle du Seigneur réactive la devise programmatique initialement présentée dans Solal, en forme d’anagramme : « Rose, Éros, Oser ». « Soudain arrachant une fleur et la mordant, soudain dansant, haut seigneur aux longues bottes » dans l’univers réconcilié. Tout s’harmonise, miraculeusement, en ce moment de certitude folle : le passé retrouvé voit Solal « beau et non moins noble que son ancêtre Aaron », le présent comblé l’accueille « soudain riant et le plus fou des fils de l’homme », l’avenir ouvert le saisit déjà « sûr d’une victoire ». Ainsi, dans Solal, la morsure de la fleur – rose de l’audace érotique – précède la prise : « Il arracha une rose, la mordit et dansa tandis que les sociétés dormaient. » (S, p. 135) A quoi répond : « Une orange tomba. Solal la ramassa, la mordit, la jeta et regarda cette femme qui était appuyée contre un arbre, les yeux mi-clos. » (S, p. 56) L’orange fait à Céphalonie office de pomme d’un autre Jardin, métaphore d’une chute innocente dont on retrouve l’occurrence sous la forme d’une pêche, lorsque Aude lui cède un baiser :
Il s’éloigna, aperçut une pêche sur la table, mordit le fruit, puis regarda la bouche entrouverte qui demandait encore et ces yeux de sainte et les lèvres unies de suc amoureux, (S, p. 173)
108Séduire est un plaisir, où tourbillonnent les émotions et les satisfactions narcissiques, et qui fait momentanément oublier que la chair reste un péché. Contre qui ? Car se faire les dents sur une femme, une rose72, désigne ce moment d’ivresse où il vient de conquérir, non encore de déflorer. « Rose, éros, oser » forme le leitmotiv latent de tous les chapitres où Aude rêve de Solal comme d’une nourriture, bonbon ou cigarette, et se clame captive, désirante : « Qui es-tu pour m’avoir prise ainsi ? Je suis toute tendue vers toi et tu n’es pas là. » (S, p. 162) Mais il est... dans une cavité adjacente, qui sert de « penderie », et entend tout. On retrouve ce plaisir de la possession lorsqu’il a atteint, par son mariage avec cette représentante de France, le poste envié de ministre du Travail : « Et cette créature de représentation serait son esclave nue, merveilleusement maltraitée, dans une heure. » (S, p. 237) La conquête est capture, la cruauté en est partie prenante : il s’agit de blesser et de s’approprier en incorporant – orange ou pêche – la rondeur à conquérir. Cette morsure joyeuse renvoie à la thématique de la force solaire. Pourtant, une scène semble contredire les autres : accompagné du cheval blanc et s’étant enfoncé un poignard dans la poitrine, Solal est proche de la mort. Il voit deux jeunes filles, cache le sang qui s’écoule de lui et regrette le ratage qu’est son existence, son impuissance à répondre à ces voix de sirènes qui « se liaient dans un appel de vie » :
Solal arracha la branche d’un arbre, mordit une fleur. Le vent léger soufflait des senteurs tièdes. Trop tard. Il ricana de joie, vengé de lui-même. Erreur sur erreur. (S, p. 337)
109Cette ultime morsure de vie s’oppose à la mort donnée à soi-même, qu’elle rend absurde tout en soulignant à quel point le désir de vie trouve sa limite – et sa punition – dans le désir de mort, et comme la cruauté de Solal se retourne contre lui-même. Ainsi se manifeste la dualité de cet héautontimoroumenos qui s’exhibe dans son apothéose comme « la plaie et le couteau », « la victime et le bourreau », dualité que seule la mort parvient à réconcilier : « Son visage était indifférent, doux et fort. La mort avait posé sur lui sa simplicité. »
110La cruauté envers les femmes, désignée comme l’envers d’une position masochique, est souvent ramenée à l’innocente perversité de l’enfance :
Il n’alla pas au rendez-vous. Il souffrit toute la nuit mais l’image d’Adrienne qui attendait dans l’angoisse lui donnait la force de rester. Il faisait ses dents. Adrienne n’avait qu’à attendre et mijoter dans sa souffrance. Il irait quand il lui plairait et il ne l’en trouverait que mieux cuite. La vie était extrêmement belle. (S, p. 56)
111La position sado-masochiste est ici nettement indiquée, au sein d’une métaphore de la dévoration où la femme est assimilée à un aliment indigeste qu’il faut rendre comestible avant de l’ingérer : ainsi de l’araignée tissant sa toile et instillant ses sucs décomposants pour dévorer la mouche. Cette métaphorisation fréquente de la conquête comme cuisson annonce la figure de l’Ogre73 : cette dernière conclura ce grand thème de la prise qui se résout en absorption et dévoration. Elle signifie que la femme crue est une autre, dangereuse, animale, sauvage, qu’il faut se la rendre identique et toute à soi, en se l’incorporant.
Canin, canines et babouins
112Les canines figurent la force agressive, dit la tradition védique : « Deux tigres qui poussent vers le bas/Cherchant à dévorer le père et la mère. » Précisément, chez Albert Cohen, les bouches emplies de dents triomphantes sont obsessives. Virils, nazis, carnivores, femmes – phalliques ou sensibles aux attraits des précédents – tous sont renvoyés à la malédiction animale, dont les diatribes ponctuent inlassablement les montées de sève, les instants d’exaltation conquérante, comme autant d’aspects inquiétants, redoutables de la condition humaine : Adrien-canin vu par Ariane, les grandes charges contre les babouins, la scène autobiographique fondatrice avec le camelot forgent le lien entre vision médusante et dents castratrices.
113La scène d’antiséduction74 est révélatrice de cet entrecroisement d’images. Solal condamne Ariane à la séduction, en associant clairement la cuisson-ingestion à la menace de castration : la femme est aveuglante, voilà pourquoi il faut cuire ses yeux. L’on retrouve Méduse, mais « les yeux frits ». Le bouclier de Persée-Solal réside dans le pouvoir, non pas pétrifiant mais calcinant de son regard : « Dans trois heures, les yeux frits, comme je vous l’ai promis. Oui, séduite par les misérables moyens qu’elles aiment et que vous méritez, éborgneuse de vieillards. »75
114Au sort réservé aux yeux s’ajoute l’anathème qui frappe le nez dont on sait le symbolisme sexuel.76 D’abord accusé d’être brillant, celui d’Ariane semble prendre des proportions excessives : « Voyant votre considérable nez en pleine lumière, je suis épouvanté. » (BS, p. 296) L’ironie, processus de défense, est utilisée de manière de plus en plus voyante : « Par ici la sortie du nez, il pourra passer sans peine, j’espère. » Ce phare cyranesque, invité à franchir l’ouverture et qui épouvante Solal, devra impérativement être raccourci – la séduction a aussi (surtout ?) ce but – et réduit par l’absorption77 finale : silence exigé puis « yeux extasiés » c’est-à-dire « frits ».78
115Le rapport entre antisémite et dentu-mordeur est lui aussi récurrent, son inverse de même : « Ce qu’elles ont de bien aussi, c’est qu’aussitôt entrées en passion, elles deviennent philosémites. » (BS, p. 297) Ariane vient-elle, à la demande de Solal, de le traiter de « Sale Juif », il réplique : « Merci au nom de votre Christ, circoncis en son huitième jour [...]. Choquée par ma robe de chambre ? » (BS, p. 297) On voit qu’ici le réseau s’étend, se densifie : les appartenances religieuses, où l’Idéal du moi s’exprime, sont invoquées dans leur rapport avec les marques de la virilité. Or, pour Solal, dans sa valence négative, le judaïsme signifie tout à la fois, dans le domaine corporel, circoncision, dans le domaine moral, passivité et faiblesse, et dans le domaine social, impuissance de l’exclu.79 Comment se faire aimer comme homme quand on est juif et que manque un morceau de soi ? C’est ce que traduit chez Solal l’absence du prénom :
Mienne elle sera, je te le promets, et bien attrapée elle sera, car le sort m’a fait naître Solal XIV des Solal, un homme sans prénom comme tous les premiers-nés de la branche aînée des Solal, bien attrapée en vérité, car comment m’appellera-t-elle en nos ardeurs ? (BS, p. 300)
116Si le premier sens du verbe attraper renvoie à l’acception prendre au piège une proie, à l’origine animale (où l’on retrouve les connotations précédentes de la prise), le sens dérivé, également employé ici, désigne une tromperie sur la marchandise : quel est donc cet anonyme hameçon de mauvaise qualité, et par quel bout prendre cette absence de préfixe ? Le prénom prononcé ou non pendant l’acte sexuel hante l’auteur et les personnages80 : sa scansion semble faire partie de la nature de l’acte sexuel qu’elle ridiculise. Il semble que la prononciation du prénom pendant le coït se soit inscrite dans l’Imaginaire de façon ambivalente, comme une fonction sexuelle tout entachée d’innommable. Par association de sons et voisinage, « petit nom » appellerait papa-maman. Les deux scènes sont étroitement liées, comme si la scène originaire, obsessionnellement, ne pouvait que se dérouler derrière l’écran des yeux, à travers le coït conjugal qui en devient l’insupportable substitut. Sans doute est-ce un moyen de faire écran à la scène originaire que de ne pas avoir de prénom renvoyant au choix parental – et donc au fait que les parents se sont choisis eux dans le coït, faisant un enfant qui refuse cette vision et sa traduction sonore, sa lettre. Plus masqué encore : le prénom raccourci en « petit nom » renvoie à la réduction précédente. Une femme phallique, on l’a vu, n’a pas besoin d’un « sucre » trop long. Or, inutile de raccourcir Solal, il l’est déjà, insupportablement. Ainsi, Solal, sans prépuce ni prénom, sera le seul homme à satisfaire Ariane : ses défauts atténuent la portée de la différenciation sexuelle, alors que l’acte tisse odieusement le réseau canin-cannibale-scansion du prénom :
Oh le regard chien quand il commence à être chien quand il me regarde soucieux sérieux chien myope avec des intentions [...] oh affreux son haha canin sur moi [...] est-ce que c’est si palpitant ce va-et-vient c’est c’est comique et puis ça manque de dignité [...] je ne peux pas m’empêcher chaque fois de dire Didi Didi pour battre la mesure [...] on dirait un fou un sauvage [...] et moi trop pitié pour lui dire assez [...] et enfin ça y est c’est l’épilepsie, la drôle d’épilepsie du monsieur qui s’occupe des territoires sous mandat il pousse des cris de cannibale sur moi. (BS, p. 157-158)
117Il est difficile de ne pas jouer le jeu de la « signifiance », auquel nous invitent les associations faites par Ariane autour d’Adrien : jeu de sonorités, de métonymies et entre les genres. Lapin suppose toutes les orthographes de lapine, tous deux sont liés à canin qui mène à canine, symbole du corps sexué :
Ces dames éprises de spiritualité tiennent aux petits os ! Elles raffolent de réalités invisibles, mais les petits bouts d’os, elles les exigent visibles ! [...] Et il leur en faut beaucoup ! En tout cas, les coupeurs de devant doivent être au complet ! [...] Et [il faut] être muni de petits broyeurs et trancheurs ! (BS, p. 302)
118Certes, Cohen écrit après Freud. Mais s’il joue sur un méta-texte analytique pour montrer son pouvoir d’auto-interprétation (ce qui n’étonnerait guère) cela n’ôte rien à la nature obsessive du thème, ni à la signification du réseau.
119À l’homme « canin » moqué et rejeté par Ariane répond la dénonciation par Solal du double discours de la femme : le langage populaire l’appelle à juste titre Sainte-Nitouche, mais elle touche pourtant, comme Solal, du regard. Les femmes sont « des regardeuses de premier ordre » car « sans en avoir l’air, elles ont tout repéré». Chassé par elle quand il était édenté, le voilà bien mordant pour dénoncer l’amour de sa dentition :
Affreux. Car cette beauté qu’elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles durs et dents mordeuses, cette beauté qu’est-elle sinon témoignage de jeunesse et de santé, c’est-à-dire de force physique, c’est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l’ultime secrète racine est le pouvoir de tuer, l’antique pouvoir de l’âge de pierre, et c’est ce pouvoir que recherche l’inconscient des délicieuses, croyantes et spiritualistes. D’où leur passion pour les officiers de carrière. Bref, pour qu’elles tombent en amour, il faut qu’elles me sentent tueur virtuel, capable de les protéger. (BS, p. 303)
120Si les dents sont le signe tangible de la capacité de tuer, c’est à travers un réseau qui passe par la taille et la dureté, naturelle et consubstantielle à la pierre (tandis que le regard pétrifiant peut être tenu comme la revanche réparatrice et conquise sur ce manque de nature), la force juvénile et le séculaire pouvoir de commander : toutes extensions du mâle dominateur, pour lequel meurtre et sexe sont de mutuelles métaphores et autant de péchés contre l’esprit. Cette opposition n’est pas propre à Solal-Cohen puisque la chasteté et la non-violence font partie des prescriptions de maintes religions, dans le but de favoriser l’élévation spirituelle ; cependant, Solal se met dans la situation intenable de vivre les deux ensemble, montrant ainsi que le clivage se situe en lui-même. Cohen, qui a consacré trente-six pages à cette scène, a été sensible à la contradiction puisqu’il la rend explicite, mais n’explique rien :
Pourquoi n’allez-vous pas dire votre amour à une vieille bossue ? demande Ariane, lassée.
Haha, elle fait l’intelligente ! Pourquoi ? Parce que je suis un affreux mâle ! Que les velus soient carnivores, j’accepte ! Mais elles, elles en qui je crois, elles, mes pures, je n’accepte pas ! (BS, p. 303-304)
121Aimer la beauté chez un homme est donc à relier avec tous les sèmes de la sauvagerie et du cannibalisme. Il serait alors impossible d’être exigeante sur le plan spirituel et moral tout en appréciant les plaisirs du corps ? Solal répond à cette objection :
Elles protestent et s’écrient que je les calomnie puisqu’elles veulent que ce gorille soit en même temps moral ! [...] Alibi et comble de la perversité ! Ainsi ces rusées peuvent en toute paix chérir la large poitrine et les poings frappeurs et les yeux froids et la pipe [...] ! Je n’ai pas l’impression qu’une seule femme ait été amoureuse du grand Christ... Pas assez viril... Par contre elles étaient bouches béantes et yeux démesurés devant les centurions romains aux énormes mentons. (BS, p. 315)
122Le phénomène de projection est remarquable : n’est-ce pas Solal qui souhaite être aimé comme Christ et comme homme ? Que serait une femme « amoureuse » du Christ, sinon une pêcheresse condamnée à la chasteté – ce que fut Marie-Madeleine ? Et que serait le Christ amoureux d’une femme, sinon un homme limité à sa condition ? Ce qui est donc également en question ici, c’est l’absence de réversibilité de l’amour : Solal veut susciter l’amour pour ensuite le recevoir, mais accuse la femme de ce que cette réception est toujours insatisfaisante, puisqu’elle active nécessairement un seul des termes de la contradiction.
123Quant à Cohen, en posture de narrateur, il semble rivé à la position de Solal dans toute cette scène :
Et ce pauvre vieillard lui fait la plus belle déclaration d’amour qu’un homme ait jamais faite à une femme. En se plaçant volontairement dans la situation d’un homme que l’on ne peut pas aimer. Et en espérant le miracle [...]. Il est vite détrompé. D’ailleurs, en réalité, il savait qu’il n’y aurait pas de miracle [...]. Et c’est pourquoi [Solal] déteste tant sa propre beauté. C’est tricher au jeu, c’est trop facile.81
124Dans leur succession, les deux apparences de Solal masquent la concomittance des données conflictuelles. De plus, les femmes qui l’aimeraient beau pourraient aimer tout homme bien fait, accuse-t-il. Solal se vit en cocu potentiel, Arnolphe toujours en danger d’être dépossédé par les « femelles » à l’œil comparatiste et classificateur :
Et j’ai honte pour elles lorsqu’elles me regardent et me mesurent et me soupèsent et que des yeux, oui, des yeux, elles flairent ma carapace et ses arrangements. (BS, p. 304)
125Le terme de « carapace » renvoie à « l’empis », insecte dont Solal, quelques lignes auparavant, plaignait l’obligation de faire ses preuves devant la femelle au moyen de ses capacités sportives. Là encore, l’exemple surprend en ce qu’il déplace le modèle appelé par association : celui de la mante religieuse et du cannibalisme postcoïtal qui évoque la castration. Mais l’association s’effectue peut-être aussi à travers le jeu de la signifiance : aller de mâle en pis...
126Après ces accusations sur les excès du regard des femmes, Solal est dépité de ne pas être regardé par Ariane, puis :
Pour se consoler, il souleva le couvercle d’une boîte, mais à peine, juste ce qu’il fallait pour que deux doigts pussent pénétrer. Entrée clandestine du sultan dans le harem, pensa-t-elle. Les yeux ailleurs, il prit une cigarette au hasard, et elle pensa que le sultan désignait la favorite de la nuit, mais à l’aveuglette pour le plaisir de la surprise. (BS, p. 305)
127Cette boîte à peine ouverte, ce verbe « pénétrer » qu’aucun complément ne vient orienter, l’obscurité et la clandestinité associées, enfin le lien établi par Ariane avec la prise d’une femme par le sultan dans son harem appellent quelques remarques : la comparaison invite à voir la femme comme plaisir oral. Image qui redouble celle de la femme-nourriture : fumer et mordre, laisser mariner et attendrir par la macération, avant de faire frire à l’huile bouillante, autant d’images qui connotent la dévoration succulente par l’œil et la dent cannibales. Le reste de l’image évoque un maître clandestin qui y ajoute un plaisir digital. Que penser de ce « lamentable important de la ruche bourdonnante et sans miel, ruche des faux-bourdons, sous faux-bourdon général ? » (BS, p. 305)
128Cependant, la dénonciation éthique des canines et des babouins de la force virile rejoint celle du cannibalisme social, du pouvoir et de ses privilèges :
Les privilégiés ont du fric. Pourquoi ne seraient-ils pas honnêtes ou généreux ? Ils sont protégés du berceau à la tombe, la société leur est douce : pourquoi seraient-ils dissimulés ou menteurs ? Quant à l’amour de la nature, il n’abonde pas dans les bidonvilles. Il y faut des rentes. (BS, p. 308)
129Son extension à tous les symptômes d’admiration de la force conduit à une condamnation générale : « Babouinerie, partout », s’exclament Cohen et Solal. Cette perspicacité à l’égard des ressorts animaux secrets, concernant à la fois les actions humaines et les valeurs bourgeoises, s’exerce toujours sur un mode passionné et est reprise, polyphonie obsessionnelle, par de nombreuses voix narratives. Le sexuel serait donc la vérité ultime de la spiritualité féminine et l’animalité celle des conduites masculines et sociales. Seuls les Juifs seraient exemptés de cette malédiction de la force, parce qu’ils seraient en quelque sorte maladivement moraux. Ce thème obsédant et engagé, que recouvre-t-il de souffrances et d’enfouissements ?
130À la description physique des babouins velus, dentus et au menton affirmé, hyperbolisés par l’uniforme militaire, s’opposent les prédicats de Solal : ses muscles et cheveux ténébreux semblables à de « souples serpents entrelacés », son visage toujours imberbe, ses costumes de prince russe, amples et vagues, aux bottes molles, sa haute taille et ses sourcils soyeux et « fastueux », confèrent à Solal une éternelle éphébie orientale, une allure de jeune dieu proche d’Adonis et de Narcisse. Rien d’anguleux en lui, dont l’apparence privilégie la courbe : plutôt Don Juan, qui y met les formes, que Casanova. Pourtant, prôner une morale qui ne veut pas être l’autre face du sexuel mais un ensemble de valeurs que l’on, pourrait appeler évangéliques, ou angéliques peut-être, demanderait plus de clarté.
131Car Solal n’est pas exempt des contradictions entre dire et faire qu’il dénonce chez les femmes. Dénonciation le révèle partie prenante : dans sa longue diatribe anti-simiens, le « ils » accusateur tient une dizaine de pages, puis est rallié par le sujet de la narration. Il est singulier que ce passage ait pour objet la détestation des vieillards :
Mais la vieillesse, qui est faiblesse, ils la détestent [...]. Et moi, mon horreur des vieilles [...]. Dès qu’une de ces sorcières barbues entre dans mon compartiment, ça ne rate jamais, c’est moi qu’elle choisit, et elle vient se coller contre moi qui la hais en silence, me tenant aussi loin que je peux du corps abominable si proche de la mort, et si je me lève je tâche de marcher un peu sur ses cors, par erreur. (BS, p. 308)
132Étrange cri de haine envers les faibles, de la part de leur défenseur ! Jusqu’à présent, Solal a paru assurer sa prise : chevauchant l’equus eroticus, de sa bouche dentue et mordeuse, il arrache son bien au rival et se prépare à l’incorporer. Cependant, il semble osciller entre deux identités, comme s’il obéissait à un clivage du contenu de la conscience, entre les valeurs juives maternelles et les valeurs occidentales. En fonction de l’interlocuteur, la partie non activée de soi demande à être reconnue. Devant les Juifs et les faibles, se fait entendre l’agressivité à l’égard de leurs valeurs, qui empêchent de vivre à l’occidentale, dans la conquête sociale et amoureuse ; mais c’est aussi que leurs corps, terriblement laids, prennent trop de place et inspirent un dégoût culpabilisant qui conduit à la cruauté. Devant une Occidentale à séduire, la judéité exige à son tour de vivre sa dignité restaurée. Il s’agit alors d’instaurer non seulement une réflexion sur la morale, mais la prééminence de la relation mère-fils, circulaire, protectrice, effusive.
133De ces contradictions il nous faut tenter de suivre les contours, en entrelaçant d’autres motifs qui achèvent de tisser les deux réseaux précédents. Les schèmes de la capture et de l’absorption mènent, en effet, à l’ambivalence envers les signes de la force et ceux de la faiblesse, qui recouvrent les aspects essentiels d’une représentation de l’identité occidentale et juive.
L’ŒIL ET LA DENT : COLONELS, MONOCLES ET CAMELOT
Colonels et monocles : les modèles français
134Les premiers modèles de Cohen enfant furent les officiers qu’il voyait déambuler dans les rues de Marseille. Mais l’affaire Dreyfus, qui fit éclater un antisémitisme virulent, fut souvent le thème de conversations parentales mythifiantes, où se mêlaient sentiment d’injustice et glorification du héros persécuté, et qui forgeaient la certitude qu’il était impossible de s’intégrer à ce qui apparaissait comme la chasse-gardée des Français de souche. L’interdiction de la carrière militaire aux Juifs fut ressentie par l’enfant comme une cruelle désillusion : impossible d’être un héros, de démontrer avec éclat son amour de la France, pour s’intégrer avec panache.82
135Ô vous, frères humains nous raconte la fascination de l’enfant pour les officiers français qu’il suit dans la rue. À ce propos, une précision étrange contribue à nous alerter : il préfère aux généraux les colonels, parce que, nous dit-il, leur signifiant présente avec celui de monocle une obscure parenté.83 Or, ce monocle se teinte de nombreuses significations ambiguës dans l’œuvre, où il désigne tour à tour la faiblesse de la vision réduite de moitié, et sa puissance à travers un œil double : symbole social indubitable, pour l’auteur, le monocle représente le comble du chic aristocratique admiré et convoité par Adrien Deume. Porté par Solal, cet objet est également le signe de sa dualité : son aveuglement passionnel et son impuissance sont symbolisés par l’agression d’Ariane, qui, momentanément, l’éborgne. Il choisit alors de porter monocle. Cet œil unique, cyclopéen, récupère et rassemble l’isolement psychologique et social dans une marque d’élection aristocratique, et transforme une blessure symbolique causée à sa virilité en signe de puissance sociale. Il s’agit bien aussi d’un déplacement au sein de l’économie libidinale, où la pulsion scopique se trouve une nouvelle fois en position avancée.
136En effet, dans la signifiance, la multiplicité d’échos convergents est frappante : l’assonance entre colonelet Saltiel/ Gamaliel, la parenté sonore entre colonel et Coën, enfin le glissement de mono à sol (Solal). Quant à la paronomase monocle et mon oncle, elle propose à l’interprétation l’existence de glissements entre les problématiques visuelle et maternelle. La symbolique du regard se révèle encore une fois centrale. Cette vision monoculaire lie bien les deux thèmes fondamentaux de la double identité sexuelle et sociale, toujours infirme, toujours clivée.
Le camelot superdentu et armé du baton
137Les figures de la Loi auxquelles s’identifie le jeune Cohen dans Ô vous, frères humains, sont celles qui défendent la patrie. Étrange écho à l’anathème lancé par Solal à leur endroit dans le chapitre antiséducteur et babouinocide, qui montre à nouveau l’ambiguïté de sa position. Oscillant sans cesse entre haine et désir de puissance, il semble confondre en être et en avoir.
138Ces colonels et ces monocles s’associent, d’abord mais pas uniquement à travers la paronomase, avec le camelot au nom programmatique84 : tous représentent des modèles appartenant aux milieux et idéologies les plus fermés et hostiles possibles à un Cohen, qui les a donc choisis pour cette raison même qu’élu par eux il serait certain d’« en être ». Quoi de plus exaltant que d’incarner celui qui peut passer de l’autre côté de cette frontière impalpable qu’est l’identité française, et devenir le héros de l’intégration ? Quoi de plus mobilisateur que de venger au surplus les humiliations parentales ? Enfin, pour l’enfant en quête de modèles auxquels s’identifier, les repères du ghetto céphalonien originaire, quitté à cinq ans, sont désormais caducs. Il vit sous l’égide d’une Loi paternelle soumise à de radicales remises en cause : son père est à la fois tyrannique et méprisé, d’autant plus refusé que l’enfant est jaloux du pouvoir qu’il exerce sur sa mère, sans, à ses yeux, la mériter ; inculte, inepte et inapte, le père est ressenti comme un antimodèle, dont le métier, le commerce d’œufs en gros, manque singulièrement de noblesse. En revanche, ayant besoin de grandeur et de certitudes, l’enfant se jette sur l’identification la plus traditionnellement française et la plus nettement virile ; voulant désespérément habiter le Symbolique et le langage, non plus celui de la mère, réservé à la sphère de l’intimité, mais celui des Grands Écrivains français, il est fasciné par le manipulateur de la langue française qu’est le camelot. Cependant, l’on verra que ce dernier est un tout aussi fascinant manipulateur de la baguette, ce qui incite à penser qu’en être et en avoir sont, dans l’identification, indissociables. L’échec du jeune Cohen dans ces quêtes successives est cause de leur démystification destructrice et d’un retour à la sphère maternelle où s’accomplira la mutation mythobiographique : la métamorphose du fils en Fils, Messie-Christ identifié à la Mère, dispensateur de son éthique et de sa parole.
139C’est le début de cette trajectoire du « roman familial », de la position d’enfant merveilleux à celle de rival puis d’assassiné, au sein du conflit œdipien, que nous allons d’abord parcourir à travers la scène du camelot.
140Le leitmotiv de l’autobiographie en général est constitué par la perte inconsolable de l’enfance : deuils impossibles du rapport fusionnel avec la mère, de la confiance absolue dans les adultes, du narcissisme primaire, de « l’enfant merveilleux » prêt à dévorer un avenir empli de promesses héroïques. À cet égard, la destruction des idéalisations parentales et, par extension, adultes mais fondamentalement masculines, est le propos essentiel d’Ô vous, frères humains : ce récit est construit autour d’une très forte identification, foudroyante, de l’enfant juif oriental à l’adulte chrétien occidental qu’incarne le camelot. Ce moment central est vécu comme celui où s’ouvrent avec fracas les portes de la connaissance, clivant le temps dans un avant, l’enfance, mythifiée comme paradis définitivement perdu, et un après, qui diabolise l’âge d’homme.
141C’est que le rejet antisémite et public prononcé par le camelot condamne l’enfant à une lignée et à un passé qu’il porte non seulement au plus secret de lui-même mais qui sont inscrits dans son apparence, comme les signes d’une malédiction. De là naît la séparation radicale avec l’enfance : en même temps qu’en lui les figures parentales idéales sont détruites et avilies, il leur est assimilé par le regard du modèle qu’il s’était donné, en une implosion et non une ouverture du cocon merveilleux.
142Or, l’intériorisation des éléments de la malédiction conduit à la haine de soi : l’enfant halluciné par le regard d’autrui se judaïse à vue d’ail, se vivant comme lu à livre ouvert par un regard-modèle, source proliférante de rejet haineux qui s’étend de façon délirante à tous les hommes et supports rencontrés : du camelot au public complice, puis aux consommateurs installés aux terrasses des cafés de rencontre, enfin à la société entière, qui s’exprime tour à tour sur les murs anonymes en écrivant « Mort aux Juifs », et sur les pages des journaux, lus par des millions de regards qui à leur tour... L’unique perception, dans laquelle le moi, les parents, le monde s’harmonisent, est désormais odieusement morcelée : le moi est mis en accusation par le monde et les parents sont à la fois causes et victimes de cette accusation. Ce sont les investissements affectifs et les ambitions sociales qui se voient instantanément condamnés : le monde se ferme brutalement, la solitude est écrasante, l’enfant déchiré entre amour et ressentiment doit retourner aux figures parentales contaminées. L’alternative se résume désormais à la fusion mortelle avec la Mère ou au mortel déni de soi par l’autre. Péché de naître, péché de vie : seule l’enfance est sainte, conclut-il.
143La scène originelle du traumatisme, qui aurait eu lieu en août 190585, est écrite en 1942, dans Jour de mes dix ans, série d’articles parus dans La France libre à Londres. Il introduit quelques changements dans l’ouvrage autobiographique intitulé Ô vous, frères humains, publié en 1972, c’est-à-dire après avoir réuni, pour l’essentiel, le matériau de l’œuvre romanesque qui n’en porte pas moins les traces de ce traumatisme fondateur. Parmi les thèmes et motifs qui insistent, avec des déguisements divers, et imposent leur présence, le thème du rejet antisémite est l’un des plus importants et se présente comme un combat qui légitime son œuvre aux yeux d’autrui et aux siens propres : cause de portée universelle et, des années du pogrome de Corfou à la montée de l’antisémitisme en Suisse et en France jusqu’à l’abomination hitlérienne, cause brûlante dans laquelle il s’engage individuellement.
144À cela s’ajoute la revendication sioniste avec Théodore Herzl et Chaïm Wayzman, la mobilisation des Juifs d’Europe de l’Est, sous la pression du danger antisémite et des idéologies marxistes-léninistes qui exaltaient la mentalité pionnière, la mise en valeur collective des richesses du sol et le renouvellement des rapports humains. Idéalistes et actifs, ils souhaitent créer des organes de presse permettant d’agir sur l’opinion et d’offrir une tribune à des opinions différentes. On sait le rôle que joua Albert Cohen dans La Revue juive et le mouvement sioniste. Il fut pressenti également après la guerre pour être ambassadeur du tout nouvel État d’Israël, hésita longuement et refusa.86
145Ces remarques tentent de rappeler très brièvement un contexte historique qui fait du juif et de l’antisémite le couple qui cristallise à la fois les passions politiques, les quêtes d’identité, les fantasmes les plus inavouables et enfouis, bref, qui pose la question du même et de l’autre de manière multiple et cruciale. Il serait donc hors de propos de voir dans la préoccupation continuelle d’Albert Cohen, à l’égard du problème posé aux Juifs par le rejet antisémite, une obsession pathologique. Il s’agit pourtant de cerner la manière très particulière dont s’exprime à la fois la préoccupation et le traumatisme de l’antisémitisme et ce qu’il recouvre de plus originaire.
146Cette scène avec le camelot se présente comme une inscription fondatrice, où l’auteur a vu, à l’approche de la cinquantaine et pendant des événements dramatiques, l’origine de la perte de son innocence à l’âge de 10 ans. Y déceler une scène originaire peut paraître excessif. Cependant, c’est bien ainsi que nous est présentée la découverte par Albert Cohen de son altérité coupable : un coup de tonnerre satanique dans un ciel angélique. Le chapitre IX est tout entier destiné à mettre en évidence son innocence et sa soif d’être aimé, afin d’instaurer une opposition radicale entre l’avant et l’après. Enfant « à l’affût de [s’]intéresser et de jouir de la vie, de [s]a vie qui venait de commencer [...], très fort en admiration », il se présente comme débordant d’amour pour la France et pour sa langue, tendu vers un désir d’intégration, comme le manifeste l’expression récurrente « en être », dont on admettra les connotations particulièrement participatives. Ce désir d’appartenance totale à ce qu’il désigne à la fois comme l’identité française et la foule des badauds écoutant le camelot, corps et esprit, culmine dans le verbe « communier ». Il ne paraît pas excessif, de ce fait, de considérer cette scène comme une cérémonie initiatique à l’envers, en une sorte d’inversion bénigne-maligne :
Oh, comme j’étais heureux d’écouter ce séducteur, de rire avec les badauds, de participer, d’en être.
147À tel point qu’il regarde ses voisins « pour [s’]assurer qu’ils appréciaient, pour savourer leur admiration, pour être en union d’émerveillement ». Après le rejet, il reprend comme une litanie obsessionnelle les caractéristiques de l’état d’innocence perdue, « foi et tendresse, ravissement d’avance », Éden de confiance où l’on n’a pas à se méfier de l’autre, puisqu’il n’existe pas.
148Pourtant, quelques contradictions et omissions involontaires (?) se laissent deviner. L’innocence de l’enfant sur le chapitre de l’antisémitisme est difficile à croire (les discussions parentales obsessives sur les différentes manifestations de l’antisémitisme sont rapportées dans Carnets ce dont Salal se fait l’écho, dans les premiers chapitres qui bruissent de l’Affaire Dreyfus) de même que son ignorance concernant son statut d’étranger (il est, nous le verrons plus tard, de nationalité turque par son père, doit se méfier des voisins qui n’aiment pas les étrangers...) et son langage étrange : ne nous dit-il pas que ses camarades de lycée se moquaient de son français approximatif ? En revanche, il narre volontiers son extrême solitude durant son enfance. Si l’espoir de gommer les différences le pousse alors vers l’avenir, la scène d’exclusion en referme en un éclair la porte :
Soudain j’eus la révélation de mon destin. À la maison toujours seul à m’amuser, sans jamais un ami [...], toujours seul à être un colonel devant l’armoire à glace, toujours seul à sauver la France devant l’armoire à glace. À la foire [...] toujours seul, regardant les autres enfants jouer sans moi. Le jeudi, toujours seul dans les mes, solitairement suivant et aimant les officiers français [...] qui ne m’aimaient pas, ne m’aimeraient jamais.
Oui, toujours seul, et maintenant je savais pourquoi.
(VFH, chap. xxxvii)
149La focalisation sur le Camelot se fait plus insistante de 1942 à 1972. Dans Jour de mes dix ans, après un court incipit, le troisième paragraphe énonce abruptement l’anathème du camelot : une dizaine de lignes, sans guillemets, dans la coulée du texte. Dans Ô vous, frères humains, devant le public des badauds, la mise en scène s’élabore, en abyme, retrouvant l’enchâssement romanesque. À l’attente éperdue, au lien d’amour univoque de l’enfant admiratif au chapitre ix, répond le rejet du camelot au chapitre suivant. Or, comment s’expriment cet amour et le désir qu’il soit partagé ? Tout commence par une séduction dans laquelle l’esprit et le corps du camelot semblent exercer une égale attraction. L’enfant est d’abord médusé : « Extasié, physiquement charmé, [il] écoutait l’enchanteur, [...] le contemplait avec foi », cet étranger absolu auquel il veut s’identifier, cet Aryen prototype des Diane androgynes, « le blond camelot aux fines moustaches [...] si spirituel [qui...] parlait si bien [...] le merveilleux langage français ». « Enchanteur, séducteur », le camelot est aussi un « magicien » qui fait disparaître les taches grâce à « un bâton de miracle » qu’il manie et... dont il fait commerce.
150De l’achat du détachant, l’enfant escompte deux bénéfices : l’estime du camelot, sentiment confirmé par les badauds, « et puis maman serait si contente ! Jamais plus de taches ! ». Ainsi seraient réconciliés le milieu intégrateur – la langue française et ses manieurs habiles – et le milieu d’origine, matrice orientale et juive qui donna naissance « à ce petit crétin aux boucles noires, aux longs cils recourbés ».
151Mais d’autres significations se lisent si l’on prête attention à quelques précisions supplémentaires : tout semble opposer les deux destinataires de l’action, la mère et le camelot, et particulièrement un secret rapport de rivalité introduit par le fils. Rivalité de langue, puisque le fils parle avec sa mère le dialecte vénitien, secret partagé qui remonte au grand-père maternel, qui fait place à la langue française, objet de vénération reportée sur le blond camelot. À cela s’ajoute une rivalité d’apparence, juive-orientale contre blondeur aryenne. Puis de culture et de pouvoir : si la mère exerce sa toute-puissance sur la sphère privée et l’Imaginaire, le camelot est ici l’initiateur souhaité de l’accès à la sphère sociale et, plus largement, au Symbolique : pouvoir social et économique du langage et de l’argent, apparence discrètement virile offrent à l’enfant une solution de rechange, un idéal intégrant à la société occidentale, une échappatoire à la Mère et à la solitude.
152Mais il existe une rivalité plus secrète que manifeste le « détachant universel » et qui porte l’enjeu sur le corps du fils. Ce détachant est un « bâton de miracle » – l’auteur ne dit jamais une baguette magique, périphrase qui le féminiserait – capable de réduire les salissures à néant.87 Ici, au sein du rapport conflictuel entre Imaginaire et Symbolique, quelles taches semble-il si important et fascinant de voir effacées ? Précisons que c’est la mère qui donne à l’enfant une petite somme d’argent pour son anniversaire – symbole tout à la fois de dépendance et d’échange avec l’extérieur – pécule qu’il voudra dépenser pour lui faire un cadeau en retour. Cependant, il décide de ne consacrer que la moitié de la somme à ce cadeau, à ce retour de bâton. De plus, le nombre des bâtons qu’il peut ainsi acheter – trois – est récurrent dans le chapitre : il est « trois heures cinq » de l’après-midi (les cinq minutes permettant de sortir du lycée produisent un effet de réel dans cette scène de cauchemar), sa mère lui a donné trois francs ; grâce à ce cadeau, il va pouvoir acheter trois bâtons pour un franc cinquante. Rien ne justifie par ailleurs cette décision d’achat : un bâton aurait suffi, ou deux qui auraient fait un compte rond : un franc. Mais il est clair qu’alors le compte véritable, celui qui entrait en jeu dans cette affaire, n’y était pas. Le chiffre trois montre qu’ici la situation œdipienne est recréée et avec elle la rivalité mimétique, comme, en écho, la malédiction contre les femmes : « Dans trois heures, les yeux frits » ; et à Jacques : « Agissez donc en maître. Je pourrais parler trente trois heures [...]. Pendant trois vies. » (S, p. 114) Faire accepter par le camelot son offre d’amour permettrait à l’enfant de partager ses idéalisations et de diviser en deux ses identifications, c’est-à-dire d’être à la fois inclus dans et distinct de la mère. Pourtant, dépenser l’argent donné pour le rendre sous une autre forme montre l’interdiction qu’il ressent d’agir entièrement pour soi, l’interdiction de sortir d’elle entièrement. Donnant la moitié de la somme au camelot, il s’arrange cependant pour obtenir une équivalence finale : trois francs reçus pour son plaisir, trois bâtons demandés à la puissance adverse pour combler le désir maternel...
153Par cela même qui lui est dénié, il est clair que l’enjeu ne portait pas seulement sur la constitution d’un Moi Idéal intégrateur : il s’agissait aussi de ramener à la mère les signes de la puissance obtenue par la reconnaissance sociale et virile.
154Ce camelot est antisémite : le fait qu’il vende un détacheur universel tend alors à assimiler, par contiguïté de rejet et similaire volonté d’anéantissement, la judéité à une tache que le refus de vente rend indélébile. Ajoutons que l’enfant, défini par l’Autre uniquement comme Juif, se voit ainsi réduit à n’être qu’une salissure. Il établit alors un lien entre la faute originelle d’être né juif, cette tache indélébile, et la circoncision : impossible ni de se dé-tacher de l’origine ni de rajouter le manque à l’origine. Se révèle un nouvel agrégat conflictuel, autour de la coupure, du manque et du détachement, qui s’ajoute aux anciens conflits, latents et revivifiés. Ainsi, outre les injures antisémites habituelles qui manifestent des fantasmes d’envahissement de l’intérieur (« sangsue du pauvre monde, traître vendu à l’Allemagne ») l’enfant a retenu la visibilité simultanée de son ascendance juive et de son manque caché : « Je vois ça à ta gueule » est répété puis repris : « Un petit youtre pur sang, garanti de la confrérie du sécateur, raccourci où il faut, je les reconnais du premier coup d’œil. » Le camelot montre donc lui aussi « une odieuse clairvoyance », comme la mère, et précède en cela les femmes trop « jaugeuses » : la haine rejoint l’amour et le désir dans le repérage immédiat du manque. Le passage du bâton est donc refusé. Ce refus, motivé par une prétendue souillure raciale, sonne comme un interdit d’humanité – « sale youpin, sale Juif, sale race », se poursuit par l’identité des Juifs et des cochons : « Tu manges pas du cochon, hein ? vu que les cochons se mangent pas entre eux » – puis par un interdit de séjour (« tu as rien à faire chez nous, allez, file »), et culmine dans un interdit de vivre. Il est déjà « perdu perdi perdo perda », tout entier rejeté dans la judéité, c’est-à-dire désormais doublement dans la sphère maternelle, corps du manque.
155Ce châtiment, cette exclusion radicale de toutes les identifications construites et volontaires de l’enfant (français, beau manieur de langue, masculin) lui ferme les portes que sa mère ne lui aurait pas ouvertes, et rend le monde extérieur potentiellement castrateur et vampirique. Ainsi, le beau camelot se transforme-t-il soudain en un suceur de sang, vampire remplaçant la sangsue juive : « Son sourire venait de découvrir deux longues canines. » Un rapport de bourreau à victime s’instaure, où l’enfant montre sa passivité : hypnotisé, tétanisé par « son regard bleu pâle et son index tendu qui me désignait, je transpirai, et de panique j’humectai mes lèvres ». Cet homme au bâton, aux longues canines et à l’index tendu lui fait vivre un rapport vécu comme honteux, indigne, bref féminin :
Je fis un regard suppliant à mon bourreau qui me déshonorait [...] un sourire [...] de faible, un sourire juif trop doux et qui voulait désarmer par sa féminité et sa tendresse. (VFH, p. 41)
156Le réseau féminin-juif-faible-passif est ici forgé : c’est le réseau du manque. Cette passivité féminine, ce manque à jouir (que la femme juive hyperbolise, le déplaçant dans l’hystérie organique et les débordements liquides) sont opposés à l’activité sadique du camelot avec « son sourire carnassier aux longues canines, rictus de jouissance, [...] son doigt tendu qui m’ordonnait de filer », et sera confirmée par l’auteur à la fin du récit, comme si l’aveu final avait été rendu possible par la somme des aveux partiels qu’il vient couronner : « La joue gauche me brûlait et je m’avouai que ma majesté avait été souffletée, je le dis pour la première fois et nul des miens ne l’a su. »88 La gifle du camelot détruit « l’enfant merveilleux » tout en lui interdisant l’entrée dans l’univers des adultes : parce qu’il n’est pas un mâle véritable, parce qu’il appartient à l’animalité et non à la civilisation, parce qu’il est un parasite à jamais souillé d’une tache originelle. Cette interprétation est confirmée à la fin du récit : ce dont il a honte, c’est de son acceptation passive, cette féminine position de victime « avec dans les yeux une dénégation de culpabilité, cette charnelle peur, cette peur que je devais retrouver désormais dans les yeux de ma mère. »89 La brûlure honteuse de la posture féminine à laquelle le voilà condamné peut être lue dans une dénégation : « Bien sûr... je n’ai pas souffert dans mon corps en ce dixième anniversaire »90, et une restriction à valeur de litote : « [le camelot m’a] seulement renseigné sur [m]a qualité d’infâme. » Il est difficile de ne pas lire dans ce terme l’appartenance au statut et à la qualité de femme, voire d’infans-femme. Or, ce couple est représenté dans le roman par Saltiel-Salomon, image de la mère qui va devenir de plus en plus identificatoire pour le fils. L’interdiction d’accéder au Symbolique est énoncée dans les deux domaines du corps sexué et du corps social. Mais ce sont aussi les modèles parentaux qui sont tués : péché de naître juif, c’est-à-dire aussi de naître d’une édentée et d’un aveugle, de deux faibles, sans mots qui tuent ni bâton assez long.
157Cette scène est si fondatrice que l’on peut se demander si l’une de ses fonctions n’est pas de servir de souvenir-écran à une émotion plus enfouie. L’acte de violence sur la mère commis par le père dans le coït se déplace ce jour-là sur le fils, féminisé et rejudaïsé à son corps défendant. L’anathème du camelot exclut de la société des hommes et de leurs droits aux femmes. De là sans doute aussi la nécessité à laquelle, dans le roman, se trouve confronté Solal : celle de la rivalité mimétique avec l’homme occidental, dont l’intégration sociale par droit de naissance est garante de la virilité. Car la scène du camelot recouvre une fascination qu’il ne faut pas oublier : si la connaissance que donne la haine est aussi profonde que celle de l’amour ou du désir, c’est parce qu’elle fait preuve de la même pénétration. En même temps, le dégoût de soi causé à Cohen par sa passivité féminine charge les sèmes liés juif-féminin passif d’une irrémédiable ambivalence : narcissisme et amour de la Mère attachent à ce réseau l’amour et le respect, mais le regard des modèles masculins le lie indissolublement au mépris et au dégoût.
158Prolongée dans Ô vous, frères humains, alors que Jour de mes dix ans insistait surtout sur son retentissement, cette scène n’a pas disparu des romans où la référence récurrente à l’âge de dix ans comme date de la Chute, révèle la gravité du traumatisme. Dans Solal, elle a été déplacée sur un acte de barbarie collective antérieur, le pogrome de Corfou, qui en constitue peut-être la scène originaire :
Solal [...] ne pouvait plus supporter le pied déchaussé de son oncle et les ronflements de Salomon gisant sur sa guitare. Et c’était pour cette race qu’il s’était battu plusieurs fois au lycée français contre ses condisciples chrétiens [...]. Pourquoi était-il juif ? Pourquoi ce malheur ? À dix ans, il était encore si pur, si émerveillé, si bon ; mais l’amertume et l’inquiétude étaient venues le jour du massacre des Juifs [...]. Et sa mère qui avait toujours peur depuis ce temps-là [...]. Plus tard, serait-il un traqué, lui aussi ? Sa mère mourrait folle, certainement. À dix ans déjà, il avait connu la méchanceté des hommes et il savait, cet enfant, qu’il en resterait blessé toute sa vie. [...] « Ah si le monde savait la bonté et la vénération qu’il y a dans mon âme. » (S, p. 49)
159Dans cette condensation se lisent de nombreux éléments essentiels de l’autobiographie, révélant que le nœud traumatique et ses motifs avaient été formés, presque dans les mêmes termes, bien des années auparavant.
160Quant aux bâtons détenus par un autre, il faut rappeler la profession du rival suscité dans Belle du Seigneur pour réveiller la jalousie et remuer les braises de la passion : chef d’orchestre. « Sa braguette, pardon baguette » et « accroche-toi au bâton du chef d’orchestre »91, parmi d’autres allusions, montrent assez quel est l’outil de séduction. Avec lui il dirige l’orchestre comme le camelot son public ; tous deux manient avec art paroles ou musique, en métaphores d’un autre outil sans lequel il semble impossible de fasciner longtemps, le premier éblouissement – et aveuglement – estompé. Il faut sans aucun doute s’interroger alors sur l’écriture d’Albert Cohen, qui erre avec délices dans la forêt des mots et se construit par adjonctions ; l’adresse à sa plume d’or, lorsqu’il entre en écriture, est significative : la plume est féminine, pas le bâton. Enfin, le verbe sans aucun doute le plus récurrent est bien ce verbe aller employé absolument, procès vide comme une force non dirigée : le mouvement des personnages est semblable à celui de la main sur le papier, sans but. Ce but, tous, auteur et créatures, l’appellent, dès que le vide les happe, vide de ce centre aveugle autour duquel l’errance se ronge : « Un but de vie, vite ! »
161La question « pourquoi était-il juif, pourquoi ce malheur ? » est centrale dans l’œuvre : de là nait le désir de partir, de fuir la peur insupportable lue dans les yeux maternels et qu’il ne veut pas faire sienne. Le lien noué par la scène du camelot entre le conflit œdipien et l’antisémitisme s’exprime dans le roman à travers des motifs récurrents : celui de la tache originelle est repris par l’expression « lèpre juive » qu’emploie Solal lui-même, cerné par les Valeureux, ou ne pouvant plus supporter leur corps.92 La chute des idéaux donne naissance aux images torturées et grotesques des corps marqués par le manque inscrit dans l’origine. Qu’ils soient aveugles, édentés ou bossus, juifs par naissance ou par contagion de faiblesse, ils représentent le couple parental et, au-delà, le corps collectif juif, tel qu’il fut déformé par l’histoire et par l’humaine condition qu’il est voué à endosser, corps repoussoir et désespérante fierté. Soudain l’enfant les voit tels, et cette vision le torture, lui qui n’était qu’admiration : la culpabilité consécutive et l’horreur de leur ressembler provoque tour à tour agressivité et identification onirique, dans l’œuvre entière dont le corps à son tour porte la marque : sa structure même, monstrueuse, sans cesse duelle, prolifère autour du manque que, jusqu’à l’excès, elle ne cesse de dire.93
L’édenté et l’aveugle
162Ainsi, la loi du retournement œuvre constamment. Aux canins à canines, virils babouins-chefs, répond l’image inverse de l’édenté(e), dont le modèle est la Mère, comme à la figure de l’œil intrusif répond celle de l’aveugle :
Moi, c’est ma vieille mère [qui m’importe], oui, et le dentier de ses dernières années, le dentier qu’elle lavait sous le robinet. Elle était si mignonne quand elle était sans son dentier, si désarmée, si bonne d’être inoffensive comme un nourrisson tout en gencives, enfantine et prononçant mal sans ses fausses dents, mais par maternelle coquetterie se retenant de rire et mettant sa main contre sa bouche vide. Avec elle seule je n’étais pas seul. Maintenant je suis seul avec tous. (LM, p. 104-105)
163Les gencives nues rassemblent mère et nourisson, les deux types de figures d’innocents pacifiques ; la première parce qu’elle est incapable de nuire, comme Saltiel-Salomon, le deuxième parce qu’il offre
... son sourire édenté, angélique sourire tout en gencives, [...] mais aussitôt cette hantise qu’il ne sera pas toujours un doux bébé inoffensif, et qu’en lui dangereusement veille et déjà se prépare un adulte à canines, un velu antisémite, un haïsseur qui ne sourira plus. (VFH, p. 10-11)
164Ces deux passages évoluent de la même façon : l’innocence retrouvée est signe de mort prochaine, l’innocence originelle annonce déjà la mise à mort d’autrui. Dans les deux cas, c’est le caractère éphémère de cette innocence qui est souligné, ainsi que la solitude de l’auteur au milieu des canines. Mais la genèse de l’autobiographie fournit une indication complémentaire sur le symbolisme dentaire. En effet, dans un passage de Jour de mes dix ans, supprimé dans Ô vous, frères humains, une dent perdue évoque la proximité de la mort :
Ma dent arrachée hier, ma dent disparue est allée peut-être m’attendre dans l’église montagneuse de la mort. Elle m’y prépare la place pour mon corps immobile de demain [...]. Ou peut-être, de cette dent morte poussera-t-il un jour d’autres Juifs tristes [...] qui connaîtront l’offense quand ils auront dix ans. (§2)
165On reconnaît dans cette image un élément du mythe de Cadmos, fondateur de Thèbes et arrière-grand-père de Laïos, ce qui renvoie de manière détournée au mythe d’Œdipe. Mais les sèmes du mythe sont inversés : tout ce qui signifiait force est transformé en faiblesse. Cadmos, pour venger ses compagnons tués par le serpent gardant la fontaine d’Arès, tue le monstre et, conseillé par Athéna, sème ses dents à travers la plaine, d’où jaillissent aussitôt des hommes tout armés qui se combattent. Les cinq survivants aident Cadmos à sauver la ville et deviennent ainsi les ancêtres mythiques des Thébains. Issus de la Terre, ce sont des Spartes, étymologiquement des semés. Le symbolisme attaché à la dent de Cohen est inversé : dent unique, sans descendance, liée non à la naissance mais à la mort, elle ne sème que le vide, le retour à la terre et non son jaillissement, à moins qu’elle ne donne naissance à un peuple de faibles apatrides (« Sans God Save the King, sans Marseillaise, sans Brabançonne ») voués à être détruits par le déni d’exister que profèrent les camelots. Faible efficience d’une dent perdue, unique et branlante dent juive. L’image est réendossée par Solal lorsqu’il tente de séduire Ariane en se déguisant en vieillard édenté et lui fait horreur pour cette raison même : la vérité censée se manifester ainsi est celle de l’être rendu à l’innocence originelle, et plus radicalement, à l’origine elle-même. Il se présente comme le premier humain, à entendre au sens plein du terme : il veut remplacer la civilisation qui conduit aux canines par une création nouvelle dans laquelle mordre l’autre, mordre sur l’autre n’existeraient plus, mais laisseraient place à l’intarissable flux d’une fusion nourricière. Ariane voit la mort dans cette image.
166Au trio des édentés – mère, nourrisson, fils – correspond l’image paternelle de l’aveugle. À la précédente était associé le double sème bon-faible. Le Père, lui, devra être affaibli, réduit, aveuglé, pour être capable d’adorer inconditionnellement son fils et, plus sûrement, être aimé de lui paternellement.
167Il faut savoir quels investissements, tentés, refusés ou effectifs, se sont engagés sur la figure du père pour comprendre le cheminement qui conduit Albert Cohen à en étouffer progressivement la représentation, pour se livrer ensuite corps et âme à l’autre côté, celui de l’Imaginaire et de la figure maternelle omniprésente, matrice élue et vouée à l’engendrement perpétuel de l’écrivain. Où est donc passé le Père, dans cette œuvre ?
168On constate très vite qu’il est symboliquement tué de nombreuses manières, dans l’autobiographie et dans le roman, mais aussi que l’écrivain, au cours de la genèse de l’œuvre, se charge de le supprimer peu à peu du texte.
169Comment l’auteur en parle-t-il dans l’autobiographie ? Les termes ne sont pas flatteurs : le père qui les a conduits, sa mère et lui, de Corfou à Marseille, est « le chef de l’expédition », tartarinade révélatrice de son insuffisance. Il engage avec légèreté l’avenir de sa famille – « Il avait entendu dire que Marseille était une grande ville » – et sa « première action d’éclat » fut de se faire escroquer tout l’avoir familial dès son arrivée. Lamentable, indigne d’être le maître, tel apparaît le chef de famille qui pleure avec sa femme l’argent qu’il a perdu, et dont le pouvoir est dès lors ressenti comme exorbitant. Albert Cohen le montre aussi absent de son rôle paternel : l’enfant, « épouvanté et ahuri », fut « déposé » par son père, sans un mot d’explication, à l’école des sœurs catholiques. Le participe désigne un paquet encombrant, un « enfant merveilleux » et un « seigneur » déchus, d’autant plus que la mère va travailler avec son mari : c’en est bien fini de la symbiose corfiote. Le père est désormais un rival dont le fils s’attache à dénoncer la double incompétence comme l’incapacité à endosser la noble stature du patriarche. Pourtant, ce père faible est aussi une figure forte, l’aîné de dix frères et sœurs, qui choisit l’exil et, se lançant dans une petite entreprise, y construit lentement une relative aisance. Mais le fils en fait une caricature de mâle : « Oui, lorsqu’il entrait, il était le mâle et le dompteur aux fortes moustaches qu’il aimait obscènement retrousser et ses retroussis bravaches me déplaisaient » ; un Tartarin conjugal avec « une douce épouse et servante qu’un regard du mari faisait pâlir, sévère regard du mâle assuré de son droit et privilège, grotesque regard impérial de l’animale virilité ». Éloquent et gesticulant, « il admirait à tort et à travers et pleurait facilement d’admiration ». Cette critique, qui s’est peut-être radicalisée après la scène du camelot, masque le reproche essentiel de l’enfant à son père : posséder la Mère, alors qu’Albert Cohen s’emploie jusque dans sa vieillesse à montrer qu’il ne la méritait pas, ne la satisfaisait pas, bref, la tuait à l’attache. Le grand-père Abraham, figure mythifiée, vient alors réparer, dans le roman qui apparaît bien comme une reconstitution du « roman familial », le vide laissé par le ressentiment envers le mâle propriétaire. Dans une démarche voisine, Solal s’emploiera à dévoiler aux « Diane » les faiblesses cachées de leurs mâles, tout en faisant la promotion de sa propre force, que masque une faiblesse apparente.
170Mari grotesque, Marco Coën est aussi un père caricatural : il n’est pas surprenant de voir disparaître le terme de « père » peu après le début du Livre de ma mère, remplacé par la périphrase et la fonction de « mari de la mère ». Le voilà réduit à la portion congrue, sorte de prince consort condamné à manger en silence auprès d’une reine perdue dans la photographie du fils royal. Ce dernier se comporte de la même manière devant l’image de sa mère au petit déjeuner : aucun signe en provenance du père ne semble avoir interféré entre mère et fils. S’inquiète-t-elle de l’absence de lettre conjugale durant ses visites à Genève ? Le fils achève l’absent et prend la place : il « la rassurai[t] virilement et [s]on obéissante mère se laissait convaincre ».94
171La figure paternelle, cependant, est achevée par le camelot et devient la cause principale de la chute de l’enfant hors du paradis. Ce coupable géniteur devra être puni. Curieusement, au cours de son errance désemparée, l’enfant invoque pour la première fois la bonté de son père, pour qu’il le tue :
Papa était bon, il me tuerait. [...] Papa était une grande personne, il saurait. Papa comprendrait, il aurait pitié. Je le supplierais, je lui expliquerais que j’avais toujours été obéissant. (VFH, p. 179)
172On reconnaît l’inversion propre aux processus primaires dans le détournement sur lui-même de ce souhait de mort : « Papa est bon, il me tuera », et les diverses interprétations qui en découlent.95 La relation ambivalente avec le père culmine dans le désir de mort : c’est bien avec la figure paternelle que l’enfant livre bataille. Il est frappant que le nom familier et tendre, papa, n’apparaisse qu’à l’occasion du fantasme masochiste par lequel s’achèverait sur l’agneau pascal le meurtre symbolique accompli par le Camelot. Or, aussitôt, surgit dans son esprit l’image du couple parental, rival de celui que forme l’enfant avec sa mère, couple qui lui survivrait et l’exclurait définitivement. Cette image fait obstacle à la poursuite du scénario, et il opte pour une mort à trois, préfiguration ou reflet – car quelle scène écrite est originelle ? – du suicide qui clôt Belle du Seigneur.
173L’univers clos de l’amour parental et les références absolues qu’il représente ont disparu dans l’écroulement de cette seconde naissance à la haine. Une solution : changer d’identité, de pays, pour échapper à soi et au miroir que lui tendent ses parents. Pourtant, cela se révèle impossible : « Insupportable de ne plus les voir, mes deux pauvres méchants, qui ne savaient pas. » (VFH, p. 5 3) Ce comportement trouve son prolongement dans la situation romanesque que narre Solal : le rabbin Gamaliel est renié par son fils (l’inverse serait attendu), qui, en faisant le signe de croix devant son père, détruit tout ce qui est de l’ordre de la transmission paternelle. Aussitôt, la vision horrifiée du couple parental, Gamaliel et Saltiel, marchant dans la rue, « pauvres vieux » anéantis, est si insupportable à Solal, engendre une telle culpabilité qu’elle est suivie par un retour aux caves maternelles auxquelles toute la trajectoire précédente de Solal avait pour but d’échapper. Si, à première vue, le fils ne peut renier définitivement Gamaliel par peur de perdre la Mère, il semble qu’au moins dans le premier roman, Solal, ayant acquis toute la puissance possible dans le monde occidental, refuse, en un ultime geste de reniement, l’allégeance interminable à son père et, au-delà, à une lignée dont il ne saurait, lui, être le chef. Étant allé au-delà du supportable, il réinstaure le Père dans ses droits et sa puissance, puisqu’il est le rabbin officiant dans les caves de Saint-Germain, mais le château appartient à Solal, et Gamaliel, désormais aveugle, hors du monde, n’est plus montré qu’adorant aveuglément son fils : le voilà amené à résipiscence. Cependant, Solal paie encore plus cher cette restauration partielle : lui-même vit de manière schizophrénique entre deux mondes et, dormeur éveillé, les perdra tous deux. Puis il recommencera le même itinéraire et, revenu au faîte du pouvoir dans Mangeclous, enferme par honte son père, toujours aveugle, dans une maison ceinte de hauts murs, où Gamaliel, entièrement dépendant et toujours adorant, passe ses jours solitaires à attendre son fils qui vient le nourrir et le laver. On le voit, père et fils ont, au bout de l’itinéraire, échangé leurs rôles. Cette absolue soumission appelle une dernière étape.
174Car le Père peut être tué par le fils-écrivain, en étant tu. On suit la trace de ce meurtre par omission dans la genèse de Belle du Seigneur : les premiers plans contiennent des chapitres où se manifeste ce qu’Albert Cohen appelle « le complexe Gamaliel », mais ces chapitres disparaissent de la version définitive :
Assez, j’ai réglé maintenant mon compte avec l’omnipotent de mon enfance, le chef aux effrayantes moustaches, [...] lamentable monarque dont j’ai soudain pitié, [...] le monarque aux colères injustes, infantiles, aussi brutales que stupides et terrorisantes. (C, p. 10)
175Le Livre de ma mère, après le mépris, use du silence et réussit à parler de la mère, dont plus de quarante ans se sont écoulés conjugalement, sans la montrer aux côtés de son mari : il s’agit bien aussi, de la part d’Albert Cohen, d’une opération de réappropriation. De même, dans l’autre autobiographie, Ô vous, frères humains, il disparaît progressivement du récit, et s’efface aussi d’une version à l’autre, de 1943 à 1972, finissant dans l’oubli comme Gamaliel dans Mangeclous, tous comptes soldés. Dans son errance, en effet, l’enfant ne pense qu’à sa mère, au gâteau qu’elle lui a fait, au plaisir de voir ses parents lui fêter son anniversaire. Or, une rapide comparaison entre les deux versions autobiographiques montre que l’expression « avec papa et mon trésor de Maman » fait désormais l’économie du premier terme : tueuse rature !
176Ce mouvement qui va de la colère et du mépris à la victoire totale puis à la mort par omission, aboutit au retour définitif à l’univers maternel. La séquence finale du récit autobiographique Ô vous, frères humains le montre. Mise en scène d’un espace et d’une gestuelle qui sépare les parents, elle est destinée à prouver leur impossibilité à vivre sans leur fils, trait d’union mais surtout gardien de l’écart des deux termes. Incapables de goûter au gâteau d’anniversaire sur lequel les féminines « dix bougies roses » couronnent la mort de l’enfance, ils se dirigent tous trois vers « la chambre du père et de la mère ».96 À trois reprises est employée cette expression qui rend les parents à leur individualité. Leur séparation imaginaire est couronnée par leur « regard de remords sur le visage de l’enfant qu’ils avaient mis au monde ». C’est bien de leur jonction sexuelle qu’ils sont censés se repentir, car celle-ci est cause du rejet antisémite de l’enfant. Leurs remords, leurs yeux baissés sous le regard du fils, accusateur triomphal et malheureux, sont surdéterminés par la précision du souvenir rapporté en détail, des deux parents assis sur deux lits séparés, ce que souligne la symétrie syntaxique : « Mon père était assis sur son lit, ma mère était assise sur le lit d’en face ». Ce parallélisme est rompu par un cavalier seul de la mère : « Sa petite main de peau trop fine tenait le pommeau de cuivre. » Outre la séparation physique des parents, le retour au fétiche de la main maternelle, délicate, enfantine, aristocratique, qui serre non la main du père mais l’unique boule de son propre lit, clôt l’épisode par le retour aux investissements et à l’Imaginaire maternels.
177Mais la figure du père relève aussi de la catégorie historique du « père juif » de la charnière entre xixe et xxe siècle.97 Selon Kafka, pour toute cette génération juive atteignant l’âge mûr dans l’entre-deux-guerres, le problème crucial est celui du père, du judaïsme du père, coupable « d’être trop juif encore pour rompre avec une tradition exsangue où ses enfants ne peuvent voir que singerie ».98 Ainsi Kafka s’adresse à son père en l’accusant : « Mais que m’as-tu transmis en fait de judaïsme ! [...] Tu avais effectivement rapporté un peu de judaïsme de cette sorte de ghetto rural dont tu étais issu [...]. Il était impossible de faire comprendre à un enfant observant tout avec l’excès d’acuité né de la peur, que les quelques balivernes que tu accomplissais au nom du judaïsme, avec une indifférence proportionnée à leur futilité, pouvaient avoir un sens plus élevé. Pour toi, elles avaient la valeur de souvenirs d’une époque révolue, et c’est pour cela que tu voulais me les proposer. [...] Or, la situation était à peu près la même pour une grande partie de cette génération juive qui se trouvait à un stade de transition, du fait qu’elle avait quitté la campagne, où l’on était encore relativement pieux, pour aller s’installer dans les villes. »99 À cause de l’absence de contenu solide, fiable, de la transmission paternelle, la fidélité du fils sert d’alibi au père dont la parole n’exprime plus qu’une Loi purement formelle. La Loi juive est alors ressentie comme la protection des investissements paternels passés et de son autorité présente : voilà de multiples raisons pour rejeter cette caricature.
178Nous retrouvons ici dans son acuité la problématique du Juif moderne posée par Albert Cohen dans son article « Le Juif et les romanciers français ». Ainsi Gamaliel apparaît, dès qu’il sort du rituel et du réseau qui lui donne sens – le ghetto céphalonien – comme pure gesticulation tragi-comique : il donne une éducation à la fois juive et française à son fils, qu’il laisse s’essayer dans le monde occidental représenté par le consulat, mais lui interdit d’échapper à sa loi confondue avec la Loi juive. Ce Père, l’auteur l’a dit, se confond en partie avec l’image qu’a gardée Cohen de son grand-père paternel, chef respecté de la communauté juive corfiot : Albert Cohen a vécu chez lui jusqu’à cinq ans, puis y est revenu pour faire sa bar-mitzva, en l’été 1908. C’est lui en qui Albert Cohen dit avoir alors vu « son premier Juif », ellipse signifiant que son père ne représentait pas pour lui une figure juive ; Abraham se comporte en patriarche, règne sur les siens, on lui baise la mains et, ce qui chez son père l’exaspérait, est à Corfou remarqué sans reproche : « Je revois nos repas. Mon grand-père et les mâles de la famille attablés, ma grand-mère et ses filles debout, servant, affairées, effarées, transpirantes. » Lui détient une légitimité reposant sur une Loi et une foi fermes, dans un milieu où elles sont indiscutées. Cette figure paternelle bien définie, fortement identifiée, sert de héros fondateur juif capable de se mesurer avec les ascendances des grandes familles françaises et avec les héros de la mythologie concurrente, gréco-latine. Solal et Albert Cohen en garderont de nombreux traits, et en particulier le sentiment d’être les héritiers d’une lignée princière.100 Cohen a doublement rompu avec ce flou paternel : il a changé l’orthographe de son nom et choisi un pays neutre, sûr de ses valeurs morales et de son hygiène : une neutrie reposante, ni patrie ni matrice. Et lui-même s’est fait père des apatrides en créant pour eux un passeport qui était l’œuvre dont il était, assurait-il, le plus fier. Le personnage de Gamaliel montre que Cohen n’a pu échapper au « roman familial » : il a choisi de superposer deux figures paternelles, le Père ridiculisé dans l’autobiographie et les outrances de Gamaliel dans les romans, le grand-père à l’autorité patriarcale, religieuse et sociale indiscutée dans les limites de sa sphère céphalonienne.
179Quant au fils, c’est bien dans le monde occidental qu’il se trouve sans repères et peut-être l’image paternelle si nette de ce grand-père corfiote n’est-elle pas étrangère à l’idéalisation de l’île, hors de tout contact avec le réel. L’Idéal du moi apporté par son grand-père est limité à la sphère céphalonienne : c’est là que la Loi est incluse, recluse, dans son formalisme et son exigence, autre sens de l’aveuglement d’un Père.
180Pourquoi, en effet, Gamaliel se crève-t-il les yeux ? Le reniement de Solal lui montre qu’il n’a pas su transmettre à son fils unique la Loi juive à laquelle il devrait conformer sa vie en se vouant à son étude. L’automutilation viendrait signifier qu’il se juge indigne de voir le jour et se punit d’avoir donné naissance à un renégat : le péché de naître/ faire naître qu’Albert Cohen semblait, dans l’autobiographie, désigner sans sujet, comme pur procès d’une malédiction impersonnelle, trouve ici son vrai coupable. Le geste rejoint alors la signification œdipienne classique qui voit dans l’aveuglement le symbole de la castration : le geste du Père est l’aveu de sa défaite dans l’ordre phallique, ce que l’évolution du personnage de Gamaliel confirme à l’évidence. La cécité inaugure en effet la soumission à Solal.
181Cependant, elle ouvre également la possibilité de l’amour, des gestes d’amour surtout, entre père et fils. Car elle montre que le regard comme forme de connaissance, surpuissance lucide et jouissance voyeuriste, comporte une grande capacité de méconnaissance et d’auto-illusion. Selon André Green, la faute d’Œdipe fut de « préférer le chemin du savoir, avec tout ce qu’il comporte de déductions et de preuves, au chemin de la vérité, qui se rencontre là où elle n’est ni attendue ni souhaitée – celle du désir de parricide et d’inceste, qu’il fait tout pour éluder ». Or, elle provient, cette méconnaissance, de son désir de maîtrise absolue, d’omnipotence sur ses propres zones d’ombre, qui va de pair, chez Gamaliel, avec celle qu’il exerce sur sa femme et son obéissance à la lettre de la Loi : il n’est pas insignifiant, de ce point de vue, que ce père soit une figure de docteur de la Loi, que l’on vient consulter sur des problèmes d’interprétation, Loi en tout point opposée à celle que délivre la figure maternelle qui transmet son esprit, une morale et un art d’aimer le monde créé. C’est pourquoi la cécité vient mettre fin à l’autre forme d’aveuglement qu’est l’exigence aveugle du Symbolique, ce qui permet d’inclure la figure paternelle dans l’univers maternel des caves :
[Solal] ne prêtait pas attention à sa femme et parlait à son père avec un étrange respect. Gamaliel, le visage hébété d’adoration et de vieillesse, avait posé la main sur le genou de son fils. (S, p. 257)
182Cette double hypnose, où père et fils sont sous le charme l’un de l’autre, vient-elle révéler un amour incestueux auquel la cécité et l’âge enlèvent tout danger ? La main sur le genou s’abandonne, venant rappeler que l’aveugle est aussi féminin : Tirésias est androgyne, sa connaissance sur les deux sexes surhumaine ; il détient des secrets qui nouent la langue et hypnotisent sur une autre scène. La féminité du père, qui forme un contraste curieux avec les moustaches obscènes de l’autobiographie, est soulignée à de nombreuses reprises : « J’aimais sa démarche presque féminine », dit Solal. Et Cohen fait allusion, dans son rêve céphalonien, aux rabbins à longue barbe de femme-étrange avatar des tyranniques bacchantes. Lui-même jouait au coiffeur avec son père qui prenait un plaisir enfantin à ces séances. La cécité est donc polysémique et la figure paternelle aveuglée rejoint l’ambiguïté du couple mère-fils.
183Les Pères romanesques sont peu à peu gagnés, eux aussi, circonvenus, hypnotisés par les capacités merveilleuses de Solal. Ainsi, monsieur de Maussane : comme père, il donne sa fille ; comme puissant, son pouvoir. Voilà une autre version du couple Julien Sorel-monsieur de la Môle. Solal, dans tous les cas, devient indispensable, il détient le pouvoir effectif et non sa forme, rejouant ainsi la victoire œdipienne. Le Père est défait – au point que M. de Maussane connaît une période d’aveuglement mental et doit être interné. De même, Solal séduit lord Georges à Londres, en se servant de sa femme. Et surtout, il détient le pouvoir véritable à la SDN, car, comme se plaît à le souligner Adrien Deume, Solal est « plus puissant que le Secrétaire général » : sir John joue au golf tandis que Solal, qui jouit de toute sa confiance, travaille. Ainsi, la démonstration est faite : le Père règne, le fils gouverne.
184Dans le monde occidental, de l’affaire Dreyfus à l’après-guerre et la défaite du nazisme, le Symbolique, la Loi qui régit pensées et conduites selon les catégories morales (ou faut-il dire l’ordre moral ?) qui exclut ou intègre, cette Loi issue des sommets de la hiérarchie sociale et politique, et qui se diffuse dans la population sous forme de tranquilles vérités, est représentée dans l’œuvre de trois manières : par le camelot qui parle avec l’assentiment du peuple, par le jugement social de la bourgeoisie qui glorifie les puissants et par les privilégiés de naissance. D’un côté les faibles, les Juifs, les aveugles et les pauvres et tous les édentés illuminés par la bonté, de l’autre les puissants et ceux qui veulent le devenir, amoureux de la force et antisémites naturels. Entre les deux, oscillant d’un pôle à l’autre, Solal tente d’entraîner les Diane, tour à tour cruel ou « compassionnel ». D’un côté, l’Imaginaire, avec son cortège étrange d’aèdes aveugles, de fous et mendiants des carrefours, qui peuplent l’œuvre comme autant de figures énigmatiques, en lesquels Cohen-Solal voit des doubles – et la démesure, l’emportement et l’angoisse d’exister. De l’autre, la logique cartésienne et la ligne droite des parcours vectorisés, pour les puissants et les privilégiés de ce monde occidental. Ces dentus bâtonneux et bastonnant, qui gardent jalousement leur arme et la braquent sur la tache originelle, sont « perpendiculaires » au sol, ironise Solal, opposant l’angle droit à la bosse juive, au dos voûté, à l’errance sinueuse des victimes.
185À cette opposition entre deux mondes se superpose un clivage entre les figures parentales. L’une, la Mère, est entièrement idéalisée et l’autre, le père, est ressentie comme persécutrice. « Cette dernière forme de clivage peut ressembler de près à une situation œdipienne génitale, sauf quant à l’extrême idéalisation du parent désiré, à la haine intense et à la persécution ressenties par rapport à la figure parentale rivale. En outre, étant donné de tels extrêmes d’idéalisation et de persécution, le rôle de l’objet idéal et du persécuteur oscille généralement très vite entre l’un des parents et l’autre. »101 Le destin des pulsions agressives le montrent : elles sont soit assumées par Solal lui-même, dentu, prêt à mordre dans la vie et ses conquêtes, soit projetées sur la figure paternelle, ressentie alors comme agressive à son égard et demandant à être contrôlée : ce mécanisme dénie la persécution du sujet contre cette figure qui est parfois « l’objet de ridicule et d’un contrôle maniaque ».102 De fait, représenté tantôt comme persécuteur, tantôt comme affaibli face à un fils tout-puissant, le Père est armé de la Loi et du pouvoir, dans le premier cas, aveugle dans le second. La figure maternelle subit aussi ce processus oscillatoire : de bonne donneuse de force, elle devient celle, intrusive, qui ne cesse de vouloir s’incorporer son fils. Il est donc frappant de remarquer que le double regard qui exclut l’enfant du couple parental, celui du Père, de la société occidentale, celui du camelot, est lui-même secrètement redoublé par le regard exclusif de la Mère, qui entraîne et fige dans ses profondeurs médusantes.
186Enfin, si le symbolisme des dents renvoie, nous l’avons indiqué, à la polysémie de la morsure, de l’arrachement, de la coupure, de la castration, le symbolisme de la bouche édentée’103, bouche d’ombre, trou noir, peut être mis en rapport avec l’absorption et n’est pas sans évoquer le triste plaisir solitaire ressenti à mâcher des arachides. Le conflit entre puissance et faiblesse se figure aussi par l’opposition entre les schèmes de la morsure et de l’incorporation, comme entre l’oscillation des positions actives-passives et l’ambivalence des affects qui les irriguent.
187C’est ce processus d’incorporation que nous allons maintenant aborder : pourquoi un père tué et une mère aussi inhibée sont-ils devenus si puissants dans l’Imaginaire ? À quels autres scénarios, à quels processus psychiques et esthétiques, sont-ils associés ?
Notes de bas de page
1 BS, p. 359.
2 Psychanalyser, Points, Seuil, 1975, p. 86-87. Ce format s’applique aux citations qui ne sont pas d’Albert Cohen ; ces dernières sont en italiques.
3 LM, p. 17.
4 LM, p. 22.
5 LM, p. 96.
6 LM, p. 99.
7 Voir Résultats, Idées, Problèmes, I. « La tête de Méduse », Paris, PUF, 1985. Freud insiste sur le saisissement, semblable à celui de l’enfant, qui s’empare du spectateur à la vue d’un sexe féminin. La pulsion scopique (le désir de voir) a sa source dans « un voir inconscient » ayant pour objet le sexe imaginaire, constitué de toutes nos représentations liées au sexe.
Pour conjurer l’angoisse de la castration, le moyen fut d’en multiplier les images, afin de neutraliser l’horreur en la banalisant, en particulier par la figuration de l’aveuglant soleil noir de la mort que Méduse porte dans son regard. Il est impossible ici de ne pas se référer aux désignateurs de Solal, « soleil noir » dont la tête est « enténébrée », « couronnée de noirs serpents » méduséens, qui succèdent aux insistantes boucles noires de l’enfant meurtri dans Ô vous, frères humains. La conjuration ne serait-elle pas d’ordre identificatoire.
8 Voir « La contagion de la mort », p. 195 et suiv.
9 Les Grées, dans le mythe de Persée, sont ces « jeunes vieilles » connaissant la route secrète menant aux Nymphes dont les talismans sont seuls capables de tuer Méduse.
10 De même, son dentier, qui la rend inoffensive la nuit lorsqu’il est ôté, renvoie à la dent ambivalente des Grées.
11 Lorsque l’évitement de ce regard sera devenu impossible, l’expression prendra une tout autre signification : voir « La contagion de la mort », p. I27 et suiv.
12 « Rougissante, confuse, exposée, souriant de gêne d’être vue à distance et observée trop longuement [...] tes yeux me scrutant cependant pour savoir si je ne critiquais pas intérieurement. Pauvre maman qui avait si peur de me déplaire, de ne pas être assez occidentale à mon gré », LM, p. 86.
13 Sauf exceptions que j’indiquerai, c’est moi qui souligne en italique.
14 LM, p. 109.
15 LM, p. 82.
16 LM, p. 26.
17 Modalité narrative qui insiste sur l’aspect autobiographique de l’événement, puisque Albert Cohen n’est retourné qu’une fois sur son île natale, à l’occasion précisément de sa “bar-mitsva”, cérémonie qui introduit le jeune garçon dans la majorité religieuse. L’occasion avait la même solennité puisque Albert Cohen est, comme Solal, le fils unique du fils aîné d’Abraham Cohen.
18 « Et qui est le vrai papa de cet enfant ? C’est moi puisqu’il m’aime plus que son père. » Or, Solal a un “vrai papa”, gorgé de Symbolique, comme on le verra, mais une mère absente : il semble bien qu’ici, à travers « vrai papa » il faille entendre “maman”. (S, p. 11)
19 « Moi, je crois que c’est [Moïse] qui a inventé les Dix Commandements en se promenant sur le mont Sinaï pour mieux réfléchir. Mais il leur a dit que c’était Dieu pour les impressionner, tu comprends. Tu sais comment ils sont, les Juifs. Il leur faut toujours le plus cher. » (LM, p. 69-70) Et : « Fille de la Loi de Moïse, de la Loi morale qui avait pour elle plus d’importance que Dieu. » (LM, p. 19) ; suivi de : « Malgré sa religion, elle croyait peu en la vie éternelle. » L’on voit à quel point le fils a suivi cette Loi maternelle.
20 L’on verra, sur cette emprise totale, sa reprise mythique dans la deuxième partie, chapitre trois, L’Ethique, “L’amour de la Loi”.
21 S, p. 69.
22 S, p. 190.
23 S, p. 191.
24 La figure mythique de Gorgô organise toute la thématique du regard, « Le croisement des regards, la réciprocité voir-être vu, les effets de dédoublements, la confrontation avec [...] l’extrême altérité. » Cette thématique organise à son tour les mouvements des personnages, parce qu’avant tout se manifeste leur puissance médusante réciproque et leurs stratégies d’évitement : elle se confond avec le monologue narcissique du désir.
25 Dans le même regard aimant-aimanté de la Mère dont visage et regard sont le miroir originel, selon Winnicot, de l’enfant qui ne s’en distingue d’abord pas.
26 Cependant, par le jeu de la fascination, le voyeur est possédé, investi par le regard médusant ; dépossédé du sien, il se trouve en position passive, identificatoire, et devient cette puissance qu’il absorbe. Mais, provenant d’un regard radicalement autre, voire de l’image du sexe maternel, cette puissance est simultanément impuissance, et l’activité méduséenne, passivité : nous retrouverons les termes de cette ambivalence à tous les carrefours de l’œuvre.
27 Rappelons ce que Freud entend par pulsion d’emprise. Elle connaît une évolution au long de la vie psychique : d’abord antérieure au sadisme et indifférente à la souffrance d’autrui, elle devient, au stade sadique anal, au sein du couple activité-passivité dominant, le soutien de l’activité, la passivité étant liée à l’analité. Cette pulsion se nomme sadisme dès lors qu’elle est « au service de la pulsion sexuelle ». (Voir La Prédisposition à la névrose obsessionnelle, 1913). Enfin, la pulsion d’emprise est liée à la maîtrise de l’excitation, et serait donc susceptible d’éclairer la répétition : celle-ci permet que l’objet soit, sous forme symbolique, à l’entière disposition du sujet. À cela, il faut sans doute ajouter la multiplication des rêves éveillés, qui renvoie à la sollicitation de l’imaginaire en général et de l’imaginaire créateur en particulier, qui fournissent une emprise fantasmatique sur les objets se dérobant dans le réel : les personnages d’Albert Cohen et lui-même sont coutumiers de l’utilisation du symbole à disposition, pour remplacer ou réparer un réel trop déceptif, solitaire, douloureux.
28 Tous deux sont héritiers directs de la vision de la scène primitive et des théories que l’enfant échafaude pour répondre aux questions soulevées.
29 LM, p. 107.
30 Sp. 90.
31 On peut multiplier ces récurrences du regard voyeur : lors d’un bal « il regarde à travers les rideaux de tulle » des « femmes qui collaient honnêtement leurs corps contre des hommes qui n’étaient pas leurs maris » et stigmatise ces femmes qui font licitement l’amour en public. (M, p. 286-287) Qui défend-il ? Les maris ? Ou la virginité de toute femme sous le regard de Solal-Cohen ? Devant la villa-chalet des Deume, « il monte sur un banc et regarde, dissimulé par le lierre ». (M, p. 290)
32 BS, p. 28-34.
33 BS, p. 34.
34 Cette scène rappelle évidemment celle de l’attente vaine de la mère sur un banc public, à Genève : ce lieu serait-il choisi pour sa neutralité, qui permet de tenir en lisière les identifications et les conflits ?
35 Et s’interroge : « Que faire maintenant, les voir ? Les visites des Valeureux ne lui avaient jamais porté bonheur. Cerné par les Juifs. » (M, p. 247)
36 Il se comporte de la même manière dans les caves de Saint-Germain. La femme occidentale est incapable, d’avance, de comprendre ce qu’elle voit de la judéité – c’est-à-dire du corps monstrueux de la Mère, sa beauté intérieure médusante et l’enfermement identificatoire de son fils en son sein.
37 BS, p. 814.
38 Elle est, en effet, persécutrice. Dès le premier soir de possession, il doute et rumine : « Il la regardait et il savait, et s’en voulait de savoir, savait qu’elle avait honte ; [...] et il savait que, dès leur entrée dans ce salon, elle avait confusément voulu un rachat [...]. Du solide maintenant qu’elle avait fait de l’âme, pensa-t-il, et il s’en voulut de ce démon en lui. [...] N’empêche, elle était sa bien-aimée, et assez, assez, maudit psychologue ! »
39 BS, p. 398.
40 Au chapitre lvxxiii.
41 Ainsi répond-il à la réprimande d’un pasteur imaginairement convoqué - notons l’irruption de la Loi religieuse que la transgression provoque aussitôt – qui lui reprochait de ne pas la rendre heureuse : « Si ta femme est heureuse, c’est pour dix raisons dont neuf n’ont rien à voir avec l’amour », mais tout avec le social. (BS, p. 621)
42 « Par intelligence, il a réussi autrefois. Député, ministre, et caetera. Une réussite fragile, parce que seulement d’intelligence. »
43 Aux chapitres xcviii à cii
44 La Mère est celle qui vit par procuration et qui, merveilleusement, lit dans les esprits et les cœurs : « Ma mère aimait regarder. C’était le seul contact social qui lui était donné. Elle comprenait tout. » (LM, p. 67) Ce double regard admiré par l’auteur, l’écriture témoigne de son héritage.
45 Voir chap. I, note 103 et chap. II, p. 105.
46 Voir : « La multiplication et le glissement des points de vue », chap. III.
47 Introduction à l’analyse du descriptif, Hachette, 1981, p. 185-186.
48 Le Texte descriptif Nathan, 1989.
49 Nous utilisons pour cette démonstration l’article de Marta Caraion : « Vous en avez déjà tellement dit sur Mangeclous... », Stratégies descriptives chez Albert Cohen, Lausanne, Cahiers de l’ILSL, no 4, 1993, p. 133-154.
50 On ne compte plus les « il sied de » (M, p. 52), « il convient de », (V, p. 22) par lesquels Albert Cohen rompt la narration ou le dialogue pour introduire un autre type de texte, en le présentant comme un devoir du bon romancier obéissant aux codes. Symétriquement l’auteur s’enjoint de s’arrêter par la formule « assez » sur tel ou tel personnage.
51 Ph. Hamon, op. cit., p. 263.
52 On remarque une grande utilisation d’outils pédagogiques de la démonstration ; ainsi l’expression très fréquente « par exemple » (« Mangeclous était ingénieux. C’est ainsi, par exemple... », V, p. 26), montre que ce qui suit relève du seul choix de l’auteur.
53 Le versant mythique, dans lequel les objets de ses accusations et de ces indignations – le règne d’une sexualité hypocrite où les bals sont des “coïts en mineur”, les rapports sociaux ne signifiant rien d’autre que “le respect babouin” de la force – se condensent en mythes fondateurs de l’imaginaire occidental, sera traité dans la seconde partie.
54 Max Milner, On est prié de fermer les yeux, Gallimard, « Connaissance de l’Inconscient », 1991.
55 Max Milner, op. cit.
56 P.-L. Assoun, Aimer être aimé, « Au premier regard », Pour une métapsychologie du ravissement amoureux, Nouvelle revue de psychanalyse, printemps 1994, no 49, p. 37 à 57.
57 Op. cit., p. 40. « Tout se passe en effet comme si un trait, un à-coup barrait soudain le champ perceptif, ouvrant et forçant le passage à la reconnaissance d’un autre « trait » enfoui et en un éclair reconnu comme le signe de l’idéal. »
58 « Moi, pauvre vieux, à cette brillante réception ? Comme domestique seulement, domestique au Ritz, servant des boissons aux ministres et aux ambassadeurs, la racaille de mes pareils d’autrefois [...]. » (BS, p. 37-38, comme les citations suivantes.)
59 Tout dépend des places assignées dans le jeu narcissique. Or, Solal prend la place du voyeur et montre le parallélisme des trois pulsions : aimer/regarder/être actif/et de leur réciproque être aimé/être regardé/être passif. Il aime en un regard, puis par un dispositif voyeuriste vole, ravit l’intimité ; en un deuxième temps, empli d’une certitude intérieure, il demande à être totalement aimé, s’exhibant par son déguisement même, dans une motion inverse, masochiste (passive). Or, dans le temps actif, la pulsion de voir est mouvement vers l’objet, mais dans le deuxième temps, passif, elle est « moyen de maintenir la proximité narcissique », de sorte que « se faire passif, c’est sauver la position narcissique. [...] Le coup de foudre ne serait donc actif (et même hyper-actif) que pour réaliser une formidable opération de réversion narcissique : se mettre aux mains de l’objet, ce qui scelle un certain destin masochiste de la passion ». P.-L. Assoun, art. cit., p. 55.
60 P.-L. Assoun, art. cit., p. 45 : « Le sujet ne pense plus guère tant qu’il est sous l’effet prolongé du coup de foudre et le fait qu’il se remette à penser en signe la détumescence, signal d’alarme des passions en déclin. »
61 Si l’on veut donner une explication psychanalytique à cette angoisse du manque, il faut revenir à la scène où s’est déjà joué ce scénario scopique : il s’agit de la (ou des) scène(s) où s’est vécu le questionnement sur l’énigme de la différence sexuelle. À ce sujet, Freud évolue de Trois Essais sur la théorie sexuelle à L’Abrégé de psychanalyse, de 1905 à 1938, et la dynamique scopique est un facteur essentiel de sa réorganisation théorique. Voir « Les Conséquences psychiques de la différence anatomique », 1923, « Le Fétichisme », 1927, « Le Clivage du moi », 1937, L’Abrégé de pychanalyse, 1938. L’on sait, en outre, combien les regards différencient les sexes devant l’énigme de la différence sexuelle : le petit garçon n’en croit pas ses yeux de ne « rien » voir et intellectualise sa perception en affaiblissant son importance et en cherchant des raisons à l’absence de ce qu’il s’attendait à voir (construisant ainsi les “théories sexuelles infantiles”).
62 Voir sur le regard méduséen, Max Milner, op. cit., p. 26, « La Fascination des ténèbres : Méduse ».
63 Dont nous suivrons les traces durant notre parcours analytique, avant son regroupement synthétique dans la seconde partie.
64 « Solal s’évanouit et tomba sur le marbre où son père l’abandonna pour aller prier (ou peut-être songer à la beauté d’Adrienne). » (S, p. 60)
65 Deuxième Livre des Rois, chap. 23, 11, voir : S, p. 44 : « Que le cheval du Char de feu te protège [...]. »
66 BS, p. 558.
67 BS, p. 40-41.
68 Tout paraît marqué par le sado-masochisme, structure dans laquelle les deux partenaires de la scène échangent leurs rôles, blessants et blessés. Ces fantasmes sont d’ailleurs repris par Ariane dans un long monologue (BS, p. 159), où elle s’imagine cravachant Solal enchaîné, qui la supplie pendant qu’elle mange des truffes au chocolat.
69 S, p. 114.
70 Quant au désir mimétique, on sait que l’un des exemples privilégiés par l’auteur de Mensonge romantique et vérité romanesque est Stendhal. La familiarité d’Albert Cohen avec son œuvre et l’influence de Stendhal sur Cohen sont établies de façon très convaincante par D. R. Goïtein-Galperin, Cahiers Albert Cohen, no 3, sept. 1993. Il n’est donc nullement étonnant que cette caractéristique fondamentale du désir stendhalien se retrouve chez Albert Cohen.
71 Il arrive aussi que Solal lui-même soit le porteur des bottes et s’en félicite, comme si elles avaient permis le cheval et non l’inverse. La symbolique des nombres montre que la série de coïncidences narratives qui préside au rapt relève d’une logique inconsciente : Solal clame au propriétaire du cheval qu’il est « les trois mousquetaires » ; voilà Solal au complet, d’autant qu’il a revêtu tous les habits rituels, costume russe et bottes, qui font encore trois.
72 S, p. 135.156-
73 Voir chap. deux, « Absorption » p. 106.
74 BS, chap. xxxv, p. 296-336.
75 On remarque à nouveau le chiffre trois, qui s’inscrit dans une position de rivalité œdipienne et/ou de désir mimétique, que l’on retrouve de manière obsédante dans la scène du Camelot, lui aussi médusant.
76 Voir Nicolas Gogol, « Le Nez », Nouvelles petersbourgeoises, Garnier-Flammarion, 1992.
77 Le schème de l’incorporation relève du processus de l’introjection, et des notions de “bon” et de “mauvais objet”, telles que Mélanie Klein les a théorisées : un “objet” partiel (dont le prototype est le sein) ou total est “bon” s’il est gratifiant ou si le sujet projette sur lui des pulsions libidinales. S’il est “bon”, cet objet est incorporé, avec ses qualités propres, ou, dira-t-on aussi sans faire référence à des limites corporelles, introjecté : il devient une réalité psychique interne. Le mauvais objet conduit à l’attitude inverse, la projection : la pulsion agressive, souvent destructrice, est placée hors de soi, dans l’objet. Le même objet étant le plus souvent ambivalent, la solution contre l’angoisse que cette ambivalence provoque est le clivage en un bon et un mauvais objet. L’œuvre romanesque d’Albert Cohen construit, contre l’ambivalence ressentie envers la Mère, un clivage entre “bons” et “mauvais” personnages maternels.
78 Or, les yeux, selon un mauvais jeu de mots, se gobent : rappelons ce passage (S, p. 114) dans lequel le héros met en garde Jacques de Nons, son rival : « J’ai des nostalgies, des soifs. J’aime aspirer les âmes comme un œuf frais. J’ai faim de tout. » Passage où l’on retrouve le chiffre trois : « Dites moi de me taire. Agissez donc en maître. Je pourrais parler pendant trente trois heures [...] ; pendant trois vies. Frère, je t’aime infiniment. »
79 C’est pourquoi, dans le retournement mythobiographique, la figure mythique privilégiée par Cohen-Solal est celle du Christ juif, en ce qu’elle permet de transmuer cette triple faiblesse en force spirituelle et d’en faire la substance même du message de Vérité évangélique.
80 Le grand monologue d’Ariane au chap. xviii, p. 155, a longuement insisté sur cet aspect.
81 Ce que vient confirmer a posteriori l’interview qu’il a donnée au Magazine littéraire de janvier 1979, dans laquelle il reprend presque terme à terme ces affirmations.
82 En cela encore, Solal et Julien Sorel sont parents.
83 Ce sont des « mots parents se teintant réciproquement de splendeur ». (VFH, p. 69)
84 Il évoque le groupe de combat royaliste des « Camelots du roi », fondé à l’origine pour vendre L’Action française et recrutés parmi les étudiants de Maurras ; peu à peu, il devient un groupe d’extrême-droite antisémite.
85 Mais les « Camelots du roi » ont été fondés en 1908.
86 Persuadé finalement par Henri Spaak qu’il y avait un seul Albert Cohen écrivain mais de nombreux ambassadeurs potentiels. L’anecdote fut répandue par Cohen lui-même.
87 Or, c’est sa capacité magique à enlever les taches qui semble surtout fascinante. Le terme “magique” ne s’applique d’ailleurs dans l’œuvre que pour les faits qui dépendent de la sphère maternelle : ainsi, la mère qui guette le retour de son fils derrière la porte, fait en sorte que la porte s’ouvre comme par magie devant son fils.
88 VFH, chapitre lxvi.
89 VFH, p. 194.
90 VFH, p. 201.
91 BS, p. 794.
92 Ce danger du contact rappelle la remarque d’Albert Cohen sur la curieuse répugnance de sa mère à le toucher ; ses seules approches étaient de petits baisers sur les mains, parfois même envoyés d’un souffle. Le judaïsme serait alors tenu, corps et biens, pour une maladie du contact, comme la relation avec la figure maternelle... Et voir aussi S., p. 49.
93 Voir dans la seconde partie, chap. iii, « La matrice verbale ».
94 LM, p. 92.
95 L’énonciation de ce fantasme renvoie à l’article de Freud : « On bat un enfant », où il montre les permutations de rôles et d’attribution par les transformations syntaxiques : on retrouve les mécanismes de dénégation, de projection, de retournement sur la personne propre, de renversement dans le contraire. Ces deux derniers mécanismes sont essentiels dans l’œuvre. Freud, dans Pulsions et destins des pulsions (1915), les compte, à côté du refoulement et de la sublimation, comme “destins des pulsions” dont le but (activité/passivité, infliger/subir ou voir/être vu) et l’objet (le moi et un objet extérieur) peuvent s’inverser dans les deux exemples majeurs du sadisme-masochisme et du voyeurisme-exhibitionnisme.
96 VFH, p. 199-200.
97 Tel que l’a défini Marthe Robert (D’Œdipe à Moïse, Plon, « Agora », 1974) étudiant les pères de Freud et de Kafka.
98 Marthe Robert, op. cit., p. 16.
99 Lettre au père, in Préparatifs de noce à la campagne, trad. Marthe, Robert, Gallimard, 1957.
100 Ce qui, associant roman familial et mythe juif, puisque les Cohen descendraient d’Aaron, est le fondement de la mythobiographie d’Albert Cohen.
101 Hanna Segal, Introduction à l’œuvre de Mélanie Klein, PUF, « Bibliothèque de Psychanalyse », 1980, p. 114.
102 Hanna Segal, op. cit., p. 116.
103 Selon Freud, le processus du refoulement sexuel déplace au visage ce qui concerne les organes génitaux ; selon lui, la dent est en relation avec le membre viril. L’Interprétation des rêves, PUF, 1967, p. 331 et suiv. Rappelons que c’est en masquant ses dents que Solal se promet de se faire aimer d’Ariane.
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